"Ne nous échappe pas le fait que mal et beauté ne se situent pas seulement aux antipodes : ils sont parfois imbriqués. Car il n’est pas jusqu’à la beauté même que le mal ne puisse tourner en instrument de tromperie, de domination ou de mort. Mais une beauté qui ne serait pas fondée sur le bien est-elle encore « belle » ? La vraie beauté ne serait-elle pas elle-même un bien ?"
"Éclate la guerre sino-japonaise. Les envahisseurs japonais comptaient sur une guerre courte. La résistance chinoise les a surpris. Lorsque, au bout de plusieurs mois, ils prennent la capitale, a lieu le terrible massacre de Nankin. Je viens d’avoir huit ans.
En deux ou trois mois, l’armée japonaise, déchaînée, réussit à mettre à mort trois cent mille personnes, cela sous des formes variées et cruelles : mitraillage de la foule en fuite, exécutions massives par décapitation au sabre, innocents précipités par groupes entiers dans de larges fossés où ils sont enterrés vifs.
D’autres scènes d’horreur : des soldats chinois faits prisonniers attachés debout sur des poteaux pour l’exercice à la baïonnette des soldats japonais. Ceux-ci, en rang, leur font face. À tour de rôle, chaque soldat sort du rang, fonce sur la cible en vociférant et plante la baïonnette dans la chair vivante...
Aussi horrible est le sort réservé aux femmes. Viols individuels, viols collectifs suivis maintes fois de mutilations, de meurtres. Une des manies des soldats violeurs : photographier la femme ou les femmes violées qu’ils obligent à se tenir à côté d’eux, debout, nues. Certaines de ces photos sont publiées dans les documents chinois dénonçant les atrocités japonaises. "
"Une certaine forme de mal vient justement de l’usage terriblement perverti que l’on fait de la beauté."
"Que le vrai ou la vérité soit fondamental, cela nous paraît une évidence. Puisque l’univers vivant est là, il faut bien qu’il y ait une vérité pour que cette réalité, en sa totalité, puisse fonctionner.
Quant au bien ou à la bonté, nous en comprenons aussi la nécessité. Pour que l’existence de cet univers vivant puisse perdurer, il faut bien qu’il y ait un minimum de bonté, sinon on risquerait de s’entretuer jusqu’au dernier, et tout serait vain. Et la beauté ? Elle existe, sans que nullement sa nécessité, au premier abord, paraisse évidente. Elle est là, de façon omniprésente, insistante, pénétrante, tout en donnant l’impression d’être superflue, c’est là son mystère, c’est là, à nos yeux, le plus grand mystère.
Nous pourrions imaginer un univers qui ne serait que vrai, sans que la moindre idée de beauté ne vienne l’effleurer. Ce serait un univers uniquement fonctionnel où se déploieraient des éléments indifférenciés, uniformes, qui se mouvraient de façon absolument interchangeable. Nous aurions affaire à un ordre de « robots » et non à celui de la vie."
"Pour qu’il y ait vie, il faut qu’il y ait différenciation des éléments. Cette différenciation, en évoluant, en se complexifiant, a pour conséquence la singularité de chaque être. [...]
L’unicité de l’instant est liée à notre condition de mortels ; elle nous la rappelle sans cesse. C’est la raison pour laquelle la beauté nous paraît presque toujours tragique, hantés que nous sommes par la conscience que toute beauté est éphémère. C’est aussi l’occasion pour nous de souligner d’ores et déjà que toute beauté a précisément partie liée à l’unicité de l’instant. Une vraie beauté ne saurait être un état figé perpétuellement dans sa fixité. Son advenir, son apparaître-là, constitue toujours un instant unique ; c’est son mode d’être. Chaque être étant unique, chacun de ses instants étant unique, sa beauté réside dans son élan instantané vers la beauté, sans cesse renouvelé, et chaque fois nouveau.
À mes yeux, c’est précisément avec l’unicité que commence la possibilité de la beauté : l’être n’est plus un robot parmi les robots, ni une simple figure au milieu d’autres figures. L’unicité transforme chaque être en présence, laquelle, à l’image d’une fleur ou d’un arbre, n’a de cesse de tendre, dans le temps, vers la plénitude de son éclat, qui est la définition même de la beauté."
"La beauté que j’ai en vue ne se limite pas à des combinaisons de traits extérieurs, à l’apparence, laquelle peut être cernée par tout un arsenal de qualificatifs : jolie, plaisante, colorée, chatoyante, somptueuse, élégante, bien équilibrée, bien proportionnée, etc.
La beauté formelle existe, bien entendu, mais elle est loin d’englober toute la réalité de la beauté. Celle-ci relève proprement de l’Être, mû par l’impérieux désir de beauté. La vraie beauté ne réside pas seulement dans ce qui est déjà donné comme beauté ; elle est presque avant tout dans le désir et dans l’élan. Elle est un advenir, et la dimension de l’esprit ou de l’âme lui est vitale. De ce fait, elle est régie par le principe de vie. Alors, au-dessus de tous les critères possibles, un seul se porte garant de son authenticité : la vraie beauté est celle qui va dans le sens de la Voie, étant entendu que la Voie n’est autre que l’irrésistible marche vers la vie ouverte, autrement dit un principe de vie qui maintient ouvertes toutes ses promesses. Ce critère fondé sur le principe de vie – qui ne me fait pas oublier la question de la mort que nous aborderons – exclut toute utilisation de la beauté comme outil de tromperie ou de domination. Une telle utilisation est la laideur même ; elle constitue toujours un chemin de destruction. Oui, il faut toujours éviter de confondre l’essence d’une chose et l’usage que l’on pourrait en faire.
[...] La beauté est quelque chose de virtuellement là, depuis toujours là, un désir qui jaillit de l’intérieur des êtres, ou de l’Être, telle une fontaine inépuisable qui, plus que figure anonyme et isolée, se manifeste comme présence rayonnante et reliante, laquelle incite à l’acquiescement, à l’interaction, à la transfiguration.
Relevant de l’être et non de l’avoir, la vraie beauté ne saurait être définie comme moyen ou instrument. Par essence, elle est une manière d’être, un état d’existence. Observons-la à travers un des symboles de la beauté : la rose. Cela au risque de tomber dans un discours « à l’eau de rose » ! Courons ce risque. Par quelle voie d’habitude et de déformation, la rose est-elle devenue cette image un peu banale, un peu mièvre, alors qu’il a fallu que l’univers ait évolué durant des milliards d’années pour produire cette entité miraculeuse d’harmonie, de cohérence et de résolution ?
[...] La rose est sans pourquoi, comme tous les vivants, comme nous tous. Si toutefois un naïf observateur voulait ajouter quelque chose, il pourrait dire ceci : être pleinement une rose, en son unicité, et nullement une autre chose, cela constitue une suffisante raison d’être. Cela exige de la rose qu’elle mette en branle toute l’énergie vitale dont elle est chargée. Dès l’instant où sa tige émerge du sol, celle-ci pousse dans un sens, comme mue par une inébranlable volonté. À travers elle se fixe une ligne de force qui se cristallise en un bouton. À partir de ce bouton, les feuilles puis les pétales vont bientôt se former et s’éployer, épousant telle courbure, telle sinuosité, optant pour telle teinte, tel arôme. Désormais, rien ne pourra plus l’empêcher d’accéder à sa signature, à son désir de s’accomplir, se nourrissant de la substance venue du sol, mais aussi du vent, de la rosée, des rayons du soleil. Tout cela en vue de la plénitude de son être, une plénitude posée dès son germe, dès un très lointain commencement, de toute éternité, pourrait-on dire."
"C’est la perspective de la mort qui rend chaque instant et tous les instants uniques. La mort contribue à l’unicité de la vie. Si mal il y a, il réside dans les occurrences anormales, tragiques et dans ces utilisations dévoyées, perverties de la mort."
"Il est indéniable que l’esprit humain rêve d’éternité. [...]
La vraie beauté est élan de l’Être vers la beauté et le renouvellement de cet élan ; la vraie vie est élan de l’Être vers la vie et le renouvellement de cet élan. Une bonne éternité ne saurait être faite que d’instants saillants où la vie jaillit vers son plein pouvoir d’extase."
"On peut dire qu’une beauté artificielle, dégradée en valeur d’échange ou en pouvoir de conquête, n’atteint jamais l’état de communion et d’amour qui, en fin de compte, devrait être la raison d’exister de la beauté. Au contraire, elle signifie toujours un jeu de dupes, de destruction et de mort. La « laideur d’âme » qui la mine lui enlève toute chance de demeurer « belle » et d’entrer dans le sens de la vie ouverte."
"Le vrai temps, en réalité, est circulaire et non linéaire : l’eau du fleuve, tout en coulant, s’évapore à mesure ; ses vapeurs montent dans le ciel, se transforment en nuages et retombent en pluie sur la montagne pour réalimenter le fleuve à la source."
"Tout en ayant l’air d’être complètement perdus au sein de l’univers, nous pouvons supposer aussi que nous sommes la conscience éveillée et le cœur battant de la matière. L’univers pense en nous autant que nous pensons à lui."
"Si tout visage de haine est laid, en revanche tout visage humain en sa bonté est beau."
"Chacun a déjà vécu ce moment émouvant où, lors d’un spectacle ou d’un concert de haute qualité, tous les participants ont le visage transfiguré, tant il est vrai que la beauté attire la beauté, augmente la beauté, élève la beauté."
"Toute vraie beauté relève de cette essence, et tend vers la suprême harmonie, une notion qui a l’approbation de tous les sages depuis l’Antiquité. Par harmonie, je n’entends pas seulement ce qui se montre dans l’agencement de traits qui composent « objectivement » une présence de beauté. L’harmonie signifie surtout, selon moi, que la présence de la beauté répand l’harmonie autour d’elle, favorisant partage et communion, dispensant une lumière de bienfaisance, ce qui est la définition même de la bonté. Il n’est pas exagéré de dire que bonté et beauté forment les deux faces d’une entité organique et opérante. Quelle différence entre elles alors ? Osons une formule :
La bonté est garante de la qualité de la beauté ;
La beauté irradie la bonté et la rend désirable.
Quand l’authenticité de la beauté est garantie par la bonté, on est dans l’état suprême de la vérité, celle qui va, répétons-le, dans le sens de la vie ouverte, celle à laquelle on aspire comme à une chose qui se justifie en soi. Ce qui se justifie en soi dans l’ordre de la vie est bien la beauté qui, s’élevant vers l’état de joie et de liberté, permet à la bonté même de dépasser la simple notion de devoir. La beauté est la noblesse du bien, le plaisir du bien, la jouissance du bien, le rayonnement même du bien."
"La plus belle vertu aux yeux des confucéens est d’être « prêt à mourir pour que soit sauf le ren (amour humain, vertu d’humanité) ». Cet idéal est partagé par toutes les grandes religions."
"Héritier de Platon, Plotin a exalté le beau, en tant que manifestation du Divin."
"Ayons le courage de mettre, dans l’échelle du vrai, à la place suprême, le beau fondé sur le bien, tel que nous l’avons défini lors de la précédente méditation. À la place suprême, le beau en question représente la valeur absolue grâce à quoi les autres valeurs intermédiaires peuvent s’établir."
"La beauté implique un entrecroisement, une interaction, une rencontre entre les éléments qui constituent une beauté, entre cette beauté présente et le regard qui la capte."
"« La beauté est un apparaître-là », cette formule peut étonner. La beauté, si elle est, n’est-elle pas déjà donnée là, qu’on la voie ou pas ? Pourquoi faut-il qu’elle apparaisse ? Le Chinois ne saurait ignorer qu’il existe une beauté « objective ».
Mais il sait aussi que la beauté vivante n’est jamais statique, ni entièrement livrée une fois pour toutes. En tant qu’entité animée par le Souffle, elle obéit à la loi du yin-xian, « caché-manifesté ». À l’image d’une montagne cachée par la brume, ou d’un visage de femme derrière l’éventail, son charme réside dans le dévoilement. Toute beauté est singulière ; elle dépend aussi des circonstances, des moments, des lumières. Sa manifestation, pour ne pas dire son « surgissement », est toujours inattendue et inespérée. Une figure de beauté, même de celle à laquelle nous sommes habitués, doit se présenter à nous chaque fois comme à neuf, comme un avènement. C’est pour cette raison que, toujours, la beauté nous bouleverse."
"Idée d’une beauté impliquant un entrecroisement entre une présence qui s’offre à la vue et un regard qui la capte, idée proche du concept de chiasme avancé par Maurice Merleau-Ponty. La question de tout à l’heure se pose à nouveau : quoi, n’y a-t-il pas une beauté objective ? Faut-il qu’un regard la capte pour qu’elle existe ? Ma réponse, immédiate, serait : la beauté objective existe, mais tant qu’elle n’est pas vue, elle est en pure perte."
"Toute vraie beauté que nous appréhendons comporte entrecroisement et interaction, c’est-à-dire des rencontres actives à plusieurs niveaux. La beauté en question consiste-telle en un simple rayon de lumière émané du couchant ? Une simple lumière crée un état lumineux qui peut être agréable ; mais en soi elle n’est pas encore la beauté. Lorsqu’on dit qu’il y a une belle lumière, c’est parce que celle-ci fait resplendir les choses qu’elle éclaire, un ciel plus bleu, les arbres plus verts, les fleurs plus chatoyantes, les murs plus dorés, les visages plus éclatants."
"Jusqu’au début du XXe siècle, la création artistique fut placée sous le signe du beau. Les canons de la beauté pouvaient se modifier suivant les époques, le propos de l’art demeurait le même : célébrer la beauté, la révéler, créer du beau. Vers la fin du XIXe siècle déjà, et tout au long du XXe siècle, plusieurs facteurs se sont conjugués pour changer cette donne : la laideur des grandes villes, résultat de l’industrialisation forcenée, la conscience d’une « modernité » basée sur l’idée de « la mort de Dieu », l’effondrement de l’humanisme provoqué par les successives tragédies au niveau planétaire."
"Une création artistique digne de ce nom, dévisageant tout le réel, se doit d’entretenir les deux desseins : elle doit certes exprimer la part violente, souffrante de la vie, ainsi que toutes les formes de déviation que cette vie engendre, mais elle a également pour tâche de continuer à révéler ce que l’univers vivant recèle de beauté virtuelle. Chaque artiste, en somme, devrait accomplir la mission assignée par Dante : explorer à la fois l’enfer et le paradis.
D’ailleurs, une des preuves de l’existence de cette beauté virtuelle se trouve dans la création artistique même. Dans celle-ci, la recherche de la beauté de la forme et du style – même si cette beauté, nécessaire, n’est jamais suffisante – est la marque qui distingue une œuvre d’art des autres productions humaines, à but utilitaire."
" [L'art] est pour l’homme le moyen suprême de défier le destin et la mort."
"Le souci de s’abriter derrière le lourd appareil académique et de ne négliger aucun détail ne peut que contribuer à escamoter ce qui me semble essentiel."
"En simplifiant beaucoup, on peut dire que, depuis la Grèce antique jusqu’au XVIIIe siècle, l’idéal de la beauté qui doit régir la création artistique s’efforce de se baser sur des critères objectifs, l’art ayant pour modèle la Nature en ce qu’elle a de plus vivifiant, de plus inspirant, de plus noble.
Platon, dans Phèdre, dit que la beauté se manifeste dans les choses à travers leur « intégrité, simplicité, immobilité, félicité, lesquelles appartiennent à leur tour aux apparitions que l’initiation finit par dévoiler à nos regards au sein d’une pure et éclatante lumière ». Aristote, dans la Métaphysique, reprend la même position, tout en formulant des critères plus concrets : « Les formes les plus hautes du beau sont l’ordre, la symétrie, le défini, et c’est là surtout ce que font apparaître les sciences mathématiques36. » Ces principes objectifs d’ordre, de symétrie et de défini qui entraînent l’idée d’harmonie recherchée, de contraste voulu, et de proportion juste, demeurent des règles incontestées. Plus tard, les mouvements baroques ont certainement constitué une forme de libération, sans toutefois remettre en cause les règles de base.
Au long du XVIIIe siècle, dans divers pays de l’Europe occidentale, on se mit à repenser le problème de la beauté dans l’art. Dans son article sur le Beau, Diderot, admirateur de Chardin, a une démarche encore fondamentalement classique, avec quelques percées dans le sens d’un regard plus neuf, lorsque, touchant la structure interne d’une œuvre, il soutient, comme nous l’avons vu précédemment, que la beauté qui en émane réside dans les rapports, ou lorsqu’il avance l’idée que, par-delà l’ imitation, l’art nous apprend à voir dans la nature ce que nous ne voyons pas dans la réalité. C’est dans l’article sur le Génie qu’il se montre le plus hardi : « Le génie est un sujet autonome, libre, créateur de ses propres lois. Toute règle ou contrainte efface sa puissance créatrice à produire le pathétique, le sauvage et le sublime. »."
"Dans la philosophie de Platon, la mimêsis a deux significations un peu contraires : elle est d’une part un art de la copie « conforme » ; de l’autre un art de l’apparence illusoire. Si l’artiste reproduit une œuvre conforme aux canons des proportions du corps humain, il crée une œuvre vraie. Précisons à ce propos que, dans la Grèce antique, la forme artistique majeure est la sculpture. Y est célébré avant tout le corps humain. Dans cette figure idéalisée de beauté et de désir, derrière laquelle on pressent la main divine, l’apparence et le fond sont confondus.
En revanche, lorsque l’artiste s’éloigne de la vérité objective, il crée une œuvre où la ressemblance n’est qu’artifice, illusion, simulacre. Cet art du trompe-l’œil est condamné par Platon ; ainsi seront exclus de la Cité idéale, telle que le philosophe la pense dans La République, peintres et poètes.
Aristote rejette cette dichotomie opérée par Platon, et soutient dans sa Poétique que le principe de tous les arts est dans la mimêsis. Le philosophe sait que l’art passe par la forme à travers une matière, que l’artiste travaillant la matière pour lui donner une forme sera forcément amené à maîtriser matière et forme, et à les connaître. Ce qui lui permet d’affirmer que le travail de la mimêsis est un processus de connaissance."
"Quant à la notion de catharsis, elle a également été étudiée par Aristote au sujet des passions dans sa Poétique. C’est au théâtre et à la tragédie en particulier qu’est lié ce terme grec qui signifie la purgation, la purge au sens quasi médical du mot, et, dans un sens plus élevé, la purification. Car le spectateur, assistant à la représentation d’une tragédie, y participe mentalement. Il peut éprouver toutes sortes de sentiments dont les dominants seront la crainte et la pitié. Il connaît le soulagement lorsqu’au terme du drame l’injustice est réparée, ou que le criminel est en proie aux remords, ou puni. Si la tragédie parvient à explorer en profondeur le mystère de la destinée humaine, et que le spectateur expérimente la « frayeur sacrée », la purification qui en résulte est à comprendre comme un retournement intérieur, une élévation spirituelle."
"Dans une peinture, le paysage que l’artiste fait naître sous son pinceau peut être altier ou tourmenté, compact ou éthéré, nimbé de clarté ou pénétré de mystère. L’important est que ce paysage dépasse la dimension de la seule représentation et qu’il se donne comme une apparition, un avènement. [...]
Avec toute sa part d’invisible, cette présence correspond à ce que les théoriciens chinois appellent le xiang-wai-zhi-xiang, « image par-delà les images ». Elle est proche aussi de ce que la spiritualité Chan expérimente comme illumination. Lorsque, devant une scène de la nature, un arbre qui fleurit, un oiseau qui s’envole en criant, un rayon de soleil ou de lune qui éclaire un moment de silence, soudain, on passe de l’autre côté de la scène. On se trouve alors au-delà de l’écran des phénomènes, et l’on éprouve l’impression d’une présence qui va de soi, qui vient à soi, entière, indivise, inexplicable et cependant indéniable, tel un don généreux qui fait que tout est là, miraculeusement là, diffusant une lumière couleur d’origine, murmurant un chant natif de cœur à cœur, d’âme à âme."
-François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Albin Michel, 2008 (2006 pour la première édition).
"Éclate la guerre sino-japonaise. Les envahisseurs japonais comptaient sur une guerre courte. La résistance chinoise les a surpris. Lorsque, au bout de plusieurs mois, ils prennent la capitale, a lieu le terrible massacre de Nankin. Je viens d’avoir huit ans.
En deux ou trois mois, l’armée japonaise, déchaînée, réussit à mettre à mort trois cent mille personnes, cela sous des formes variées et cruelles : mitraillage de la foule en fuite, exécutions massives par décapitation au sabre, innocents précipités par groupes entiers dans de larges fossés où ils sont enterrés vifs.
D’autres scènes d’horreur : des soldats chinois faits prisonniers attachés debout sur des poteaux pour l’exercice à la baïonnette des soldats japonais. Ceux-ci, en rang, leur font face. À tour de rôle, chaque soldat sort du rang, fonce sur la cible en vociférant et plante la baïonnette dans la chair vivante...
Aussi horrible est le sort réservé aux femmes. Viols individuels, viols collectifs suivis maintes fois de mutilations, de meurtres. Une des manies des soldats violeurs : photographier la femme ou les femmes violées qu’ils obligent à se tenir à côté d’eux, debout, nues. Certaines de ces photos sont publiées dans les documents chinois dénonçant les atrocités japonaises. "
"Une certaine forme de mal vient justement de l’usage terriblement perverti que l’on fait de la beauté."
"Que le vrai ou la vérité soit fondamental, cela nous paraît une évidence. Puisque l’univers vivant est là, il faut bien qu’il y ait une vérité pour que cette réalité, en sa totalité, puisse fonctionner.
Quant au bien ou à la bonté, nous en comprenons aussi la nécessité. Pour que l’existence de cet univers vivant puisse perdurer, il faut bien qu’il y ait un minimum de bonté, sinon on risquerait de s’entretuer jusqu’au dernier, et tout serait vain. Et la beauté ? Elle existe, sans que nullement sa nécessité, au premier abord, paraisse évidente. Elle est là, de façon omniprésente, insistante, pénétrante, tout en donnant l’impression d’être superflue, c’est là son mystère, c’est là, à nos yeux, le plus grand mystère.
Nous pourrions imaginer un univers qui ne serait que vrai, sans que la moindre idée de beauté ne vienne l’effleurer. Ce serait un univers uniquement fonctionnel où se déploieraient des éléments indifférenciés, uniformes, qui se mouvraient de façon absolument interchangeable. Nous aurions affaire à un ordre de « robots » et non à celui de la vie."
"Pour qu’il y ait vie, il faut qu’il y ait différenciation des éléments. Cette différenciation, en évoluant, en se complexifiant, a pour conséquence la singularité de chaque être. [...]
L’unicité de l’instant est liée à notre condition de mortels ; elle nous la rappelle sans cesse. C’est la raison pour laquelle la beauté nous paraît presque toujours tragique, hantés que nous sommes par la conscience que toute beauté est éphémère. C’est aussi l’occasion pour nous de souligner d’ores et déjà que toute beauté a précisément partie liée à l’unicité de l’instant. Une vraie beauté ne saurait être un état figé perpétuellement dans sa fixité. Son advenir, son apparaître-là, constitue toujours un instant unique ; c’est son mode d’être. Chaque être étant unique, chacun de ses instants étant unique, sa beauté réside dans son élan instantané vers la beauté, sans cesse renouvelé, et chaque fois nouveau.
À mes yeux, c’est précisément avec l’unicité que commence la possibilité de la beauté : l’être n’est plus un robot parmi les robots, ni une simple figure au milieu d’autres figures. L’unicité transforme chaque être en présence, laquelle, à l’image d’une fleur ou d’un arbre, n’a de cesse de tendre, dans le temps, vers la plénitude de son éclat, qui est la définition même de la beauté."
"La beauté que j’ai en vue ne se limite pas à des combinaisons de traits extérieurs, à l’apparence, laquelle peut être cernée par tout un arsenal de qualificatifs : jolie, plaisante, colorée, chatoyante, somptueuse, élégante, bien équilibrée, bien proportionnée, etc.
La beauté formelle existe, bien entendu, mais elle est loin d’englober toute la réalité de la beauté. Celle-ci relève proprement de l’Être, mû par l’impérieux désir de beauté. La vraie beauté ne réside pas seulement dans ce qui est déjà donné comme beauté ; elle est presque avant tout dans le désir et dans l’élan. Elle est un advenir, et la dimension de l’esprit ou de l’âme lui est vitale. De ce fait, elle est régie par le principe de vie. Alors, au-dessus de tous les critères possibles, un seul se porte garant de son authenticité : la vraie beauté est celle qui va dans le sens de la Voie, étant entendu que la Voie n’est autre que l’irrésistible marche vers la vie ouverte, autrement dit un principe de vie qui maintient ouvertes toutes ses promesses. Ce critère fondé sur le principe de vie – qui ne me fait pas oublier la question de la mort que nous aborderons – exclut toute utilisation de la beauté comme outil de tromperie ou de domination. Une telle utilisation est la laideur même ; elle constitue toujours un chemin de destruction. Oui, il faut toujours éviter de confondre l’essence d’une chose et l’usage que l’on pourrait en faire.
[...] La beauté est quelque chose de virtuellement là, depuis toujours là, un désir qui jaillit de l’intérieur des êtres, ou de l’Être, telle une fontaine inépuisable qui, plus que figure anonyme et isolée, se manifeste comme présence rayonnante et reliante, laquelle incite à l’acquiescement, à l’interaction, à la transfiguration.
Relevant de l’être et non de l’avoir, la vraie beauté ne saurait être définie comme moyen ou instrument. Par essence, elle est une manière d’être, un état d’existence. Observons-la à travers un des symboles de la beauté : la rose. Cela au risque de tomber dans un discours « à l’eau de rose » ! Courons ce risque. Par quelle voie d’habitude et de déformation, la rose est-elle devenue cette image un peu banale, un peu mièvre, alors qu’il a fallu que l’univers ait évolué durant des milliards d’années pour produire cette entité miraculeuse d’harmonie, de cohérence et de résolution ?
[...] La rose est sans pourquoi, comme tous les vivants, comme nous tous. Si toutefois un naïf observateur voulait ajouter quelque chose, il pourrait dire ceci : être pleinement une rose, en son unicité, et nullement une autre chose, cela constitue une suffisante raison d’être. Cela exige de la rose qu’elle mette en branle toute l’énergie vitale dont elle est chargée. Dès l’instant où sa tige émerge du sol, celle-ci pousse dans un sens, comme mue par une inébranlable volonté. À travers elle se fixe une ligne de force qui se cristallise en un bouton. À partir de ce bouton, les feuilles puis les pétales vont bientôt se former et s’éployer, épousant telle courbure, telle sinuosité, optant pour telle teinte, tel arôme. Désormais, rien ne pourra plus l’empêcher d’accéder à sa signature, à son désir de s’accomplir, se nourrissant de la substance venue du sol, mais aussi du vent, de la rosée, des rayons du soleil. Tout cela en vue de la plénitude de son être, une plénitude posée dès son germe, dès un très lointain commencement, de toute éternité, pourrait-on dire."
"C’est la perspective de la mort qui rend chaque instant et tous les instants uniques. La mort contribue à l’unicité de la vie. Si mal il y a, il réside dans les occurrences anormales, tragiques et dans ces utilisations dévoyées, perverties de la mort."
"Il est indéniable que l’esprit humain rêve d’éternité. [...]
La vraie beauté est élan de l’Être vers la beauté et le renouvellement de cet élan ; la vraie vie est élan de l’Être vers la vie et le renouvellement de cet élan. Une bonne éternité ne saurait être faite que d’instants saillants où la vie jaillit vers son plein pouvoir d’extase."
"On peut dire qu’une beauté artificielle, dégradée en valeur d’échange ou en pouvoir de conquête, n’atteint jamais l’état de communion et d’amour qui, en fin de compte, devrait être la raison d’exister de la beauté. Au contraire, elle signifie toujours un jeu de dupes, de destruction et de mort. La « laideur d’âme » qui la mine lui enlève toute chance de demeurer « belle » et d’entrer dans le sens de la vie ouverte."
"Le vrai temps, en réalité, est circulaire et non linéaire : l’eau du fleuve, tout en coulant, s’évapore à mesure ; ses vapeurs montent dans le ciel, se transforment en nuages et retombent en pluie sur la montagne pour réalimenter le fleuve à la source."
"Tout en ayant l’air d’être complètement perdus au sein de l’univers, nous pouvons supposer aussi que nous sommes la conscience éveillée et le cœur battant de la matière. L’univers pense en nous autant que nous pensons à lui."
"Si tout visage de haine est laid, en revanche tout visage humain en sa bonté est beau."
"Chacun a déjà vécu ce moment émouvant où, lors d’un spectacle ou d’un concert de haute qualité, tous les participants ont le visage transfiguré, tant il est vrai que la beauté attire la beauté, augmente la beauté, élève la beauté."
"Toute vraie beauté relève de cette essence, et tend vers la suprême harmonie, une notion qui a l’approbation de tous les sages depuis l’Antiquité. Par harmonie, je n’entends pas seulement ce qui se montre dans l’agencement de traits qui composent « objectivement » une présence de beauté. L’harmonie signifie surtout, selon moi, que la présence de la beauté répand l’harmonie autour d’elle, favorisant partage et communion, dispensant une lumière de bienfaisance, ce qui est la définition même de la bonté. Il n’est pas exagéré de dire que bonté et beauté forment les deux faces d’une entité organique et opérante. Quelle différence entre elles alors ? Osons une formule :
La bonté est garante de la qualité de la beauté ;
La beauté irradie la bonté et la rend désirable.
Quand l’authenticité de la beauté est garantie par la bonté, on est dans l’état suprême de la vérité, celle qui va, répétons-le, dans le sens de la vie ouverte, celle à laquelle on aspire comme à une chose qui se justifie en soi. Ce qui se justifie en soi dans l’ordre de la vie est bien la beauté qui, s’élevant vers l’état de joie et de liberté, permet à la bonté même de dépasser la simple notion de devoir. La beauté est la noblesse du bien, le plaisir du bien, la jouissance du bien, le rayonnement même du bien."
"La plus belle vertu aux yeux des confucéens est d’être « prêt à mourir pour que soit sauf le ren (amour humain, vertu d’humanité) ». Cet idéal est partagé par toutes les grandes religions."
"Héritier de Platon, Plotin a exalté le beau, en tant que manifestation du Divin."
"Ayons le courage de mettre, dans l’échelle du vrai, à la place suprême, le beau fondé sur le bien, tel que nous l’avons défini lors de la précédente méditation. À la place suprême, le beau en question représente la valeur absolue grâce à quoi les autres valeurs intermédiaires peuvent s’établir."
"La beauté implique un entrecroisement, une interaction, une rencontre entre les éléments qui constituent une beauté, entre cette beauté présente et le regard qui la capte."
"« La beauté est un apparaître-là », cette formule peut étonner. La beauté, si elle est, n’est-elle pas déjà donnée là, qu’on la voie ou pas ? Pourquoi faut-il qu’elle apparaisse ? Le Chinois ne saurait ignorer qu’il existe une beauté « objective ».
Mais il sait aussi que la beauté vivante n’est jamais statique, ni entièrement livrée une fois pour toutes. En tant qu’entité animée par le Souffle, elle obéit à la loi du yin-xian, « caché-manifesté ». À l’image d’une montagne cachée par la brume, ou d’un visage de femme derrière l’éventail, son charme réside dans le dévoilement. Toute beauté est singulière ; elle dépend aussi des circonstances, des moments, des lumières. Sa manifestation, pour ne pas dire son « surgissement », est toujours inattendue et inespérée. Une figure de beauté, même de celle à laquelle nous sommes habitués, doit se présenter à nous chaque fois comme à neuf, comme un avènement. C’est pour cette raison que, toujours, la beauté nous bouleverse."
"Idée d’une beauté impliquant un entrecroisement entre une présence qui s’offre à la vue et un regard qui la capte, idée proche du concept de chiasme avancé par Maurice Merleau-Ponty. La question de tout à l’heure se pose à nouveau : quoi, n’y a-t-il pas une beauté objective ? Faut-il qu’un regard la capte pour qu’elle existe ? Ma réponse, immédiate, serait : la beauté objective existe, mais tant qu’elle n’est pas vue, elle est en pure perte."
"Toute vraie beauté que nous appréhendons comporte entrecroisement et interaction, c’est-à-dire des rencontres actives à plusieurs niveaux. La beauté en question consiste-telle en un simple rayon de lumière émané du couchant ? Une simple lumière crée un état lumineux qui peut être agréable ; mais en soi elle n’est pas encore la beauté. Lorsqu’on dit qu’il y a une belle lumière, c’est parce que celle-ci fait resplendir les choses qu’elle éclaire, un ciel plus bleu, les arbres plus verts, les fleurs plus chatoyantes, les murs plus dorés, les visages plus éclatants."
"Jusqu’au début du XXe siècle, la création artistique fut placée sous le signe du beau. Les canons de la beauté pouvaient se modifier suivant les époques, le propos de l’art demeurait le même : célébrer la beauté, la révéler, créer du beau. Vers la fin du XIXe siècle déjà, et tout au long du XXe siècle, plusieurs facteurs se sont conjugués pour changer cette donne : la laideur des grandes villes, résultat de l’industrialisation forcenée, la conscience d’une « modernité » basée sur l’idée de « la mort de Dieu », l’effondrement de l’humanisme provoqué par les successives tragédies au niveau planétaire."
"Une création artistique digne de ce nom, dévisageant tout le réel, se doit d’entretenir les deux desseins : elle doit certes exprimer la part violente, souffrante de la vie, ainsi que toutes les formes de déviation que cette vie engendre, mais elle a également pour tâche de continuer à révéler ce que l’univers vivant recèle de beauté virtuelle. Chaque artiste, en somme, devrait accomplir la mission assignée par Dante : explorer à la fois l’enfer et le paradis.
D’ailleurs, une des preuves de l’existence de cette beauté virtuelle se trouve dans la création artistique même. Dans celle-ci, la recherche de la beauté de la forme et du style – même si cette beauté, nécessaire, n’est jamais suffisante – est la marque qui distingue une œuvre d’art des autres productions humaines, à but utilitaire."
" [L'art] est pour l’homme le moyen suprême de défier le destin et la mort."
"Le souci de s’abriter derrière le lourd appareil académique et de ne négliger aucun détail ne peut que contribuer à escamoter ce qui me semble essentiel."
"En simplifiant beaucoup, on peut dire que, depuis la Grèce antique jusqu’au XVIIIe siècle, l’idéal de la beauté qui doit régir la création artistique s’efforce de se baser sur des critères objectifs, l’art ayant pour modèle la Nature en ce qu’elle a de plus vivifiant, de plus inspirant, de plus noble.
Platon, dans Phèdre, dit que la beauté se manifeste dans les choses à travers leur « intégrité, simplicité, immobilité, félicité, lesquelles appartiennent à leur tour aux apparitions que l’initiation finit par dévoiler à nos regards au sein d’une pure et éclatante lumière ». Aristote, dans la Métaphysique, reprend la même position, tout en formulant des critères plus concrets : « Les formes les plus hautes du beau sont l’ordre, la symétrie, le défini, et c’est là surtout ce que font apparaître les sciences mathématiques36. » Ces principes objectifs d’ordre, de symétrie et de défini qui entraînent l’idée d’harmonie recherchée, de contraste voulu, et de proportion juste, demeurent des règles incontestées. Plus tard, les mouvements baroques ont certainement constitué une forme de libération, sans toutefois remettre en cause les règles de base.
Au long du XVIIIe siècle, dans divers pays de l’Europe occidentale, on se mit à repenser le problème de la beauté dans l’art. Dans son article sur le Beau, Diderot, admirateur de Chardin, a une démarche encore fondamentalement classique, avec quelques percées dans le sens d’un regard plus neuf, lorsque, touchant la structure interne d’une œuvre, il soutient, comme nous l’avons vu précédemment, que la beauté qui en émane réside dans les rapports, ou lorsqu’il avance l’idée que, par-delà l’ imitation, l’art nous apprend à voir dans la nature ce que nous ne voyons pas dans la réalité. C’est dans l’article sur le Génie qu’il se montre le plus hardi : « Le génie est un sujet autonome, libre, créateur de ses propres lois. Toute règle ou contrainte efface sa puissance créatrice à produire le pathétique, le sauvage et le sublime. »."
"Dans la philosophie de Platon, la mimêsis a deux significations un peu contraires : elle est d’une part un art de la copie « conforme » ; de l’autre un art de l’apparence illusoire. Si l’artiste reproduit une œuvre conforme aux canons des proportions du corps humain, il crée une œuvre vraie. Précisons à ce propos que, dans la Grèce antique, la forme artistique majeure est la sculpture. Y est célébré avant tout le corps humain. Dans cette figure idéalisée de beauté et de désir, derrière laquelle on pressent la main divine, l’apparence et le fond sont confondus.
En revanche, lorsque l’artiste s’éloigne de la vérité objective, il crée une œuvre où la ressemblance n’est qu’artifice, illusion, simulacre. Cet art du trompe-l’œil est condamné par Platon ; ainsi seront exclus de la Cité idéale, telle que le philosophe la pense dans La République, peintres et poètes.
Aristote rejette cette dichotomie opérée par Platon, et soutient dans sa Poétique que le principe de tous les arts est dans la mimêsis. Le philosophe sait que l’art passe par la forme à travers une matière, que l’artiste travaillant la matière pour lui donner une forme sera forcément amené à maîtriser matière et forme, et à les connaître. Ce qui lui permet d’affirmer que le travail de la mimêsis est un processus de connaissance."
"Quant à la notion de catharsis, elle a également été étudiée par Aristote au sujet des passions dans sa Poétique. C’est au théâtre et à la tragédie en particulier qu’est lié ce terme grec qui signifie la purgation, la purge au sens quasi médical du mot, et, dans un sens plus élevé, la purification. Car le spectateur, assistant à la représentation d’une tragédie, y participe mentalement. Il peut éprouver toutes sortes de sentiments dont les dominants seront la crainte et la pitié. Il connaît le soulagement lorsqu’au terme du drame l’injustice est réparée, ou que le criminel est en proie aux remords, ou puni. Si la tragédie parvient à explorer en profondeur le mystère de la destinée humaine, et que le spectateur expérimente la « frayeur sacrée », la purification qui en résulte est à comprendre comme un retournement intérieur, une élévation spirituelle."
"Dans une peinture, le paysage que l’artiste fait naître sous son pinceau peut être altier ou tourmenté, compact ou éthéré, nimbé de clarté ou pénétré de mystère. L’important est que ce paysage dépasse la dimension de la seule représentation et qu’il se donne comme une apparition, un avènement. [...]
Avec toute sa part d’invisible, cette présence correspond à ce que les théoriciens chinois appellent le xiang-wai-zhi-xiang, « image par-delà les images ». Elle est proche aussi de ce que la spiritualité Chan expérimente comme illumination. Lorsque, devant une scène de la nature, un arbre qui fleurit, un oiseau qui s’envole en criant, un rayon de soleil ou de lune qui éclaire un moment de silence, soudain, on passe de l’autre côté de la scène. On se trouve alors au-delà de l’écran des phénomènes, et l’on éprouve l’impression d’une présence qui va de soi, qui vient à soi, entière, indivise, inexplicable et cependant indéniable, tel un don généreux qui fait que tout est là, miraculeusement là, diffusant une lumière couleur d’origine, murmurant un chant natif de cœur à cœur, d’âme à âme."
-François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Albin Michel, 2008 (2006 pour la première édition).