https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7oise_Bonardel
"Les manifestations hétérogènes communément réunies sous la bannière de la déraison : émotions, passions, croyances et superstitions, divagations créatrices ou destructrices... sont-elles qualifiées d'irrationnelles du fait de leur absence de logique, ou de leur inadéquation et inadaptation au « réel »? Notion tout aussi équivoque, il va sans dire, à propos de quoi le consensus culturel dominant permet généralement de trancher entre insanité et santé, pathologie et normalité. Mais ce consensus est-il lui-même d'ordre rationnel ? Rien ne permet donc d'affirmer qu'il suffit d'être logique pour être raisonnable ; ni même d'avoir raison pour faire triompher une rationalité universelle et partagée."
"Des proximités immédiates font en effet de l'irrationnel le proche parent de l'illogique, de l'irréfléchi (ou irraisonné), de l'insensé ou du déraisonnable; et d'autres rapprochements, plus incertains encore, en font le terme générique permettant d'évoquer : l'inexpliqué ou l'inexplicable, l'accidentel, l'indécidable, l'absurde, l'insane, l'inconcevable, le mystérieux et l'énigmatique, le monstrueux... si bien que ce terme, doté de surcroît par qui l'utilise d'une forte charge émotionnelle, pourrait souvent être remplacé par : occulte, fantastique, magique, ésotérique, imaginaire, invisible, irréel ou surréel, inconscient, subconscient ou transconscient, surnaturel... Tout cela n'est-il pas en effet, à un titre ou à un autre, d'ordre irrationnel ?"
"Comment en effet - c'est-à-dire au nom de quel englobant catégoriel - rassembler sous cette appellation : l'irrationnel, une profusion de manifestations irreliées appartenant à des secteurs d'activités aussi divers que les arts, les religions et spiritualités, les croyances et traditions populaires, les sciences dans leur confrontation quotidienne à des données irrationnelles qu'elles s'emploient à expliquer et dominer ? Comment, si ce n'est en courant le risque de leur imposer des normes de classement et de jugement qui en feraient justement disparaître l'irrationalité dont l'irruption relèverait dès lors davantage du « coup d'éclat » que du discours organisé ; éclatement thématique aggravé par l'imprécision de la constellation sémantique dont cette notion semble le centre toujours virtuel : « infracassable noyau de nuit » dont s'enchanta le poète A. Breton (1896-1966), ou centre inexistant d'une nébuleuse aux périphéries incertaines ? Enfin, et ce n'est pas là le moins inquiétant, « l'irrationnel » paraît cautionner, partout où il se manifeste avec éclat, la collusion et souvent même la confusion de l'affectif et de l'intellectuel, au mépris de la ligne de partage établie par la Raison."
" [Tout se passe] comme si une incompatibilité logique, et peut-être ontologique, interdisait au rationnel d'être spontané, et à l'irrationnel d'être réfléchi, c'est-à-dire conduit à davantage de « rationalité » par un travail de l'esprit de plus en plus conscient, adapté et délibéré. En ce sens, l'irrationnel est toujours, comme le pensa Hegel (1770-1831) le « simplement opiné » ; alors que le rationnel est « quelque chose d'agi » en qui s'est trouvé confirmé et affirmé « le droit de la conscience ». Quel droit ? Celui de devenir conscience de soi puis conscience universelle de soi : mouvement grâce auquel l'individualité accède à l'universalité, à l'humanité. Or, ce passage de l'irréfléchi au raisonné et au « rationnel » constituant la dynamique même de la conscience, se trouva validé et renforcé par l'évolution de l'histoire des idées ; l'Occident faisant de la réflexivité consciente et raisonnée l'indispensable partenaire de la liberté d'agir et de penser."
"On réalise ainsi ce qu'il y aurait de tendancieux à relier prématurément et spontanément les trois termes ici en jeu : irrationnel (adjectif), l'irrationnel (substantif), et irrationalisme, autant dire une irrationalité devenue doctrine, système ; les relier donc comme les trois séquences obligées d'une évolution continuée, d'un passage garanti (aveugle ? réfléchi ?) vers davantage de congruence si ce n'est de rationalité puisque le spectre de la régression et de la démence fut dès le XIXe siècle attaché à la notion d'irrationalisme. Or, rien ne dit en effet qu'un mouvement irrationnel spontané cherche nécessairement à se constituer en « irrationalisme »; ni qu'une irrationalité manifeste s'origine forcément dans cet « irrationnel » foncier, proche d'un inconscient collectif (Jung) où disent puiser la plupart des traditions spirituelles. Tout au plus nous faut-il reconnaître en ce possible et irrésistible passage l'impérialisme potentiel de tout « irrationnel » : à commencer, E. Meyerson (1859-1933) l'avait bien vu, par la sensation elle-même (Identité et réalité, 1908).
Mais l'on ne saurait non plus s'interdire d'envisager, entre ces trois notions, la possibilité d'une continuité sur laquelle il faudra dès lors s'interroger. En effet, quelle que soit la place prise pour le meilleur (création) ou pour le pire (fanatisme, destruction), par la spontanéité irrationnelle dans la vie des individus et collectivités; qu'elle qu'ait été et demeure l'ingérence de « l'irrationnel » dans l'équilibre toujours précaire des « puissances » (diurnes et nocturnes) accompagnant l'humanité au long de sa laborieuse et incertaine Odyssée ; et quelle qu'ait pu être l'ambition de certains « irrationalismes » de renverser en leur faveur le crédit généralement accordé à la rationalité... un effort d'irrationalisation pourrait-il devenir systématique sans s'autodévorer, ou caricaturer la rationalité ?"
"Ce n'est certes pas que le rationnel ne puisse trouver en l'irrationnel son contraire occasionnel, sa figuration la plus contradictoire et, parfois, son complice le plus dévoué; c'est que « l'engagement rationaliste » semble justement faire appel à une continuité temporelle, à des modes de transmission et de concertation ignorés de toute spontanéité irrationnelle, et délibérément rejetés par tout « irrationalisme » devenu conscient de lui-même. Et c'est sans doute pourquoi « irrationnel » rime si fréquemment avec individuel, singulier, isolé ; tandis que « l'irrationnel » semble, à tort ou à raison, n'engendrer d'autre perpétuité historique que funeste (terreurs totalitaires, persécutions sectaires), et ne s'inscrire dans aucun devenir progressiste orienté. Mais comment, dans ce cas, expliquer la constance historique d'une « irrationalité » coïncidant pour l'essentiel avec les divers ésotérismes (astrologie, magie, divination, alchimie) dont l'influence, longtemps dominante, est loin d'être totalement éradiquée ? Comment, en effet, sinon en recourant à l'argument paresseux et souvent fallacieux, d'un « retour » périodique et quasi épidémique de « l'irrationnel » ?"
"En tant qu'adjectif d'abord, nécessairement rapporté à un substantif (comportement, réaction, expression) le mot « irrationnel » apparaît en général lors de la description (littéraire souvent) de situations où une impulsion manifeste son caractère foncièrement atypique puisque n'entrent alors prioritairement en jeu ni l'absence de connaissances, ni la pure et simple bêtise, ni la méchanceté délibérée: l'émergence brutale, plutôt, imprévisible et irrépressible, d'une énergie désorganisatrice aussi impérieuse qu'insoucieuse de ses conséquences. Aussi, quel que puisse être le diagnostic porté sur ses causes – caractérielles ou conjoncturelles – l'irrationalité d'un comportement conduit à la perte de toute lucidité, de toute maîtrise des éléments subjectifs et objectifs permettant une domination sereine et équitable d'une situation ou d'un problème donnés : d'où l'inadaptation de l'individu concerné à son environnement immédiat et, généralement, son manque d'efficacité. Toutefois, une analyse plus affinée de l'irrationalité comportementale laisserait apparaître maintes nuances entre l'expression de la spontanéité en tant que telle et ses inévitables conséquences. Entre un même type d'irruption et une comparable inadaptation se déploient en effet de nombreuses variations : un comportement sera qualifié d'illogique ou d'inconséquent (voire absurde) soit s'il déroge aux règles communes de la « logique » [...] soit s'il rend manifeste une contradiction plus intime ou une inadéquation au monde environnant dont l'individu peut malgré tout se trouver l'heureux bénéficiaire (chance), le destinataire occasionnel (hasard) ou, plus « logiquement », la victime résignée ou consentante (autodestruction, aberration). A cet égard, un illogisme poussé et persévérant conduit à l'insanité et à la démence."
"Faire de « l'irrationnel » le pur et simple négatif du rationnel revient donc à reconnaître et indirectement valider la seule hégémonie et autonomie qui soit : celle de la Raison, du rationnel et du raisonnable, dont les formulations purent varier au cours de l'histoire des idées, mais dont l'axe demeurerait depuis les Grecs inchangé. Ainsi le statut subalterne de l'irrationnel serait-il, philosophiquement parlant, l'équivalent d'une privatio boni : doctrine théologique chrétienne qui, reconnaissant dans le mal une dégradation du bien, lui refuse par là même toute identité propre. Mais l'on sait aussi que d'autres courants (gnostiques, manichéens, cathares), accentuèrent au contraire la fracture ontologique, au point dériger face à face deux Principes souverains en lutte pour la domination du monde [8]. Mais faire de « l'irrationnel » une puissance antithétique du rationnel et distincte de lui soulève une série de difficultés majeures puisqu'il ne s'agit plus alors d'un contre-pouvoir, mais d'une autre puissance : comment, dès lors, rendre compte de son altérité sans la rationaliser ? Comment, surtout, sérieusement envisager qu'une telle puissance prenne un jour le relais de la rationalité sans faire du Chaos l'équivalent du Mal ?"
"« L'irrationnel », en tant qu'amalgame des diverses irrationalités (folie, passion, fanatisme), n'est que la transcription négative et historiquement tardive d'un ensemble de principes et de croyances, souvent remarquablement organisés, constituant l'ossature sociale et spirituelle des cultures dites « traditionnelles » et pas exclusivement archaïques et primitives."
"Le caractère cohérent et systématique des pensées « traditionnelles » (magies, divination, psycho-physiologie subtile) peut justifier qu'on parle à leur propos d'un « irrationalisme » : mais en tant que corps de doctrine fondé sur d'autres postulats et principes interprétatifs que ceux hérités du rationalisme [sic] grec. En ce cas, ce n'est que par opposition au rationalisme classique que peut prendre sens l'utilisation, à leur propos, de la notion d'irrationalisme. Car de l'intérieur ces systèmes de pensée revendiquent une cohérence et une efficacité proches d'une « rationalité ». La preuve en est d'ailleurs qu'ils n'ont que peu de points communs avec les « irrationalismes » philosophiques : ceux de Schopenhauer, Nietzsche, Bergson... presque tous issus de la fracture romantique, et consécutifs à une « crise de la raison » propre à la tradition rationaliste (philosophique et scientifique). Si la dénomination même (irrationalisme) s'avère à leur propos souvent contestable [...], il n'en demeure pas moins qu'elle ouvre également aujourd'hui la voie à une possibilité de dialogue avec l'autre irrationalisme: ésotérique et traditionnel, étrangement méconnu ou méprisé par la philosophie classique."
"La démesure (ubris) – dont Héraclite disait déjà qu'il fallait « l'éteindre plus encore qu'incendie »."
"Dans son effort pour penser simultanément la constitution du sujet et celle d'un ordre mesuré et harmonieux méritant le nom de « monde » (kosmos), la raison grecque crut de son devoir de repousser partout où il se présentait l'im-monde : le non-organisé (Chaos), le non-policé (Polis, cité) l'inconséquent (illogique, absurde). En ce sens, le surgissement même de cette espérance infinie accordée à la raison contre toutes les formes de misologie (haine du discours rationnel) constitue en soi un phénomène irrationnel car profondément nouveau historiquement, et novateur dans son telos (finalité) même : un accroissement infini de la connaissance. Mais dans la mesure où le processus de connaissance ainsi développé se voulait prioritairement « théorique » (theoria), le destin du monde occidental devait se trouver modelé par ce type de rationalité."
"Précisons d'emblée que l'Europe en « crise » [...] finira par se demander si le « spirituel » (geistig) coïncide encore avec le « rationnel » ; ou si le divorce est pour elle consommé entre la dianoia (connaissance discursive) et la noesis (connaissance intuitive des essences et de l'au-delà de l'essence)."
"Cet acheminement laborieux hors de la caverne [...] où se forgent toutes les idoles et autres irrationalités parasitaires, fut lui-même subordonné par Socrate à l'utilisation mesurée - mais sur quelles balances ? - d'un corrosif sans commune mesure avec la discursivité logique : celui de l'ironie, le plus irrationnel des ingrédients, le poison suscitant son propre remède (pharmakon) lorsqu'un habile dialecticien en jugule les effets négateurs pervers. L'ironie n'aurait-elle donc pas joué, au plan philosophique, un rôle de dissolvant au fond comparable à celui dévolu par les alchimistes grecs - méconnus par la tradition classique - à l'iosis, le venin, la rouille corrosive sans laquelle la transmutation des métaux ne saurait avoir lieu.
Le caractère purement négatif de la méthode socratique (maïeutique) est trop connu pour qu'on y insiste : le non-savoir ainsi mis au jour faisant du socratisme le premier des apophatismes non religieux. Car Socrate n'a rien du thaumaturge ou du mage héraclitéen et empédocléen, prophétique et élitiste."
"Quant à l'illimité (Apeiron) considéré par Anaximandre comme le Principe et l'élément de toutes choses, Aristote (qui par ailleurs le réfute) remarque à juste titre qu'une telle conception « revient à faire de l'illimité le divin, car il est immortel et incorruptible » ; mais pour en conclure : « Alors la réalité matérielle et les mondes doivent, semble-t-il, être illimités eux aussi. ». L'illogisme d'une telle théorie était donc dans le choix même du Principe qui ne pouvait raisonnablement rendre compte de la réalité finie du monde."
"Considérant par ailleurs la sensation comme l'unique référent de toute orientation et réflexion, [l'épicurisme] ne pouvait que trouver illogique, absurde, la crainte de la mort puisque cette dernière supprimait toute « appréhension » (crainte liée à la perception)."
-Françoise Bonardel, L'irrationnel, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1re éd. 1996, 2e éd. 2005.
"Les manifestations hétérogènes communément réunies sous la bannière de la déraison : émotions, passions, croyances et superstitions, divagations créatrices ou destructrices... sont-elles qualifiées d'irrationnelles du fait de leur absence de logique, ou de leur inadéquation et inadaptation au « réel »? Notion tout aussi équivoque, il va sans dire, à propos de quoi le consensus culturel dominant permet généralement de trancher entre insanité et santé, pathologie et normalité. Mais ce consensus est-il lui-même d'ordre rationnel ? Rien ne permet donc d'affirmer qu'il suffit d'être logique pour être raisonnable ; ni même d'avoir raison pour faire triompher une rationalité universelle et partagée."
"Des proximités immédiates font en effet de l'irrationnel le proche parent de l'illogique, de l'irréfléchi (ou irraisonné), de l'insensé ou du déraisonnable; et d'autres rapprochements, plus incertains encore, en font le terme générique permettant d'évoquer : l'inexpliqué ou l'inexplicable, l'accidentel, l'indécidable, l'absurde, l'insane, l'inconcevable, le mystérieux et l'énigmatique, le monstrueux... si bien que ce terme, doté de surcroît par qui l'utilise d'une forte charge émotionnelle, pourrait souvent être remplacé par : occulte, fantastique, magique, ésotérique, imaginaire, invisible, irréel ou surréel, inconscient, subconscient ou transconscient, surnaturel... Tout cela n'est-il pas en effet, à un titre ou à un autre, d'ordre irrationnel ?"
"Comment en effet - c'est-à-dire au nom de quel englobant catégoriel - rassembler sous cette appellation : l'irrationnel, une profusion de manifestations irreliées appartenant à des secteurs d'activités aussi divers que les arts, les religions et spiritualités, les croyances et traditions populaires, les sciences dans leur confrontation quotidienne à des données irrationnelles qu'elles s'emploient à expliquer et dominer ? Comment, si ce n'est en courant le risque de leur imposer des normes de classement et de jugement qui en feraient justement disparaître l'irrationalité dont l'irruption relèverait dès lors davantage du « coup d'éclat » que du discours organisé ; éclatement thématique aggravé par l'imprécision de la constellation sémantique dont cette notion semble le centre toujours virtuel : « infracassable noyau de nuit » dont s'enchanta le poète A. Breton (1896-1966), ou centre inexistant d'une nébuleuse aux périphéries incertaines ? Enfin, et ce n'est pas là le moins inquiétant, « l'irrationnel » paraît cautionner, partout où il se manifeste avec éclat, la collusion et souvent même la confusion de l'affectif et de l'intellectuel, au mépris de la ligne de partage établie par la Raison."
" [Tout se passe] comme si une incompatibilité logique, et peut-être ontologique, interdisait au rationnel d'être spontané, et à l'irrationnel d'être réfléchi, c'est-à-dire conduit à davantage de « rationalité » par un travail de l'esprit de plus en plus conscient, adapté et délibéré. En ce sens, l'irrationnel est toujours, comme le pensa Hegel (1770-1831) le « simplement opiné » ; alors que le rationnel est « quelque chose d'agi » en qui s'est trouvé confirmé et affirmé « le droit de la conscience ». Quel droit ? Celui de devenir conscience de soi puis conscience universelle de soi : mouvement grâce auquel l'individualité accède à l'universalité, à l'humanité. Or, ce passage de l'irréfléchi au raisonné et au « rationnel » constituant la dynamique même de la conscience, se trouva validé et renforcé par l'évolution de l'histoire des idées ; l'Occident faisant de la réflexivité consciente et raisonnée l'indispensable partenaire de la liberté d'agir et de penser."
"On réalise ainsi ce qu'il y aurait de tendancieux à relier prématurément et spontanément les trois termes ici en jeu : irrationnel (adjectif), l'irrationnel (substantif), et irrationalisme, autant dire une irrationalité devenue doctrine, système ; les relier donc comme les trois séquences obligées d'une évolution continuée, d'un passage garanti (aveugle ? réfléchi ?) vers davantage de congruence si ce n'est de rationalité puisque le spectre de la régression et de la démence fut dès le XIXe siècle attaché à la notion d'irrationalisme. Or, rien ne dit en effet qu'un mouvement irrationnel spontané cherche nécessairement à se constituer en « irrationalisme »; ni qu'une irrationalité manifeste s'origine forcément dans cet « irrationnel » foncier, proche d'un inconscient collectif (Jung) où disent puiser la plupart des traditions spirituelles. Tout au plus nous faut-il reconnaître en ce possible et irrésistible passage l'impérialisme potentiel de tout « irrationnel » : à commencer, E. Meyerson (1859-1933) l'avait bien vu, par la sensation elle-même (Identité et réalité, 1908).
Mais l'on ne saurait non plus s'interdire d'envisager, entre ces trois notions, la possibilité d'une continuité sur laquelle il faudra dès lors s'interroger. En effet, quelle que soit la place prise pour le meilleur (création) ou pour le pire (fanatisme, destruction), par la spontanéité irrationnelle dans la vie des individus et collectivités; qu'elle qu'ait été et demeure l'ingérence de « l'irrationnel » dans l'équilibre toujours précaire des « puissances » (diurnes et nocturnes) accompagnant l'humanité au long de sa laborieuse et incertaine Odyssée ; et quelle qu'ait pu être l'ambition de certains « irrationalismes » de renverser en leur faveur le crédit généralement accordé à la rationalité... un effort d'irrationalisation pourrait-il devenir systématique sans s'autodévorer, ou caricaturer la rationalité ?"
"Ce n'est certes pas que le rationnel ne puisse trouver en l'irrationnel son contraire occasionnel, sa figuration la plus contradictoire et, parfois, son complice le plus dévoué; c'est que « l'engagement rationaliste » semble justement faire appel à une continuité temporelle, à des modes de transmission et de concertation ignorés de toute spontanéité irrationnelle, et délibérément rejetés par tout « irrationalisme » devenu conscient de lui-même. Et c'est sans doute pourquoi « irrationnel » rime si fréquemment avec individuel, singulier, isolé ; tandis que « l'irrationnel » semble, à tort ou à raison, n'engendrer d'autre perpétuité historique que funeste (terreurs totalitaires, persécutions sectaires), et ne s'inscrire dans aucun devenir progressiste orienté. Mais comment, dans ce cas, expliquer la constance historique d'une « irrationalité » coïncidant pour l'essentiel avec les divers ésotérismes (astrologie, magie, divination, alchimie) dont l'influence, longtemps dominante, est loin d'être totalement éradiquée ? Comment, en effet, sinon en recourant à l'argument paresseux et souvent fallacieux, d'un « retour » périodique et quasi épidémique de « l'irrationnel » ?"
"En tant qu'adjectif d'abord, nécessairement rapporté à un substantif (comportement, réaction, expression) le mot « irrationnel » apparaît en général lors de la description (littéraire souvent) de situations où une impulsion manifeste son caractère foncièrement atypique puisque n'entrent alors prioritairement en jeu ni l'absence de connaissances, ni la pure et simple bêtise, ni la méchanceté délibérée: l'émergence brutale, plutôt, imprévisible et irrépressible, d'une énergie désorganisatrice aussi impérieuse qu'insoucieuse de ses conséquences. Aussi, quel que puisse être le diagnostic porté sur ses causes – caractérielles ou conjoncturelles – l'irrationalité d'un comportement conduit à la perte de toute lucidité, de toute maîtrise des éléments subjectifs et objectifs permettant une domination sereine et équitable d'une situation ou d'un problème donnés : d'où l'inadaptation de l'individu concerné à son environnement immédiat et, généralement, son manque d'efficacité. Toutefois, une analyse plus affinée de l'irrationalité comportementale laisserait apparaître maintes nuances entre l'expression de la spontanéité en tant que telle et ses inévitables conséquences. Entre un même type d'irruption et une comparable inadaptation se déploient en effet de nombreuses variations : un comportement sera qualifié d'illogique ou d'inconséquent (voire absurde) soit s'il déroge aux règles communes de la « logique » [...] soit s'il rend manifeste une contradiction plus intime ou une inadéquation au monde environnant dont l'individu peut malgré tout se trouver l'heureux bénéficiaire (chance), le destinataire occasionnel (hasard) ou, plus « logiquement », la victime résignée ou consentante (autodestruction, aberration). A cet égard, un illogisme poussé et persévérant conduit à l'insanité et à la démence."
"Faire de « l'irrationnel » le pur et simple négatif du rationnel revient donc à reconnaître et indirectement valider la seule hégémonie et autonomie qui soit : celle de la Raison, du rationnel et du raisonnable, dont les formulations purent varier au cours de l'histoire des idées, mais dont l'axe demeurerait depuis les Grecs inchangé. Ainsi le statut subalterne de l'irrationnel serait-il, philosophiquement parlant, l'équivalent d'une privatio boni : doctrine théologique chrétienne qui, reconnaissant dans le mal une dégradation du bien, lui refuse par là même toute identité propre. Mais l'on sait aussi que d'autres courants (gnostiques, manichéens, cathares), accentuèrent au contraire la fracture ontologique, au point dériger face à face deux Principes souverains en lutte pour la domination du monde [8]. Mais faire de « l'irrationnel » une puissance antithétique du rationnel et distincte de lui soulève une série de difficultés majeures puisqu'il ne s'agit plus alors d'un contre-pouvoir, mais d'une autre puissance : comment, dès lors, rendre compte de son altérité sans la rationaliser ? Comment, surtout, sérieusement envisager qu'une telle puissance prenne un jour le relais de la rationalité sans faire du Chaos l'équivalent du Mal ?"
"« L'irrationnel », en tant qu'amalgame des diverses irrationalités (folie, passion, fanatisme), n'est que la transcription négative et historiquement tardive d'un ensemble de principes et de croyances, souvent remarquablement organisés, constituant l'ossature sociale et spirituelle des cultures dites « traditionnelles » et pas exclusivement archaïques et primitives."
"Le caractère cohérent et systématique des pensées « traditionnelles » (magies, divination, psycho-physiologie subtile) peut justifier qu'on parle à leur propos d'un « irrationalisme » : mais en tant que corps de doctrine fondé sur d'autres postulats et principes interprétatifs que ceux hérités du rationalisme [sic] grec. En ce cas, ce n'est que par opposition au rationalisme classique que peut prendre sens l'utilisation, à leur propos, de la notion d'irrationalisme. Car de l'intérieur ces systèmes de pensée revendiquent une cohérence et une efficacité proches d'une « rationalité ». La preuve en est d'ailleurs qu'ils n'ont que peu de points communs avec les « irrationalismes » philosophiques : ceux de Schopenhauer, Nietzsche, Bergson... presque tous issus de la fracture romantique, et consécutifs à une « crise de la raison » propre à la tradition rationaliste (philosophique et scientifique). Si la dénomination même (irrationalisme) s'avère à leur propos souvent contestable [...], il n'en demeure pas moins qu'elle ouvre également aujourd'hui la voie à une possibilité de dialogue avec l'autre irrationalisme: ésotérique et traditionnel, étrangement méconnu ou méprisé par la philosophie classique."
"La démesure (ubris) – dont Héraclite disait déjà qu'il fallait « l'éteindre plus encore qu'incendie »."
"Dans son effort pour penser simultanément la constitution du sujet et celle d'un ordre mesuré et harmonieux méritant le nom de « monde » (kosmos), la raison grecque crut de son devoir de repousser partout où il se présentait l'im-monde : le non-organisé (Chaos), le non-policé (Polis, cité) l'inconséquent (illogique, absurde). En ce sens, le surgissement même de cette espérance infinie accordée à la raison contre toutes les formes de misologie (haine du discours rationnel) constitue en soi un phénomène irrationnel car profondément nouveau historiquement, et novateur dans son telos (finalité) même : un accroissement infini de la connaissance. Mais dans la mesure où le processus de connaissance ainsi développé se voulait prioritairement « théorique » (theoria), le destin du monde occidental devait se trouver modelé par ce type de rationalité."
"Précisons d'emblée que l'Europe en « crise » [...] finira par se demander si le « spirituel » (geistig) coïncide encore avec le « rationnel » ; ou si le divorce est pour elle consommé entre la dianoia (connaissance discursive) et la noesis (connaissance intuitive des essences et de l'au-delà de l'essence)."
"Cet acheminement laborieux hors de la caverne [...] où se forgent toutes les idoles et autres irrationalités parasitaires, fut lui-même subordonné par Socrate à l'utilisation mesurée - mais sur quelles balances ? - d'un corrosif sans commune mesure avec la discursivité logique : celui de l'ironie, le plus irrationnel des ingrédients, le poison suscitant son propre remède (pharmakon) lorsqu'un habile dialecticien en jugule les effets négateurs pervers. L'ironie n'aurait-elle donc pas joué, au plan philosophique, un rôle de dissolvant au fond comparable à celui dévolu par les alchimistes grecs - méconnus par la tradition classique - à l'iosis, le venin, la rouille corrosive sans laquelle la transmutation des métaux ne saurait avoir lieu.
Le caractère purement négatif de la méthode socratique (maïeutique) est trop connu pour qu'on y insiste : le non-savoir ainsi mis au jour faisant du socratisme le premier des apophatismes non religieux. Car Socrate n'a rien du thaumaturge ou du mage héraclitéen et empédocléen, prophétique et élitiste."
"Quant à l'illimité (Apeiron) considéré par Anaximandre comme le Principe et l'élément de toutes choses, Aristote (qui par ailleurs le réfute) remarque à juste titre qu'une telle conception « revient à faire de l'illimité le divin, car il est immortel et incorruptible » ; mais pour en conclure : « Alors la réalité matérielle et les mondes doivent, semble-t-il, être illimités eux aussi. ». L'illogisme d'une telle théorie était donc dans le choix même du Principe qui ne pouvait raisonnablement rendre compte de la réalité finie du monde."
"Considérant par ailleurs la sensation comme l'unique référent de toute orientation et réflexion, [l'épicurisme] ne pouvait que trouver illogique, absurde, la crainte de la mort puisque cette dernière supprimait toute « appréhension » (crainte liée à la perception)."
-Françoise Bonardel, L'irrationnel, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1re éd. 1996, 2e éd. 2005.