https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Claude_Passeron
"Je remercie Georges Canguilhem et Gilles-Gaston Granger dont la lecture critique des Propositions a conduit à nombre de rectifications, lors de la première édition." (p.4)
" [Agacement] lorsque j’entends tenir un raisonnement qui accorde d’emblée, en toute discipline et sur tous terrains, le monopole de l’esprit scientifique au seul travail de la formalisation, de la mathématisation ou de la modélisation des raisonnements. J’éprouvais déjà le même agacement quand je voyais, il y a longtemps, marxisme, structuralisme, psychanalytisme ou sémiologisme inscrire leur épistémologie dans une stratégie analogue pour revendiquer un monopole d’intelligibilité théorique dans toutes les sciences de l’homme. II me faut bien assumer cet agacement logique, puisqu’il a joué un rôle moteur au départ de ce livre, qui s’insurgeait contre toutes les formes d’impérialisme conceptuel ou disciplinaire dans la définition de l’intelligibilité scientifique, bref contre l’antique confusion, héritée de la métaphysique, entre réflexion sur des savoirs et unification d’une doctrine." (p.14)
"Ainsi ai-je maintes fois entendu objecter à ma description de la pluralité indépassable des théories sociologiques que, si toutes les théories "se valent", dans leur vérité scientifique qui ne met chacune en rapport qu’avec ses exemples particuliers, alors leur vérité autosuffisante ne peut plus les départager ou, ce qui revient au même, que si aucune ne vaut plus qu’une autre, "plus aucune ne vaut rien". J’ai proposé ailleurs un autre principe d’évaluation des recherches et de leurs résultats, en distinguant la puissance logique des théories et l’exigence empirique de multiplication de leurs exemplifications et contre-exemplifications. La puissance logique d’une théorie se compare, en effet en toute rigueur, à celle d’une autre et permet de les hiérarchiser selon la complexité ou la portée de leurs opérations formelles. De même, l’exigence d’exemplification historique permet de les hiérarchiser d’une autre manière, par la richesse des informations qu’elles assemblent ou la "densité" des interprétations qu’elles permettent de formuler dans un même langage de description : la liste des faits que chacune rend "pertinents" est plus ou moins longue. Il apparaît alors une différence, utile à considérer, avec l’évaluation des théories physico-mathématiques où concepts et constats sont indissolublement solidaires dans l’échec comme dans la corroboration d’une théorie.
Dans les sciences sociales, les deux échelles d’évaluation restent assurément distinctes, puisqu’elles ne fournissent aucune possibilité de commensurer ou d’ordonner les valeurs scientifiques qu’elles classent séparément. Mais, en situant les valeurs des théories historiques indépendamment sur chacun de ces deux axes simili-cartésiens - et nous le faisons tous les jours, car nous n’hésitons pas, dans l’exercice spontané ou institutionnel de notre métier, à interpoler intuitivement ces deux critères d’évaluation, pourtant incommensurables à proprement parler - nous nous prononçons bien sur la valeur globale d’une recherche ou d’un dossier de chercheur. Sur cette courbe qui n’est cartésienne que par analogie - restant impossible à situer sauf en ses valeurs maximales ou minimales, puisque les intervalles entre les graduations pourraient être différemment et arbitrairement pondérés sur chacun des axes -nous nous prononçons, avec assurance professionnelle au moins sur les cas extrêmes, c’est-à-dire lorsque les valeurs des coordonnées sont simultanément hautes ou basses sur chacun des deux axes. Qui de nous hésitera à placer au sommet des acquis d’une discipline (et à y accrocher des noms propres qui font l’unanimité dans une communauté scientifique) des œuvres où la cohérence théorique s’allie à la richesse des chantiers empiriques qu’elle seule a permis d’ouvrir ? Et qui hésitera à considérer comme scientifiquement inutiles ou non récupérables des travaux où la pénurie conceptuelle (ou l’inconsistance formelle) se (conjugue à l’exiguïté des matériaux d’enquête ou de recensement.
Ce sont les appréciations scientifiques décalées sur un axe par rapport à leur position sur l’autre qui nous laissent généralement perplexes. On peut y voir un bon indice de la forme empirico-rationnelle constitutive et exigible de nos savoirs.
Mais on remarquera que nous nous partageons alors en fonction d’une "préférence" professionnelle ou d’une inclination personnelle - épistémologiquement arbitraire, il va sans dire. L‘ambition d’une "grande théorie" impressionnera les uns, même lorsqu’elle ne repose que sur une empirie parcimonieuse ou léguée aux chercheurs du futur, tandis que le foisonnement des données et l’accumulation des moyens de leur traitement forceront le respect des autres, même en l’absence de toute grille théorique d’interprétation. La situation de l’évaluateur est alors, sur le court terme, assez proche de ce qu’elle est dans les sciences de la matière ou de la vie. Mais, dans les sciences historiques, l’absence de toute possibilité d’une expérimentation véritable pouvant autoriser un jour des tests décisifs ou des applications pratiques ne permettra jamais de trancher, même rétrospectivement, sur le caractère prometteur des travaux minutieux d’un précurseur qui aurait accumulé un trésor de mesures préalables ou de ceux d’un logicien virtuose qui aurait été l’horloger génial d’une théorie en attente de sa mise en marche." (pp.15-16)
"Les rapports de la "vérité" au sens formel et de la "véridicité" au sens discursif, dont il faut au moins formuler la distinction de principe, si l’on veut spécifier ce que deviennent -hors du cadre poppérien de la falsifiabilité empirique d’énoncés singuliers déductibles de propositions universelles- les critères pertinents d’une différence opératoire entre la vérité et la fausseté d’une inférence dans une science historique. C’était là le minimum exigible d’une réévaluation de mes analyses d’inspiration wéberienne, si je voulais répondre sur les ambiguïtés résiduelles de certaines des descriptions présentées dans l’ouvrage et de quelques-uns des termes que j’y avais moi-même employés -comme celui de de "raisonnement naturel". C’est sans doute ce terme qui avait biaisé ou annihilé pour le lecteur le sens des assertions par lesquelles j’avais voulu décrire les pratiques et les raisonnements effectifs de la recherche dans ma discipline, avec l’espoir évidemment d’en étendre la portée à l’ensemble des sciences sociales, toutes envisagées dans ce livre comme des sciences historiques." (p.21)
"Parmi tous les "raisonnements naturels", excluant dans une science empirique l’administration d’une preuve par la réfutabilité de constats "falsificateurs" -au sens strictement poppérien qui exige de pouvoir appliquer aux propositions d’une théorie scientifique les critères formels de "l’universalité logique" -une argumentation de forme sociologique ou historique enchaîne ses inférences dans un espace logique qui, pourtant, appartient encore à "l’espace assertorique" des raisonnements scientifiques (non métaphysiques), dès lors qu’elle maintient, sous une autre forme, les conditions d’une vulnérabilité empirique de ses énoncés d’observation.
Et cela, bien sûr, à la différence d’autres raisonnements tout aussi "naturels" que le raisonnement sociologique, mais qui peuvent énoncer ou justifier tout ce qu’il plaira au raisonneur d’affirmer, ou encore valoir par référence à d’autres valeurs et, en particulier, s’inscrire librement dans un ordre du discours étranger ou rebelle à toute régulation de méthode. [...]
Le raisonnement sociologique s’inscrit à la fois, (a) dans un sous-ensemble (non poppérien) de l’ensemble des raisonnements scientifiques -et cela par les méthodes de mise en cohérence de ses propositions théoriques comme de mise à l’épreuve empirique de ses grilles d’observation - et (b) dans un sous-ensemble, bien identifiable lui aussi, de l’ensemble des argumentaires non entièrement formalisables, ensemble dans lequel le cheminement d’un raisonnement suppose, à un moment ou à un autre, les opérations d’une "logique naturelle" - et cela par le rôle que joue nécessairement l’analogie dans ses comparaisons, au fil des mouvements de pensée qui chaînent ses inférences." (pp.25-26)
-Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l'argumentation, Albin Michel, 2006 (1991 pour la première édition), 670 pages.
"Je remercie Georges Canguilhem et Gilles-Gaston Granger dont la lecture critique des Propositions a conduit à nombre de rectifications, lors de la première édition." (p.4)
" [Agacement] lorsque j’entends tenir un raisonnement qui accorde d’emblée, en toute discipline et sur tous terrains, le monopole de l’esprit scientifique au seul travail de la formalisation, de la mathématisation ou de la modélisation des raisonnements. J’éprouvais déjà le même agacement quand je voyais, il y a longtemps, marxisme, structuralisme, psychanalytisme ou sémiologisme inscrire leur épistémologie dans une stratégie analogue pour revendiquer un monopole d’intelligibilité théorique dans toutes les sciences de l’homme. II me faut bien assumer cet agacement logique, puisqu’il a joué un rôle moteur au départ de ce livre, qui s’insurgeait contre toutes les formes d’impérialisme conceptuel ou disciplinaire dans la définition de l’intelligibilité scientifique, bref contre l’antique confusion, héritée de la métaphysique, entre réflexion sur des savoirs et unification d’une doctrine." (p.14)
"Ainsi ai-je maintes fois entendu objecter à ma description de la pluralité indépassable des théories sociologiques que, si toutes les théories "se valent", dans leur vérité scientifique qui ne met chacune en rapport qu’avec ses exemples particuliers, alors leur vérité autosuffisante ne peut plus les départager ou, ce qui revient au même, que si aucune ne vaut plus qu’une autre, "plus aucune ne vaut rien". J’ai proposé ailleurs un autre principe d’évaluation des recherches et de leurs résultats, en distinguant la puissance logique des théories et l’exigence empirique de multiplication de leurs exemplifications et contre-exemplifications. La puissance logique d’une théorie se compare, en effet en toute rigueur, à celle d’une autre et permet de les hiérarchiser selon la complexité ou la portée de leurs opérations formelles. De même, l’exigence d’exemplification historique permet de les hiérarchiser d’une autre manière, par la richesse des informations qu’elles assemblent ou la "densité" des interprétations qu’elles permettent de formuler dans un même langage de description : la liste des faits que chacune rend "pertinents" est plus ou moins longue. Il apparaît alors une différence, utile à considérer, avec l’évaluation des théories physico-mathématiques où concepts et constats sont indissolublement solidaires dans l’échec comme dans la corroboration d’une théorie.
Dans les sciences sociales, les deux échelles d’évaluation restent assurément distinctes, puisqu’elles ne fournissent aucune possibilité de commensurer ou d’ordonner les valeurs scientifiques qu’elles classent séparément. Mais, en situant les valeurs des théories historiques indépendamment sur chacun de ces deux axes simili-cartésiens - et nous le faisons tous les jours, car nous n’hésitons pas, dans l’exercice spontané ou institutionnel de notre métier, à interpoler intuitivement ces deux critères d’évaluation, pourtant incommensurables à proprement parler - nous nous prononçons bien sur la valeur globale d’une recherche ou d’un dossier de chercheur. Sur cette courbe qui n’est cartésienne que par analogie - restant impossible à situer sauf en ses valeurs maximales ou minimales, puisque les intervalles entre les graduations pourraient être différemment et arbitrairement pondérés sur chacun des axes -nous nous prononçons, avec assurance professionnelle au moins sur les cas extrêmes, c’est-à-dire lorsque les valeurs des coordonnées sont simultanément hautes ou basses sur chacun des deux axes. Qui de nous hésitera à placer au sommet des acquis d’une discipline (et à y accrocher des noms propres qui font l’unanimité dans une communauté scientifique) des œuvres où la cohérence théorique s’allie à la richesse des chantiers empiriques qu’elle seule a permis d’ouvrir ? Et qui hésitera à considérer comme scientifiquement inutiles ou non récupérables des travaux où la pénurie conceptuelle (ou l’inconsistance formelle) se (conjugue à l’exiguïté des matériaux d’enquête ou de recensement.
Ce sont les appréciations scientifiques décalées sur un axe par rapport à leur position sur l’autre qui nous laissent généralement perplexes. On peut y voir un bon indice de la forme empirico-rationnelle constitutive et exigible de nos savoirs.
Mais on remarquera que nous nous partageons alors en fonction d’une "préférence" professionnelle ou d’une inclination personnelle - épistémologiquement arbitraire, il va sans dire. L‘ambition d’une "grande théorie" impressionnera les uns, même lorsqu’elle ne repose que sur une empirie parcimonieuse ou léguée aux chercheurs du futur, tandis que le foisonnement des données et l’accumulation des moyens de leur traitement forceront le respect des autres, même en l’absence de toute grille théorique d’interprétation. La situation de l’évaluateur est alors, sur le court terme, assez proche de ce qu’elle est dans les sciences de la matière ou de la vie. Mais, dans les sciences historiques, l’absence de toute possibilité d’une expérimentation véritable pouvant autoriser un jour des tests décisifs ou des applications pratiques ne permettra jamais de trancher, même rétrospectivement, sur le caractère prometteur des travaux minutieux d’un précurseur qui aurait accumulé un trésor de mesures préalables ou de ceux d’un logicien virtuose qui aurait été l’horloger génial d’une théorie en attente de sa mise en marche." (pp.15-16)
"Les rapports de la "vérité" au sens formel et de la "véridicité" au sens discursif, dont il faut au moins formuler la distinction de principe, si l’on veut spécifier ce que deviennent -hors du cadre poppérien de la falsifiabilité empirique d’énoncés singuliers déductibles de propositions universelles- les critères pertinents d’une différence opératoire entre la vérité et la fausseté d’une inférence dans une science historique. C’était là le minimum exigible d’une réévaluation de mes analyses d’inspiration wéberienne, si je voulais répondre sur les ambiguïtés résiduelles de certaines des descriptions présentées dans l’ouvrage et de quelques-uns des termes que j’y avais moi-même employés -comme celui de de "raisonnement naturel". C’est sans doute ce terme qui avait biaisé ou annihilé pour le lecteur le sens des assertions par lesquelles j’avais voulu décrire les pratiques et les raisonnements effectifs de la recherche dans ma discipline, avec l’espoir évidemment d’en étendre la portée à l’ensemble des sciences sociales, toutes envisagées dans ce livre comme des sciences historiques." (p.21)
"Parmi tous les "raisonnements naturels", excluant dans une science empirique l’administration d’une preuve par la réfutabilité de constats "falsificateurs" -au sens strictement poppérien qui exige de pouvoir appliquer aux propositions d’une théorie scientifique les critères formels de "l’universalité logique" -une argumentation de forme sociologique ou historique enchaîne ses inférences dans un espace logique qui, pourtant, appartient encore à "l’espace assertorique" des raisonnements scientifiques (non métaphysiques), dès lors qu’elle maintient, sous une autre forme, les conditions d’une vulnérabilité empirique de ses énoncés d’observation.
Et cela, bien sûr, à la différence d’autres raisonnements tout aussi "naturels" que le raisonnement sociologique, mais qui peuvent énoncer ou justifier tout ce qu’il plaira au raisonneur d’affirmer, ou encore valoir par référence à d’autres valeurs et, en particulier, s’inscrire librement dans un ordre du discours étranger ou rebelle à toute régulation de méthode. [...]
Le raisonnement sociologique s’inscrit à la fois, (a) dans un sous-ensemble (non poppérien) de l’ensemble des raisonnements scientifiques -et cela par les méthodes de mise en cohérence de ses propositions théoriques comme de mise à l’épreuve empirique de ses grilles d’observation - et (b) dans un sous-ensemble, bien identifiable lui aussi, de l’ensemble des argumentaires non entièrement formalisables, ensemble dans lequel le cheminement d’un raisonnement suppose, à un moment ou à un autre, les opérations d’une "logique naturelle" - et cela par le rôle que joue nécessairement l’analogie dans ses comparaisons, au fil des mouvements de pensée qui chaînent ses inférences." (pp.25-26)
-Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l'argumentation, Albin Michel, 2006 (1991 pour la première édition), 670 pages.