https://libgen.is/book/index.php?md5=84FD0D9FC09EBEFE361E6D92DCD3378D
"[Le travail] est seul à pouvoir nous fournir les principes d'une connaissance réelle de l'homme." (p.12)
[Première partie: Le Travail et ses implications dialectiques]
[Chapitre II: Le Travail et la génèse ontologique du monde]
"Né précisément des bornes que la nature impose à l'homme dans le besoin, le travail arrache donc celui-ci à l'extériorité; il rend mobiles les déterminations de son comportement et, en créant des instruments pour les besoins, il suscite des besoins d'instruments : il pénètre d'humanité la nature. Apparemment jailli de la nécessité, il réalise en fait l'œuvre de la liberté et affirme notre puissance. L'homme cesse d'être dans la nature comme un arbre dans la forêt, et tandis _que l'animal, dont l'intelligence pratique ne réussit et ne tente que des détours élémentaires, ne parvient pas réellement à reculer les bornes de son environnement et à se servir d'outils, tandis que son comportement se construit par des variations semblables et mille fois répétées sur Je thème unique d'une réponse à une constellation d'excitants, l'homme crée des stimuli nouveaux et provoque ainsi spontanément des réponses nouvelles. Dans le travail, il ne retrouve pas tant la nature que lui-même : la nécessité exprime pour lui une liberté cachée, et l'extériorité un mouvement secret de soi vers soi-même. Tel est le paradoxe de la liberté, c'est-à-dire de l'existence humaine : la nature y suscite un être qui la dépasse infiniment, et l'interposition de l'outil entre le stimulus et la réponse, entre la conscience de l'objet et la conscience de soi transfigure celle-ci et celle-là, les identifie et les rend adéquates et transparentes. L'extase indique précisément ce mouvement du destin qui rend intérieur ce qui était extérieur et libre ce qui était nécessaire, et par lequel l'homme se découvre au principe d'une nature et d'un besoin qui lui paraissaient primitivement étrangers. Nous comprenons désormais pourquoi s'opère la miraculeuse transmutation de la dépendance en liberté dans l'existence. Le travail semble sourdre en effet d'un besoin qui nous asservit à notre environnement, et en tant que tel il exprime une souffrance. Mais si son essence est de transformer l'environnement en monde et de retrouver à la source du besoin d'objet un besoin du besoin, la souffrance n'apparaît plus que pour produire au jour le sentiment fondamental d'où jaillissent les forces de la "nature humaine", la joie. Sa nature, c'est de dépasser la nature. Du même coup les rapports de priorité ontologique entre l'homme et son monde d'une part, l'animal et son environnement d'autre part se renversent : si la nature incarne la limitation, la fixité et la finitude, elle ne saurait contenir cette incarnation par une vertu qui lui fût propre, et c'est le travail qui la lui confère par sa négativité. Il faut le mouvement rétrograde du destin et de la liberté pour saisir l'être immédiat de la nécessité et du malheur. L'acte ontologique du travail ne peut donc s'effectuer qu'en transcendant les bornes de l'environnement animal vers la totalité du monde humain. Ainsi l'être est antérieur au néant, non pas au sens où l'on pourrait identifier l'être avec la nature et le néant avec la conscience, celle-là imposant à celle-ci sa contingence, sa misère et son injustifiabilité, mais au contraire au sens où le travail fait de l'homme, cette présence dialectique et totale, l'être qui conditionne ontologiquement la présence limitée de la nature, c'est-à-dire du néant." (pp.15-16)
-Jules Vuillemin, L'être et le travail. Les conditions dialectiques de la psychologie et de la sociologie, PUF, 1949, 181 pages.
"[Le travail] est seul à pouvoir nous fournir les principes d'une connaissance réelle de l'homme." (p.12)
[Première partie: Le Travail et ses implications dialectiques]
[Chapitre II: Le Travail et la génèse ontologique du monde]
"Né précisément des bornes que la nature impose à l'homme dans le besoin, le travail arrache donc celui-ci à l'extériorité; il rend mobiles les déterminations de son comportement et, en créant des instruments pour les besoins, il suscite des besoins d'instruments : il pénètre d'humanité la nature. Apparemment jailli de la nécessité, il réalise en fait l'œuvre de la liberté et affirme notre puissance. L'homme cesse d'être dans la nature comme un arbre dans la forêt, et tandis _que l'animal, dont l'intelligence pratique ne réussit et ne tente que des détours élémentaires, ne parvient pas réellement à reculer les bornes de son environnement et à se servir d'outils, tandis que son comportement se construit par des variations semblables et mille fois répétées sur Je thème unique d'une réponse à une constellation d'excitants, l'homme crée des stimuli nouveaux et provoque ainsi spontanément des réponses nouvelles. Dans le travail, il ne retrouve pas tant la nature que lui-même : la nécessité exprime pour lui une liberté cachée, et l'extériorité un mouvement secret de soi vers soi-même. Tel est le paradoxe de la liberté, c'est-à-dire de l'existence humaine : la nature y suscite un être qui la dépasse infiniment, et l'interposition de l'outil entre le stimulus et la réponse, entre la conscience de l'objet et la conscience de soi transfigure celle-ci et celle-là, les identifie et les rend adéquates et transparentes. L'extase indique précisément ce mouvement du destin qui rend intérieur ce qui était extérieur et libre ce qui était nécessaire, et par lequel l'homme se découvre au principe d'une nature et d'un besoin qui lui paraissaient primitivement étrangers. Nous comprenons désormais pourquoi s'opère la miraculeuse transmutation de la dépendance en liberté dans l'existence. Le travail semble sourdre en effet d'un besoin qui nous asservit à notre environnement, et en tant que tel il exprime une souffrance. Mais si son essence est de transformer l'environnement en monde et de retrouver à la source du besoin d'objet un besoin du besoin, la souffrance n'apparaît plus que pour produire au jour le sentiment fondamental d'où jaillissent les forces de la "nature humaine", la joie. Sa nature, c'est de dépasser la nature. Du même coup les rapports de priorité ontologique entre l'homme et son monde d'une part, l'animal et son environnement d'autre part se renversent : si la nature incarne la limitation, la fixité et la finitude, elle ne saurait contenir cette incarnation par une vertu qui lui fût propre, et c'est le travail qui la lui confère par sa négativité. Il faut le mouvement rétrograde du destin et de la liberté pour saisir l'être immédiat de la nécessité et du malheur. L'acte ontologique du travail ne peut donc s'effectuer qu'en transcendant les bornes de l'environnement animal vers la totalité du monde humain. Ainsi l'être est antérieur au néant, non pas au sens où l'on pourrait identifier l'être avec la nature et le néant avec la conscience, celle-là imposant à celle-ci sa contingence, sa misère et son injustifiabilité, mais au contraire au sens où le travail fait de l'homme, cette présence dialectique et totale, l'être qui conditionne ontologiquement la présence limitée de la nature, c'est-à-dire du néant." (pp.15-16)
-Jules Vuillemin, L'être et le travail. Les conditions dialectiques de la psychologie et de la sociologie, PUF, 1949, 181 pages.