"Les productions françaises en matière d’immigration ou de relations interethniques permettent de formaliser trois paradigmes distincts, porteurs d’enjeux et de pratiques sociales tout aussi différents. Chacun de ces paradigmes peut ensuite se décomposer en plusieurs grilles explicatives s’intéressant à tel ou tel facteur jugé prédominant. Il reste cependant que l’état du débat en France et la domination massive d’un des paradigmes sur les autres rendent nécessaire une clarification des choix paradigmatiques.
Cela est d’autant plus important que les mêmes termes et concepts sont utilisés dans le vocabulaire scientifique et dans les discours politiques et médiatiques.
Le paradigme intégrationniste
Ce paradigme largement dominant se centre entièrement sur les questions de
l’immigration, éliminant les autres aspects des relations interethniques.
L’intégration se définit alors comme la disparition de l’altérité et comme
processus pouvant se mesurer à l’aide d’une batterie d’indicateurs (mariages
mixtes, maîtrise de la langue, nombre de naturalisations, etc.). Ce
paradigme pose les différences culturelles comme héritage à éliminer pour
rejoindre la « norme » ce qui conduit inévitablement à une tendance à la
réification des différences culturelles, tant de l’autre que de la « culture
» du groupe majoritaire.
Intégrationnisme et culturalisme vont donc ensemble, y compris quand le
discours et les pratiques se font volontairement politiques ou sociaux. Les
spécificités culturelles se trouvent ainsi décontextualisées, et découplés
des systèmes de relations sociales. Elles apparaissent dés lors comme simple
retard lié aux survivances ou aux résistances de « la tradition », que les
politiques de soutien à l’adaptation devraient permettre de combler.
Intégrationnisme et pensée adaptative vont donc également ensemble. Ce
paradigme est dans la négation d’une production sociale des différences :
au-delà de différences héritées, c’est également la place dans le système
social qui produit de la différence culturelle. Les travaux sur les jeunes
Français issus de l’immigration soulignent le processus de création
permanente de différences alors même qu’ils sont entièrement socialisés en
France. De la même façon, l’utilisation de la langue française renvoie
autant à l’apprentissage qu’à une place sociale précise en terme de
domination ou de marginalisation.
Le paradigme de la construction sociale des identités
Ce second paradigme se construit en opposition au précédent. Les identités
ne sont pas appréhendées comme simples héritages et comme substances, mais
comme résultantes d’une construction sociale liée au système de relation
entre le groupe majoritaire et le groupe minoritaire. Le processus de
production des identités et des différences est justement ici l’objet de
la recherche et de la réflexion. Compte tenu d’un type de relation et
d’interactions dans un système social, les acteurs du groupe minoritaire
sont à la fois assignés à des configurations identitaires et réagissent
également à leurs problèmes sociaux en développant des stratégies
identitaires de distinction et / ou d’invisibilisation.
Ce paradigme ouvre de manière beaucoup plus féconde à la prise en compte des
discriminations en raison d’une place dominée du groupe minoritaire. Les
différences culturelles peuvent ainsi être analysées comme résultantes d’un
contexte social. Ne pas maîtriser la langue française après des années de
séjour, ou porter le foulard, ou encore visibiliser des différences dans la
sphère publique, etc., peuvent alors se comprendre comme autre chose qu’une
tradition maintenue. Ces comportements peuvent alors être saisi comme
réactions à un vécu social non égalitaire.
A l’inverse du paradigme intégrationniste, qui pose la discrimination comme
résultat d’une intégration insuffisante, c’est-à-dire d’une adaptation non
entièrement réalisée, ce paradigme pose la différence comme résultante,
produit des inégalités et de la discrimination. Ce paradigme suppose donc
une rupture avec le culturalisme dans ses différentes versions, et avec son
processus de réification des cultures et des différences. Si le paradigme
intégrationniste conduit à des pratiques en terme d’adaptation, le
paradigme de la construction sociale conduit quant à lui à des actions de
lutte contre les discriminations et de promotion de l’égalité sociale.
Le paradigme du rapport colonial
Complémentaire du paradigme précédent, il est question ici du processus
historique conduisant à l’ethnicisation de certaines populations plus que
d’autres. Les travaux d’Abdelmalek Sayad et de Gérard Noiriel ont souligné
la dimension heuristique de cette approche. Au sein de ce paradigme, la
figure de l’autre est pensée à partir des liens de domination (du passé ou
du présent, et souvent des deux) entre le pays d’origine et le pays «
d’accueil » (le pays d’origine pouvant se reproduire de génération en
génération par le recourt au racisme biologique, à l’ethnisme ou au
culturalisme) ; et d’autre part à partir de la place dominée occupée dans la
structure sociale française. L’histoire de la domination est ici perçue
comme productrice des images mentales légitimant les inégalités et
discriminations du présent et des intériorisations dans les fonctionnements
institutionnels.
Complémentaire avec le précédent paradigme, celui-ci est tout autant
contradictoire avec les approches en terme d’adaptabilité ou avec le
culturalisme. Son intérêt est d’intégrer l’histoire dans la compréhension
des processus de domination du présent. Ce paradigme conduit comme le
précédent à une attention particulière aux processus de
production-reproduction des discriminations, tout en interrogeant le
contexte idéologique global dans lequel s’insèrent ces processus.
Chacun des paradigmes ci-dessus décrits a des conséquences immédiates sur la
perception des comportements des Français issus de la colonisation et des
résidents étrangers, sur l’explication des « différences » et en
conséquence sur l’élaboration des réponses sociales. Chacun d’entre eux pose
de manière spécifique les liens entre tradition et modernité d’une part, et
les questions de l’identité d’autre part.
La production sociale de la tradition
Notre société, par ses discriminations, est une formidable machine de
production de différences culturelles. Ces inégalités dressent des
barrières entre les différents groupes [1] constitutifs de notre société. Elles
éloignent certains groupes des espaces-temps de la décision politique et
sociale. La frontière inégalitaire ainsi produite se réalise à partir de
facteurs « culturels » : ce sont certains groupes caractérisés par une «
origine » qui se situent en deçà et au-delà de la frontière. Cette
frontière suscite à son tour la production de nouvelles « différences
culturelles ». La différence n’est donc pas simplement à l’origine de la
frontière, elle en est également une production permanente. Ces différences
produites socialement sont ensuite dénigrées à partir des systèmes de
représentations sociales hiérarchisantes hérités de l’histoire. Or, une
identité dévalorisée, niée, bafouée et de surcroît mise en avant pour
justifier des inégalités sociales, aura tendance à rétablir l’équilibre en
se réaffirmant. Ainsi, la réaffirmation culturelle est une des modalités de
la revendication politique pour des groupes assignés à des places dominées.
De nombreuses différences culturelles présentées comme héritage et / ou
traditions sont en fait par ce processus des productions du présent. Les «
traditions » apparaissent alors à la fois comme revendication de «
modernités » et comme résultat d’une « modernité » impossible, compte-tenu
des inégalités sociales qui touchent les groupes sociaux concernés. Bien
entendu, ces pratiques « traditionnelles » ne permettent pas de faire
disparaître les inégalités et les assignations sociales. Elles se
contentent, faute de mieux, de reproduire le stigmate en le retournant,
c’est à dire en le valorisant. Cette production des « traditions » exprime
un refus de la situation actuelle même, si ce refus peut apparaître comme
peu lisible et ambigu.
L’exemple du « foulard » contemporain est éclairant. De nombreuses jeunes
filles le mettent en avant comme étant un choix volontaire, et certaines
affirment en parallèle qu’elles investissent ce foulard comme outil
d’émancipation. Nous ne pouvons donc pas l’analyser comme un simple
archaïsme, dans la mesure où de nombreuses mères ayant des filles portant le
foulard ne le portaient pas ou plus, et où d’autres se déclarent même
opposées à cette pratique. Le stigmate est ici retourné et valorisé.
L’origine de ce retournement est à rechercher, selon nous, dans le devenir
social des jeunes filles issues de l’immigration, qui sont massivement
touchées par la précarisation, la paupérisation et la baisse de l’espoir
social que celles-ci suscitent.
Le débat sur l’identité : substance ou interaction ?
Pour saisir ce processus de production sociale des traditions, il convient
d’apporter une précision sur les notions de différences, d’identités ou de
cultures. Faute de celle-ci, le danger est toujours présent de retomber dans
une des versions du culturalisme. Les conceptions substantialistes ou
essentialistes de la culture (de l’identité, de l’ethnie, de l’appartenance,
etc.) définissent ces dernières comme réalités objectives issues d’un
héritage et / ou d’une origine nationale et / ou culturelle. Dans ce cadre,
l’analyse se penche sur les effets de la rencontre entre deux univers
culturels et / ou identitaires et tend ainsi quasi-inévitablement vers des
conclusions culturalistes à base d’adaptabilité ou d’obstacles à celle-ci,
bref : elle débouche sur le paradigme intégrationniste. Surtout, cette
approche occulte les processus de production et de reproduction sociale des
identités et des appartenances collectives.
À l’inverse de cette approche, l’identité (ou l’ethnie, ou la différence
culturelle, etc.) peuvent s’analyser comme résultat d’une interaction entre
un groupe majoritaire et un groupe minoritaire. Comme le souligne Paul
Oriol [2], les cultures et les appartenances sont dans cette approche produites
par les modalités des systèmes d’interaction. Les différences culturelles ne
sont pas des substances, mais des productions sociales. Et tandis que la
définition substantialiste des cultures ou de l’identité oriente vers le
paradigme intégrationniste, la définition interactionniste ouvre de
nouvelles perspectives, mieux à même, selon nous, de saisir la complexité
sociale actuelle.
Des évolutions urgentes
Les sociétés contemporaines sont et seront de plus en plus pluriculturelles.
Ce constat n’est problématique que dans la mesure où un contexte
inégalitaire instrumentalise des différences - en les dénigrant - pour se
reproduire. L’identité d’une personne ou d’un groupe n’est pas une réalité
statique héritée de l’histoire, mais au contraire une dynamique se déroulant
en fonction de la nature des interactions avec les autres groupes sociaux.
Selon celles-ci, nous aurons
- soit une production sociale de traditions (les groupes dominés
réinvestissant des éléments traditionnels pour rendre supportable la réalité
présente, pour revendiquer de la dignité en retournant le stigmate et pour
traduire leurs exigences d’égalité) ;
- soit au contraire (en situation égalitaire) des dynamiques d’innovation
enrichissant l’ensemble de la société.
C’est dire l’urgence sociale de dépasser un certain nombre de verrous de la
pensée et de la réalité sociale entravant les dynamiques interculturelles
égalitaires.
Citons en simplement deux qui nous semble particulièrement urgent au regard
de cette année de polémique sur le dit « foulard » [3] :
- Agir sur les producteurs de représentations sociales dévalorisantes.
La construction nationale française a imprégné les inconscients collectifs
d’un rapport craintif à l’altérité. Il en découle la nécessité de développer
la recherche et les pratiques permettant de transformer ce rapport. La
colonisation a également fortement marqué les imaginaires collectifs. La
décolonisation n’a pas été accompagnée d’un travail d’histoire et de
mémoire, seul susceptible de permettre un dépassement. La reproduction des
représentations sociales de l’autre liées à la colonisation perdurera tant
que ce travail sur ce « passé qui ne passe pas » n’aura pas été mené
durablement.
- Agir sur les interactions entre les composantes de la société
française. Les inégalités sociales et les discriminations sont
productrices de différences et de réinvestissement des « traditions » . Nous
sommes ainsi devant un cercle vicieux où la négation entraîne une
survalorisation. La frontière de l’égalité sociale est aujourd’hui un
obstacle réel au développement d’une interculturalité vécue de manière
dynamique et positive."
-Saïd Bouamama, La dialectique tradition / modernité : impasses et avatars d’une réduction culturaliste, 9 janvier 2006 : https://lmsi.net/La-dialectique-tradition-modernite
"L’inégalité et la domination nécessitent, pour se reproduire, une mise en invisibilité sociale des groupes dominés. À l’inverse, les dynamiques de l’égalité se traduisent inévitablement par une visibilité sociale plus importante."
"C’est parce que des dominé(e)s, en se visibilisant, rendent du même coup visibles les faux-semblants de la « règle réelle » qui régit notre société inégalitaire qu’ils et elles font scandale."
-Saïd Bouamama, postface à la réédition de Pierre Tevanian, La mécanique raciste, La Découverte.
Cela est d’autant plus important que les mêmes termes et concepts sont utilisés dans le vocabulaire scientifique et dans les discours politiques et médiatiques.
Le paradigme intégrationniste
Ce paradigme largement dominant se centre entièrement sur les questions de
l’immigration, éliminant les autres aspects des relations interethniques.
L’intégration se définit alors comme la disparition de l’altérité et comme
processus pouvant se mesurer à l’aide d’une batterie d’indicateurs (mariages
mixtes, maîtrise de la langue, nombre de naturalisations, etc.). Ce
paradigme pose les différences culturelles comme héritage à éliminer pour
rejoindre la « norme » ce qui conduit inévitablement à une tendance à la
réification des différences culturelles, tant de l’autre que de la « culture
» du groupe majoritaire.
Intégrationnisme et culturalisme vont donc ensemble, y compris quand le
discours et les pratiques se font volontairement politiques ou sociaux. Les
spécificités culturelles se trouvent ainsi décontextualisées, et découplés
des systèmes de relations sociales. Elles apparaissent dés lors comme simple
retard lié aux survivances ou aux résistances de « la tradition », que les
politiques de soutien à l’adaptation devraient permettre de combler.
Intégrationnisme et pensée adaptative vont donc également ensemble. Ce
paradigme est dans la négation d’une production sociale des différences :
au-delà de différences héritées, c’est également la place dans le système
social qui produit de la différence culturelle. Les travaux sur les jeunes
Français issus de l’immigration soulignent le processus de création
permanente de différences alors même qu’ils sont entièrement socialisés en
France. De la même façon, l’utilisation de la langue française renvoie
autant à l’apprentissage qu’à une place sociale précise en terme de
domination ou de marginalisation.
Le paradigme de la construction sociale des identités
Ce second paradigme se construit en opposition au précédent. Les identités
ne sont pas appréhendées comme simples héritages et comme substances, mais
comme résultantes d’une construction sociale liée au système de relation
entre le groupe majoritaire et le groupe minoritaire. Le processus de
production des identités et des différences est justement ici l’objet de
la recherche et de la réflexion. Compte tenu d’un type de relation et
d’interactions dans un système social, les acteurs du groupe minoritaire
sont à la fois assignés à des configurations identitaires et réagissent
également à leurs problèmes sociaux en développant des stratégies
identitaires de distinction et / ou d’invisibilisation.
Ce paradigme ouvre de manière beaucoup plus féconde à la prise en compte des
discriminations en raison d’une place dominée du groupe minoritaire. Les
différences culturelles peuvent ainsi être analysées comme résultantes d’un
contexte social. Ne pas maîtriser la langue française après des années de
séjour, ou porter le foulard, ou encore visibiliser des différences dans la
sphère publique, etc., peuvent alors se comprendre comme autre chose qu’une
tradition maintenue. Ces comportements peuvent alors être saisi comme
réactions à un vécu social non égalitaire.
A l’inverse du paradigme intégrationniste, qui pose la discrimination comme
résultat d’une intégration insuffisante, c’est-à-dire d’une adaptation non
entièrement réalisée, ce paradigme pose la différence comme résultante,
produit des inégalités et de la discrimination. Ce paradigme suppose donc
une rupture avec le culturalisme dans ses différentes versions, et avec son
processus de réification des cultures et des différences. Si le paradigme
intégrationniste conduit à des pratiques en terme d’adaptation, le
paradigme de la construction sociale conduit quant à lui à des actions de
lutte contre les discriminations et de promotion de l’égalité sociale.
Le paradigme du rapport colonial
Complémentaire du paradigme précédent, il est question ici du processus
historique conduisant à l’ethnicisation de certaines populations plus que
d’autres. Les travaux d’Abdelmalek Sayad et de Gérard Noiriel ont souligné
la dimension heuristique de cette approche. Au sein de ce paradigme, la
figure de l’autre est pensée à partir des liens de domination (du passé ou
du présent, et souvent des deux) entre le pays d’origine et le pays «
d’accueil » (le pays d’origine pouvant se reproduire de génération en
génération par le recourt au racisme biologique, à l’ethnisme ou au
culturalisme) ; et d’autre part à partir de la place dominée occupée dans la
structure sociale française. L’histoire de la domination est ici perçue
comme productrice des images mentales légitimant les inégalités et
discriminations du présent et des intériorisations dans les fonctionnements
institutionnels.
Complémentaire avec le précédent paradigme, celui-ci est tout autant
contradictoire avec les approches en terme d’adaptabilité ou avec le
culturalisme. Son intérêt est d’intégrer l’histoire dans la compréhension
des processus de domination du présent. Ce paradigme conduit comme le
précédent à une attention particulière aux processus de
production-reproduction des discriminations, tout en interrogeant le
contexte idéologique global dans lequel s’insèrent ces processus.
Chacun des paradigmes ci-dessus décrits a des conséquences immédiates sur la
perception des comportements des Français issus de la colonisation et des
résidents étrangers, sur l’explication des « différences » et en
conséquence sur l’élaboration des réponses sociales. Chacun d’entre eux pose
de manière spécifique les liens entre tradition et modernité d’une part, et
les questions de l’identité d’autre part.
La production sociale de la tradition
Notre société, par ses discriminations, est une formidable machine de
production de différences culturelles. Ces inégalités dressent des
barrières entre les différents groupes [1] constitutifs de notre société. Elles
éloignent certains groupes des espaces-temps de la décision politique et
sociale. La frontière inégalitaire ainsi produite se réalise à partir de
facteurs « culturels » : ce sont certains groupes caractérisés par une «
origine » qui se situent en deçà et au-delà de la frontière. Cette
frontière suscite à son tour la production de nouvelles « différences
culturelles ». La différence n’est donc pas simplement à l’origine de la
frontière, elle en est également une production permanente. Ces différences
produites socialement sont ensuite dénigrées à partir des systèmes de
représentations sociales hiérarchisantes hérités de l’histoire. Or, une
identité dévalorisée, niée, bafouée et de surcroît mise en avant pour
justifier des inégalités sociales, aura tendance à rétablir l’équilibre en
se réaffirmant. Ainsi, la réaffirmation culturelle est une des modalités de
la revendication politique pour des groupes assignés à des places dominées.
De nombreuses différences culturelles présentées comme héritage et / ou
traditions sont en fait par ce processus des productions du présent. Les «
traditions » apparaissent alors à la fois comme revendication de «
modernités » et comme résultat d’une « modernité » impossible, compte-tenu
des inégalités sociales qui touchent les groupes sociaux concernés. Bien
entendu, ces pratiques « traditionnelles » ne permettent pas de faire
disparaître les inégalités et les assignations sociales. Elles se
contentent, faute de mieux, de reproduire le stigmate en le retournant,
c’est à dire en le valorisant. Cette production des « traditions » exprime
un refus de la situation actuelle même, si ce refus peut apparaître comme
peu lisible et ambigu.
L’exemple du « foulard » contemporain est éclairant. De nombreuses jeunes
filles le mettent en avant comme étant un choix volontaire, et certaines
affirment en parallèle qu’elles investissent ce foulard comme outil
d’émancipation. Nous ne pouvons donc pas l’analyser comme un simple
archaïsme, dans la mesure où de nombreuses mères ayant des filles portant le
foulard ne le portaient pas ou plus, et où d’autres se déclarent même
opposées à cette pratique. Le stigmate est ici retourné et valorisé.
L’origine de ce retournement est à rechercher, selon nous, dans le devenir
social des jeunes filles issues de l’immigration, qui sont massivement
touchées par la précarisation, la paupérisation et la baisse de l’espoir
social que celles-ci suscitent.
Le débat sur l’identité : substance ou interaction ?
Pour saisir ce processus de production sociale des traditions, il convient
d’apporter une précision sur les notions de différences, d’identités ou de
cultures. Faute de celle-ci, le danger est toujours présent de retomber dans
une des versions du culturalisme. Les conceptions substantialistes ou
essentialistes de la culture (de l’identité, de l’ethnie, de l’appartenance,
etc.) définissent ces dernières comme réalités objectives issues d’un
héritage et / ou d’une origine nationale et / ou culturelle. Dans ce cadre,
l’analyse se penche sur les effets de la rencontre entre deux univers
culturels et / ou identitaires et tend ainsi quasi-inévitablement vers des
conclusions culturalistes à base d’adaptabilité ou d’obstacles à celle-ci,
bref : elle débouche sur le paradigme intégrationniste. Surtout, cette
approche occulte les processus de production et de reproduction sociale des
identités et des appartenances collectives.
À l’inverse de cette approche, l’identité (ou l’ethnie, ou la différence
culturelle, etc.) peuvent s’analyser comme résultat d’une interaction entre
un groupe majoritaire et un groupe minoritaire. Comme le souligne Paul
Oriol [2], les cultures et les appartenances sont dans cette approche produites
par les modalités des systèmes d’interaction. Les différences culturelles ne
sont pas des substances, mais des productions sociales. Et tandis que la
définition substantialiste des cultures ou de l’identité oriente vers le
paradigme intégrationniste, la définition interactionniste ouvre de
nouvelles perspectives, mieux à même, selon nous, de saisir la complexité
sociale actuelle.
Des évolutions urgentes
Les sociétés contemporaines sont et seront de plus en plus pluriculturelles.
Ce constat n’est problématique que dans la mesure où un contexte
inégalitaire instrumentalise des différences - en les dénigrant - pour se
reproduire. L’identité d’une personne ou d’un groupe n’est pas une réalité
statique héritée de l’histoire, mais au contraire une dynamique se déroulant
en fonction de la nature des interactions avec les autres groupes sociaux.
Selon celles-ci, nous aurons
- soit une production sociale de traditions (les groupes dominés
réinvestissant des éléments traditionnels pour rendre supportable la réalité
présente, pour revendiquer de la dignité en retournant le stigmate et pour
traduire leurs exigences d’égalité) ;
- soit au contraire (en situation égalitaire) des dynamiques d’innovation
enrichissant l’ensemble de la société.
C’est dire l’urgence sociale de dépasser un certain nombre de verrous de la
pensée et de la réalité sociale entravant les dynamiques interculturelles
égalitaires.
Citons en simplement deux qui nous semble particulièrement urgent au regard
de cette année de polémique sur le dit « foulard » [3] :
- Agir sur les producteurs de représentations sociales dévalorisantes.
La construction nationale française a imprégné les inconscients collectifs
d’un rapport craintif à l’altérité. Il en découle la nécessité de développer
la recherche et les pratiques permettant de transformer ce rapport. La
colonisation a également fortement marqué les imaginaires collectifs. La
décolonisation n’a pas été accompagnée d’un travail d’histoire et de
mémoire, seul susceptible de permettre un dépassement. La reproduction des
représentations sociales de l’autre liées à la colonisation perdurera tant
que ce travail sur ce « passé qui ne passe pas » n’aura pas été mené
durablement.
- Agir sur les interactions entre les composantes de la société
française. Les inégalités sociales et les discriminations sont
productrices de différences et de réinvestissement des « traditions » . Nous
sommes ainsi devant un cercle vicieux où la négation entraîne une
survalorisation. La frontière de l’égalité sociale est aujourd’hui un
obstacle réel au développement d’une interculturalité vécue de manière
dynamique et positive."
-Saïd Bouamama, La dialectique tradition / modernité : impasses et avatars d’une réduction culturaliste, 9 janvier 2006 : https://lmsi.net/La-dialectique-tradition-modernite
"L’inégalité et la domination nécessitent, pour se reproduire, une mise en invisibilité sociale des groupes dominés. À l’inverse, les dynamiques de l’égalité se traduisent inévitablement par une visibilité sociale plus importante."
"C’est parce que des dominé(e)s, en se visibilisant, rendent du même coup visibles les faux-semblants de la « règle réelle » qui régit notre société inégalitaire qu’ils et elles font scandale."
-Saïd Bouamama, postface à la réédition de Pierre Tevanian, La mécanique raciste, La Découverte.