"Dans ses cours de « sociologie pastorale » à l’Institut catholique de Paris [1962-1964], le chanoine Boulard, qui était le grand spécialiste du sujet dans l’Église et qui sera un peu le « héros » de ce livre, avait l’habitude de commencer en citant quelques chiffres significatifs. En France, disait-il, environ 94 % de la génération est baptisée dans les trois mois après la naissance, avec des pics d’empressement au passage du deuxième et du troisième mois qui montraient que la norme du baptême quam primum (au plus tôt) restait largement intériorisée. Plus de 80 % des enfants faisaient leur communion solennelle vers 12 ans, au moins 60 % des Français participaient au denier du culte ou faisaient maigre le vendredi, 30 % environ des adultes faisaient leurs pâques, 25 % allaient à la messe tous les dimanches, moyennant des contrastes régionaux considérables qui variaient pratiquement de 0 à 100.
Un même dimanche des années 1950, la pratique dominicale pouvait avoisiner les 100 % dans un bourg du nord de la Vendée et les 0 % dans certains villages du Limousin. En ville, les écarts étaient plus resserrés. Nulle part ailleurs en Europe on ne trouvait de tels contrastes, c’est-à-dire à la fois des régions aussi détachées et des « chrétientés » aussi compactes. Mais bien rares étaient les Français d’ascendance catholique à être déjà sortis de ce que Gabriel Le Bras a appelé le « troisième cercle » de la pratique religieuse, défini a minima par la consécration des grandes étapes de l’existence par ces rites de passage que sont, du point de vue anthropologique, le baptême, la communion, le mariage et les obsèques religieuses. Fernand Boulard les estimait alors à 3 % de la population.
La situation n’était pas tellement différente, de ce point de vue, de ce qu’elle était encore au début de la IIIe République. En 1872, année du dernier recensement civil en France à avoir comporté officiellement une rubrique religieuse11 (elle a disparu ensuite pour cause de laïcité), sur les quelque trente-six millions d’habitants que comptait le pays, près de 98 % se sont déclarés « catholiques romains ». 35 387 703 sur 36 102 921 très exactement, auxquels s’ajoutaient 580 000 protestants, principalement « réformés », c’est-à-dire calvinistes (les luthériens, minoritaires, étant souvent alsaciens), 50 000 israélites, 3 000 ressortissants d’« autres cultes » et 80 000 « sans culte ». L’annexion récente de l’Alsace et de la Moselle avait encore renforcé l’homogénéité religieuse du pays. Indice capital : ce sont les mêmes, au moins pour une part (en tout cas les hommes, parce que les femmes ne votent que depuis 1945), qui, de 1876 à 1914, ont invariablement envoyé au Parlement des majorités laïques et souvent anticléricales."
"Le taux de pratique dominicale (au sens de ceux qui vont à la messe tous les dimanches, et non une fois par mois ou de temps en temps) est inférieur à 5 %, sans doute autour de 2 %."
"En septembre 1943, les abbés Godin et Daniel, deux anciens aumôniers de la Jeunesse ouvrière chrétienne, publiaient La France, pays de mission ?, ouvrage dans lequel ils soulignaient l’étendue de la déchristianisation ouvrière qui éclata comme une bombe dans le milieu catholique. Cent mille exemplaires s’en sont écoulés en quatre ans. Il fut bientôt suivi des Problèmes missionnaires de la France rurale (1945), de l’abbé Boulard, de Paroisse, communauté missionnaire (1945), de l’abbé Michonneau, de la lettre pastorale Essor ou déclin de l’Église ? (1947), du cardinal Suhard, d’Essor ou déclin du clergé français ? (1950), de Boulard, de Feu la chrétienté (1950), du philosophe Emmanuel Mounier. Dans un contexte d’intense effervescence apostolique et dans le sillage des années 1930, la réflexion « missionnaire » ne reculait pas devant les constats sociologiques désagréables et envisageait sans frémir des solutions d’avenir plus ou moins radicales. La France, pays de mission ? sera ainsi en partie à l’origine de l’expérience des prêtres-ouvriers avant leur première « condamnation » romaine de 1954.
Cependant, on mesure mieux aujourd’hui à distance à quel point ces titres chocs et les points d’interrogation qui les accompagnaient étaient aussi destinés à fouetter les ardeurs apostoliques d’une jeune génération qui ne doutait pas que l’Église fût encore à l’échelle de la société française dans son ensemble et en mesure d’en inverser les courbes religieuses. « On a fait jusqu’ici de la pêche à la ligne, écrivaient Godin et Daniel, il faut maintenant gagner au Christ les “milieux” avec toute leur “masse”. »
On ne voit pas que la période suivante, entre le début des années 1950 et la fin du concile Vatican II (1962-1965), ait été marquée par d’aussi retentissantes publications."
"En 1966, le philosophe Jacques Maritain publiait Le Paysan de la Garonne, une charge contre le « néo-modernisme » contemporain à côté duquel, disait-il, celui de l’époque de Pie X n’était qu’un « rhume des foins ». En 1968, l’oratorien Louis Bouyer faisait paraître La Décomposition du catholicisme, un réquisitoire implacable contre les tendances du catholicisme de son temps qui lui a probablement coûté la barrette de cardinal. En 1973, le sociologue dominicain Serge Bonnet publiait À hue et à dia. Les avatars du cléricalisme sous la Ve République, dans lequel il dénonçait les orientations, à ses yeux suicidaires, de la pastorale post-conciliaire. En 1974, le jésuite Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach évoquaient Le Christianisme éclaté. En 1976, Paul Vigneron publiait une Histoire des crises du clergé français contemporain. On pourrait continuer la liste. Émile Poulat pouvait l’année suivante écrire à bon droit : « Où sont, en 1975, les enthousiasmes de 1965 ? Le contraste est saisissant23. » La même année, Jean Delumeau se fit connaître du grand public en publiant un essai enlevé : Le christianisme va-t-il mourir ?. Le titre était alarmiste, à la mesure des inquiétudes suscitées dans l’opinion par la « crise catholique » des années 1965-1978, mais le contenu l’était beaucoup moins. Reprenant des thèses inspirées du canoniste et sociologue Gabriel Le Bras, le chrétien engagé qu’est Delumeau entendait surtout rassurer ses lecteurs en montrant que le catholicisme d’autrefois était moins prospère qu’on ne le croyait, et de qualité parfois douteuse, tandis que la situation présente était moins dégradée qu’il n’y paraissait, et d’esprit plus évangélique. En somme, les gains qualitatifs avaient largement compensé les pertes quantitatives. Le succès fut au rendez-vous et les thèses de Delumeau ont longtemps joui dans l’Église de France d’un crédit quasi officiel."
"Les points d’interrogation et les titres chocs de la vague d’essais des années 1990-2000 n’ont plus le caractère théorique et exhortatif de ceux de l’après-guerre. Le caractère « minoritaire », voire « marginal », du catholicisme est donné comme acquis (même si, on l’a vu, une courte majorité de Français continue de se considérer catholique), et l’on se préoccupe surtout d’en tirer les conséquences pour lui-même ainsi que pour la société française.
Comment en est-on arrivé là ? La question hante les milieux catholiques hexagonaux qui se retrouvent très au large dans leurs vêtements d’hier, même si son intensité aurait plutôt tendance à diminuer à mesure que disparaissent les générations qui ont connu la situation antérieure. Il est probable que les catholiques français finiront bientôt par ne plus se la poser. Elle a longtemps nourri les conflits au sein de l’institution entre milieux, courants ou générations qui s’accusent mutuellement d’avoir provoqué la « catastrophe », les uns par leur conservatisme aveugle, les autres, au contraire, par leur réformisme trop hardi ou irresponsable. Dans son grand livre de 1985 sur la paroisse de Limerzel dans le Morbihan, qui reste une des lectures les plus éclairantes que l’on puisse faire sur le sujet, le sociologue Yves Lambert avait bien montré comment les habitants de ce bourg breton, qui vivaient encore, dans les années 1950, en situation de quasi-unanimité religieuse, constataient tous qu’une rupture considérable s’était produite, au point de parler spontanément pour la désigner d’« hier » et d’« aujourd’hui », sans être en mesure de l’expliquer, ni même seulement de la dater."
"Yvon Tranvouez, dans l’ouvrage qu’il a dirigé sur La Décomposition des chrétientés occidentales en 2013, suggère que la crise spectaculaire des années 1960-1970, au moins en Bretagne, a concerné surtout les élites cléricales et militantes du catholicisme, mais que les abandons massifs du tout-venant des paroisses ne se sont produits que trente ans plus tard, au cours des années 2000, dans l’indifférence générale et comme par effet différé28. Jean-Louis Schlegel, dans la somme sur les chrétiens de gauche qu’il a codirigée avec Denis Pelletier en 2012, estime que la proportion des pratiquants diminuait depuis les années 1950 mais qu’on aurait enregistré, dans les années 1966-1972, dans l’après-concile, une stabilisation exceptionnelle au niveau élevé de 20 % de pratique, avant que la baisse ne reprenne son cours29. Yves-Marie Hilaire écrivait en 2004 que le déclin s’était surtout produit à partir de 1969, qu’il avait été rapide jusqu’en 1975, puis plus lent ensuite30, etc.
On n’y voit goutte. Si tout le monde est d’accord pour dire que la chute a été spectaculaire depuis les années 1960, les spécialistes divergent non seulement sur les explications, ce qui n’est pas très étonnant, mais sur les faits eux-mêmes, ce qui est plus embêtant. Toute une série de questions « policières » de base, qui sont la première tâche de l’historien, n’ont pas trouvé leur réponse. Quand exactement la rupture a-t-elle eu lieu ? À quel rythme ? Dans quelles proportions ? A-t-elle été brutale, progressive, les deux à la fois ? A-t-elle procédé de causes avant tout religieuses, culturelles, sociales ? Les scénarios avancés sont divers mais également, pour partie, contradictoires, de sorte qu’il est à peu près impossible en l’état de savoir à quoi s’en tenir.
Une chose est sûre en tout cas : la crise a été internationale. Elle a concerné aussi bien l’Amérique du Nord que l’Europe de l’Ouest et les anciens dominions britanniques du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Durant les années 1960, l’Europe et les États-Unis avaient encore, dans ce domaine, des évolutions largement parallèles, avant de diverger au cours de la décennie suivante. Le Canada représente un cas un peu intermédiaire, sans doute plus proche de la situation européenne qu’états-unienne, surtout au Québec. Depuis, les spécialistes s’interrogent et se divisent sur le destin comparé de l’« Europe séculière » et de l’« Amérique religieuse »"
"L’idée est aussi d’essayer d’articuler cette décennie décisive [les années 60] avec l’amont et l’aval, notamment la période immédiatement antérieure de l’après-guerre et des années 1950, qui a vu se produire, aux États-Unis et en Europe de l’Ouest, un « petit boom religieux » bref mais intense qui contraste d’autant plus fortement avec la suite. Comment a-t-on pu ainsi passer, presque sans transition, de l’un à l’autre ? Par réaction contre « le dernier âge puritain de l’Occident », comme certains l’ont dit, ou par radicalisation de tendances déjà présentes, mais contenues ? Il faut souhaiter qu’à l’avenir les études se développent sur les années 1950, parce qu’il est probable qu’en cette décennie se trouve la clé de nombre des questions qui nous occupent.
Or l’on dispose en France d’une masse d’informations considérable sur la pratique religieuse des années 1945-1965, parce que le clergé s’est lancé à ce moment-là dans une série d’enquêtes de grande ampleur destinées à éclairer sa pastorale et à favoriser la reconquête chrétienne du pays. Aucune Église au monde ne s’est livrée à un tel exercice d’auto-analyse sociologique."
"Le paradoxe [...] est que, dans l’historiographie, on s’est mis à critiquer la notion de « déchristianisation », au point de la juger parfois inutilisable ou trompeuse, au moment même (on le verra) où les courbes de pratique dévissaient massivement, et donc où sa réalité, en un sens, pouvait sembler plus d’actualité que jamais. Mystères de la fausse conscience en milieu universitaire ? Peut-être, mais pas seulement.
Le terme même de « déchristianisation » a été inventé dans les années 1860 par Mgr Dupanloup, grande figure du catholicisme libéral du XIXe siècle, pour désigner une action politique volontaire visant à faire reculer l’influence sociale du catholicisme. Ce n’est que dans un second temps qu’il a désigné un état de la société elle-même, considéré généralement comme la résultante de cette action. Dupanloup lui-même a lancé dans son diocèse d’Orléans, au cours des années 1850-1870, de grandes enquêtes de pratique qui, étudiées dans les années 196037, ont permis de renouveler profondément notre vision de l’histoire religieuse du XIXe siècle. Le terme a suscité bien des critiques. René Rémond parlait d’une « appellation plus commode que précise »38, Gabriel Le Bras d’un « mot fallacieux »39, Dominique Julia d’un « concept flou et malléable à merci »40.
Si l’on essaie, avec le recul, de rassembler les pièces principales de ce procès d’époque de la notion de « déchristianisation », on constate qu’il reposait sur trois arguments principaux.
Le premier était les compromissions historiques de la notion avec les déplorations cléricales d’antan qui avaient tendance à projeter dans le passé un âge d’or imaginaire et à mettre le recul de la religion sur le compte exclusif de l’action des ennemis de l’Église, en particulier du programme laïque de la IIIe République et de ses officines idéologiques (franc-maçonnerie, libre pensée organisée, syndicats d’instituteurs). Plus tard, certains catholiques de gauche41 ont inversé le schéma sans corriger ses défauts de conception, en expliquant que la « faute » en incombait intégralement à l’Église, qui avait trahi l’idéal évangélique et raté, en 1848 notamment, l’occasion historique de « passer au peuple ».
On a reproché ensuite à la notion d’avoir l’air de supposer qu’avant la « déchristianisation » il ait pu y avoir une société « chrétienne » ; sous-entendu : qui ne l’ait pas été simplement de loin ou de façade. Un homme comme Gabriel Le Bras, pourtant initiateur des enquêtes de pratique dans l’entre-deux-guerres, n’était sans doute pas loin de le penser, comme Pascal ou Kierkegaard avant lui.
On lui a reproché enfin sa focalisation excessive sur le seul critère de la pratique, généralement dominicale et pascale. Celle-ci, a-t-on fait remarquer, n’est pas le tout de l’identité chrétienne, qui s’exprime aussi par des croyances, des valeurs, des comportements. Elle a aussi une histoire. Sa signification spirituelle et sociale varie, de sorte qu’en comparant deux courbes dans l’espace, ou en suivant une même courbe dans la durée, on n’est jamais bien sûr de mesurer la même chose. Le risque est de prendre pour de la « déchristianisation » ce qui n’est peut-être qu’un changement dans le régime de la pratique (et on verra que cet aspect des choses est en effet fondamental), une évolution de la sensibilité religieuse ou une nouvelle expression historique du catholicisme. L’illusion serait de croire qu’il existe une sorte de version atemporelle du christianisme à l’aune de laquelle mesurer, à chaque étape de son histoire, sa conformité au modèle. Par exemple, au début du XIXe siècle en France, on refusait encore assez souvent l’absolution au pénitent qui n’avait pas donné suffisamment de preuves de sa résolution de s’amender. C’était là un moyen de lutter contre la récidive. Parmi ceux qui ne communiaient pas à Pâques, il y avait donc des abstentionnistes et des refusés : comment les distinguer dans la courbe ?
Il n’est donc pas question de nier la pertinence relative de toutes ces critiques, surtout de la dernière. Elles contribuent sans doute à expliquer pourquoi, depuis les années 1980, les historiens ont eu tendance, après les philosophes et les sociologues, à parler davantage de « sécularisation » que de « déchristianisation ». Le terme leur paraissait plus neutre, même s’il n’est pas beaucoup plus clair. Il me semble cependant que, si ces critiques nuancent l’idée de déchristianisation, elles ne la réduisent pourtant pas à rien. Le critère de la pratique garde sa pertinence relative, de même que le terme « déchristianisation » son utilité, dès lors qu’il est pris dans un sens purement constatif, comme désignant les conséquences culturelles et sociales du recul du christianisme organisé dans un groupe donné. La déchristianisation n’est pas un mythe ni le recul du christianisme, une opération blanche pour les sociétés occidentales, comme celles-ci voudraient peut-être se le faire croire. Il faut bien un nom pour la désigner. La pratique et le nombre des pratiquants, même si le religieux ne s’y réduit pas, demeurent des critères décisifs d’appréciation de l’état religieux d’une société, ainsi que le pensaient jadis Émile Durkheim, Marcel Mauss ou, le premier, Gabriel Le Bras."
"L’historien (tel que je le conçois du moins) ne sait rien du christianisme « réel ». Il laisse le soin aux théologiens ou aux moralistes de nous dire ce qu’il est et qui en est, s’ils l’osent. [...] Pour l’historien, le chrétien est simplement celui qui se déclare tel."
"Le « vrai problème historique » selon Le Bras n’était pas tant de comprendre la déchristianisation, même si la question pourrait s’en trouver indirectement éclaircie, que les raisons pour lesquelles la conservation ou la perte de la foi, phénomènes a priori éminemment personnels, voire intimes, obéissaient aussi à des logiques collectives, au point d’avoir une sociologie et une géographie particulières, stables dans la longue durée."
"La « France de l’Ouest » de Siegfried couvrait quatorze départements, majoritairement pratiquants et encore souvent royalistes à cette date, que la IIIe République n’était pas parvenue à entamer sérieusement. Siegfried, fils d’un maire républicain et protestant du Havre, cherchait en sociologue la clé de cette énigme politique.
En étudiant la pratique du vote aux élections législatives, il a mis en évidence l’existence de « tempéraments politiques régionaux » anciens et stables dans la longue durée, qui survivaient aux changements d’étiquettes politiques et au renouvellement des problèmes posés par la conjoncture aux électeurs. Cette cartographie lui paraissait remonter aux débuts du suffrage universel en France, en 1848-1849, bien que lui-même, pour des raisons techniques, ne l’étudiât qu’à partir de 1870. Il soulignait par ailleurs, parmi les déterminants du vote, l’importance du facteur religieux, à côté du type d’habitat, du régime de la propriété et de l’exploitation, ainsi que de l’influence de l’État et de la presse politique. Il montrait que, si toute la région était globalement « religieuse », elle n’était pas toujours « cléricale » (au sens de docile aux consignes politiques du clergé) et que, là même où elle l’était, ce n’était pas sans nuances locales significatives dans l’intensité et les formes de ce cléricalisme. Tout dépendait des traditions et de l’équilibre des forces sociales locales, notamment du poids respectif du clergé et de la noblesse. Ainsi si l’Anjou, par exemple, avait encore quelque chose de « féodal » en ce début du XXe siècle – mais d’un féodalisme vivant qui avait su se renouveler après la Révolution –, le Léon, au nord de Brest, était une « démocratie cléricale » où le poids de la noblesse était nettement moins important.
La deuxième source d’inspiration de Le Bras est la sociologie d’Émile Durkheim et en particulier de son disciple Marcel Mauss, qu’il a fréquenté après la guerre."
"En 1947, les campagnes rassemblaient encore environ 45 % de la population. Pour prendre la mesure de la spécificité française dans ce domaine, il convient de rappeler que cette barre symbolique des 50 % de population urbaine avait été franchie autour de 1850 en Angleterre et de 1890 en Allemagne."
" [La carte Bouchard de 1947 était impressionnante de part la] grande « diagonale du vide » religieux qui prenait la France en écharpe du Nord-Est au Sud-Ouest, des Ardennes aux Landes, sans parler des « taches de mission » qui mouchetaient la carte comme les symptômes d’un mal à venir, encore limité certes, mais déjà inquiétant. Au séminaire de la Mission de France à Pontigny, qui formait depuis la guerre, dans une atmosphère d’intense ferveur apostolique, de futurs prêtres pour les zones déchristianisées, la carte était accrochée en grand format au mur du réfectoire, avec ses « pays de mission » à reconquérir, comme on l’aurait fait du théâtre des opérations dans un état-major."
"La France chrétienne reposait en gros sur trois pôles majeurs : le Grand Ouest, l’Est lorrain, alsacien et jurassien, et le rebord sud-est du Massif central, de la Haute-Loire au Tarn en passant par la Lozère et l’Aveyron. Des pôles secondaires apparaissaient dans le Nord, une partie de la Savoie, le Pays basque. Inversement, l’indifférence religieuse dominait dans une vaste zone qui courait des Ardennes au Sud-Ouest, en englobant l’ensemble du Bassin parisien, le nord et l’ouest du Massif central, avec des prolongements du côté du Languedoc, de la vallée du Rhône et du Sud-Est. On a parlé à l’époque de France déchristianisée « en Y inversé » et, dans les décennies suivantes, on allait s’interroger longuement sur les origines et les raisons de cette mystérieuse distribution périphérique du catholicisme français. « Le christianisme résiste aux frontières », commentait Le Bras, loin de Paris et, en bien des cas (dans le Nord, dans l’Est, dans une partie des Alpes et au Pays basque), dans la continuité transfrontalière de zones de chrétienté étrangères."
"Déjà Le Bras avait-il attiré l’attention sur les effets déchristianisants de la Première Guerre mondiale, en particulier sur les « poilus » issus des régions de chrétienté qui, à leur retour, n’avaient pas tous repris leurs anciennes habitudes religieuses."
"Dans les diocèses déchristianisés, les villes étaient souvent plus religieuses que les campagnes, et donc pas toujours synonymes de déchristianisation. C’était le passage à la ville, plus que la ville elle-même, qui était déchristianisant, dans la mesure où il impliquait une perturbation temporaire des cadres de référence, surtout quand il se produisait entre 16 et 20 ans. A contrario, les catholiques d’origine urbaine conservaient souvent, dans leur transplantation ultérieure d’une ville à l’autre, leur niveau de pratique d’origine. D’aucuns, dans le clergé, se prirent alors à penser qu’une poussée d’exode rural, comme celle à laquelle on assistait depuis la guerre, pourrait dans ces conditions ne pas être une si mauvaise affaire pour l’Église. Dans la mesure où elle affectait aussi les campagnes déchristianisées, elle délierait potentiellement les jeunes qui en étaient issus de leurs vieilles habitudes laïques et anticléricales. L’essentiel, expliquait notamment Paul Winninger en 1957, était de savoir les accueillir et de construire suffisamment d’églises dans les nouveaux quartiers urbains, quitte pour cela à dégarnir certaines paroisses rurales des régions déchristianisées où le taux d’encadrement religieux des populations était encore très élevé, sans grand profit apparent."
"La déchristianisation était déjà très avancée dans certaines campagnes du début du XIXe siècle, comme l’avait montré Ernest Sevrin dès 1939 dans le cas du diocèse de Chartres."
"Louis Pérouas, lui aussi prêtre et historien d’inspiration sociologique, montrait que, dans le diocèse de La Rochelle, la carte Boulard et ses contrastes existaient déjà à la fin du XVIIe siècle."
"En dressant la carte de ceux qui avaient refusé (« réfractaires ») ou accepté (« constitutionnels ») de prêter serment, Tackett a retrouvé la carte Boulard, à quelques exceptions près, dans le Sud-Est notamment où à un fort taux de prêtres ayant prêté le serment correspondent des taux de pratique ultérieurs non pas faibles mais moyens."
"Selon la première [interprétation], qui s’inscrit davantage dans la tradition de la sociologie religieuse classique, la Révolution a surtout révélé des contrastes et une géographie qui existaient auparavant, mais qui étaient restés cachés jusqu’alors derrière une façade d’unanimité religieuse officielle. Cette dernière connaissait en réalité déjà pas mal de trous et de ratés, surtout depuis le milieu du XVIIIe siècle, notamment dans des fractions croissantes de la bourgeoisie et des classes populaires urbaines73. Mais, dans l’ensemble, elle tenait encore bon à la veille de la Révolution. Cette thèse a reçu sa formulation la plus classique et la plus achevée dans le travail pionnier déjà mentionné de Louis Pérouas sur le diocèse de La Rochelle74. Il a montré que, dans ce grand diocèse d’Ancien Régime qui couvrait tout ou partie des départements actuels de la Charente-Maritime, des Deux-Sèvres, de la Vendée et du Maine-et-Loire, les frontières religieuses identifiées par la carte Boulard après-guerre existaient déjà à la fin du XVIIe siècle. Non pas, certes, sous forme de contrastes de pratique dominicale ou pascale (puisque celle-ci était encore massive et théoriquement obligatoire, même si son observance était souvent assez lâche75), mais à travers d’autres indices comme l’implantation des confréries, les vocations sacerdotales et religieuses, ou les dépenses ornementales des fabriques paroissiales. À la faveur de l’événement révolutionnaire et du principe de la liberté religieuse consacré par le concordat napoléonien de 1801, ces contrastes de ferveur du XVIIIe siècle seraient devenus les contrastes de pratique des XIXe et XXe siècles.
Pour l’autre thèse, la Révolution a moins révélé ces contrastes qu’elle ne les a créés, même si, pour cela, elle a utilisé et transformé des matériaux préexistants de natures assez diverses. C’est, semble-t-il, l’avis de Tackett lui-même qui a parlé d’« événement structurant » à propos de la Révolution, plus explicatif par l’histoire qu’il a engendrée, que véritablement expliqué par les causes dont il provient.
Au terme d’une analyse minutieuse, Tackett a montré que le clergé soumis au serment a réagi à chaque fois en fonction d’une situation locale ou régionale particulière, dans laquelle sont entrés en ligne de compte, à des titres divers et dans des proportions variables, le poids local du protestantisme et de ses effets de frontière (notamment en Alsace et le long de l’axe Nîmes-Montauban), celui du jansénisme (notamment dans le sud-est du Bassin parisien), la réception et l’application de la réforme tridentine des XVIe-XVIIe siècles et du modèle sacerdotal qu’elle véhiculait (son succès dans les campagnes de l’Ouest, son rejet dans le Limousin, par exemple), ou encore le niveau d’intégration nationale de la région et le rôle de l’Église dans la préservation des identités locales. Beaucoup de régions réfractaires étaient non francophones et étrangères à la tradition gallicane. L’effet de la crise aurait donc été, dans cette hypothèse, non pas de créer ex nihilo ces contrastes, qui existaient déjà localement par plaques et morceaux, mais de faire émerger la géographie dans sa totalité, de la fixer et de la rendre génératrice d’une histoire où – spécificité française de longue durée – le religieux serait désormais au cœur de la définition du politique, et vice versa.
Reste à comprendre comment une crise qui concernait avant tout le clergé au début de la Révolution a pu avoir de telles conséquences et de si long terme sur la pratique des fidèles. Il semble acquis que l’opinion du clergé reflétait généralement, au moins dans les campagnes (c’est-à-dire pour 80 % de la population), celle qui dominait dans leur paroisse, de sorte que la crise du serment a fonctionné comme une espèce de référendum grandeur nature sur la politique religieuse de la Révolution, sinon forcément sur la Révolution elle-même. Tackett estime qu’une grosse moitié du clergé a prêté serment en 1791 (entre 52 et 55 %, avec de fortes variations locales). La condamnation de la constitution civile par le pape Pie VI au printemps 1791 n’a pas suscité de rétractations massives dans le clergé « jureur » ; on était probablement ainsi à cinquante-cinquante en 1792. La base de départ de l’Église constitutionnelle (favorable à la Révolution) était donc très importante, mais elle a été progressivement laminée par les événements, en particulier par la vague de « déprêtrisations » et de mariages (souvent forcés) qui a accompagné la déchristianisation violente de l’an II, le clergé « réfractaire » ayant été paradoxalement plus protégé de ses effets destructeurs par la clandestinité et l’émigration préalable.
Le phénomène a eu une double conséquence. D’une part, au lendemain du concordat, les diocèses qui avaient été les plus jureurs étaient généralement ceux qui avaient le moins de prêtres et de paroisses. D’où – et c’est là un phénomène capital dans le destin religieux des différentes régions françaises – une vitesse de reconstitution des cadres humains et matériels de la vie religieuse normale plus lente qu’ailleurs, et la possibilité pour les effets déchristianisants de la Révolution de s’y indurer plus profondément. Et, d’autre part, dans la mesure où l’Église du XIXe siècle, gallicane d’abord, ultramontaine ensuite, s’est voulue l’héritière de l’Église réfractaire, un malaise certain dans le catholicisme officiel de la part de tous les amis de la Révolution, y compris des héritiers de l’Église constitutionnelle auxquels le concordat avait pourtant eu soin de ménager une place. La politisation de la question religieuse a été, en France, pour toute une partie de la population, un facteur de longue durée de dévitalisation religieuse.
Sur le plan de la chronologie, il est frappant de voir que dans les rares enquêtes diocésaines dont on dispose pour les lendemains du concordat de 1801, qui a véritablement mis fin à la Révolution sur le plan religieux, notamment à Clermont, à Tours et à Soissons, les contrastes de la carte Boulard existent déjà, bien qu’ils s’expriment à des niveaux supérieurs de pratique, et principalement sur le terrain de la pratique pascale."
"Les contrastes géographiques de la pratique ont été renforcés, au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, par le mode de gestion du personnel qui a prévalu au sein de l’Église. Le recrutement sacerdotal était local, ce qui signifie que les diocèses les plus fervents disposaient de plus de vocations que les autres, et qu’en général l’offre et la demande s’y renforçaient mutuellement. Les évêques avaient tendance par ailleurs à envoyer les « mauvais » prêtres (présumés) dans les « mauvaises » paroisses, et inversement, avec à la clé un renforcement des contrastes. Il faudra attendre 1941 pour que la Mission de France tente de répondre, bien tardivement, à ce problème en formant un clergé spécial et très motivé à destination des pays les plus indifférents."
"Que reste-il de la carte Boulard aujourd’hui ?
À première vue, pas grand-chose. Si l’on s’en tient aux critères qui ont présidé à son établissement, comme il paraît de bonne logique et même de probité intellectuelle élémentaire de le faire, contrairement à l’habitude qui a été prise dans les années 1970 de considérer comme « pratiquant » quiconque va à la messe une fois par mois, c’est l’ensemble de l’Hexagone, villes et campagnes confondues, qui apparaît désormais comme un « pays de mission », et ce non seulement au sens où l’entendait Boulard (au moins 20 % d’enfants non baptisés ou non catéchisés) mais Godin et Daniel dans La France, pays de mission ?, voire un cran au-dessous encore. Personne n’imaginait dans les années 1950 qu’on pourrait en arriver là. Le taux de pratique national actuel (2 %) correspond aux taux les plus faibles enregistrés dans le monde ouvrier des années 1950. Tous les planchers de la pratique tels que la sociologie des années 1950 avait pu les établir, qu’ils soient géographiques, sociologiques, de sexe ou d’âge, ont été percés depuis longtemps."
-Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d'un effondrement, Seuil, 2018.