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    Roger Scruton, Conservatisme

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Roger Scruton, Conservatisme Empty Roger Scruton, Conservatisme

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 17 Jan - 10:14



    "Bien que l’attitude conservatrice soit instinctive, le conservatisme comme philosophie politique correspond à un phénomène récent, né de trois grandes révolutions – la Glorieuse révolution anglaise de 1688, la Révolution américaine achevée en 1783, la Révolution française de 1789. Cette séquence historique a marqué tous les mouvements conservateurs ultérieurs et explique notamment pourquoi c’est avant tout dans le monde anglophone que les hommes politiques et les partis se définissent par le terme de « conservateur ». Ailleurs, le terme est souvent mal employé. Comprendre pourquoi il en est ainsi est une manière de saisir la différence entre les politiques anglo-américaine et continentale. Dans la mesure pourtant où le conservatisme a représenté une force tout aussi réelle dans l’Europe continentale que dans la sphère anglophone, j’ai retenu des penseurs français, autrichiens, allemands et espagnols. Je pourrai ainsi montrer l’étendue et la complexité de cette tradition intellectuelle qui fait partie de la civilisation occidentale moderne.

    Force intellectuelle et spirituelle, le conservatisme s’est exprimé dans de nombreux domaines : dans l’art, la poésie, les discussions philosophiques. Les plus grands penseurs conservateurs ont été particulièrement sensibles à l’art et à sa portée. La première grande publication de Burke, par exemple, fut un traité influent sur le beau et le sublime ; de même, l’Esthétique est un moment fort de la contribution de Hegel à la pensée du XIXe siècle. Beaucoup de « conservateurs culturels » dont je résumerai les idées plus loin étaient également de grands artistes, dans leurs poèmes comme dans leur prose : c’est le cas de Chateaubriand, mais aussi de Coleridge, de Ruskin et d’Eliot."

    "Dans les Politiques, Aristote justifie le gouvernement constitutionnel dans des termes qui sont encore ceux que les penseurs conservateurs utilisent aujourd’hui. La plupart des idées véhiculées par les conservateurs modernes sont en effet contenues dans le grand œuvre aristotélicien. Bien sûr, elles ont été adaptées à un monde qu’Aristote ne pouvait guère anticiper : l’émergence de l’État-nation, la perte d’une religion unifiée, la croissance de la « grande société » enfin, composée de millions d’étrangers coopérant sous une règle de droit unique."

    "Nous autres êtres humains vivons naturellement dans des communautés liées par la confiance mutuelle. Nous avons besoin d’un foyer partagé, d’un espace de sécurité dont nous pouvons revendiquer l’occupation sans contestation, où nous pouvons faire appel à l’assistance des autres membres en cas de menace. Nous avons aussi besoin de vivre en paix avec nos voisins et de disposer de procédures pour garantir cette paix. Nous avons enfin besoin de l’amour et de la protection que nous procure la vie de famille. Tenter de modifier l’une de ces données de la condition humaine reviendrait à violer les impératifs enracinés dans l’ordre biologique d’une part, les nécessités de la reproduction sociale d’autre part. Si nous aspirons à élaborer une philosophie politique ne serait-ce que vaguement crédible, nous ne pouvons faire comme si ces facteurs étaient trop éloignés du monde des idées pour être pris en considération. Or la propriété des utopies modernes est précisément d’ignorer ces contraintes, d’imaginer des sociétés sans droit (Marx et Engels), sans familles (Laing), sans frontières et sans défenses (Sartre)."

    "Le sentiment de familiarité et de confiance nous est précieux, sa perte est une source d’angoisse et de regret. Le désir de maintenir ces liens de communauté et de confiance est au cœur de la pensée conservatrice, car c’est de lui que dépend la survie d’une communauté. Le conservatisme est bien ce que son nom désigne : la tentative de conserver la communauté que nous possédons, non pas l’ensemble de ses caractéristiques singulières – comme le disait Burke, « nous devons réformer pour conserver » –, mais celles qui permettent d’assurer la survie de la communauté dans le temps.

    Or la vie des êtres humains n’est pas seulement faite de coopération, elle recèle aussi une part de compétition. Pour cette raison, on doit s’assurer, dans les principes, que la compétition est pacifique et que les conflits peuvent être résolus. Presque toutes les utopies imaginées par les auteurs modernes considèrent que les individus sont capables de vivre dans des systèmes où seuls les liens de coopération assurent la sociabilité, et où la part du conflit a été évacuée. Voilà pourquoi les utopies sont invraisemblables – car elles renvoient à des arrangements purement abstraits entre êtres nouménaux, comme dans le communisme intégral prédit par Marx et Engels dans L’Idéologie allemande (1845), ou dans les pays féeriques de l’Angleterre néo-gothique de William Morris décrits dans Nouvelles de nulle part."

    "Les conservateurs partagent, on l’a dit, la conception aristotélicienne de la rationalité humaine ; comme Aristote, ils reconnaissent que l’un des buts de la vie politique est d’inculquer au citoyen les vertus nécessaires à son expression collective. On retrouve cette idée sous différentes formes et à différentes époques : nous autres, êtres rationnels, avons besoin de coutumes et d’institutions qui s’adossent à autre chose qu’à la seule raison si nous voulons utiliser celle-ci à bon escient. C’est là probablement la principale contribution du conservatisme à la compréhension de nous-mêmes. Je m’en expliquerai davantage dans les chapitres qui suivent.

    Cela étant dit, nous ne devrions pas ignorer la position contraire, exprimée au sein même de la pensée conservatrice. De même qu’elle prône le besoin de coutumes partagées et de communalité, la philosophie conservatrice a toujours défendu la liberté individuelle. Contre l’idée de communauté organique, faite de dépendance et de soumission, elle a conçu la communauté comme une association libre d’êtres rationnels où tous possèdent, et chérissent, une identité personnelle. Le conservatisme, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est parfaitement moderne, façonné par les Lumières et par l’émergence de sociétés où le « nous » de l’appartenance collective est en chaque lieu contrebalancé par le « je » des ambitions individuelles.

    L’idée de société comprise comme collection d’individus, tous capables d’exprimer un ensemble de choix autonomes et de réaliser leur accomplissement personnel selon leurs propres voies, n’est pas nouvelle. Dans une étude célèbre, l’historien suisse Jacob Burckhardt attribuait la naissance de l’individu moderne à l’éveil politique et intellectuel de la Renaissance, tandis que Sir Larry Siedentop, dans un ouvrage récent, en trouve la source dans Jésus et saint Paul pour qui le salut de l’individu est au cœur de la sollicitude divine. Quelle que soit la pertinence de ces écrits, il est certain que les Lumières ont donné un sens nouveau à l’individualisme, en insistant notamment sur le lien qui unit légitimité et consentement."

    "Renversement de la logique médiévale où le souverain, source de toute autorité, était désigné par les forces de l’histoire (ce qui voulait généralement dire les sources divines). Dans la conception médiévale, la liberté individuelle était un privilège, accordé par le monarque en échange de services rendus, services militaires ou de cour. Bien qu’il fût alors en progression, l’individualisme n’était pas encore conceptualisé sur le plan philosophique. Pour les théories médiévales du gouvernement, le vecteur de légitimité allait du souverain vers les individus et non, comme on le concédera plus tard, des individus, consentant à être gouvernés, vers le souverain."

    "Harrington lui-même aspire à montrer qu’un gouvernement républicain dans une société essentiellement capitaliste – une « république de croissance » [commonwealth of increase] – serait le système politique le plus stable. Il justifie l’existence d’une constitution écrite, d’un gouvernement bicaméral, le vote secret et indirect pour l’élection d’un président, ainsi qu’un certain nombre d’autres caractéristiques propres à l’État idéal, qui serait, selon ses propres termes, « un empire de lois et non un empire d’hommes ». Son œuvre, qui aura une grande influence sur les Pères fondateurs de la Constitution américaine, reprend la position de Hobbes : un rejet résolu de toute tentative de justifier la légitimation des gouvernants par l’obéissance religieuse plutôt que par le consentement populaire. [...]
    La notion de séparation des pouvoirs, déjà introduite par Harrington, aura une influence capitale à la fois sur la pensée libérale et sur la pensée conservatrice, en partie grâce à la systématisation prudente de Montesquieu."

    "Pour un conservateur, les individus viennent au monde avec des obligations, comme sujets d’institutions et de traditions, porteurs d’un legs précieux de sagesse. Sans cet héritage, l’exercice de la liberté risque autant de détruire les droits humains que de les promouvoir.

    En Angleterre, le premier grand défenseur de ce type de conservatisme fut le juge Sir William Blackstone (1723-1780). Ses Commentaires sur les lois anglaises sont un plaidoyer contre la constitution écrite et pour la common law anglaise comprise comme application concrète de la loi naturelle14. Pour Blackstone, la juridiction constitutionnelle de la common law anglaise représente la solution, éprouvée par le temps et la coutume, aux conflits sociaux et au besoin d’un bon gouvernement. C’est la pérennité de ces institutions et leur inscription dans le cœur du peuple anglais qui ont, selon lui, produit l’amour de la liberté et le rejet instinctif du gouvernement tyrannique qui sont la véritable marque du patriotisme anglais. L’amour de la liberté est, davantage que la création de coutumes et de traditions, l’expression d’un certain choix spontané ; plutôt qu’un contrat entre citoyens, c’est la perspective d’une pérennité de la common law qui constitue la véritable source de l’ordre politique.

    Les thèses de Blackstone sont restées influentes au cours des siècles suivants. Dans la période plus contemporaine, sa défense de la common law a été reprise et élaborée, notamment, par Friedrich A. von Hayek [...] Blackstone a donné le ton du conservatisme anglophone tel qu’il est apparu aux XVIIIe et XIXe siècles : sceptique, empirique, attentif à l’héritage concret d’un peuple et de ses institutions plutôt qu’aux idées abstraites de la légitimité politique qui pourraient être appliquées partout et vaudraient pour tous. Il a donné, en même temps, un véritable contenu historique et empirique à la théorie de la loi naturelle en l’extrayant de la stratosphère théologique pour l’appliquer dans les cours de common law anglaises dont il était le Lord Chief Justice."

    "Hume se décrivait comme un tory, mais cela n’impliquait l’adhésion ni à la doctrine de l’Église anglicane, ni à celle du droit divin des monarques anglais, qui, à l’époque, n’étaient pas du tout anglais. Hume était sans doute un athée, et s’il croyait à l’Église établie, ainsi qu’à la monarchie établie, c’est précisément parce qu’elles étaient établies, qu’elles représentaient donc, dans leur structure et leur histoire, les solutions aux conflits sociaux, et qu’elles offraient les instructions tacites pour avancer au mieux.

    La philosophie politique de Hume est contenue dans ses essais posthumes ainsi que dans son Histoire d’Angleterre en six volumes (1744)16, mais elle est moins systématique que sa théorie empirique de la connaissance pour laquelle il est le plus connu aujourd’hui. S’opposant à la théorie du contrat social, il estime que l’idée lockéenne d’un consentement tacite au gouvernement auquel nous demeurons loyaux est un mythe : la plupart des gens sont liés par l’habitude, par les liens culturels et linguistiques, cela est inévitable, et c’est pour cela qu’ils demeurent là où ils sont, quel que soit le gouvernement qui légifère en leur nom. Bien qu’il reconnaisse l’importance du consentement populaire pour garantir l’ordre politique, il pense que le consentement est une réponse à la croyance en la légitimité plutôt que son fondement. Quelles que soient les conceptions de la légitimité et de l’obligation politiques, leur seul fondement véritable, affirme-t-il, est l’utilité : il n’y a pas d’autre justification de l’obligation politique que les bénéfices qui découlent de leur acceptation.

    Hume est en effet persuadé que la politique, en tant que science « morale », peut être déduite de l’étude de la nature humaine, et que toutes les controverses disparaîtraient si la véritable structure de nos sentiments pouvait être dévoilée. Il identifie les sentiments les plus importants qui contribuent à fonder un ordre politique : la sympathie et la générosité [benevolence] ; de ces sentiments découle, in fine, selon lui, l’idée de justice. On le voit, Hume écrit en réaction au projet des Lumières, notamment contre la justification de l’obligation politique par l’exercice de la raison. Pour tout ce qui nous importe et, en particulier pour ce qui concerne notre être social, c’est la coutume et non la raison qui fournit la motivation décisive.

    Pour Hume, la justice exige que les droits individuels soient garantis et protégés, et le droit à la propriété privée – dont il donne une justification classiquement utilitariste – est primordial. Il défend en effet inlassablement les libertés associées à la Constitution britannique que la Glorieuse révolution et la période postérieure ont vues naître, bien qu’il doute que ces libertés puissent être aisément protégées ou que l’on puisse les résumer dans une formule. Sa préférence personnelle va à un gou­vernement mixte, à la fois républicain et monarchique, tel qu’il le voit à l’œuvre en Grande-Bretagne où les deux types de pouvoirs s’opposent et se limitent mutuellement.

    La philosophie empiriste de Hume explique le caractère non systématique de ses idées politiques. Sceptique vis-à-vis des arguments abstraits, persuadé de l’étendue limitée de la connaissance humaine, il ne cesse de souligner l’utilité de la coutume pour nous guider sur la route d’une coexistence pacifique. Il se méfie des grandes thèses libérales où la pérennité des compromis historiques est sacrifiée à la liberté de l’individu exaltée sous une forme abstraite. Ces abstractions ne représentent que les derniers avatars des enthousiasmes qui transportent régulièrement les sociétés humaines et sèment la mort et la destruction. Pour Hume, l’histoire recèle la leçon suivante : l’ordre établi, issu des coutumes adoptées et respectées, est toujours préférable aux idées – même si elles nous inspirent et nous enthousiasment – de ceux qui nous promettent la libération de notre sens inné de l’obligation. Cette idée – l’essence même du torysme dans les Temps Modernes – ne fait, chez lui, l’objet d’aucune justification."

    "Pour un conservateur, un ordre politique n’est pas légitime parce qu’il trouve sa source dans les libres choix des individus, il l’est par les choix libres qu’il rend possibles. C’est sur la question de la préséance, de la liberté ou de l’ordre, que les libéraux et les conservateurs se sont opposés dans les deux siècles qui ont suivi ces écrits. Le moment venu, cependant, de nouvelles menaces les ont réunis, à commencer par l’expansion de l’État moderne."
    -Roger Scruton, Conservatisme, Albin Michel, 2018 (2017 pour la première édition britannique).




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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