https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tienne_Souriau
« En avouant sa dette envers Souriau, Deleuze ne se serait pas seulement inspiré du plus original des opposants à Bergson, il se serait rallié à cette ancienne Sorbonne à laquelle il voulait résolument tourner le dos. »
« Il va soumettre son lecteur à une épreuve particulièrement difficile à tenir (nous pouvons en témoigner) : parcourir jusqu’au bout le long trajet qui va de l’ébauche à l’œuvre sans recourir à aucun des modèles connus de réalisation, de construction, de création, d’émergence ou de planification. » (p. 5)
« Tout est ébauche ; tout demande accomplissement : la simple perception, mais aussi la vie intérieure, la société. » (p.6)
« L’erreur d’interprétation serait de croire que Souriau décrit ici le passage d’une forme à une matière, l’idéal de la forme passant progressivement à la réalité, comme une potentialité qui deviendrait simplement réelle à travers le truchement de l’artiste plus ou moins inspiré. Le trajet dont il nous parle est, de plus, l’exact contraire d’un projet. S’il s’agissait d’un projet, l’achèvement ne serait que la coïncidence finale entre un plan et une réalité enfin conforme. Or, l’achèvement n’est pas la soumission de la glaise à l’image de ce qui, en retour, pourrait être conçu comme modèle idéal ou possibe imaginé. C’est l’achèvement lui-même qui finit par créer une statue faite à l’image –à l’image de quoi ? Mais de rien : l’image et son modèle parvienne ensemble à l’existence. Il faut modifier tout à fait l’image du miroir puisque c’est l’achèvement de la copie qui fait que l’original vient s’y mirer. Il n’y a pas ressemblance, mais coïncidence, abolition de la distance entre l’œuvre à faire et l’œuvre faite. Toute la question est d’apprendre à passer de l’ébauche à son achèvement en se passant de tous les réflexes de la philosophie du mimétique. Rien n’est donné d’avance. Tout se joue en cours de route. […]
Souriau va transformer le trajet apparemment si simple qui allait de l’idée à sa réalisation en un vrai parcours du combattant pour cette excellente raison qu’à tout moment l’œuvre est en péril aussi bien que l’artiste –et le monde lui-même. Oui, avec Souriau, le monde peut rater… Sans activité, sans inquiétude, sans erreur, pas d’œuvre, pas d’être. L’œuvre n’est pas un plan, un idéal, un projet : c’est un monstre qui met l’agent à la question. C’est ce qu’il dramatise, en 1956, sous l’invocation d’un personnage conceptuel qu’il appelle le sphinx de l’œuvre et auquel il attribue cette foudroyante maxime : « Devine ou tu seras dévoré ». » (p.
"En plein existentialisme, Souriau inverse les propositions de Sartre : un monde de contingences dans lequel seule brillerait la liberté de l’homme qui aurait la lourde charge de se faire lui-même. Tout est bien contingent, chez Souriau, ou plutôt ébauché, mais sur l’homme pèse le poids de l’œuvre à faire.
[...] Au droit chemin que proposait le projet, se substitue la vertigineuse hésitation marquée tout au long par ce que Souriau appelle l’ « errabilité » fondamentale du trajet."
"Pour désigner cette trajectoire pour éviter qu’on la confonde avec toute autre idée – création, émergence, fabrication, planification, construction – il va très tôt proposer le beau mot d’instauration puis celui, plus énigmatique encore, de progression ou d’expérience anaphorique."
« Pour Souriau tous les êtres doivent être instaurés, l’âme aussi bien que le corps, l’œuvre d’art aussi bien que l’existant scientifique, électron ou virus. Aucun être n’a de substance, s’ils subsistent, c’est qu’ils sont instaurés. [...]
Ce qui tombe dans tous les cas, c’est l’idée, au fond assez saugrenue, d’un esprit qui serait à l’origine de l’action et dont la consistance serait ensuite reportée par ricochet sur une matière qui n’aurait d’autre tenue, d’autre dignité ontologique, que celle que l’on condescendrait à lui accorder. L’alternative, dite bien à tort « réaliste », n’étant que le ricochet de ce même ricochet ou plutôt son retour par effet boomerang : l’œuvre, le fait, le divin, le psychisme s’imposant alors et offrant leur consistance à l’humain déchu de toute capacité d’invention. L’instauration permet des échanges de dons autrement intéressants. » (p.11)
"On pourrait dire de Souriau qu’il cherche à renouveler l’empirisme, mais son empirisme n’est pas du tout celui que nous devons à Hume et à ses si nombreux successeurs. Qu’il y ait devant moi quelque tache blanche, et que je puisse en inférer qu’il s’agit là d’une pierre, voilà qui ne présente pour lui aucun intérêt. Ce qui le fait penser, c’est ce que requiert l’expérience du « faire œuvre » saisie dans son irréductibilité à tout conditionnement sociologique, psychologique ou esthétique."
"Si les formes n’appartiennent pas à la perception ou à la pensée à la manière de conditions de possibilité, elles n’appartiennent pas non plus à la chose où elles résideraient tranquillement en attente d’être découvertes. Elles appartiennent à la problématique de la réalisation conçue comme une conquête. Elles se manifestent dans l’opération même grâce à laquelle aussi bien la pensée que ce qui est pensé gagnent ensemble leur solidité. Les formes, écrira Souriau dans L’instauration philosophique, tiennent « les clefs de la réalité ». Mais ces clefs n’ouvrent aucune porte puisque la réalité doit être instaurée. Les clefs désignent plutôt l’énigme dont la réalisation est solution. Avant de donner projet à une discipline, qu’elle soit scientifique, psychologique, esthétique ou philosophique, les formes sont aux yeux de Souriau ce qui lie la notion de réalité avec celle de réussite. Voilà ce qui manque toujours à l’empirisme classique : la prise peut manquer. Aucune assurance n’est donnée. Si la réalisation doit se conformer à l’exigence des formes, la satisfaction de cette exigence ne peut être assimilée à la simple soumission à des conditions générales quelles qu’elles soient. Elle demande choix, renoncements, décisions. Elle est ce qui met à l’aventure et au travail l’agent instaurateur. C’est déjà vrai du scientifique qui ne projette ni ne découvre, mais qui instaure et qui le fait en déployant « l’efficacité de l’art de poser des questions ». L’instauration, dans ce cas, désigne les dispositifs expérimentaux, la préparation active de l’observation, la production de faits dotés du pouvoir de montrer si la forme réalisée par un dispositif est ou non apte à les saisir. Mais c’est aussi vrai de l’artiste. À chaque type d’instauration correspond un type d’efficacité qui décide de la réalisation d’un être. Le seul trait commun est ce que l’instauration demande à l’agent, ce dont la réalisation est récompense : ferveur et lucidité."
« Souriau, grand lecteur de Bergson, refuse de le suivre parce qu’il discerne dans l’évolution créatrice et dans la notion de durée le risque d’un certain laisser-aller. Pour lui il s’agit de conquérir, non de coïncider. [...] Le monde de Souriau est un monde où les projets se brisent, où les rêves s’effondrent, où les âmes subissent blessures et amoindrissement, voire anéantissement. » (p.16)
"Une vie aussi cela doit être instauré, c’est-à-dire soutenu par une forme."
"Qu’il s’agisse de science, d’art ou d’âme, il va falloir aller de l’ébauche à la réalité sans pouvoir compter sur aucun linéament qui se réaliserait en secret et comme en douce : une substance, un plan, un projet, une évolution, une providence, une création. Et pourtant ce n’est jamais non plus à la seule liberté humaine perdue dans un monde simplement contingent qu’il faut confier le trésor de l’invention des êtres."
"Nouvelle génération des philosophes qui se détournent avec mépris des ambitions des anciens – à bas Brunschvicg et Bergson ! – pour penser avec le Hegel d’Alexandre Kojève, avec Husserl et Heidegger)."
"Comment passer d’un comptage des modes d’existence à ce formidable et pour tout dire très obscur décentrement qui permet de partager l’existence avec bien d’autres êtres au point que les dieux en viennent à nous envier ?"
"Jusque-là, on considérait, dans le discours, le modus comme une modification du dictum lequel avait justement le privilège de demeurer semblable à lui-même. Dans la succession de phrases : « il danse », « il veut danser », « il aimerait bien pouvoir danser », « il aimerait tellement bien savoir danser », le « danser » lui ne change pas, malgré l’emboîtement, parfois vertigineux, des séries de modalisations. C’est sur ce même modèle du discours que l’on a d’abord pensé la modalisation de l’être, en faisant varier par exemple le degré d’existence de la puissance à l’acte mais sans jamais aller jusqu’à modaliser le « ce qui » passait à l’acte. Aussi nombreux et baladeurs qu’ils soient, les prédicats revenaient toujours se loger comme des colombes dans le même colombier de la substance…
Et donc au début du livre, Souriau présente son projet en opposition au vénérable recueil des catégories dont le projet remonte au moins à Aristote : s’il y a bien en effet plusieurs manières de dire quelque chose de quelque chose, il n’en reste pas moins qu’il s’agit toujours de dire. On reste donc dans la même clef, celle des catégories, justement, qui consiste « à parler publiquement sur quelque chose ou contre quelque chose » selon l’étymologie même du mot grec cata-agoureuo. Autrement dit, l’antique expression thomiste « quot modis praedicatio fit, tot modis ens dicitur » ne dépasse pas les bornes étroites du vouloir dire. Or, le multiréalisme, pour parler comme William James, voudrait explorer bien d’autres modes d’existence que la seule action de dire plusieurs choses d’un même être. Il voudrait qu’il y ait justement plusieurs manières d’être."
"On a bien dû rajouter à l’être du non-être – cela commence avec Platon et chaque philosophie se définit par l’ajout d’une forme ou une autre de non-être – mais tous ces ajouts sont plutôt comme des sortes d’épicycles qui ne remettent pas en cause le privilège central de la substance. Si personne avant lui ne s’est intéressé à l’instauration, c’est parce que le chemin de l’ébauche à son accomplissement n’était jamais au fond que le surlignage d’un pointillé par un trait plein. Que se passerait-il s’il n’y avait pas du tout de pointillé et qu’on se privait tout à fait de la substance ?"
-Isabelle Stengers et Bruno Latour, préface à Étienne Souriau, Les différents modes d’existence, PUF, coll. MétaphysiqueS, 2009 (première publication en 1943), 220 pages, p. 3.
« Vous supposez, enfants, que vous existez ; que le monde existe, et vous en déduisez votre connaissance de ce qui est, comme une simple combinaison, comme une simple adaptation mutuelle de ces deux choses. Or je ne dis pas que vous n’existez pas du tout, mais que vous n’existez qu’imparfaitement, d’une sorte confuse, à mi-chemin entre l’existence réelle et cette absence de réalité, qui entraîne peut-être même l’absence d’existence. Car l’existence même a besoin de réalité, pour être vraie existence, et existence de quelque chose ou de quelqu’un. Ou tout au moins il est beaucoup de sortes d’existences. Mais notre existence réelle, concrète et individuelle est presque toujours proposée comme à accomplir. Vous accompliriez votre réalité si vous pouviez être, manifestement et pour vous-mêmes, en votre “aséité” comme disait Prémontval ; en la “patuité” de votre être, comme disait Strada, en son éclat total, en sa présence à la fois singulière et essentielle – et cela pose un problème de vérité. Ainsi vous-mêmes, qui croyez exister, vous n’existez que dans la mesure où vous participez plus ou moins à ce que serait votre existence réelle ; et c’est simplement par rapport à ce qu’elle serait, que vous existez, vous, présentement. »
-Étienne Souriau, Pensée vivante et perfection formelle, 1925: https://fr.wikipedia.org/wiki/As%C3%A9it%C3%A9
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-Étienne Souriau, Les différents modes d’existence,
« En avouant sa dette envers Souriau, Deleuze ne se serait pas seulement inspiré du plus original des opposants à Bergson, il se serait rallié à cette ancienne Sorbonne à laquelle il voulait résolument tourner le dos. »
« Il va soumettre son lecteur à une épreuve particulièrement difficile à tenir (nous pouvons en témoigner) : parcourir jusqu’au bout le long trajet qui va de l’ébauche à l’œuvre sans recourir à aucun des modèles connus de réalisation, de construction, de création, d’émergence ou de planification. » (p. 5)
« Tout est ébauche ; tout demande accomplissement : la simple perception, mais aussi la vie intérieure, la société. » (p.6)
« L’erreur d’interprétation serait de croire que Souriau décrit ici le passage d’une forme à une matière, l’idéal de la forme passant progressivement à la réalité, comme une potentialité qui deviendrait simplement réelle à travers le truchement de l’artiste plus ou moins inspiré. Le trajet dont il nous parle est, de plus, l’exact contraire d’un projet. S’il s’agissait d’un projet, l’achèvement ne serait que la coïncidence finale entre un plan et une réalité enfin conforme. Or, l’achèvement n’est pas la soumission de la glaise à l’image de ce qui, en retour, pourrait être conçu comme modèle idéal ou possibe imaginé. C’est l’achèvement lui-même qui finit par créer une statue faite à l’image –à l’image de quoi ? Mais de rien : l’image et son modèle parvienne ensemble à l’existence. Il faut modifier tout à fait l’image du miroir puisque c’est l’achèvement de la copie qui fait que l’original vient s’y mirer. Il n’y a pas ressemblance, mais coïncidence, abolition de la distance entre l’œuvre à faire et l’œuvre faite. Toute la question est d’apprendre à passer de l’ébauche à son achèvement en se passant de tous les réflexes de la philosophie du mimétique. Rien n’est donné d’avance. Tout se joue en cours de route. […]
Souriau va transformer le trajet apparemment si simple qui allait de l’idée à sa réalisation en un vrai parcours du combattant pour cette excellente raison qu’à tout moment l’œuvre est en péril aussi bien que l’artiste –et le monde lui-même. Oui, avec Souriau, le monde peut rater… Sans activité, sans inquiétude, sans erreur, pas d’œuvre, pas d’être. L’œuvre n’est pas un plan, un idéal, un projet : c’est un monstre qui met l’agent à la question. C’est ce qu’il dramatise, en 1956, sous l’invocation d’un personnage conceptuel qu’il appelle le sphinx de l’œuvre et auquel il attribue cette foudroyante maxime : « Devine ou tu seras dévoré ». » (p.
"En plein existentialisme, Souriau inverse les propositions de Sartre : un monde de contingences dans lequel seule brillerait la liberté de l’homme qui aurait la lourde charge de se faire lui-même. Tout est bien contingent, chez Souriau, ou plutôt ébauché, mais sur l’homme pèse le poids de l’œuvre à faire.
[...] Au droit chemin que proposait le projet, se substitue la vertigineuse hésitation marquée tout au long par ce que Souriau appelle l’ « errabilité » fondamentale du trajet."
"Pour désigner cette trajectoire pour éviter qu’on la confonde avec toute autre idée – création, émergence, fabrication, planification, construction – il va très tôt proposer le beau mot d’instauration puis celui, plus énigmatique encore, de progression ou d’expérience anaphorique."
« Pour Souriau tous les êtres doivent être instaurés, l’âme aussi bien que le corps, l’œuvre d’art aussi bien que l’existant scientifique, électron ou virus. Aucun être n’a de substance, s’ils subsistent, c’est qu’ils sont instaurés. [...]
Ce qui tombe dans tous les cas, c’est l’idée, au fond assez saugrenue, d’un esprit qui serait à l’origine de l’action et dont la consistance serait ensuite reportée par ricochet sur une matière qui n’aurait d’autre tenue, d’autre dignité ontologique, que celle que l’on condescendrait à lui accorder. L’alternative, dite bien à tort « réaliste », n’étant que le ricochet de ce même ricochet ou plutôt son retour par effet boomerang : l’œuvre, le fait, le divin, le psychisme s’imposant alors et offrant leur consistance à l’humain déchu de toute capacité d’invention. L’instauration permet des échanges de dons autrement intéressants. » (p.11)
"On pourrait dire de Souriau qu’il cherche à renouveler l’empirisme, mais son empirisme n’est pas du tout celui que nous devons à Hume et à ses si nombreux successeurs. Qu’il y ait devant moi quelque tache blanche, et que je puisse en inférer qu’il s’agit là d’une pierre, voilà qui ne présente pour lui aucun intérêt. Ce qui le fait penser, c’est ce que requiert l’expérience du « faire œuvre » saisie dans son irréductibilité à tout conditionnement sociologique, psychologique ou esthétique."
"Si les formes n’appartiennent pas à la perception ou à la pensée à la manière de conditions de possibilité, elles n’appartiennent pas non plus à la chose où elles résideraient tranquillement en attente d’être découvertes. Elles appartiennent à la problématique de la réalisation conçue comme une conquête. Elles se manifestent dans l’opération même grâce à laquelle aussi bien la pensée que ce qui est pensé gagnent ensemble leur solidité. Les formes, écrira Souriau dans L’instauration philosophique, tiennent « les clefs de la réalité ». Mais ces clefs n’ouvrent aucune porte puisque la réalité doit être instaurée. Les clefs désignent plutôt l’énigme dont la réalisation est solution. Avant de donner projet à une discipline, qu’elle soit scientifique, psychologique, esthétique ou philosophique, les formes sont aux yeux de Souriau ce qui lie la notion de réalité avec celle de réussite. Voilà ce qui manque toujours à l’empirisme classique : la prise peut manquer. Aucune assurance n’est donnée. Si la réalisation doit se conformer à l’exigence des formes, la satisfaction de cette exigence ne peut être assimilée à la simple soumission à des conditions générales quelles qu’elles soient. Elle demande choix, renoncements, décisions. Elle est ce qui met à l’aventure et au travail l’agent instaurateur. C’est déjà vrai du scientifique qui ne projette ni ne découvre, mais qui instaure et qui le fait en déployant « l’efficacité de l’art de poser des questions ». L’instauration, dans ce cas, désigne les dispositifs expérimentaux, la préparation active de l’observation, la production de faits dotés du pouvoir de montrer si la forme réalisée par un dispositif est ou non apte à les saisir. Mais c’est aussi vrai de l’artiste. À chaque type d’instauration correspond un type d’efficacité qui décide de la réalisation d’un être. Le seul trait commun est ce que l’instauration demande à l’agent, ce dont la réalisation est récompense : ferveur et lucidité."
« Souriau, grand lecteur de Bergson, refuse de le suivre parce qu’il discerne dans l’évolution créatrice et dans la notion de durée le risque d’un certain laisser-aller. Pour lui il s’agit de conquérir, non de coïncider. [...] Le monde de Souriau est un monde où les projets se brisent, où les rêves s’effondrent, où les âmes subissent blessures et amoindrissement, voire anéantissement. » (p.16)
"Une vie aussi cela doit être instauré, c’est-à-dire soutenu par une forme."
"Qu’il s’agisse de science, d’art ou d’âme, il va falloir aller de l’ébauche à la réalité sans pouvoir compter sur aucun linéament qui se réaliserait en secret et comme en douce : une substance, un plan, un projet, une évolution, une providence, une création. Et pourtant ce n’est jamais non plus à la seule liberté humaine perdue dans un monde simplement contingent qu’il faut confier le trésor de l’invention des êtres."
"Nouvelle génération des philosophes qui se détournent avec mépris des ambitions des anciens – à bas Brunschvicg et Bergson ! – pour penser avec le Hegel d’Alexandre Kojève, avec Husserl et Heidegger)."
"Comment passer d’un comptage des modes d’existence à ce formidable et pour tout dire très obscur décentrement qui permet de partager l’existence avec bien d’autres êtres au point que les dieux en viennent à nous envier ?"
"Jusque-là, on considérait, dans le discours, le modus comme une modification du dictum lequel avait justement le privilège de demeurer semblable à lui-même. Dans la succession de phrases : « il danse », « il veut danser », « il aimerait bien pouvoir danser », « il aimerait tellement bien savoir danser », le « danser » lui ne change pas, malgré l’emboîtement, parfois vertigineux, des séries de modalisations. C’est sur ce même modèle du discours que l’on a d’abord pensé la modalisation de l’être, en faisant varier par exemple le degré d’existence de la puissance à l’acte mais sans jamais aller jusqu’à modaliser le « ce qui » passait à l’acte. Aussi nombreux et baladeurs qu’ils soient, les prédicats revenaient toujours se loger comme des colombes dans le même colombier de la substance…
Et donc au début du livre, Souriau présente son projet en opposition au vénérable recueil des catégories dont le projet remonte au moins à Aristote : s’il y a bien en effet plusieurs manières de dire quelque chose de quelque chose, il n’en reste pas moins qu’il s’agit toujours de dire. On reste donc dans la même clef, celle des catégories, justement, qui consiste « à parler publiquement sur quelque chose ou contre quelque chose » selon l’étymologie même du mot grec cata-agoureuo. Autrement dit, l’antique expression thomiste « quot modis praedicatio fit, tot modis ens dicitur » ne dépasse pas les bornes étroites du vouloir dire. Or, le multiréalisme, pour parler comme William James, voudrait explorer bien d’autres modes d’existence que la seule action de dire plusieurs choses d’un même être. Il voudrait qu’il y ait justement plusieurs manières d’être."
"On a bien dû rajouter à l’être du non-être – cela commence avec Platon et chaque philosophie se définit par l’ajout d’une forme ou une autre de non-être – mais tous ces ajouts sont plutôt comme des sortes d’épicycles qui ne remettent pas en cause le privilège central de la substance. Si personne avant lui ne s’est intéressé à l’instauration, c’est parce que le chemin de l’ébauche à son accomplissement n’était jamais au fond que le surlignage d’un pointillé par un trait plein. Que se passerait-il s’il n’y avait pas du tout de pointillé et qu’on se privait tout à fait de la substance ?"
-Isabelle Stengers et Bruno Latour, préface à Étienne Souriau, Les différents modes d’existence, PUF, coll. MétaphysiqueS, 2009 (première publication en 1943), 220 pages, p. 3.
« Vous supposez, enfants, que vous existez ; que le monde existe, et vous en déduisez votre connaissance de ce qui est, comme une simple combinaison, comme une simple adaptation mutuelle de ces deux choses. Or je ne dis pas que vous n’existez pas du tout, mais que vous n’existez qu’imparfaitement, d’une sorte confuse, à mi-chemin entre l’existence réelle et cette absence de réalité, qui entraîne peut-être même l’absence d’existence. Car l’existence même a besoin de réalité, pour être vraie existence, et existence de quelque chose ou de quelqu’un. Ou tout au moins il est beaucoup de sortes d’existences. Mais notre existence réelle, concrète et individuelle est presque toujours proposée comme à accomplir. Vous accompliriez votre réalité si vous pouviez être, manifestement et pour vous-mêmes, en votre “aséité” comme disait Prémontval ; en la “patuité” de votre être, comme disait Strada, en son éclat total, en sa présence à la fois singulière et essentielle – et cela pose un problème de vérité. Ainsi vous-mêmes, qui croyez exister, vous n’existez que dans la mesure où vous participez plus ou moins à ce que serait votre existence réelle ; et c’est simplement par rapport à ce qu’elle serait, que vous existez, vous, présentement. »
-Étienne Souriau, Pensée vivante et perfection formelle, 1925: https://fr.wikipedia.org/wiki/As%C3%A9it%C3%A9
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-Étienne Souriau, Les différents modes d’existence,