"Du XIIIe au XXIe siècle, la violence physique et la brutalité des rapports humains suivent une trajectoire déclinante dans toute l’Europe de l’Ouest. La courbe des homicides répertoriés dans les archives judiciaires en témoigne. Au très haut niveau initial observé voici sept cents ans succède une première baisse, de moitié environ, vers 1600-1650, suivie d’un effondrement spectaculaire : le nombre de cas est divisé par dix en trois siècles, jusqu’aux années 1960, tandis que les décennies suivantes connaissent une relative mais nette remontée. Durant toute la période, l’acte meurtrier enregistre cependant des permanences en matière de sexe et d’âge qui posent de multiples interrogations. Il concerne très peu les femmes, dont la part se situe aujourd’hui autour de 10 %, avec de faibles variations depuis la fin du Moyen Âge, et se trouve surtout commis par de jeunes mâles entre 20 et 30 ans. Jusqu’au XIXe siècle, il est plus fréquent dans les États méridionaux que dans les pays du Nord. De nos jours, une frontière invisible sépare encore le monde occidental de l’ancien bloc soviétique, principalement de la Russie, où le taux d’homicide atteint 28,4 pour 100 000 habitants en 2000, alors qu’il fluctue entre 1,9 et 0,7 dans la Communauté européenne avant son élargissement.
La seule conclusion que partagent la plupart des chercheurs actuels revient à constater l’émergence sur le Vieux Continent d’un puissant modèle de gestion de la brutalité masculine, juvénile en particulier. Si l’on exclut les guerres qui relèvent d’un autre type d’analyse, l’homme se révèle être de moins en moins ouvertement un loup pour l’homme dans cet espace – du moins jusqu’au dernier tiers du XXe siècle. [...]
Le fait que les variables de sexe et d’âge concernant le geste homicide aient peu changé depuis sept siècles en Occident paraît à première vue confirmer la thèse de la nature prédatrice et meurtrière de l’être humain. Mais le déclin séculaire de la courbe des crimes de sang résulte essentiellement d’une lente évolution d’ordre culturel. Il traduit surtout la diminution des conflits opposant des jeunes mâles, ceux de l’élite qui se tuaient fréquemment en duel comme ceux du peuple qui multipliaient les confrontations viriles et les combats à l’arme blanche dans les lieux collectifs. Les explications sont à chercher dans la mutation radicale de la notion masculine d’honneur et dans l’apaisement des relations humaines, d’abord sur la place publique puis, plus lentement, dans la vie familiale, au cours d’un processus de « civilisation des mœurs » dont Norbert Elias s’est fait le théoricien."
"Sous l’aiguillon de l’institution judiciaire, elle passe lentement du statut de langage collectif normal producteur de lien social, qui sert à valider les hiérarchies de pouvoir et les rapports entre les générations ou les sexes dans les communautés de base, à celui de tabou majeur. L’Occident invente ainsi l’adolescence à travers une tutelle symbolique renforcée sur les garçons célibataires. Le mouvement complète les effets d’un nouveau système éducatif destiné à encadrer plus étroitement un âge qui paraît particulièrement turbulent, insoumis et dangereux aux yeux des pouvoirs ou des gens établis. Jusqu’ici peu analysé, cet aspect de la « civilisation des mœurs » vise à limiter l’agressivité « naturelle » des nouvelles générations mâles en leur imposant l’interdit du meurtre, avec le consentement croissant des adultes de leur paroisse.
La principale rupture se situe vers 1650, lorsque s’affirme dans toute l’Europe meurtrie par d’interminables guerres une intense dévaluation de la vue du sang. À partir de ce moment, la « fabrique » occidentale refaçonne les comportements individuels volontiers brutaux, en particulier chez les jeunes, par un système de normes et de règles de politesse qui dévalorise les affrontements en armes, les codes de vengeance personnelle, la rudesse des rapports hiérarchiques et la dureté des relations entre sexes ou classes d’âge. Il en résulte au fil des siècles une véritable transformation de la sensibilité collective face à l’homicide, qui aboutit finalement à en faire un puissant tabou au cours de l’époque industrielle.
La mutation ne s’effectue pas sans mal, sauf pour nombre de citadins qui se laissent plus facilement « désarmer ». C’est que la « paix urbaine » modérait déjà mieux qu’ailleurs la violence des habitants dès la fin du Moyen Âge : un dispositif appuyé sur des amendes et des sanctions modulées jugulait l’agressivité des jeunes locaux en leur donnant un sens d’autocontrôle précoce, tandis que les célibataires dangereux nés hors de la cité étaient marqués puis bannis – envoyés occire ailleurs, en quelque sorte. D’autres groupes sociaux développent des pratiques de résistance acharnées. En premier lieu, les nobles exigent le droit de tuer au nom du point d’honneur. Établie au cours du XVIe siècle, leur culture du duel assure la transition entre la loi de la vengeance sanguinaire et le monopole étatique de la violence, car elle encode l’agressivité aristocratique, ce qui permet de mieux l’orienter vers le service armé du prince, puis, plus tard, de la nation. Largement majoritaire jusqu’au XIXe siècle, le monde paysan s’oppose longtemps et obstinément à l’érosion de ses traditions viriles fondatrices, comme le révèle un large cycle de révoltes armées, parfois très graves. Il finit toutefois, très lentement, par accepter l’interdit du sang qui offre aux adultes de nouveaux moyens d’endiguer la fougue des jeunes gens impatients de prendre leur place au soleil."
"La construction du sens historique ne relève pas d’une science guidée par des lois infaillibles mais d’un « bricolage » artisanal de concepts, de techniques parfois importées et d’informations laborieusement collectées."
"Mise en place, de 1500 à 1650 environ, d’une nouvelle sensibilité induite par ces forces vives. Partout en Europe, l’attention de la justice criminelle se concentre sur l’homicide et sur l’infanticide, ce qui se manifeste par la multiplication des peines de mort contre les auteurs. Ces derniers se recrutent majoritairement parmi les jeunes gens des deux sexes. La « fabrique » occidentale se met ainsi à construire de manière radicalement nouvelle les deux genres sexués et à exiger un respect croissant de la vie humaine. De puissantes résistances apparaissent pourtant. Le chapitre VI examine deux des plus acharnées, de la part des nobles et des paysans. Les premiers imposent une culture brutale rénovée en inventant les règles du duel dont s’accommodent les États belliqueux, alors dominants, parce que ce type de cruel affrontement permet au fond une impitoyable sélection des meilleurs officiers. Quant aux paysans révoltés, désireux de conserver leurs traditions viriles, ils se heurtent à une impitoyable répression.
Après 1650, et jusqu’aux années 1950, s’ouvre une ère de violence apprivoisée qui fait l’objet du chapitre VII. À l’exclusion des phases de guerre, les sociétés européennes sont désormais régies par un tabou du sang impératif qui les distingue nettement des États-Unis. Seul un infime « résidu » juvénile, qualifié de crapuleux, sauvage et barbare, témoigne du contraire."
"Consacré au récit noir et au roman policier du XVIe au milieu du XXe siècle, le chapitre VIII montre comment le goût du sang passe de la réalité à l’imaginaire et devient un fantasme, pour mieux pacifier les mœurs des lecteurs tout en leur offrant l’exutoire de frissons mortels. De manière plus ambiguë, ce genre caméléon permet aussi de rêver la violence, d’en faire une expérience personnelle onirique, de l’entretenir pour la rendre opératoire et utile à la collectivité en cas de besoin. Contradiction interne de notre culture, l’exaltation littéraire du meurtre, par exemple dans Fantômas, peu avant la Première Guerre mondiale, trouve des débouchés licites dans les conflits « justes » et patriotiques. L’agressivité juvénile est donc plutôt encadrée ou détournée qu’éradiquée."
-Robert Muchembled, Une histoire de la violence, Seuil, 2008.