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    Michèle Le Dœuff, L'imaginaire philosophique

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Michèle Le Dœuff, L'imaginaire philosophique Empty Michèle Le Dœuff, L'imaginaire philosophique

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 16 Jan - 13:13

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Mich%C3%A8le_Le_D%C5%93uff

    "Que l’on cherche une détermination du discours philosophique chez Platon, Hegel, ou Bréhier, on trouvera toujours une référence au rationnel, au concept, à l’argumenté, au logique, à l’abstrait. Même lorsqu’une certaine coquetterie pousse certains à prétendre ne pas savoir ce qu’est la philosophie, aucun agnosticisme ne subsiste à propos de la question de savoir ce que n’est pas la philosophie. Elle n’est pas un récit, une description pittoresque, une œuvre de pure littérature. Le discours philosophique s’inscrit — se dit lui-même comme philosophique — dans un écart d’avec le mythe, le fabuleux, le poétique, l’imagier. La forme de la pensée est la seule forme de la philosophie, dit en substance Hegel, après avoir remarqué que « l’opposition de la philosophie aux prétendues représentations populaires des mythologies et sa lutte contre elles est un vieux phénomène ». C’est en effet un bien vieux lieu commun que d’assimiler la philosophie à un certain logos qui se déterminerait par opposition à d’autres types de discours.

    Mais si nous cherchons cette philosophie dans les textes réputés relever d’elle, il faut avancer, pour le moins, que nous ne la trouverons pas à l’état pur. Nous trouverons aussi des statues respirant une odeur de rose, des comédies, des tragédies, des architectes, des fondements, des logis, des portes et des fenêtres, du sable, des pilotes, des instruments de musique variés, des îles, des horloges, des chevaux, des ânes et même un lion, des représentants de tous les corps de métier, des scènes de tempête et des marines, des forêts et des arbres, en bref tout un monde pittoresque susceptible d’égayer une trop sévère « Histoire de la philosophie ».

    Mais égayer, précisément. Et pas plus. Si quelqu’un entreprenait d’écrire l’histoire des images philosophiques, cette histoire serait-elle jamais reconnue comme une histoire de la philosophie, au même titre que l’histoire des concepts, des procédures, des systèmes ? ou encore, si l’on prétendait que les histoires de la philosophie déjà écrites sont pour le moins incomplètes, pour ne pas dire mutilantes, puisqu’on n’y trouve jamais l’album particulier de chaque philosophe, est-ce qu’un tel reproche mériterait d’être pris en considération ? Les images qui apparaissent dans les textes théoriques sont régulièrement conçues comme hors-l’œuvre : s’y intéresser, c’est considérer la philosophie d’un point de vue strictement anecdotique.

    Mais il est bien connu que les femmes ne voient jamais l’Histoire que par le biais de la petite histoire, et le petit bout de la lorgnette ! Est-ce ainsi que je vais défendre mon entreprise ? Certes non, mais il convenait de rappeler ce préjugé, pour que la critique que j’entreprends de la prétendue rationalité complète du travail théorique ne soit pas évacuée trop facilement par quelque jugement du type : « Il n’y a pas de grand texte pour les petites servantes thraces. »

    Aujourd’hui que la pensée en images est une notion qui a conquis droit de cité, la méconnaissance de l’importance des segments imagiers n’est plus possible. Mais il n’est pas simple pour autant d’en faire la théorie. Notre époque a vu produire des travaux remarquables sur le mythe ou le rêve, lieux où la pensée en images est en quelque sorte chez elle. Elle a vu aussi un Bachelard proposer des analyses de l’imaginaire dans le travail scientifique, analyses visant finalement à extrader un élément jugé étranger et indésirable, à l’assigner à résidence ailleurs. La perspective dans laquelle je me place est tierce, comme on le verra, puisqu’il s’agit de réfléchir sur des lambeaux d’imaginaire à l’œuvre là où en principe il n’est pas chez lui, et où, pourtant, sans lui, rien ne se ferait. Le livre que je présente aujourd’hui n’est pas une formulation achevée de ce problème — ce sont plutôt des essais, seule forme peut-être susceptible de ne pas réduire une question avant même de l’avoir posée."

    "Parmi ces hypothèses de départ, il en est une qui me semble toujours essentielle ou opérante — et qu’on peut formuler de façon minimaliste ou maximaliste :

    Version minorée — interpréter les séquences en images des textes philosophiques (au sens large) va de pair avec la recherche des lignes de tension d’une œuvre ; ou encore, l’imagerie est solidaire des difficultés, des points douloureux d’une entreprise.

    Version majorée — le sens porté par les images travaille à la fois pour et contre le système qui les met en œuvre. Pour, en ce qu’elles sont fondatrices de ce que le système ne peut pas justifier mais qui est en même temps nécessaire à son fonctionnement. Contre, pour la même raison, ou peu s’en faut : leur signification est incompatible avec les possibilités du système.

    Le travail réel se situe, en fait, chaque fois entre ces deux extrêmes, entre le repérage d’une difficulté et celui d’une contradiction.

    Si cette perspective générale ne s’est pas trouvée invalidée par ses applications (bien que chaque étude lui ait donné une flexion particulière), il y a en revanche une direction de recherche que j’ai découverte en cours de route. La notion d’imaginaire philosophique la désignera ici. Et parce qu’elle est ce que j’ai appris à travers ces divers essais, c’est à elle que je confie le soin de nommer l’ensemble de ces études éparpillées.

    On verra que j’ai commencé à réfléchir sur les images des textes philosophiques sans en reconnaître la spécificité. J’ai tenté d’interpréter l’insularité d’Utopia selon une méthode qui aurait aussi bien (et aussi mal) convenu à l’étude d’un rêve, d’un tableau, d’une légende, d’une pièce de théâtre... Il ne s’agit pas de renier cette méthode : une compréhension minimale d’un sens symbolique primaire est un préalable quasi-indispensable. Il est généralement nécessaire de décoder les images pour pouvoir en mettre la signification en contiguité avec la pensée explicitée du texte — et ce pour réintroduire ensuite dans le discours la question que l’image règle et escamote. Mais cette réinsertion produit l’hypothèse d’une réciproque possible : si les images des textes philosophiques sont si fonctionnelles dans leur disfonctionnement même, si organiques, ne peut-on pas parier qu’elles sont, pour une part au moins, taillées sur mesure ? ce qui implique de reconnaître qu’il n’y a pas seulement un imaginaire dans la philosophie, mais un imaginaire philosophique, dont la spécificité se laisserait appréhender d’un double point de vue textuel (ou traditionnel) et sociologique.

    Mon travail sur les femmes et/dans la philosophie a été l’occasion privilégiée qui m’a obligée à formuler de façon plus précise cette idée. L’icône du féminin dans les textes philosophiques n’est pas une représentation universelle. Certes, elle s’articule à des préjugés phallocentriques assez communs (repérables dans des opinions, des conduites, des pratiques sociales qui dépassent largement la sphère des « lettrés »), mais sa spécificité, voire son étrangeté, fut pour moi évidente — sans doute parce que ma trajectoire sociologique personnelle m’a fait vivre aussi ailleurs — dans des lieux sociaux où une autre image du féminin est proposée (imposée) à l’identification.

    Penser la spécificité ne veut pas dire tracer une ligne de démarcation d’une rigueur absolue : considérer l’imagerie comme une production culturelle, c’est bien sûr en chercher les variations selon les époques, les catégories sociales et les champs du savoir — mais sans oublier que la culture c’est ce qui circule, entre différents groupes, différents champs, entre pratiques et savoirs. Certes cette circulation ne se fait pas sur le mode d’une diffusion indifférenciée : ceci impose, à chaque fois, de penser les transformations que l’élément emprunté subit du fait même de l’emprunt ; mais ceci interdit aussi de postuler la clôture de tel champ ou de telle formation discursive, postulat qui nous ramènerait séance tenante en-deçà même de Feuerbach — même si postuler l’ouverture du champ ne suffit guère à aller au-delà !

    A partir de là, il a été possible de reconnaître des éléments de réflexion disponibles depuis longtemps — et inaperçus. Par exemple l’extraordinaire production de fables par Platon. Qu’il ait eu besoin de fabriquer des mythes, jusques et y compris peut-être celui de l’Atlantide, ou de retailler de façon notable les mythèmes empruntés au patrimoine poétique grec, voilà ce qu’on sait depuis des lustres et dont on ne tient jamais compte — malgré les indications des historiens, et en particulier, en ce qui concerne le champ grec, de Jean-Pierre Vernant. Une étude comparative du mythe des races (et particulièrement du mythème de l’île des Bienheureux) chez Hésiode et Platon illustrerait le mot du vieux Diès : au mysticisme de son temps, Platon a plus rendu qu’il ne lui a pris... encore que le cercle de témoins qui a reçu et reconnu ces productions fabuleuses n’est sûrement pas « son temps ». En tout état de cause, il faut tirer les conséquences du retravail, par le philosophe, des éléments d’un mode de discours que par ailleurs la philosophie récuse.

    Il n’y a pas une raison ni un imaginaire — on peut se demander si cet énoncé est évident ou inaudible aujourd’hui. Quand on l’exprime comme une idée directrice, tout le monde est prêt à accorder, comme un truisme qui ne mérite même pas examen, le principe de la variation culturelle — et pourtant, dès qu’il s’agit de le faire fonctionner, presque tout le monde l’oublie au profit d’une référence massive à « l’imaginaire » — et Jung reste le grand fournisseur d’instruments d’interprétation. On en vient alors à soupçonner que ce qu’on désigne comme imaginaire est au fond considéré comme hors-culture, infraculturel ou pré-culturel, voire, pourquoi pas, inculte.

    A ce point, il a fallu se déterminer clairement contre la problématique bachelardienne (et psychanalysante) qui fut la mienne, au moins au niveau des moyens de compréhension de la symbolique primaire. La simple idée que les segments en images ont quelque chose à voir avec le travail dit « conceptualisé » — qu’ils occupent au moins le lieu de l’impossible de la théorie — m’écartait certes déjà de cette perspective, qui suppose une hétérogénéité radicale entre la rêverie et la connaissance objective. Quand on considère que l’imagerie vient résoudre des problèmes posés par l’entreprise théorique elle-même, il n’est plus question de l’imputer à une âme primitive qui, reprenant sans cesse les mêmes thèmes, produit des analogies, des valorisations indues, des images séduisantes aux douces sollicitations desquelles la connaissance abstraite doit absolument s’opposer. Et quand on en vient à postuler l’existence d’images spécifiques (à nier précisément qu’il s’agisse des « mêmes thèmes »), on ne peut plus assumer la poétique bachelardienne. Pourtant, « sur le terrain », certaines analyses de Bachelard me semblent toujours éclairantes. Je tâcherai de faire justice plus loin à l’apport décisif de cette poétique, qui fut de réintroduire la dimension de l’affectivité dans l’analyse de la rêverie.

    Mais avancer que l’imaginaire présent dans les textes théoriques est solidaire de l’entreprise théorique elle-même (et de ses douleurs), que cet imaginaire est stricto sensu à l’œuvre dans ces productions3 et qu’il est spécifique, implique de rompre, au-delà de Bachelard, avec une figure typique de la méconnaissance organisée par le concept de « fond mythique commun », autrement dit « imaginaire collectif » et, aux heures de franchise, « ensemble des préjugés populaires », notion qui n’est pas sans rapport avec la position de lettré elle-même, et les leurres qu’elle se donne pour se soutenir — ni sans rapport avec une des méconnaissances fondatrices de la philosophie. Quand les doctes font la théorie de l’imaginaire, c’est toujours de l’Autre qu’il s’agit — c’est le peuple qui vit de légendes, comme si cette entité indifférenciée nommée le peuple (ou cette autre baptisée folklore) avaient une existence ailleurs que dans la représentation d’une caste qui pose sa propre existence en s’opposant à cette catégorie massive.

    Quant à la philosophie, elle s’est toujours arrogé la tâche ou le droit de parler d’elle-même, de tenir un discours sur son propre discours, ses modalités légitimes et les autres, de faire un commentaire de son propre texte. Dans ce méta-discours il est régulièrement question du caractère non-philosophique de la pensée en images. Mais cette tentative d’exclusion échoue toujours, et « de fait, Socrate parle d’ânes bâtés, de forgerons, de cordonniers, de tanneurs »5. Plusieurs stratégies ont été pratiquées pour conjurer ce scandale interne. L’une d’elles consiste à projeter la face honteuse de la philosophie sur un Autre. Cette dénégation (le sujet écrivant ne prenant pas en charge ce qu’il écrit) est simple dans son mécanisme et variable dans ses formes. Grosso modo, l’occurrence d’un discours en image peut être renvoyée vers l’amont ou vers l’aval.

    Vers l’amont — et c’est une résurgence de l’âme primitive, de la pensée archaïque ou enfantine, d’un Moment non-instruit ou non-cultivable de l’esprit : les paradigmes de cette projection sont l’enfant (pour ce que nous l’avons été devant que d’être... homme !), les contes de nourrices, le peuple (irrationnel par nature), les histoires comme en raconteraient les vieilles femmes, le folklore, etc. Bercer l’enfant qui est encore en nous, même chez le philosophe, dit Couturat6, et comme cet enfant n’est autre que la partie irrationnelle de l’âme que Platon compare par ailleurs à la foule, les mythes serviront donc toujours « à enchanter ce qu’il y a de peuple en nous ». Or ce n’est pas vraiment Couturat qui dit cela, c’est pratiquement tout le monde, comme si ce n’était plus des locuteurs particuliers qui prenaient la parole mais la corporation elle-même.

    Vers l’aval — et alors c’est au destinataire du discours que le mode imagier est imputé, et le recours à ce mode se nomme didactique ou pédagogie. L’image serait directement parlante, intuitivement claire, destinée à un interlocuteur encore non-cultivé par le concept, encore ignorant de la philosophie ou de cette philosophie-ci. L’image serait passerelle, médiation entre deux situations théoriques, celle du locuteur et celle du récepteur.

    Deux alibi possibles, donc, et par ailleurs deux conceptions diamétralement opposées de la signification portée par la pensée en images dans les textes théoriques, et qui reviennent au même : ou bien on maximalise son hétérogénéité, ce que Bachelard a fait pour la pensée scientifique, ce que Condillac fit avant lui à propos des philosophies qu’il « blâme ». Ou bien on absorbe complètement l’image dans la problématique conceptualisée, sa signification est considérée comme congruente aux résultats théoriques qu’elle traduit simplement, qu’elle illustre. Une scorie venue d’ailleurs, ou un doublet, mais dédié à l’inculture du lecteur, et dont on pourrait faire l’économie si les philosophes parlaient seulement aux philosophes ! Dans les deux cas, une même méconnaissance : que l’image soit radicalement hétérogène ou complètement isomorphe aux corps de concepts qu’elle traduirait dans la langue de l’Autre, le statut d’élément du travail philosophique lui est refusé — elle n’est pas une partie de l’entreprise. Dans les deux cas elle relève de ce que Foucault appelle la tératologie d’un savoir — et le bon lecteur, celui qui est passé par la discipline philosophique, doit savoir passer à côté.

    Au cas où les études qui suivent donneraient à d’aucuns l’envie de déroger à leur tour (même s’il ne faut pas s’exagérer la valeur de transgression d’une telle analyse), on terminera cette présentation par quelques propositions méthodologiques, en précisant une dernière fois qu’il s’agit non d’une méthode qui serait mise en œuvre systématiquement dans les essais ici rassemblés, mais de leur résultat, d’un bilan qui me permet de tracer le programme d’un travail ultérieur."

    "Voici un autre exemple de déni :

    « Nous avons maintenant parcouru le pays de l’entendement pur, en examinant soigneusement chaque partie ; nous l’avons aussi mesuré et nous y avons fixé à chaque chose sa place. Mais ce pays est une île que la nature enferme dans des limites immuables. C’est le pays de la vérité (mot séduisant) entouré d’un océan vaste et orageux, véritable empire de l’illusion, où maints brouillards épais, des bancs de glace sans résistance et sur le point de fondre offrent l’aspect trompeur de terres nouvelles, attirent sans cesse par de vaines espérances le navigateur qui rêve de découvertes et l’engagent dans des aventures auxquelles il ne sait jamais se refuser et que, cependant, il ne peut jamais mener à fin. Avant de nous risquer sur cette mer pour l’explorer dans toutes ses étendues et nous assurer s’il y a quelque chose à espérer, il nous sera utile de jeter encore un coup d’œil sur la carte du pays que nous allons quitter et de nous demander d’abord si, par hasard, nous ne pourrions pas nous contenter de ce qu’il renferme ou s’il ne nous faut point, par force, nous en contenter, dans le cas, par exemple, où il n’y aurait pas ailleurs un autre sol sur lequel nous pourrions nous fixer ; et ensuite, à quel titre nous possédons ce pays et comment nous pouvons nous y maintenir contre les prétentions ennemies. Bien que nous ayons déjà suffisamment répondu à ces questions dans le cours de l’Analytique, une révision sommaire des solutions qu’elle en a données peut cependant fortifier la conviction en réunissant en un point leurs moments ». [Kant, Critique de la Raison pure, livre II, chapitre III, traduction Trémesaygues et Pacaud, Presses Universitaire de France, p. 216.]

    [...] « Instauratio » a un sens répétitif, ou réitératif : c’est la reconstruction, la grande reprise, le fait de récupérer l’origine perdue, mais dans la différence ; plus précisément, pour les Puritains du début du XVIIe siècle, c’est le fait de reconstruire, avec des moyens humains (et notamment le progrès des sciences de la nature), le paradis sur terre. Voilà l’articulation des deux îles. Comme cette analyse n’est pour moi qu’un exemple, je me contente d’en décrire la démarche sans entrer dans plus de détails. Il suffit que grâce à elle la direction de la recherche soit marquée ; pour interpréter cette île nordique, il faudra examiner le décalage entre les prétentions kantiennes et les possibilités théoriques de justification de ces prétentions touchant la portée historique de l’entreprise critique16. Pour schématiser : dans la perspective de l’Instauratio Magna, le progrès des sciences est essentiel, en revanche l’importance d’une philosophie, au sens où l’entend Kant, est tout à fait douteuse. A la rigueur, à l’époque de Bacon, on peut attribuer un rôle à la philosophie proprement dite. Les sciences n’étant pas encore constituées, la philosophie baconienne s’arroge la tâche historique de leur déblayer le terrain par sa lutte contre les illusions et les idoles, d’être propédeutique — et programmatique, en appelant les meilleurs esprits à se consacrer à la connaissance de la nature — comme le sonneur de cloches levé le premier. Mais la situation historique de Kant, et son point de vue affiché, c’est celle et celui des sciences constituées. Les sciences de la nature ont trouvé leur voie, et le programme de la Maison de Salomon est en route. Du point de vue de l’Instauratio Magna, le besoin d’un adjuvant philosophique ne peut plus se plaider du tout. C’est pourtant lui qui se plaide dans le chapitre III de l’Analytique — et qui fonde le projet de l’entreprise critique entière : créer la conviction que c’est dans le pays de l’entendement qu’il faut se fixer, empêcher que l’entendement, qui s’est enfin mis à s’occuper, et bien, de son usage empirique, n’aille naviguer ailleurs. C’est donc sur ce terrain qu’on peut situer le conflit qui suscite la longue métaphore de l’Analytique : occulter (en la réglant dogmatiquement et de façon oblique) la question de l’utilité de la philosophie dans le projet global de Restauration, et la question de l’utilité, pour le progrès des sciences, d’une intervention philosophique. L’entendement « ne peut s’attendre qu’à être repris bien des fois et honteusement, s’il franchit incessamment (comme c’est inévitable) les limites de son domaine et s’égare dans les erreurs et les illusions ». Ce « (comme c’est inévitable) » est merveilleux, car il doit être compris comme un « si je n’étais pas là ».

    Cette île de la Critique de la Raison pure est donc le blason de l’entreprise kantienne (blason impensable dans la logique de la Grande Restauration), l’auto-justification du projet et, de plus, précisément sur le terrain où ce projet pouvait le moins se plaider : celui du principe de plaisir. En réfléchissant sur la pertinence de sa propre intervention dans le champ de son objet, en faisant surgir dans la question du fonctionnement de l’entendement l’opérateur « philosophie critique », Kant fait un pas de plus (au-delà de l’idée d’une utilité, pour le progrès des sciences, d’un travail philosophique), il construit une auto-justification axée sur une répartition des plaisirs et des peines — des peines surtout. Sans la théorie critique « il est inévitable » que l’entendement aille au-devant des plus grands chagrins. Il fait si froid sur cette mer de l’illusion, et le clapot y est si dur... Tandis qu’avec la philosophie kantienne, l’entendement saura se maintenir dans l’île — des charmes de laquelle d’ailleurs rien ne nous est dit, sinon qu’elle est le lieu où l’on peut se maintenir, ce qui est peu — sauf pour quiconque a essuyé un coup de vent en mer d’Irlande ou en Baltique !

    Or cette évaluation des déplaisirs, cette répartition, ne tient pas — à moins de considérer les amphibologies, par exemple, comme un mouvement de roulis produisant inéluctablement un mal de mer des plus pénibles. Prononcer la souffrance de l’entendement dès qu’il s’égare dans les illusions relève du coup de force, d’un décret qui tient si mal que Kant est obligé de doubler la souffrance (naturelle) par la punition (p. 217 : l’entendement sera repris et honteusement). Il est impossible de justifier le prétendu constat de l’existence d’un tel désagrément, sauf par une mise en scène terroriste. Les images, c’est ce par quoi toute philosophie dogmatise de façon très immédiate, décrète un « c’est comme ça » contre lequel personne ne peut ouvrir de polémique, puisqu’il est entendu que le bon lecteur passe à côté de ces « illustrations » — ce qui fait d’ailleurs que les images sont très agissantes.

    Cette page ne porte donc pas seulement le blason de la philosophie critique. Jouant sur un calcul des déplaisirs, sur une répartition des valeurs affectives, elle crée aussi une séduction, elle produit et structure un fantasme. A ce point, l’interprétation ne peut plus faire l’économie d’une poétique, d’une psychanalyse au sens vague du terme — disons plus simplement que le commentaire doit répondre à la question : comment fonctionne, au niveau subjectif, cette île-là ?

    L’île de l’entendement est donnée en échange de menaces assez terrifiantes. Sa valeur de sécurité n’y est guère développée et ne peut être saisie que par contraste : l’île n’est un bon objet qu’en tant qu’elle est exceptée d’un univers inhabitable. Le texte n’est guère gratifiant, du moins directement : « ... si nous ne pourrions pas nous en contenter ou s’il ne faut pas, par force, nous en contenter. » On peut se demander quel genre de satisfaction subjective un tel texte — un discours cousu de très typiques menaces parentales — est susceptible de donner, et si la séduction qu’il exerce s’épuise dans sa promesse (également parentale) de faire éviter les chagrins. D’autant qu’à ce niveau sa proposition est ambiguë : échapper au déplaisir des brouillards glacés, mais au prix d’un renoncement — au rêve de découverte, à l’attraction de terres nouvelles, à l’espérance."

    "Pour comprendre sa portée affective, il est bon de le confronter à celui que j’ai appelé son symétrique.

    « (le vain regret de l’âge d’or) où l’on jouirait pleinement d’une vie exempte de soucis, coulée dans la paresse et la rêverie, ou passée à folâtrer parmi les jeux d’enfants. C’est ce regret qui rend si attrayants les Robinsons et les voyages dans les îles des mers du Sud ; mais qui, avant tout, prouve la lassitude ressentie par l’homme doué de pensée au contact de la vie civilisée, s’il ne cherche le prix de celle-ci que dans la jouissance21 ».

    Qui a un peu pratiqué la psychanalyse conjecturera sans doute que c’est de castration qu’on nous entretient ici. Et la castration symbolique a des compensations qui n’ont d’efficace qu’à être non-dites. Quand vous l’aurez acceptée, alors..., mais il ne faut surtout pas dire quoi, il faut suspendre à l’infini l’énoncé de l’heureuse conséquence du sacrifice libidinal, car aucune compensation déterminée (finie) ne peut être mise en balance dudit sacrifice. Tout bénéfice énoncé est nécessairement un bénéfice partiel. On ne peut ouvrir la perspective infinie du désir qu’à l’expresse condition d’en faire une simple perspective — de ne pas la boucher par un bon objet partiel. De ce point de vue, le texte kantien est tout à fait conséquent et son caractère non-gratifiant constitue sa séduction principale.

    Cependant, cette grandiose problématique se donne quelques points de rabattement, des points-relais sur lesquels accommoder pour viser l’infini. La promesse la plus primaire, c’est celle d’en finir avec les problèmes de la frustration et de la peur. Une autre est tautologique : alors vous serez vous-mêmes, la castration permettant, paraît-il, à l’individu de se constituer en sujet, de fonder son identité.

    C’est peut-être ainsi que l’événement décrit dans la « révision sommaire » de Kant peut fonctionner, au-delà du simple travail d’évitement du déplaisir : plaisir d’ascèse, jouissance iconoclaste de se couper des satisfactions imaginaires (des bonnes images et des « illusions ») pour ne plus assumer qu’une image — celle de la rupture désignée comme constitutive : une carte du pays, un titre de possession et le fantasme vague de l’intégrité corporelle sont autant de brins qui nouent le projet de se constituer en sujet.

    Une fois reconnue la logique interne de cette figure fantasmatique, c’est-à-dire le lien qui existe entre la jubilation du sacrifice libidinal, le non-dit de la compensation (ouvrant un champ indéfini au désir) et les relais qui marquent cette perspective infinie, il importe de souligner que le désir ainsi structuré est un désir d’un certain type : le blason inaugure une érotique de l’action et du travail (ce qui suit fidèlement l’éthique de l’appel baconien cité en exergue) — et, précisément, il n’inaugure pas au sens strict : il met en forme ou symbolise un sacrifice sans doute déjà accompli par le lecteur. A qui une telle figure est-elle susceptible de faire plaisir ? qui peut-elle satisfaire ? Kant sans doute, en tant qu’elle valorise son intervention dans le champ de son objet, mais aussi tout un cercle de témoins caractérisés par le passage par l’école, par l’ascétisme scolaire, par les sacrifices pulsionnels et fantasmatiques que notre système d’éducation exige. Cette page nous entretient d’une situation subjective dans laquelle nous sommes ou par laquelle nous sommes passés.

    Dans la première scène de Peines d’amour perdues le roi de Navarre échoue à convaincre Biron que pour étudier, pour vivre dans la philosophie, il faut « faire vœu de toutes les abstinences », faire la guerre à toutes ses passions, mourir à l’amour et jeûner une fois par semaine. Car pour Biron « la divine récompense de l’étude » n’est qu’un mot creux. Mais il n’a pas le choix, puisqu’il a juré de rester avec le roi et de partager sa vie. On peut regretter pour lui que le roi ne puisse lui fournir un bon mythe qui justifierait ce qui est de toute manière inéluctable pour lui. Le texte kantien aurait pu être ce mythe qui aurait vidé l’affaire et terminé la pièce sur-le-champ.

    Par conséquent, on ne peut pas séparer la fonction fantasmatique et la fonction emblématique, sinon provisoirement pour les besoins de l’analyse, puisque ce qu’on trouve finalement dans l’examen de la dimension affective, c’est encore une emblématique — non strictement le blason de cette philosophie-ci mais celui d’une situation psycho-théorique plus partagée.

    Et une situation qui est nécessairement celle d’une minorité sociale et culturelle. C’est dans cette optique seulement qu’on peut donner un sens non-classique à l’idée de « sacrifices fantasmatiques » : il ne s’agit pas d’un sacrifice des fantasmes en général (ce que prétend l’interprétation classique, qui dit que « la » rationalité se crée en se séparant du mythe en général, mode de conscience infantile et populaire) mais d’une rupture avec l’imaginaire le plus répandu au profit de l’imaginaire de la corporation — ici d’un imaginaire de lettrés. Ce troc (ou cette mue) est bien illustré par le livre de Roussel qui renie un imaginaire au profit d’un autre — et cet autre sera indissociablement un imaginaire au double sens de ce terme, c’est-à-dire une pensée au service du désir et du pulsionnel douloureux, et l’imaginaire de sa situation théorique — le blason de sa vérité.

    Pour en revenir à Kant, la subjectivité qui peut trouver un bénéfice de plaisir dans le texte de la Critique de la Raison pure est une subjectivité déterminée de façon socio-historique. La psychanalyse (en tant qu’elle gomme toute détermination de ce genre) ne saurait avoir le dernier mot sur cette figure. L’île de la castration date de la fin du XVIIIe siècle et fait date : les philosophes avaient l’habitude, auparavant, de nous en promettre de plus riantes, de plus directement désirables, au bout du chemin du savoir — d’agiter en leur discours des îles où on pouvait se projeter de façon plus heureuse. Si donc on prend en considération la singularité historique de l’île kantienne, on ne doit pas oublier non plus la situation historique de la psychanalyse qui est, elle aussi, une formation historique datée, et qui travaille à penser, quoi qu’elle en dise elle-même, des questions qui sont celles d’une époque — et d’une catégorie sociale.

    Le dernier mot reviendrait donc plutôt, à mon sens, à une intertextualité historicisante : le freudisme fait la théorie de la castration et dit, entre autres, que le sujet de la science, c’est le sujet barré, notion qui, à mon avis, résume intuitivement ce que la page qui a fait les frais de cet exposé méthodologique développe. En parlant de sujet barré, les analystes retrouvent, sans le savoir nécessairement, une formulation kantienne. Mais qu’on ne comprenne pas par là que c’est la philosophie kantienne qui a barre sur le discours analytique. Ces deux discours ont le même âge, celui des sciences constituées et transmises institutionnellement par l’école. Et l’un et l’autre rencontrent la même question — celle des conditions subjectives de l’abandon du droit de rêver.

    De plus le kantisme rencontre cette question sur les ruines d’une bonne vieille idée qui fut d’ailleurs tout aussi mythique que celle que les Modernes produisent, et que nous aimons encore à retrouver, dans la nostalgie, en lisant quelque ancien Grec : le savoir est délectable, la recherche du vrai a un ressort érotique, l’amour de la sagesse est d’abord amour, il faut aller au bien avec toute son âme et la possession du vrai produit dans l’âme une harmonie où tout trouve son compte, y compris la sensibilité. Sagesse ou Souverain Bien, ces vieux blasons en forme d’îles bienheureuses, d’îles d’une mer du midi, reposaient sur une psychologie elle aussi fondée par une distribution d’images — et cette psychologie ne pouvait, elle aussi, convaincre que ceux qui étaient déjà dans une situation théorico-subjective telle que cette mise en forme proposée par l’image réponde, pour eux, à quelque chose.

    Ce bonheur antique n’est plus pensable au XVIIIe siècle, Kant ne se fait pas faute de le reconnaître, et de clore par exemple la Critique de Raison pratique par des réflexions sur la nature-marâtre et sur la vénération que nous devons avoir pour le créateur « autant pour ce qu’il nous a refusé que pour ce qu’il nous a donné en partage ». La dimension castratrice du texte de la Critique de la Raison pure travaille en ce sens, mais en même temps la métaphorique l’annule, elle organise une séduction du renoncement en dessinant une île déjà-trouvée, rappel, par-delà l’épigraphe du livre, de l’utopie baconienne. Une Restauration du paradis sur terre, par le travail et le progrès des sciences, est déclarée possible (et même déjà commencée) envers et contre tout — même si le système ne peut pas fonder en raison cette espérance. Mais sans cette espérance peut-il y avoir une Critique de la Raison pure ? A quoi bon l’écrire si ce travail n’a pas d’action positive sur le fonctionnement de l’entendement ? Plus encore, à quoi bon veiller à ce que l’entendement se consacre à son usage légitime si cet usage n’a aucune valeur existentielle ?"

    "En tant qu’elle institue une partition (océan brumeux - île où on peut se maintenir), elle est bien allégorie du partage fondamental entre l’usage légitime (empirique) et l’usage confusionniste (amphibologique) de l’entendement. Mais elle décolle déjà de cette simple fonction allégorique en ajoutant à la pure spatialisation du partage une signification d’un autre ordre : une imposition de valeurs existentielles. Enfin elle est contre-allégorie dans la mesure où elle fonde la possibilité de récupérer le mythe d’une pratique antérieure de la philosophie. Quand on referme la Critique de la Raison pure, tout, dans une petite fin de chapitre24, tout d’une conception platonicienne de la philosophie, aura été récupéré : la fonction hégémonique ou gouvernementale de la philosophie par rapport aux autres savoirs25 ; l’idée que sans la métaphysique, ce qu’il y a d’essentiel dans les savoirs particuliers resterait éternellement inactif ou virtuel26. Ou encore, que c’est seulement sous la houlette de la Métaphysique que la République scientifique travaille au bonheur universel.

    Cette récupération in fine d’un primat du philosophique et d’une totalité où se renouent savoir, concorde et bonheur ne reçoit aucune démonstration et ne pouvait en recevoir. En effet, tout ce que Kant théorise repose sur la disjonction de ces trois registres (le spéculatif, le moral, l’agréable). Pour montrer à quelle tension théorique correspond cette récupération annoncée dès la mise en scène de la sédentarisation dans l’île de l’entendement, il importe de reprendre les trois questions que Kant désigne comme fondamentales. La première (que puis-je savoir ?) reçoit une réponse dans la Critique de la Raison pure ; la deuxième (que dois-je faire ?) fait l’objet de la Critique de la Raison pratique. Mais la troisième (que m’est-il permis d’espérer ?) semble échapper à l’entreprise critique — il n’y a pas de Critique de la Raison espérante, critique qui aurait dû répondre à la question : à quelles conditions un être digne d’être heureux peut-il espérer l’être de fait ?

    Or, si cette question est la pierre d’achoppement de la méthode critique, c’est justement en raison de la partition que la géographie de l’Analytique pose : « la raison ne saurait reconnaître la liaison nécessaire » du fait d’être digne d’être heureux (en étant moral) et du fait de l’être effectivement (en cette vie) parce que « les sens ne nous présentent qu’un monde de phénomènes » (l’île) et que ce dernier ne nous offre pas l’exemple d’une telle liaison. Ceci pour une bonne raison : l’espérance en question serait espérance d’une unité synthétique entre le monde moral (intelligible ou supra-sensible) et le monde sensible — c’est-à-dire que pour poser cette espérance il faudrait établir une continuité entre l’île et l’océan brumeux, supprimer l’insularité de l’île, ce que précisément la fable de l’Analytique et toute la Critique interdit. Cette unité synthétique ne pourrait se plaider qu’au prix d’une sorte d’amphibologie. Sa théorisation ferait vaciller la délimitation rigoureuse du monde des phénomènes, et la distinction claire du spéculatif et du pratique. La non-réponse à la troisième question est donc une aporie incontournable, sinon les fondements de l’entreprise critique seraient compromis. Pourtant c’est bien une réponse positive à cette question qui est mise en avant dogmatiquement dans la figure d’une République scientifique qui, maintenue dans le droit chemin par la Métaphysique, travaille au bonheur universel. Et cette figure a été esquissée, trois cents pages plus haut, dans la fable qui nous a occupés, par la reprise d’un mythème traditionnellement solidaire de l’idée que le savoir, la bonne conduite et la vie délectable se rejoignent quelque part.

    L’image de l’île nordique est donc bien un amont dialectique de la théorie kantienne : pour une part elle va dans le sens de la cohérence du système — on retrouve en elle les thèses majeures de la théorie, jusque dans certains détails. Mais, contradictoirement, elle remet en place tout ce que le travail critique tend à évacuer ou ne peut prendre en charge, elle annule les renoncements exigés par la théorie. En la décodant, et en réintroduisant dans le discours sa signification latente, ce sont les douleurs du système qu’on met en évidence.

    L’île de l’Analytique compense la reconnaissance du caractère vain du regret des îles des Mers du Sud — regret non de quelque mythologie populaire mais de la pratique pré-critique de la philosophie. Et on retrouve ce double mouvement de répudiation et de reprise dans un texte que je n’ai pas encore évoqué : une note du Conflit des facultés commence par qualifier de doux rêves contradictoires les espérances (insulaires) imaginées par Platon, par l’Utopie de Morus et l’Océana d’Harrington, pour conclure que c’est cependant un devoir d’y penser !

    On avait eu peur ; on avait craint de devoir répudier cette forte mythologie de la tradition lettrée et de perdre, avec elle, la certitude de la valeur du travail savant lui-même. Qu’on se rassure : « on reviendra toujours à la métaphysique comme à une amante avec laquelle on s’était brouillé » (Critique de la Raison pure, Architectonique)."

    "Barthes assigne au langage tout entier le statut paradoxal d’être une institutionnalisation de la subjectivité. C’est à peu près de cette façon que je comprends à présent l’imaginaire philosophique : totalement philosophique, en tant que commandé par les besoins et les lacunes de l’entreprise théorique (ou la soutenant) — ce qui justifie une analyse intellectualiste, une lecture l’absorbant tout entier dans les problèmes théoriques du système. Et en même temps résonnant à plein dans l’affectivité en la particularisant. On peut donc faire justice à l’œuvre poétique de Bachelard : c’est bien de valorisations intimes, d’affects et de désirs que sont chargés les textes imagiers. Bachelard a simplement méconnu le fait que cette affectivité était une subjectivité instruite et que, pour l’apprenti philosophe il y a des images classiques — des images dans lesquelles il apprend la philosophie, comme on apprend le latin dans Ciceron constitué en œuvre de référence, parce que le désir s’y structure en désir de philosopher. Ce qui explique que l’imaginaire soit aussi difficile à transmettre que le savoir. [...]
    Il est entendu, depuis des lustres, que les comparaisons concrètes, les images, sont pédagogiques. Mon expérience d’enseignement en Terminale m’a régulièrement prouvé le contraire. Il est aussi difficile de faire comprendre aux élèves telle métaphore que tel concept. L’album philosophique est une langue aussi technique que notre jargon — et sa valeur pédagogique ou didactique n’est qu’un leurre."

    "Il peut y avoir dialogue de sourds autant dans un débat prétendument « concret », usant de comparaisons pittoresques et d’un luxe d’images que dans la rencontre « argumentée » de deux détenteurs d’un savoir différent. La fin de la dispute entre Socrate et Calliclès permet d’épingler cette idée : Calliclès n’est pas preneur des images que lui propose Socrate, les tonneaux pleins ne le font pas fantasmer, plus exactement ne lui disent rien. Comme d’ailleurs les tonneaux percés ne parlent pas à Socrate. Loin de constituer un imaginaire universel, ou un résidu de pensée populaire collective, l’album platonicien ne trouve pas facilement preneur : la fable de l’Atlantide même a dû subir de grandes modifications pour devenir un mythe relativement répandu. Plus exactement, elle a éclaté en autant de figures qu’elle a trouvé de groupes culturels d’accueil.

    Insistons encore : l’imagerie et le savoir forment, dialectiquement, système. Il y a entre ces deux termes un jeu de feed-back soutenant le particularisme de la formation discursive. Les textes philosophiques fournissent des images où la subjectivité peut se structurer et subir un marquage qui est celui de la corporation. Réciproquement cette affectivité ainsi modelée soutient l’effort de la production philosophique et le système de présupposés qui régit la répartition du pensable et de l’impensable pour une conscience liée à des amours bien ancrées."

    "Il n’y a pas de raison de postuler que « l’imaginaire dominant soit l’imaginaire de la caste culturellement dominante » — si tant est que quelque chose comme « une caste culturellement dominante » existe — comme il n’y a pas de raison d’interpréter la réutilisation par Platon de certains éléments de la mythologie grecque comme une « survivance », un résidu de pensée populaire."

    "Je doute d’ailleurs que cette notion de domination culturelle ait une autre valeur que descriptive ; plus encore, à mon sens, elle ne vaut que pour décrire des situations duelles, des conflits binaires, le choc entre deux positions culturelles. Quand il y en a plus de deux, et qu’il n’y a pas situation, c’est-à-dire rencontre effective sur une scène particulière, cette notion perd son sens. On serait bien en peine de dire ce qui est culturellement dominant aujourd’hui en France."
    -Michèle Le Dœuff, L'imaginaire philosophique, Paris, Payot, 1980.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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