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    Bruno Nassim Aboudrar, François Mairesse & Laurent Martin, Géopolitiques de la culture. L'artiste, le diplomate et l'entrepreneur

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Bruno Nassim Aboudrar, François Mairesse & Laurent Martin, Géopolitiques de la culture. L'artiste, le diplomate et l'entrepreneur Empty Bruno Nassim Aboudrar, François Mairesse & Laurent Martin, Géopolitiques de la culture. L'artiste, le diplomate et l'entrepreneur

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 10 Nov - 16:32

    "La destruction des Bouddhas de Bamiyan, en mars 2001, par des fondamentalistes musulmans, les talibans, a marqué les mémoires, car elle constitue le prototype de destructions ultérieures: ravage des mausolées de Tombouctou au Mali par le groupe Ansar Dine (été 2012), sac du musée de Mossoul en Irak par Daesh (février 2015), saccage de Palmyre en Syrie également par Daesh au nom de l'organisation Etat islamique (été 2015). Chaque fois, le scénario est le même. Un groupe militarisé se réclamant idéologiquement du retour à un prétendu islam pur des origines fait savoir que tel monument, telle œuvre d'art, insulte la religion et doit être détruit. L'opinion publique mondiale s'en émeut, et la pièce incriminée, passant en boucle sur les médias globaux, accède à une notoriété jamais atteinte auparavant au cours de son histoire. Après quelques jours de tension, les nouveaux maîtres régionaux procèdent aux ravages, alternant coups portés aux œuvres et prêches religieux devant les caméras de télévision. Devant nos écrans, nous sommes -un nous très large- accablés, en colère et comme en deuil. Peu d'œuvres d'art, de leur "vivant", obtiennent de leur public une telle intensité émotionnelle que ces pièces dans leur "mort".

    D'un point de vue géopolitique, ces actions contemporaines contre les images opèrent différemment à une double échelle, locale et mondiale. Dans le cas de Bamiyan, les Bouddhas, parfaitement préservés par les Hazaras vivant dans la région et convertis à l'islam autour du Xe siècle, passaient, dans les traditions populaires, pour des figures d'ancêtres. Plus tard, à l'heure du développement du tourisme, elles deviennent une ressource économique en même temps qu'un symbole de l'identité hazara mobilisé dans des visées indépendantistes. Or, les Hazaras, chiites et parlant un dialecte farsi, s'opposent aux talibans, sunnites et, en majorité, pachtounes. C'est dans ce contexte de conflit ethnique et religieux que le mollah Omar décide de les détruire. [...] La destruction du patrimoine est donc, localement, avant tout un moyen d'humilier et de terroriser les populations autochtones. Au plan international, elle sert à exalter une vision du monde et de l'histoire fondée sur le conflit des civilisations. Les images qui en sont tirées -car, filmées, les destructions d'images produisent des images-, confèrent au conflit politique international la portée épique, apocalyptique (très télégénique, donc), d'une sorte d'Armageddon. Chaque camp, l' "Occident" et la "terre d'islam", se croit celui de Dieu, l'éternité lutte contre le temps, le bien contre le mal, la lumière contre les ténèbres, etc. C'est tout de même plus exaltant que se disputer la captation des énergies fossiles d'un sous-sol ou le contrôle de leur valeur marchande.

    Ce grand récit, partagé de part et d'autre des lignes du conflit, repose sur l'idée d'iconoclasme. Les musulmans seraient iconoclastes ; ils détruiraient les images pour des motifs religieux. Ce qui est historiquement controuvé: l'islam est une religion plus aniconique (elle ne produit pas d'image) qu'iconoclaste. [...]

    A côté des déclarations musulmanes d'iconoclasme, on trouve, dans les exactions récentes des fondamentalistes islamiques à l'encontre des œuvres d'art, beaucoup d'éléments qui relèvent du vandalisme et du pillage. La scénographie élaborée de la séquence de destruction du musée de Mossoul tournée pour les télévisions du monde entier en est un exemple. S'y donne complaisamment à voir une jouissance de la destruction assez éloignée de l'austérité attendue d'un acte de piété religieuse. Mais surtout, les œuvres archéologiques du musée de Mossol, comme celles du musée de Raqqua, du Musée national d'Irak à Bagdad, etc., ont été moins systématiquement détruites que volées. Entreposées "cinq à quinze ans", selon la police française, dans des ports francs -souvent en Suisse-, elles sont ensuite revendues illégalement à des collectionneurs, russes, chinois ou des pays du Golfe. Ceux-ci les maintiendront, sans doute, à l'abri des regards -car ces captures de guerre sont illégales- et leurs descendants les légueront à des musées de leur pays. En ce sens, les pillages actuels, pour odieux qu'ils soient, participent à une écologie de l'art et opèrent à terme une nouvelle répartition des œuvres en faveur des pays dont la puissance financière est, aujourd'hui, la plus compétitive." (pp.5-7)

    "La notion de culture que nous avons retenue ici touche principalement à celle généralement définie par le ministère en charge de ces matières, regroupant les arts vivants, les arts plastiques, le patrimoine, puis, de manière générale, des formes d'expression reproduites mécaniquement et mises à disposition par le biais d'une technologie spécifique, comme le livre, le cinéma ou la musique enregistrée. Il s'agit donc de productions humaines, généralement présentées, en Occident, comme artistiques, et bénéficiant d'un statut particulier (contestée par d'autres sociétés)." (p.Cool

    "La diffusion de la peinture, du cinéma ou de la musique, la notoriété des artistes, peuvent être envisagées à partir de ces rivalités de pouvoirs telles qu'elles s'exercent entre des territoires: le succès des uns, au même titre que le manque de notoriété des autres, pouvant être largement étudié à partir de stratégies mises en place par d'autres acteurs -Etats et groupes industriels. Inversement, la politique culturelle comme les stratégies industrielles, si elles contribuent à la mise en valeur de certains artistes à travers le monde, participent à leur tour à imposer l'image d'un pays et à renforcer sa puissance économique à travers le monde. On sait, depuis longtemps, combien la puissance militaire d'un Etat à elle seule ne suffit plus pour s'imposer sur le long terme, et le substrat complexe associant diplomatie, langue, éducation, religion ou productions culturelles concourt en ce sens à la transformation ou à la consolidation des rapports de force en présence. C'est dans cette perspective que la culture et les artistes, très tôt, ont été associés à la diplomatie ou à l'économie, afin de contribuer à l'ensemble de ces relations de pouvoir territorialisées qu'étudie la géopolitique." (pp.8-9)

    " ("Léonard est Italien, en France, il n'a fait qu'y mourir"): ainsi s'exprimait, le 16 novembre 2018, dans le Corriere della Sera, la sous-secrétaire italienne aux Biens culturels du gouvernement nationaliste de Giuseppe Conte, Lucia Borgonzoni. Elle réagissait à la volonté de la France d'organiser au musée du Louvre une grande exposition pour commémorer le 500e anniversaire de la mort de Vinci [...] Dans la tension diplomatique qui les opposait, les deux pays s'accordaient implicitement sur deux points: la nationalité d'un artiste est quelque chose d'important, et son prestige rejaillit sur l'Etat. Cela n'a pourtant rien d'évident, si l'on songe à l'autre grand mythe, celui du caractère universel des génies artistiques (par ailleurs presque toujours des hommes, blancs et européens) qui voudrait que leur art ne se reconnaisse ni patrie ni frontières." (p.11)
    -Bruno Nassim Aboudrar, François Mairesse & Laurent Martin, Géopolitiques de la culture. L'artiste, le diplomate et l'entrepreneur, Armand Colin, 2021, 319 pages.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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