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    Bernard Lahire, L'esprit sociologique

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Bernard Lahire, L'esprit sociologique Empty Bernard Lahire, L'esprit sociologique

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 21 Oct - 16:07

     " [Introduction. Esprit sociologique, esprit critique]

    "Soutenu par la conception wittgensteinienne des problèmes philosophiques en termes de « maux » ou de « pathologies de langage », j’ai toujours considéré que la meilleure aide qu’on puisse apporter à des apprentis sociologues consistait à opérer une multitude de petits redressements correctifs sur leurs « mauvaises habitudes » de parler, d’écrire et de penser (trop imprécises, abstraites, généralisatrices, implicites, contradictoires, normatives, essentialistes, déconnectées de tout souci réaliste en matière de réalisation d’enquêtes empiriques, etc.) à la manière d’un orthoptiste ou d’un orthopédiste qui pratique la rééducation." (p.11)

    "Cette manière de procéder ressemble à la façon dont les philosophes des Ier et IIe siècles de notre ère opéraient en vue d’aider leurs « élèves » à pratiquer le « souci de soi ». Dans leur vision des choses « la pratique de soi s’impose sur fond d’erreurs, sur fond de mauvaises habitudes, sur fond de déformation et de dépendance établies et incrustées qu’il faut secouer » (M. FOUCAULT, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, Gallimard/Seuil, Hautes Études, Paris, 2001, p. 91). Le philosophe lutte donc consciemment contre les mauvaises habitudes (croyances, représentations ou pratiques) qui ont été inculquées par les nourrices, les familles, l’école « primaire », etc." (note 6 p.13)

    "On peut trouver inquiétant le fait que, dans certains secteurs de la sociologie, le simple usage de variables explicatives classiques (catégories socio-professionnelles, sexe, âge, niveau de diplôme, etc.) dans les enquêtes et les analyses soit devenu un signe de « ringardise » sociologique. Si certains sociologues étaient moins préoccupés par leur originalité et davantage soucieux de résoudre des problèmes et de connaître la réalité sociale, ils cesseraient sans doute de juger, sur la base d’un simple sentiment d’« usure mentale », qu’il faut abandonner un auteur, un problème, une question, un concept ou une méthode. En faisant cela, ils répondent plus à une injonction de « renouvellement » ou de « nouveauté » (logique de mode) qu’à une nécessité de résolution de problèmes et d’avancée scientifique.

    L’un des « reproches » (dit parfois sur le mode du « conseil avisé ») qu’on m’a adressé au cours de ces dernières années, est celui de ne pas rompre avec la sociologie de Pierre Bourdieu « une bonne fois pour toutes », de manière à être « enfin moi-même » ou plus radicalement « original », à « voler de mes propres ailes » ou à « m’émanciper » afin d’avoir une œuvre plus « personnelle ». Mais il faut bien dire que s’il y a une expression que je n’ai jamais bien comprise, en matière scientifique comme en toutes autres, c’est bien celle d’« être soi-même » (ou de « penser par soi-même »)." (p.15)

    "L’œuvre sociologique de Pierre Bourdieu a été –au moment le plus important de ma formation intellectuelle, c’est-à-dire durant les années 1980–, et reste encore très largement, l’une des plus riches en problèmes et en solutions qu’elle incorpore de manière non éclectique. Refuser de s’y confronter ou l’ignorer relève donc, à mon sens, du suicide scientifique." (p.16)

    "Certaines écoles théoriques sont rarement mises à l’épreuve des faits (ou, dit autrement, qu’elles engendrent beaucoup de paresse empirique), que d’autres se satisfont d’un assez faible degré de contrôle méthodologique ou que d’autres encore affirment ou séduisent plus qu’elles n’essaient véritablement de convaincre ou de prouver." (p.18)

    "A la lecture critique des compte-rendus d'ouvrages sociologiques, on peut douter de qualité de lecture de leurs rédacteurs qui sont souvent soit dans le registre de l’éloge complaisant, soit dans celui de la disqualification, parfois aussi dans le mixte diplomatique –mais qui ne vaut guère mieux– des deux précédents registres. Celui qui critique n’a-t-il donc que des libertés et aucune contrainte (et notamment celle de ne pas tordre la réalité des faits et des textes) ? Malheureusement, le critique de mauvaise foi a –au moins à court terme– toujours partie gagnée d’avance car le travail nécessité par la lecture serrée du texte critiqué permettant de se rendre compte de la manipulation opérée est assez rarement accompli." (note 22 p.19)

    "Créer ses propres problèmes et ses propres solutions parallèlement à ceux des concurrents pour éviter le travail de discussion, de contre-argumentation, de contre-preuve et de réfutation, voilà ce que semblent avoir eu pour stratégie et même pour ambition nombre de sociologues français. On a affaire dans bien des cas à une morale de petits entrepreneurs qui préfèrent tenter d’être les premiers en changeant de « créneau » plutôt que d’affronter les plus gros concurrents sur leur propre terrain." (p.20)

    "Le nombre de ceux qui, à l’université ou dans les organismes de recherche scientifique, sont essentiellement mus par une « volonté de savoir » est finalement assez faible et que rares sont ceux qui trouvent étrange ou anormal le fait que la « volonté de dominer » prédomine sur la « volonté de savoir »." (note 26 p.21)

    "On peut d’ailleurs s’étonner ici que ceux qui, potentiellement, ont la plus grande liberté de parole et de critique, parce que leur statut –de professeur ou de directeur de recherche– les protège des plus grands « retours de bâton », la prennent en définitive assez rarement. Il n’y a, au fond, rien de franchement dangereux ou héroïque à faire un travail critique." (note 34 p.24)
    -Bernard Lahire, L'esprit sociologique, La Découverte, 2007 (2005 pour la première édition), 435 pages.




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