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    Maurice Godelier, Fondamentaux de la vie sociale

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Maurice Godelier, Fondamentaux de la vie sociale Empty Maurice Godelier, Fondamentaux de la vie sociale

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 16 Jan - 14:28



    « Une fois agrégé de philosophie, après une licence de philosophie qui comportait à l’époque un certificat de sociologie, une licence de psychologie, une autre de Lettres modernes et une année à la faculté de médecine à étudier le cerveau dans le service du Professeur Soulairac, j’ai passé ensuite un an au Centre d’Études et de Programmation Économiques (le CEPE). Ce centre se consacrait à fabriquer des modèles mathématiques d’économie de marché de type capitaliste ou d’économie planifiée de type socialiste. Le général de Gaulle avait créé cette institution pour recruter des candidats au Commissariat au Plan.
    J’ai beaucoup aimé cette année, alors même que ce travail avec des mathématiciens m’a décidé à ne pas poursuivre dans cette direction. Je n’étais à vrai dire pas très bon en mathématiques et je faisais beaucoup d’erreurs de calcul. Cette année de programmation économique m’a conduit à lire beaucoup d’économistes : Le Capital, de Marx, que j’ai lu à l’époque entièrement (il m’a fallu à peu près sept mois), puis Keynes, et, à la suite, beaucoup d’économistes mathématiciens. Mais cette approche des rapports économiques se limitait à en fabriquer des modèles abstraits. Or il m’est vite apparu qu’il fallait passer par des études concrètes à un autre niveau. Mon vœu était de comparer des « systèmes économiques » différents survivant encastrés et subordonnés au capitalisme. J’ai alors découvert l’anthropologie économique, déjà assez développée dans les pays anglo-saxons, mais très peu présente en France. Il n’y avait qu’un seul spécialiste à l’époque, Claude Meillassoux, qui l’avait découverte aux États-Unis.
    J’en ai conclu qu’il me fallait émigrer intellectuellement une fois de plus : j’étais passé de la philosophie à l’économie, il me fallait passer de l’économie à l’anthropologie.
    À l’époque, j’avais écrit trois articles sur les structures et la méthode du Capital. Je les ai envoyés à Lévi-Strauss, que je ne connaissais pas. Celui-ci m’a adressé un petit mot pour me remercier, en me révélant qu’il avait lui aussi fait son DEA sur le Capital, après l’agrégation de philosophie, ce qui n’est pas très connu. C’est ainsi que, quelques années plus tard, après avoir été chef de travaux auprès de Fernand Braudel, je me suis retrouvé avec étonnement et beaucoup de joie maître-assistant de Claude Lévi-Strauss et devins membre du laboratoire d’Anthropologie Sociale au Collège de France.
    Un anthropologue, ça fait du terrain. Un anthropologue sans terrain est un philosophe. J’ai alors été envoyé par l’Unesco pendant un an au Mali, après son indépendance, pour étudier les effets du Plan sur les communautés villageoises. Le Mali était dirigé par Modibo Keita et le Rassemblement démocratique africain. J’y suis allé avec enthousiasme. Les Maliens avaient choisi une voie nouvelle, une voie socialiste de développement. Pendant un an, j’ai souvent demandé à rencontrer le ministre du Plan. Il y avait un ministre du Plan, il y avait des équipes du Plan, mais il n’y avait pas de Plan ! C’était peut-être encore trop tôt. Durant cette période, j’ai lu 42 kilos de livres et de photocopies d’articles sur l’anthropologie économique publiés aux États-Unis, ce qui m’a été très utile.
    En rentrant du Mali, j’informe Lévi-Strauss et Alfred Métraux, qui avait beaucoup étudié les sociétés d’Amérique du Sud, que je n’ai pas pu faire de terrain. Alfred Métraux, qui avait soixante ans, me dit : « Pourquoi n’allez-vous pas en Bolivie revisiter le premier terrain que j’ai fait quand j’étais jeune ? » Nous préparons donc cette mission. Après deux mois de discussions, de rencontres amicales, nous finalisons l’affaire. Je le quitte un mercredi après-midi. Le lendemain j’apprends qu’il s’était suicidé après mon départ. À son enterrement au cimetière de Bagneux, j’étais avec Lévi-Strauss qui me demande ce que j’allais faire. Je n’en savais rien. Il me dit alors : « Le paradis de l’anthropologie maintenant, c’est la Papouasie Nouvelle-Guinée. »
    On ne dit pas non à une proposition de son patron. J’ai alors beaucoup lu sur la Nouvelle-Guinée et j’ai décidé de partir sur le terrain pour au moins deux ans. On m’a donc transféré au CNRS, qui était le seul organisme à pouvoir prendre en charge les frais d’organisation d’une mission longue.
    C’est ainsi que je me suis retrouvé à faire du terrain, d’abord durant trois années à partir de 1966. Puis j’y suis retourné très souvent jusqu’en 1988. Ce qui au total représente environ sept ans d’observation au sein d’une petite tribu de l’intérieur de la Nouvelle-Guinée. »
    « La tribu des Baruya en Papouasie Nouvelle-Guinée avait été « découverte » et contrôlée par l’administration australienne coloniale seulement en 1960. Je suis donc arrivé dans une tribu qui avait abandonné et jeté ses outils de pierre une dizaine d’années auparavant seulement. »
    « Pour qu’une société existe, il est nécessaire que des préconditions soient remplies. […]
    « La plupart des anthropologues ou historiens commencent jeunes leur carrière de recherche. Ils choisissent (ou leur « tuteur » choisit pour eux) un domaine à explorer. Ils étudient par exemple les rapports de parenté ou les religions. Ils s’immergent alors dans un domaine particulier de rapports sociaux, sans prendre la peine, la plupart du temps, de s’interroger sur ce qu’est un rapport social. Du reste, j’ai fait la même chose lorsque j’ai rejoint le laboratoire d’anthropologie. Étant donné mon intérêt initial pour l’économie, Lévi-Strauss m’a dit : « Comme vous le savez, je traite de la parenté et des religions. Nous avons besoin de quelqu’un qui s’occupe des rapports économiques. » On m’a confié cette tâche, qui me convenait parfaitement. Je suis donc parti sans me poser la question. Mais, au cours de ma carrière et des nombreux débats entre historiens et anthropologues, je me suis aperçu qu’il fallait que je me la pose et que je m’en donne une définition claire et analytiquement efficace. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’une définition toute faite m’eût servi, quand j’étais jeune, avant d’aller sur le terrain.
    Un rapport social est, selon moi, un faisceau de relations distinctes, complémentaires, parfois même opposées, entre deux ou plusieurs individus, ou encore entre deux ou plusieurs groupes humains. Prenons un exemple simple : le rapport père-fille. Celui-ci est composé de deux relations : le rapport père-fille et le rapport fille-père. Ces deux rapports ne sont pas les mêmes, mais ils fonctionnent nécessairement en complémentarité, sinon il n’y a pas, au sens strict, de rapport.
    Les rapports sociaux sont donc des faisceaux de relations, qui peuvent être matérielles, sociales, affectives, etc. Mais il faut aller plus loin. C’est intéressant de constater que beaucoup de sociologues et d’anthropologues ne savent pas comment placer les représentations d’un rapport. Ils les séparent de ce rapport comme s’il s’agissait d’une idéologie qui en était entièrement distincte. Or, c’est totalement faux. Un rapport social a une armature intérieure aux individus. Car un rapport existe simultanément à la fois entre les individus et dans les individus. Si l’on oublie la double existence d’un rapport comme étant « entre » et « dans », on ne peut plus analyser correctement et le rapport et les interprétations que les gens donnent de leur propre vie et de leurs propres rapports.
    Prenons un autre exemple : le mariage. Quelle que soit la société, et quel que soit le système de parenté qui existe au sein de cette société, deux personnes qui s’engagent dans une relation matrimoniale doivent premièrement savoir ce qu’est un mariage, deuxièmement savoir avec qui ne pas se marier, troisièmement savoir pourquoi ils se marient et avec qui. À l’intérieur d’un rapport, il y a donc un ensemble d’éléments que j’appelle idéels, qui sont des représentations et des normes prescriptives et proscriptives. Mais, aux éléments idéels s’ajoutent toujours des éléments émotionnels, attachés à la manière de vivre et de penser notre rapport. Cela fait partie de notre intimité et de notre subjectivité. Malheureusement, beaucoup de spécialistes des sciences sociales ne savent pas très bien quoi faire des éléments subjectifs, qui sont pourtant objectifs d’un certain point de vue. Ils isolent les idées que se font les individus des rapports où ils s’engagent ou se sont engagés et ces idées deviennent des « idéologies ».
    Il est donc très important de comprendre que la manière dont on vit un rapport entraîne une modification de la façon de penser ce rapport, mais aussi de son vécu, c’est-à-dire des affects. Si vivre un rapport, s’y engager impliquent des représentations et des émotions, cela veut dire qu’il y a toujours plusieurs moi dans notre moi. Dans tout individu, qu’il soit Baruya ou Français, il y a un moi abstrait et constitué de tous les représentations et jugements qu’il se fait du monde et de lui-même mais avant même de s’engager dans un rapport, un individu a un statut social, il y a un moi social qui se trouve engagé. Et s’il souffre ou retire du bonheur de ce rapport, ces affects toucheront et nourriront son moi intime. Presque tous les rapports sociaux engagent donc trois aspects du moi : le moi abstrait, le moi social et le moi intime. Il faudra donc être capable d’unir la psychologie et l’anthropologie. Si les sciences sociales sont l’étude des rapports sociaux et de leurs transformations historiques, il faut comprendre aussi comment sont vécus ces rapports à chaque époque.
    On comprend très bien qu’un rapport parent/enfant implique plus que de l’idéel et de l’émotionnel, cela implique des actes de protection, matériels et sociaux. Un enfant ne peut survivre seul à sa naissance et ce pendant des années. Ceux qui lui servent de parents sont obligés de lui donner les éléments matériels nécessaires à son existence en plus de leur affection.
    Il est également intéressant d’observer qu’il y a des rapports sociaux qui sont compatibles entre eux, et d’autres qui ne le sont pas. Cela nous conduit à un point théorique important. Le développement d’une économie marchande dans des sociétés tribales, par exemple, refoule puis détruit peu à peu une économie basée sur des dons réciproques entre parents, entre alliés, entre voisins. À partir du moment où l’on constate des relations d’exclusion historiquement visibles, se trouvent mises au jour des propriétés de compatibilité ou d’incompatibilité entre des rapports. Ces propriétés ne naissent pas des individus. Ce sont des propriétés de leurs rapports, ce qu’oublie le postmodernisme. Il s’agit de propriétés objectives qu’il faut reconnaître.
    Tout rapport social n’existe qu’en revêtant des formes symboliques qui communiquent aux autres sa nature et qui l’expriment. Par exemple, Confucius a écrit un traité sur les rapports entre parents et enfants, dans lequel on retrouve les conduites de respect, les attitudes qu’il faut manifester à l’égard du père, du frère ainé, de l’ami, etc. Toutes ces règles sont compréhensibles entre Chinois, car elles expriment la notion de paternité et de filiation qui leur est propre au sein d’une société dominée par la figure de l’Empereur.
    Tout ce que les hommes pensent et font possède toujours un support symbolique qui implique un code à partager pour en comprendre le sens, par exemple la croix pour les chrétiens. Lorsque Christophe Colomb a débarqué sur une plage des Caraïbes flanqué d’un moine espagnol qui brandissait une croix et invoquait Dieu en latin, comment les gens qui voyaient des Blancs pour la première fois sur leur île pouvaient-ils comprendre qu’un bout de bois en forme de croix signifiait quelque chose ? Ils ne l’ont compris que lorsqu’ils ont été christianisés, de gré ou de force.
    La conscience peut à tout moment imaginer ce qui n’existe plus ou pas encore. Cette capacité de la pensée de pouvoir anticiper l’avenir, d’imaginer des futurs possibles ou impossibles, de se souvenir de choses réelles ou d’inventer des choses qui n’ont jamais existé est universelle. C’est cette capacité qui nous permet de comprendre pourquoi, dans toute société et à toute époque, on peut inventer des mondes imaginaires qui parfois deviennent des rapports sociaux réels. »
    « Selon de récentes études, on pense qu’un enfant dans le ventre de sa mère distingue la voix de celle-ci de celle des autres personnes. Il est déjà habitué, selon qu’il est entouré de Français ou de Chinois, aux vocalismes et à la musique de sa langue. Il est donc déjà prédéterminé à la comprendre avant même de pouvoir parler. […]
    « Un être humain est donc dès le départ un être à la fois biologique, social et historique. On ne peut donc pas dire que, par la suite, on lui « ajoute » de la culture. Il ne grandit et ne se développe qu’à l’intérieur d’une société et d’une culture données. »
    « Les religions fournissent à l’humanité, à la différence des sciences modernes, des réponses globales au sein de discours globaux aux questions suivantes : d’où je viens ? qui je suis ? où je vais ? Cela peut se trouver dans des livres comme dans le bouddhisme du Grand Véhicule, du Petit Véhicule, etc., ou dans des récits mythiques très courts qui, comme chez les Baruya, condensent leur religion. L’individu est alors équipé de croyances et de référents qui lui disent d’où il vient, où il va, et où il risque d’aller après la mort.
    En revanche, les sciences ne peuvent jamais fournir une réponse globale sur ce que sont l’homme et l’univers parce que chaque problème résolu en ouvre d’autres. »
    « Pourrait-il exister une société dans laquelle les règles seraient : « tu tues ton voisin quand tu veux, tu le violes, tu le pilles, tu lui mens » ? Certainement pas. Ainsi, il existe des règles minimales universelles qui conditionnent la vie en société. Il y a toujours un noyau de prescriptions et de proscriptions à la base du vivre en commun. »
    « La théorie du contrat social n’a pas de sens, sinon historique. Pour se libérer de la monarchie de droit divin et des rapports féodaux, de grands philosophes comme Rousseau ont pensé qu’il fallait refonder la société sur les rapports librement consentis par des individus libres et égaux entre eux, rapports qui auraient la forme du contrat. C’était là une rupture politique et historique (qui signe le début de la philosophie des Lumières, et la remise en cause du pouvoir des aristocraties et des royautés). Mais projeter une telle idée sur les origines de l’homme en soutenant que l’humanité serait née d’un contrat social n’a désormais plus aucun sens.
    Se poser la question des origines et des fondements de la société est une question qui possède déjà sa réponse. Les humains n’ont jamais « fondé » la société ni eu à le faire, mais ils ont toujours eu en eux la capacité de la transformer pour d’autres formes de société, d’autres manières d’organiser leur vie en commun et de penser l’univers autour d’eux. Et ils doivent cette capacité à leur cerveau qui leur permet d’imaginer d’autres manières d’agir et de penser. »
    « Il ne faut pas considérer les tribus comme un dépôt laissé sur le côté de l’évolution des grandes sociétés. La plupart des États sont nés à partir de la transformation de tribus et beaucoup ont eu ou continuent d’avoir pour socle des confédérations tribales. L’apparition d’un État ne fait donc pas disparaître automatiquement les tribus, mais il peut s’appuyer sur elles pour exister. […]
    Une ethnie est un ensemble de tribus qui pensent ou prétendent venir d’ancêtres communs. […]
    Une tribu, c’est un ensemble de groupes humains, des groupes de parenté qu’on appelle souvent des clans, qui possède la souveraineté sur son territoire, ses ressources et ses habitants. »
    « Dans le livre Métamorphoses de la parenté, j’ai comparé 162 systèmes de parenté appartenant à 162 sociétés. J’ai pu alors clairement établir que tous les systèmes de parenté étaient des combinaisons de six éléments. Le fait qu’un système de parenté soit toujours la combinaison de six éléments qui peuvent prendre des formes différentes, constitue un invariant. Ces éléments constituent les principes de construction d’un système de parenté.
    Premier principe : la descendance. Les Français appellent cela la filiation. Dans beaucoup de sociétés, on « descend » d’un ancêtre seulement par les hommes. On a alors un système patrilinéaire : on appartient au clan du père. Ou bien on ne descend que d’une ancêtre par les femmes et on appartient au clan de la mère. Mais dans tous les systèmes on est fils ou fille d’un homme et d’une femme. Ainsi, dans beaucoup de sociétés, la filiation et la descendance sont des réalités distinctes. En France, on descend de son père et de sa mère. Les juristes emploient alors le mot « filiation », et jamais « descendance ». Dans le système de parenté européen, il n’y a pas de principe de descendance prioritaire, sauf pour le nom du père, qui désormais peut être légalement modifié sur demande de l’individu lorsqu’il atteint sa majorité. Au lieu de m’appeler Godelier, je pourrais aujourd’hui m’appeler Godelier-Arduin, des noms de mon père et de ma mère.
    Deuxième principe : l’alliance, complémentaire du principe de descendance. Le monde européen a beaucoup changé, le mariage n’y est plus une institution universelle ; on peut vivre ensemble sans se marier, en union libre. Mais dans toute société existent des règles qui spécifient avec qui je peux me marier et avec qui je ne le peux pas (endogamie de caste ou de race, de religion, etc.).
    Troisième principe : l’interdit de l’inceste. L’alliance et la descendance naissent et sont complémentaires l’une de l’autre par un troisième principe, fondamental et présent dans toute société, l’interdit de l’inceste. Un homme ne peut pas épouser sa fille, sa sœur, sa mère, etc. On doit chercher ailleurs, épouser hors de ses proches. Attention cependant, les enquêtes anthropologiques montrent que la chose est plus compliquée puisqu’ont existé des mariages entre frère et sœur, par exemple en Égypte et en Perse antiques. Pourquoi y a-t-il des grands débats chez les psychanalystes, les anthropologues, les écrivains… sur l’interdit de l’inceste ?
    La réponse est plus simple qu’on ne le dit. L’inceste met en cause à la fois les rapports d’autorité et de solidarité au sein des familles et des clans. Par exemple, si, en tant qu’homme et père, je couche avec ma fille, je mets en rivalité ma fille et mon épouse. Je détruis donc les rapports d’autorité entre les générations et de solidarité entre les membres de ma famille. Et mon beau-frère ne sera certainement pas content de ce que je fais subir à sa sœur. Lorsqu’il y a inceste dans une famille, celle-ci se ferme sur elle-même mais l’inceste ne touche pas seulement la consanguinité, il attaque en même temps les deux piliers de la parenté, à savoir la descendance et l’alliance. Par l’inceste, je mets en cause aussi bien mon alliance avec la famille de ma femme que mes rapports à l’intérieur de ma famille.
    Quatrième principe : la résidence. Quand un couple se forme, où réside-t-il ? Du côté du père, de la mère ou ailleurs ? En général, dans les sociétés européennes au début du XXe siècle, les jeunes quittaient leurs parents pour former une famille dans un endroit séparé. Aujourd’hui, dans des conditions économiques plus difficiles, les enfants, même adultes, reviennent parfois vivre chez leurs parents avec leur copine, leur copain, etc.
    Cinquième principe : une terminologie de parenté. Rappelons brièvement que la découverte et l’étude systématique des terminologies de parenté par l’anthropologue américain Lewis Morgan, constituent en réalité l’acte fondateur de l’anthropologie parmi les sciences sociales. Or les terminologies de parenté sont indépendantes des modes de descendance et se présentent comme un nombre réduit de mots (entre 20 et 30 en moyenne) désignant les rapports de « consanguinité » ou d’« affinité », i.e. d’alliance, qui lie un individu à d’autres.
    Sixième principe : un ensemble de représentations du processus de fabrication des enfants. Il s’agit de présupposés et de représentations (imaginaires) de la conception des enfants, qui font appel à des acteurs et des forces qui dépassent les simples rapports de parenté : un homme et une femme ne suffisent pas à faire un enfant. Dans une société « patrilinéaire », par exemple, on pensera qu’un bébé est fait seulement du sperme de l’homme et que l’utérus de la femme n’est qu’un réceptacle. Dans une société « matrilinéaire », le sperme ne fabriquera pas le fœtus qui sera fait du sang menstruel de la femme. Dans les deux cas, pour animer le fœtus, un ancêtre de l’homme ou de la femme viendra par exemple s’y réincarner.

    Il faut dire deux mots sur la conception de la parenté de Lévi-Strauss. À l’époque, son analyse de la parenté a constitué un véritable bond en avant. Mais il a indument privilégié dans son analyse une seule partie des rapports de parenté : les rapports d’alliance. Selon lui, la parenté, c’est fondamentalement l’échange des femmes entre les hommes pour les hommes. Ce n’est pas un fait universel car il existe des sociétés où ce sont les femmes qui échangent les hommes. Quoi qu’il en soit, Lévi-Strauss, dans Les Structures élémentaires de la parenté, met l’alliance au premier rang de la structure des systèmes et n’accorde qu’un rôle secondaire à la descendance. En fait, voulant s’opposer à l’anthropologie britannique et anglo-saxonne qui à son époque mettait toujours l’accent sur la descendance, Lévi-Strauss a renversé les rôles et démontré l’importance de l’alliance. Tant mieux, mais on ne peut pas pour autant mettre au premier plan l’alliance et dévaloriser la descendance. Ce sont là deux piliers fondamentaux de même niveau, mais qui n’ont pas la même fonction au sein de la parenté. »
    « J’écris alors à Lévi-Strauss que le système de parenté des Baruya est un système iroquois mais qu’à la différence des Iroquois d’Amérique du Nord qui sont matrilinéaires, les Baruya sont patrilinéaires. Mais à quoi aurait-il été utile aux Baruya de savoir que leur système de parenté est de type iroquois, avec une différence par rapport aux Iroquois d’Amérique du Nord qui est leur principe de descendance ? Ils vivent leur vie avec leurs rapports sociaux et leur système de parenté et c’est à eux de le transformer s’ils en éprouvent le besoin et dans la direction qu’ils souhaitent. Tandis que pour moi, anthropologue, la perspective est radicalement différente : lorsque je découvre que c’est un système iroquois patrilinéaire, je comprends alors que le même type de système apparaît à plusieurs endroits de l’humanité sans qu’il n’y ait aucun contact géographique ni historique entre ces sociétés. Il s’agissait alors pour moi d’une étape d’un travail théorique au cours de laquelle je devais comparer le système baruya à d’autres systèmes que je n’ai pas connus moi-même sur le terrain et j’essaye de résoudre un problème théorique qui ne se pose pas aux Baruya. On atteint là le cœur du travail scientifique, le noyau dur des sciences molles. Aux États-Unis récemment encore, avec le postmodernisme, comprendre la logique des actions et des émotions des autres cultures semblait tâche impossible car un anthropologue était censé ne pas pouvoir se « décentrer » par rapport à sa société et à sa culture d’origines. Mais quand on parvient à se demander : « Pourquoi et comment est-il possible qu’une même structure apparaisse dans des endroits différents, et en l’absence de tout contact géographique et historique ? », on devient autre chose qu’un « spécialiste » des Baruya. On devient un scientifique qui cherche à comprendre et à expliquer l’histoire de l’Humanité dans sa diversité et dans sa logique. Autrement dit, on se pose des questions concernant l’évolution et l’histoire de l’humanité. On se transforme en historien de l’humanité.
    Quand on est face au problème très difficile d’expliquer l’apparition de structures dont on n’a pas encore la théorie, on arrive aux limites du travail dans les sciences sociales. Mais on est obligé de continuer à se poser des questions. Comment se fait-il qu’il y ait si peu de systèmes ? Est-ce qu’il y a un rapport entre la genèse des systèmes de parenté et les moments où l’histoire humaine se diversifie ? »
    « Un mariage entre frère et sœur était pratiqué en Égypte et en Perse antiques. Une telle union était un mariage divin car il reproduisait les unions entre les dieux qui avaient donné naissance aux hommes. On sait maintenant, grâce à la découverte d’archives, que ce n’était pas seulement le pharaon qui épousait sa sœur parce qu’il était Dieu, mais aussi des petits fonctionnaires, etc. En revanche, si un frère peut épouser sa sœur, une sœur son frère, le père ne couche pas avec sa fille. La mère ne couche pas avec son fils. Ainsi, le tabou de l’inceste subsiste entre les générations alors qu’il est levé à l’intérieur d’une génération pour des raisons religieuses, pour participer à la reproduction de l’univers idéologique dans lequel on est né. »
    « Pour beaucoup de religions – mais pas toutes –, la sexualité est source de choses terribles. Il faut la subordonner à la reproduction, et non pas au désir et au plaisir. Mais la sexualité humaine est asociale : on peut par exemple désirer sa mère. La société est toujours obligée de subordonner l’exercice de la sexualité à d’autres choses que la sexualité, la famille, l’économie, la religion. Aucune société n’accepte une sexualité permissive et toutes lui imposent des contraintes. En subordonnant la sexualité à la reproduction des rapports sociaux qui n’ont rien à voir avec elle, toutes les sociétés transforment le corps sexué des hommes et des femmes en une machine ventriloque qui tient un discours – qui ne vient jamais d’elle – sur l’ordre social et moral qui « doit » régner dans la société et que la sexualité doit contribuer à reproduire en se « socialisant ». Toute société doit rendre compatible la sexualité avec l’existence sociale des hommes et des femmes. »
    « J’ai écrit un livre qui s’appelle L’Énigme du don. Pourquoi ? Un jour, un collègue anthropologue, Jean-Claude Galey, spécialiste de l’Inde, me demande d’écrire un article dans le premier numéro d’une nouvelle revue internationale dont il était le rédacteur en chef. Sans savoir pourquoi, j’ai spontanément accepté d’écrire un papier sur le don. J’avais bien sûr observé et vécu des formes de dons sur le terrain. Pour écrire cet article, j’ai évidemment relu Mauss, Lévi-Strauss, Sahlins et des dizaines d’auteurs. Chacun reconnaissait l’importance de Mauss, lorsqu’il soutient qu’il ne peut pas y avoir de don sans contre-don, qu’il faut penser le don comme une chaîne d’opérations complémentaires et opposées. L’obligation de donner implique l’obligation d’accepter le don (sinon c’est « la guerre ») et de faire don en retour. Mais, en travaillant sur tous ces matériaux, je me suis aperçu que Lévi-Strauss, Mauss et d’autres avaient oublié un troisième point. En effet, il y a des choses que l’on peut donner ; des choses que l’on peut vendre, qui sont donc aliénées car elles nous quittent pour s’attacher à celui ou celle qui les a achetées ; et des choses qu’il ne faut ni donner ni vendre, qu’il faut garder pour les transmettre : c’est ce troisième point qui avait été universellement négligé. Ces dernières échappent à la circulation des marchandises car le don entre personnes signifie qu’il existera peut être un don en retour.
    Le terme de « contre-don » me gêne parce que j’ai constaté en Nouvelle-Guinée qu’il imposait une vision occidentale du don. En Europe, quand je suis invité à manger quelque part, j’apporte une bouteille : au don qu’on me fait, j’apporte un contre-don. Sur le terrain, j’ai vu des choses différentes. Lorsqu’un clan donne une femme à un autre clan, il espère en retour une autre femme : c’est apparemment le système don/contre-don. Mais attention, avec la femme donnée en retour, il ne s’agit pas d’annuler le don initial. Les Occidentaux pensent souvent que l’on peut « rendre » un don et annuler toute obligation créée par le fait d’avoir accepté un don. En fait, lorsqu’un clan reçoit une femme et en donne une, il ne rend pas la femme reçue, il donne à son tour. Les deux clans se retrouvent avec le même statut de donateur (femme donnée) et de donataire (femme reçue). Donner à son tour, ce n’est pas rendre. C’est faire un don qui créera chez l’autre une obligation identique à celle qu’il a créée chez moi. Résultat : on se retrouve avec le même statut, avec des obligations de service réciproques, qui n’effacent pas le don. Ce n’est pas comme emprunter à la banque et annuler sa dette en la remboursant avec les intérêts : un tissu de rapports et d’obligations se créé pour toute la vie. Mauss avait distingué entre les dons non agonistiques et les dons agonistiques faits pour humilier et écraser l’autre par la munificence de ses dons en sachant qu’il n’y aura pas de don équivalent en retour. Dans toutes les sociétés aujourd’hui, même celles où l’économie de marché reste peu développée, on trouve ces trois catégories de biens et de rapports sociaux : vendre, donner, transmettre. Bien sûr, plus l’économie marchande s’élargit, avec le capitalisme devenu mondial, et plus les économies de dons deviennent locales et perdent leur importance sociale. Elles n’embrassent pas la société tout entière, elles ne servent pas, comme dans des sociétés dites primitives, de ciment matériel entre les clans, à l’instar des initiations. Mais, aujourd’hui encore, dans toutes les sociétés, il y a des choses qu’on ne peut pas acheter.
    Tout n’est pas achetable et vendable. Des choses « fondamentales » circulent au sein des familles. Par exemple, j’ai gardé toute ma vie jusqu’à maintenant le briquet de ma mère parce qu’elle était une fumeuse incroyable qui avait commencé à onze ans avec des cigarettes qu’elle roulait elle-même. À sa mort, j’ai gardé son briquet. Ça n’intéresse personne d’autre. Mais je n’aurais pas pu jeter certaines choses à la poubelle, il fallait que je les garde pour moi et pour expliquer aux gens de ma famille pourquoi je les gardais.
    Qu’est-ce qu’on transmet ? Toujours une partie de soi-même dont on ne peut pas se séparer. Cela dépend des sociétés, mais aussi des objets qui incarnent ce qu’il ne faut pas donner. »
    « Dans toutes les religions, qu’elles soient monothéistes ou polythéistes, tribales ou étatiques, la mort n’est pas la fin de la vie. La vie continue après la mort. Si on retire ce postulat spéculatif, il n’y a plus de religion. »
    « Un couple fait un fœtus et, pour que celui-ci se transforme en enfant, il faut un agent extérieur (soit un ancêtre qui se réincarne, soit un dieu) qui crée une âme et l’insère dans le fœtus. Pour les chrétiens par exemple, ce n’est évidemment pas le sperme qui fait l’âme. Si l’âme est introduite par Dieu dans le fœtus se développant dans le ventre d’une femme, la création divine est donc permanente, elle ne s’est jamais interrompue, car chaque naissance est une création. Le problème, chez les chrétiens, c’est qu’Adam et Ève ont commis le péché originel et que celui-ci fut transmis à toute l’humanité. Ainsi, une âme introduite dans un fœtus se charge immédiatement du péché originel. Et si l’âme se charge du péché originel, il faut la laver du péché, d’où le baptême. À partir de là, l’individu part dans la vie avec une âme propre. C’est l’accumulation de ses péchés et de ses bonnes actions qui lui donnera droit au paradis ou à l’enfer, à la suite d’un jugement divin post-mortem. »
    « Concernant la mort des proches, il existe un troisième invariant dans toutes les sociétés, d’ordre pratique : il s’agit de la conduite à tenir pendant les derniers instants d’un vivant, ce qu’on appelle l’agonie, qui est un combat. Avant sa mort, quelle attitude adopter vis-à-vis d’un proche mourant ? Une fois mort, que faire du cadavre ? Et après la disposition du cadavre, il faut respecter en sa mémoire une période de deuil. Toutes les sociétés ont des règles pour gérer ces trois moments qui entourent la mort et sont universels.
    Les Baruya pleurent avant même que la personne ne soit morte. Ils supplient le mourant de rester, lui demandent pourquoi il part. Ils se déchirent le front, font couler leur sang. Ils deviennent violents, ils coupent les arbres du futur défunt. Les Chinois au contraire ne manifestent jamais leur peine devant le mourant, ils l’accompagnent en silence.
    Après l’agonie, il y a la mort. Le mort, c’est un cadavre qui peut être enterré, exposé, et même mangé. Il y a des sociétés où le plus grand respect qu’on puisse manifester à un mort est de manger son cadavre. J’ai travaillé sur les données exceptionnelles recueillies dans une société de Nouvelle-Guinée. Il s’agit des Foré. Leur étude a donné lieu à deux prix Nobel de médecine. Les Foré avaient une maladie très rare, proche de la vache folle : le kuru. Le médecin américain Carlton Gajdusek, futur prix Nobel que je connaissais bien car il m’avait plusieurs fois rendu visite chez les Baruya, a étudié les Foré avec un autre médecin Sorensen, et découvert cette maladie de dégénérescence de l’appareil nerveux.
    Dans cette société, les femmes mangeaient les cadavres, mais pas les hommes. Whitfield, un médecin anglais, est parti chez eux il y a une dizaine d’années et est resté parmi eux pendant plus d’un an. Alors que la pratique de manger les morts avait disparu, interdite par les missionnaires et par l’administration, les Foré lui ont expliqué toutes les étapes de l’ingestion d’un mort après l’avoir cuit. La consommation du cadavre se fait par étapes au cours de rituels successifs et elle obéît à des règles sociales précises. Qui a droit à telle partie du corps ou à telle autre ? Mais pourquoi les femmes ingéraient-elles les morts ? La réponse des femmes à Whitfield fut : « Nous le faisons par amour et par respect. » Pourquoi ? C’est là qu’il faut entrer dans leur culture. Il s’agit d’une société patrilinéaire qui pense que, dans un être humain produit par l’union d’un homme et d’une femme, il y a une partie féminine qu’il faut expulser à la mort pour que le mort devienne un être entièrement « patrilinéaire ». Cela n’a donc rien à voir avec le cannibalisme. Les anthropologues qui ont classé ces formes d’ingestion de morts sous le nom d’endocannibalisme (le cannibalisme interne au clan, par opposition à l’exocannibalisme, le cannibalisme à l’égard des ennemis), se trompent, car c’est un acte religieux, métaphysique. Les femmes, qui ont introduit une partie négative dans le corps de leurs enfants, retirent cette partie négative à la mort des adultes. Ainsi, tous les morts peuvent rejoindre leur clan patrilinéaire, leurs ancêtres au séjour des morts qui a un nom et est un lieu très précis. »

    « J’ai souhaité clarifier pour moi-même les notions d’imaginaire et de symbolique qui donnaient lieu à d’interminables colloques et séminaires, et je me suis replongé dans deux livres de Sartre, L’Imagination publié en 1936, puis L’Imaginaire publié en 1940. Je les avais déjà lus en 1959 quand je préparais l’agrégation de philosophie. Dans L’Imagination, livre écrit au retour d’Allemagne, influencé par Husserl, et donc par la phénoménologie, Sartre montre avec raison que les images qu’on a dans la tête, ce ne sont pas des images dans la pensée, mais la pensée qui se fait image.

    Dans L’Imaginaire, livre que j’avais beaucoup aimé à l’époque, mais qui m’a déçu à la relecture, Sartre dit néanmoins une chose très importante : un acteur, quand il joue Hamlet, ne joue pas – il s’irréalise dans Hamlet. C’est une idée profonde. Sartre remarque également que, lorsqu’on s’approche d’un tableau de trop près, on ne voit que des taches. C’est en s’éloignant que l’on voit la Joconde.

    Dans ce livre écrit en 1940, Sartre ne parle pas des mythes ni même des religions ou des imaginaires politiques (le salut de l’humanité avec le communisme, etc.). Je m’aperçois, en lisant Sartre et d’autres auteurs, d’un fait incroyablement simple et à chaque fois négligé : tout ce qui est imaginé n’est pas imaginaire.
    Mais alors qu’est-ce qui est imaginaire et qu’est-ce qui ne l’est pas dans ce qui est imaginé ? Et pourquoi tout ce qui est imaginé n’est pas imaginaire ? Cela revient à interroger la pensée sur sa puissance.

    Je suis devant le problème suivant : il y a de l’imaginé qui n’est pas imaginaire. Par exemple, je pense que ce texte sera un jour publié. C’est de l’imaginé qui n’est pas de l’imaginaire sauf si des incidents viennent annuler la fabrication du livre. Autre exemple, quand je me souviens de la véranda pleine de fleurs de ma grand-mère, que j’aimais beaucoup, j’imagine des faits réels. Mais je peux aussi imaginer des faits qui n’existent pas ou qui n’existeront jamais. Mais alors, qu’est-ce qui est imaginaire ? Il y a, selon moi, deux grands domaines de l’imaginaire : d’un côté, l’art, le jeu, etc. ; de l’autre, les religions et les imaginaires politico-religieux.

    Quand nous écoutons Les Quatre Saisons, nous sommes émus. Mais l’émotion n’est pas intellectuelle parce que ce ne sont pas des mots que nous entendons mais des sons qui n’ont de sens que par leur enchaînement mélodique. On peut donner toute sorte d’interprétation aux Quatre Saisons à partir de son moi intime, mais une fois que le concert est terminé, la vie reprend. Quand on joue aux cartes, on construit pendant un moment un espace-temps à l’issue duquel il y a un gagnant et un perdant. C’est pareil au foot ou lors d’une visite au Louvre. La Joconde émeut les touristes par sa beauté et son sourire énigmatique mais jamais la Joconde ne descendra de son portrait.

    On est donc avec la Joconde devant une réalité qui est irréelle par rapport aux femmes réelles, en « chair et en os ». On ne peut pas reproduire La Joconde. On peut la copier, mais la copie n’est jamais l’original. L’œuvre d’art a un auteur. Elle ne tombe pas du ciel, même si le ciel l’a inspirée. Un match de foot, c’est un jeu qui se déroule sur un espace aménagé et dans un temps imposé. Le jeu suscite des cris de joie ou des injures selon son résultat mais quand le match est fini, la vie quotidienne, un moment suspendue, reprend son cours.

    Avec les mythes et les religions, on est confronté à de l’imaginaire qui se présente comme n’ayant pas été produit par les humains, mais ayant son origine ailleurs. Prenons le Coran et les paroles du prophète : ce serait l’archange Gabriel qui aurait transmis à Mahomet la vérité, la parole de Dieu. Jésus, lui, se dit fils de Dieu et Dieu lui-même, et la preuve qu’il est bien un dieu et non un homme, c’est que « le tombeau était vide ». S’il était vide quand les femmes sont venues le lendemain matin, c’est que Jésus est ressuscité. S’il est ressuscité, c’est qu’il est Dieu. L’un des disciples doutait de sa résurrection. Cet incrédule a demandé à mettre ses doigts dans les plaies de Jésus quand il le verrait. Et d’un seul coup Dieu, Jésus, est apparu parmi ses disciples et s’est adressé à cet incrédule, en lui demandant de mettre ses doigts dans les plaies des mains et des pieds. Et Jésus lui dit alors : « Tu as cru parce que tu as vu. Heureux ceux qui croiront sans voir. » Comme le disait Calvin, avoir la foi, c’est voir ce que les autres ne voient pas.

    Les humains inventent des irréalités qui leur apparaissent comme n’étant pas créées par eux-mêmes et qui sont vécues par eux comme telles. Ce sont les croyances religieuses ou les discours politiques par lesquels sont proposés aux foules des imaginaires pour l’avenir et pour l’action, un monde par exemple où chacun recevra de la société « selon ses besoins », où le travail ne sera pas nécessité mais résultera d’un choix libre parmi d’autres occupations possibles…

    Le domaine de l’imaginaire est celui de la production de deux ensembles immenses de réalités. En effet, peindre La Joconde, construire une chapelle, sculpter la Vierge Marie, représenter le Christ qu’on n’a jamais vu, c’est transformer des idéalités en réalités, en richesse, en patrimoine, etc. Ces réalités n’existent pas par elles-mêmes puisqu’on les a créées.

    En revanche, les productions de la pensée religieuse ou politico-religieuse se présentent comme existant par elles-mêmes, à la différence de La Joconde. Lévi-Strauss écrit, dans le premier de ses quatre volumes des Mythologiques, que les mythes n’ont pas d’auteur. En fait, ils en ont. Mais structurellement un récit ne peut fonctionner comme mythe que s’il n’a pas d’auteur. Le mythe est une parole fondamentale qui traverse les époques. Les contenus de la pensée mythique et religieuse, sont vécus comme s’ils n’étaient pas produits par l’humanité, comme si l’humanité les avait reçus. Ce sont des vérités révélées auxquelles on croit parce qu’on les considère comme vraies. Par exemple, il existe un mythe chez les Indiens d’Amérique du Nord pour expliquer pourquoi il y a des taches sur la Lune. C’est une histoire d’inceste. Une jeune femme reçoit chaque nuit un homme avec qui elle fait l’amour. À un moment, elle veut savoir qui il est. Pendant leur union, elle lui met de la peinture sur le corps sans qu’il le sache. Le lendemain, elle découvre que son amant, c’est son frère. Devant l’horreur de l’inceste, celui-ci s’échappe et devient les taches sur la Lune. Un récit mythique est un discours reçu des ancêtres, des dieux ou de Dieu.

    Si on compare La Joconde à une femme, on peut dire qu’elle est réelle puisque c’est un portrait de femme, mais elle l’est autrement et moins qu’une femme réelle. On dispose d’un critère de comparaison fondé dans l’expérience quotidienne de la vie. Mais si l’on compare les hommes avec les dieux, leur réalité, même invisible est pensée et vécue comme plus réelle que notre réalité, comme surréelle.

    Les religions sont des explications globales. On apprend grâce à elles d’où on vient, qui on est et où on va. La science moderne, déductive ou expérimentale, n’offre que des explications spécifiques à des problèmes spécifiques. Et chaque explication débouche sur de nouveaux problèmes. Par ailleurs, les explications pour être reçues comme telles doivent être vérifiées par la communauté des chercheurs spécialistes de ces problèmes. Et le fait qu’ils soient chinois, américains ou russes, leurs différences culturelles et leurs vies intimes n’interviennent pas dans leur jugement.

    On devrait alors conclure que, dans l’esprit humain, il existe deux logiques : une logique où le possible et l’impossible s’opposent ; et une logique où l’impossible est possible. Même avec les meilleures chaussures, on ne voit pas un homme aux Jeux olympiques de 2100 sauter à 45 mètres de hauteur. De même, les gens savent qu’en mettant les mains dans le feu ils se brûleront. Mais, si le tombeau de Jésus est vide, c’est que Jésus est fils de Dieu. Quand on est croyant, on pense avoir accès à des surréalités, des choses plus réelles que ce que l’on voit et vit tous les jours et qui en sont le fondement, l’explication et l’origine. Les religions ne disparaîtront pas parce qu’elles fournissent des réponses globales et des règles pour vivre selon ses croyances. Nous sommes donc face à ces deux logiques, l’une qui sert de support à la science moderne qui peut montrer les limites entre le possible et l’impossible tout en sachant que l’impossible hier peut devenir possible demain, l’autre qui pense que l’impossible est parfois toujours possible, que les miracles existent, etc. Dans la vie quotidienne, ces deux logiques peuvent coexister sans problème. »
    -Maurice Godelier, Fondamentaux de la vie sociale, Paris, CNRS Éditions / De Vive Voix, 2019.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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