"Aujourd'hui, 2% des diplômé·e·s d'écoles d'arts en France vivent de leur travail.
1000 euros par mois est le salaire moyen d'un·e artiste aujourd'hui en Europe.
40% des créateur·rice·s artistiques vivent en dessous du seuil de pauvreté en France.
Plus de la moitié des artistes auteur·rice·s se partagent 10% des revenus globaux, et inversement, 10 % des artistes auteur-rice·s se partagent 4i:,% des revenus.
47,6 % des artistes auteur-rice·s à la MDA ont des revenus inférieurs à 4325: euros par an."
"Je ne vous parlerai ni de l'amour de l'art, ni de la beauté du geste, ni de l'honneur d'être vue, mais de ma quête à tâtons vers une forme d'autonomie, comme une ballade de prospection. Ce mémoire part de ressentis intimes: celui d'être en colère, celui d'être angoissée. C'est à partir de ces affects et en les considérant pleinement comme une dynamique de pensée que s'est construit ce corps de textes. Ils sont une tentative pour comprendre des rapports de pouvoir, trouver des outils concrets pour leur faire face." (p.5)
"J'ai assez régulièrement, des idées de pièces en rêvant. Je me réveille le matin, ou pendant la nuit, avec une idée. J'aime beaucoup quand ça m'arrive, c'est très agréable de sentir que quelque-chose se dénoue sans que je n'ai rien à faire. Parfois, en me rendormant, dans des états de demi-sommeil, j'essaie d'y repenser, de pousser plus loin l'idée, de la retravailler. Dans mon cas, on pourrait donc considérer que le sommeil représente parfois un temps de travail, pouvant même être très productif. Mais aussi marcher, lire, discuter, faire des trucs à l'atelier, regarder des vidéos sur Youtube, aller sur Instagram, aller voir des expos, envoyer des mails, faire le ménage, choisir du matériel. Surtout faire des tentatives infructueuses, faire tout et rien. Or, si demain un statut pour les artistes venait à être créé pour rémunérer la totalité de ces activités, si demain je suis payée à faire la sieste, pourquoi l'ensemble des autres personnes faisant la sieste ne le serait pas ? Considérer ces activités comme du travail devant être rémunéré implique une redéfinition de ce qu'on nomme le travail et donc un changement profond de modèle économique, une déconstruction du capitalisme libéral: un système basé sur l'exploitation du temps en tant que valeur économique et sur une division productiviste du travail.
Les féministes italiennes qui se sont battues pour faire reconnaître le travail domestique, ont produit une définition forte de ce qu'il était et ont cherché à cerner toutes les activités qu'il recoupait. Est-ce que c'est l'exercice nécessaire, mais absurde (comment cerner une infinité de pratiques?) qu'il faut s'atteler à faire pour le travail artistique. Produire une définition pleine, forte et entière de ce qu'est le travail artistique et pas seulement se battre à travers la question de la rémunération des expositions (qui n'est qu'une petite partie de la production artistique), permet de penser une reconnaissance de notre travail dans sa globalité. Payé·e-s pour faire tout et rien. Une idée qui pourrait me plaire et qui ouvre sur une autre définition économique du salaire. Il ne serait plus une somme liée à une tache productive de valeur mais un droit fondamental attribué à tou·te-s. C'est ce que dit Barthélémy Bette dans un entretien avec Sophie Lapalu en parlant de la théorie économique du salaire universel [...]
Si nous allons dans ce sens, les artistes ne seront plus les figures de proue du·de la travailleur·se libéral·e, comme l'a théorisé Pierre Michel Menger, mais bien les déclencheur·se-s, les défenseur·se·s, d'un nouveau paradigme économique. Des brèches s'ouvrent pour imaginer une nouvelle manière de penser le travail, une nouvelle répartition des richesses et un nouveau modèle démocratique. A travers les livres d'André Gorz on peut trouver des clefs pour penser cette transition, qui selon lui est déjà en cours." (pp.6-7)
"Silvia Federici explique qu'exiger un salaire n'est pas seulement une question de somme d'argent versée, mais c'est avant tout la reconnaissance d'une activité comme étant du travail. C'est une idée importante. Les artistes auteur-rice·s ne sont justement pas reconnu·e-s comme étant des travailleur·se-s. Iels sont propriétaires des pièces qu'iels produisent et qu'iels peuvent vendre mais le travail effectué pour les faire n'est jamais pris en compte. C'est la loi elle-même qui nie leur qualité de producteur-rice car elle définit l'auteur-rice seulement sous le mode du·de la propriétaire." (p.10)
" [Selon l'idéologie christique du travail artistique] On ne s'élève pas au rang du créateur sans se sacrifier. Vous nous rêvez rongé·e·s par les rats dans vos hangars miteux, que dans le froid et dans le noir on s'y installe sans faire de bruit, qu'on en fasse des pépinières d'artistes, des cafés alternatifs, des ateliers partagés, et autres projets qui n'ont de politique que le nom, desquels vous nous virerez quand on aura suffisamment bien gentrifié la zone et que votre friche délabrée vaudra neuf fois son prix de départ. Vous pourrez la revendre tranquille pour que soit construit à la place le fameux éco-quartier qui vous gardera la conscience tranquille." (pp.13-14)
"Il faut identifier l'ennemi. Si on parle d'exploitation concernant le travail artistique alors c'est que ce travail gratuit profite à quelqu'un-e. À qui profite mon travail ?
Le collectif CUTE (Comité Unitaire sur le Travail Etudiant) au Canada mène depuis 2016 une campagne qui vise à faire reconnaitre les études comme un travail intellectuel méritant un salaire, ainsi que les stages. Iels se sont notamment penché·e·s sur les conditions du milieu culturel avec un dossier appelé Faire sa place, Exploitation du travail dans le milieu des arts dans lequel est publié un témoignage d'une artiste sur son rapport au travail gratuit depuis qu'elle a commencé à faire de l'art. Très tôt, elle a compris que le système économique du milieu artistique était une matrice à reproduction sociale, contre laquelle il est dur de lutter.
J'ai compris que le travail gratuit et la précarité pour gravir les échelons et « faire sa place » à coup de pioches dans la pierre, ça n'était pas la réalité de tout le monde. J'ai compris que le travail gratuit en art comme ailleurs, c'est la cerise sur le Sunday du libéralisme. Ça filtre les plus vulnérables et ça répartit les cartes. Qui peut travailler gratuitement et payer son loyer? Qui peut faire du réseautage tous les soirs ? Qui peut passer ses journées dans son atelier ? Qui peut partir en résidence d'artiste durant des
mois à l'autre bout du monde ? ... pas les précaires.
Les CUTE font campagne depuis deux ans et ont organisé plusieurs grands mouvements de grève des étudiant·e·s et des stagiaires, rendant ainsi visible la nécessité économique et sociale de ce travail gratuit pour le bon fonctionnement de la société.
Le travail artistique non rémunéré profite bien sur aux grands groupes privés qui tiennent les rennes des collections d'art contemporain en France et dont la puissance du lobby influence tout le secteur culturel. Ouvrir sa fondation, soutenir un prix, organiser des expositions, sont les passeports philanthropes de nombreuses entreprises qui se rachètent une image vierge et l'associent à leur nom ou à leur marque.
Les personnes ont besoin de puissantes raisons morales pour se rallier au capitalisme et une des idéologies est l'idée selon laquelle le capitalisme est au service du bien commun.
Autant de lieux, d'événements qui ne pourraient pas fonctionner sans le travail bénévole des artistes, le travail invisible des stagiaires, le travail précaire des monteur·se·s, etc. Je n'ai pas envie de m'attarder sur ces cas, trop évidents peut-être, lorsqu'on sait par exemple que la fondation Louis Vuitton à Paris été bâtie sur un déni de solidarité nationale puisque LVMH a bénéficié de réduction d'impôts à hauteur de ')I8 millions d'euros au titre du mécénat.
J'aimerais regarder plutôt, le cas des institutions publiques, des petites galeries d'art indépendantes, des espaces non-profit, avec lesquels il est toujours plus délicat de négocier et d'aborder le sujet de la rémunération car l'argument du manque de moyens revient quasi systématiquement. Il faut savoir arbitrer entre ce qui relève des failles dans l'organisation des lignes budgétaires de ces structures et ce qui est de la responsabilité de l'État qui subventionne de moins en moins la création. Plusieurs centres d'art ne créent toujours pas de ligne budgétaire dédiée à la rémunération des artistes. Voyant leurs subventions publiques baisser, au mieux stagner, ils préfèrent faire l'impasse sur ce point plutôt que d'y remédier et de devoir réduire leurs frais de représentations, de communication, par exemple. Continuer à proposer un catalogue exhaustif, faire vivre ces lieux coûte que coûte, et ce au prix de la stabilité économique des artistes et des autres travailleur-se·s de ces espaces. Ces mêmes lieux sont aussi ceux qui dénoncent ces abus, mais qui en raison de la fragilité de leur modèle économique se pensent plus légitimes de les commettre.
Je me souviens quand j'ai organisé des expositions avec Thily dans le minimarket de Perrache à Lyon: on se démerdait. On invitait les ami ·e·s, on leur disait qu'on étaient désolées mais qu'on avait pas de budget. On a monté des supers projets avec rien, les gens n'ont jamais compté leurs heures. Deux ans plus tard on est dans le catalogue de la Biennale de Lyon et je me suis rendue compte qu'on avait reproduit un schéma qu'on dénonçait, j'ai voulu arrêter tout ça.
Bénévolat, services civiques, stages non rémunérés et autres types de contrats précaires: une économie sociale et solidaire qui remplace l'État social et la fonction publique, avec des statuts qui n'en ont jamais la sécurité. Tout ce travail gratuit est instrumentalisé par des collectivités territoriales, des campagnes communicantes du ministère de la culture qui se vantent de la vivacité culturelle de leur territoire, du travail de tissage, de médiation, de démocratisation de l'accès à la culture, pour reprendre leur langage; Là où nous, artistes, continuons à travailler gratuitement, nous laissons l'Etat se dédouaner de ses missions, se déresponsabiliser en terme d'éducation et de soutient à la création. Si nous continuons à accepter cette manière de faire, quelque part nous devenons complices du désengagement de l'État en ne le rendant jamais visible." (pp.15-16)
"J'essaie de me construire des outils pour m'émanciper des places qu'on m'assigne. Celle d'étudiante, celle d'artiste, celle de femme. J'essaie de déconstruire l'injonction au bonheur.
Les manières d'être étudiante, d'être artiste, d'être femme, d'être heureuse, qui sont valorisées par l'institution ne sont pas des options à mes yeux. J'ai jamais voulu réussir ma vie quand réussir ma vie voulait dire la réussir au dépend d'autres, voulait dire se casser le cul pour des gens sans intérêt, souvent des hommes, qui décident à ma place ce que le bonheur est. Qui d'eux ou de moi savent ce que le bonheur veut dire ?
Bien sûr que lutter, me donne l'impression que je ne tomberai plus jamais amoureuse. Les amours de lutte seront peut-être plus beaux.
Ils me disent que je suis cynique, quand je m'émancipe.
Ils me disent que je rabats la joie\ quand je montre les choses.
Ils me disent que j'ai l'air d'aller mal, quand je m'affranchis de leur autorité.
Je parle d'argent alors je suis opportuniste, alors qu'ils sont entrepreneurs.
Quand je joue à l'euromillion parfois le vendredi soir, et que je suis seule parmi eux dans le bar, ils me dévisagent.
Je choisis les chiffres, plusieurs fois dans le mois, pour la combinaison parfaite qui fera de moi l'artiste sans soucis. Je ne sais même plus si je joue pour gagner, ou pour le plaisir de m'attribuer ce moment à moi. Cocher au stylo bic les cases pleines de potentiels, mon avenir radieux pendant quelques secondes, boire un sirop parfois, leur jeter le ticket à la gueule." (p.18)
"Aujourd'hui non seulement les écoles d'art ne nous informent pas concrètement des réalités du monde du travail que nous allons devoir affronter, mais elle se dédouanent également du rôle militant qu'elles ont à jouer pour une reconnaissance du travail artistique et donc pour une reconnaissance de leur formation.
Cela a un fort impact sur la mixité sociale de nos écoles. Quand on parle de démocratisation culturelle on ne fait référence implicitement qu'à la diffusion des œuvres et pas à leur création. On veut élargir le spectre du public qui reçoit mais on oublie d'élargir le spectre des créateur-rice·s. Il faut se mobiliser pour élargir l'accès à l'acte créateur en lui même pour créer les conditions économiques d'une mixité sociologique chez les artistes. Aujourd'hui qui peut se permettre de faire des études qui ressemblent à un pari ?
Plus je pense à la professionnalisation en école d'arts, plus je crois que c'est un enjeu de taille, éminemment politique. Il faut se battre pour dégentrifier la création artistique, c'est-à-dire pour sortir de la dynamique stérile d'homogénéisation des pensées et des pratiques, ainsi que l'empêchement des étudiant·e-s à devenir des producteur-rice·s critiques de leur propre condition, de leur propre histoire. Les institutions écoles d'arts tiennent à ce que leurs diplômé·e·s s'en sortent, bien sûr, mais en valorisant les pratiques qui reproduisent les codes culturels, financiers, et sociaux de l'institution même. Il est important de ne pas faire passer ces codes pour neutres. Je crois essentiel d'affirmer que derrière des discours bien-pensants, d'intégration et de soit-disant bienveillance économique, la professionnalisation est un mécanisme qui masque les appareils de domination, qu'il convient ensemble de replacer au centre des enseignements. Spectatrice de nos craintes anticipées pour notre future précarité, l'école nous fait participer à notre assimilation au sein d'un système qui a autorisé notre marginalisation et organise notre exploitation." (pp.20-21)
"L'information est le premier stade pour un changement plus profond et radical des meurs." (p.23)
"J'ai appris à voler avec C. cet été. Il a l'habitude, c'est un travail qui fait partie de son économie. J'ai mis sous mon manteau, dans mon pantalon, j'ai appris à enlever les antivols. Mais j'ai encore peur de le faire même s'il m'a rassuré en me disant que j'avais la gueule de l'emploi, une femme blanche seule, attire peu l'attention à ce niveau. La maîtrise du vol est aussi basée sur l'analyse des stéréotypes. On passe l'après-midi comme ça, je vole n'importe quoi. Maintenant je regarde ces objets, ils sont posés sur le bureau devant moi. Ils ont une valeur étrange, celle de la resquille et de la justice, j'ose pas les utiliser. Ils sont comme les déchets que j'ai trouvés avec mon détecteur de métaux, ils forment un beau butin. C'était libérateur d'apprendre à faire ça, de faire l'expérience de ces gestes. Je crois que C. m'a fait suivre un séminaire de professionnalisation. Je sais jamais écrire ce mot: professionnalisation. Il se souligne en rouge dès que je le tape. Quelque chose me résiste dans ce mot. Trop de consonnes à doubler, il tend des pièges. Après un an à travailler autour, il ne m'est toujours pas devenu familier. D'autres mots sont devenus familiers. Travail gratuit, émancipation, féminisme, auto-défense. Ils ont pris une consistance, ils ont quitté le champ des concepts et sont devenus des outils, c'est les ciseaux avec lesquels je découpe, les agrafes avec lesquelles j'assemble. Des alliés, des sœurs, des doudous avec lesquels je m'endors. Des boucliers, des snipers, des lames qui tranchent. Apprendre à voler avec C., c'était apprendre avec ces mots. Ça me rappelle l'après-midi ou on a marché dans la forêt avec Clément et qu'il m'a appris à reconnaître des espèces de plantes comestibles, on les a cueillies, lavées, préparées et mangées le soir même. Tout n'était pas bon mais qu'est-ce que c'était puissant de recevoir ce savoir là !" (p.25)
"Les lieux qui étaient familiers, qui étaient des refuges, dans lesquels je me projetais, comme des maisons dans lesquelles on se sent bien, les musées, les galeries, les écoles dont j'ai eu les codes, sont devenus des maisons hantées par les fantômes de ceux et de celles qui n'entrent pas. Je n'ai pas encore trouvé de nouveau refuge, je cherche en grattant le sol. Je balaie la terre avec mon détecteur, j'arpente des territoires. Pour l'instant je n'ai trouvé que nos propres déchets avec lesquels je me construits des cabanes de fortune. J'ai déconstruit les places qu'on m'assigne mais je ne sais pas encore celles que je dois prendre. Affirmer le droit au doute et à la contradiction, les considérer pleinement. Voir en eux les dynamiques qu'ils développent, celles d'entre-aide, de bienveillance et d'empathie. L'incertitude peut être un statement, la tristesse est une émotion avec laquelle on peut travailler, la désillusion est un outil critique puissant, la figure de la malheureuse est un sujet politique. Se sentir désœuvrée face à un système qui ravale toute critique pour l'instrumentaliser est légitime. Le plus important est d'être désœuvré·e·s ensemble." (p.26)
-Fanny Lallart, 11 textes sur le travail gratuit, l'art et l'amour, 2019.
https://manifesto-21.com/fanny-lallart/