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    Alexis de Tocqueville, Œuvres

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Messages : 20643
    Date d'inscription : 12/08/2013
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    Alexis de Tocqueville, Œuvres Empty Alexis de Tocqueville, Œuvres

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 18 Mai - 11:16

    http://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Alexis_de_Tocqueville
    http://classiques.uqac.ca/classiques/De_tocqueville_alexis/memoire_pauperisme_1/memoire_pauperisme_1.html

    "La mort était cachée sous ce manteau brillant ; mais on ne l’apercevait point alors, et il régnait d’ailleurs dans l’air de ces climats je ne sais quelle influence énervante qui attachait l’homme au présent, et le ren­dait insouciant de l’avenir."

    "Chez la plupart des nations européennes, l’existence politique a commencé dans les régions supérieures de la société, et s’est communiquée peu à peu, et tou­jours d’une manière incomplète, aux diverses parties du corps social.

    En Amérique, au contraire, on peut dire que la commune a été organisée avant le comté, le comté avant l’État, l’État avant l’Union
    ."

    "La commune nomme ses magistrats de tout genre ; elle se taxe ; elle répartit et lève l’impôt sur elle-même. Dans la commune de la Nouvelle-Angle­terre, la loi de la représentation n’est point admise. C’est sur la place publique et dans le sein de l’assem­blée générale des citoyens que se traitent, comme à Athènes, les affaires qui touchent à l’intérêt de tous."

    "Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l’égalité qui excite les hommes à vouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang des grands, mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur ni­veau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté. Ce n’est pas que les peuples dont l’état social est démocratique méprisent naturellement la liberté ; ils ont au contraire un goût instinctif pour elle. Mais la li­berté n’est pas l’objet principal et continu de leur désir ; ce qu’ils aiment d’un amour éternel, c’est l’égalité ; ils s’élancent vers la liberté par impulsion rapide et par efforts soudains, et, s’ils manquent le but, ils se résignent ; mais rien ne saurait les satisfaire sans l’égalité, et ils consentiraient plutôt à périr qu’à la perdre.

    D’un autre côté, quand les citoyens sont tous à peu près égaux, il leur devient difficile de défendre leur indépendance contre les agressions du pouvoir. Aucun d’entre eux n’étant alors assez fort pour lutter seul avec avantage, il n’y a que la combinaison des forces de tous qui puisse garantir la liberté. Or, une pareille combinaison ne se rencontre pas toujours
    ."

    "Je suppose qu’il s'agisse d’établir une école ; les select-men convoquent à certain jour, dans un lieu indiqué d’avance, la totalité des électeurs ; là, ils exposent le besoin qui se fait sentir ; ils font connaître les moyens d’y satisfaire, l’argent qu’il faut dépenser, le lieu qu’il convient de choisir. L’assemblée, consultée sur tous ces points, adopte le principe, fixe le lieu, vote l’impôt, et remet l’exécution de ses volontés dans les mains des select-men.

    Les select-men ont seuls le droit de convoquer la réunion communale (town-meeting), mais on peut les provoquer à le faire. Si dix propriétaires conçoivent un projet nouveau et veulent le soumettre à l’assentiment de la commune, ils réclament une convocation générale des habitants ; les select-men sont obligés d’y souscrire, et ne conservent que le droit de présider l’assemblée.

    Ces mœurs politiques, ces usages sociaux sont sans doute bien loin de nous
    ."

    "Il faut bien se persuader que les affections des hommes ne se portent en général que là où il y a de la force. On ne voit pas l’amour de la patrie régner longtemps dans un pays conquis. L’habitant de la Nouvelle-Angleterre s’attache à sa commune, non pas tant parce qu’il y est né, que parce qu’il voit dans cette commune une corporation libre et forte dont il fait partie, et qui mérite la peine qu’on cherche à la diriger."

    "L’habitant de la Nouvelle-Angleterre s’attache à sa commune, parce qu’elle est forte et indépendante ; il s’y intéresse, parce qu’il concourt à la diriger  il l’aime, parce qu’il n’a pas à s’y plaindre de son sort : il place en elle son ambition et son avenir ; il se mêle à chacun des incidents de la vie communale : dans cette sphère restreinte qui est à sa portée, il s’essaie à gouverner la société ; il s’habitue aux formes sans lesquelles la liberté ne procède que par révolutions, se pénètre de leur esprit, prend goût à l’ordre, comprend l’harmonie des pouvoirs, et rassemble enfin des idées claires et pratiques sur la nature de ses devoirs ainsi que sur l’étendue de ses droits."

    "Chacun est le meilleur juge de ce qui n’a rapport qu’à lui-même, et le plus en état de pourvoir à ses besoins particuliers."

    "J’avoue qu’il est difficile d’indiquer d’une manière certaine le moyen de réveiller un peuple qui sommeille, pour lui donner des passions et des lumières qu’il n’a pas; persuader aux hommes qu’ils doivent s’occuper de leurs affaires, est, je ne l’ignore pas, une entreprise ardue."

    "Que m’importe, après tout, qu’il y ait une autorité toujours sur pied, qui veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles, qui vole au-devant de mes pas pour détourner tous les dangers, sans que j’aie même le besoin d’y songer ; si cette autorité, en même temps qu’elle ôte ainsi les moindres épines sur mon passage, est maitresse absolue de ma liberté et de ma vie ; si elle monopolise le mouvement et l’existence tel point qu’il faille que tout languisse autour d’elle quand elle languit, que tout dorme quand elle dort, que tout périsse si elle meurt ?"

    "Comment résister à la tyrannie dans un pays où chaque individu est faible, et où les individus ne sont unis par aucun intérêt commun ?"

    "Ceux-là seuls qui ne connaissent point la chose en médisent."

    "Nous avons donc bien reculé du point où étaient arrivés nos pères ; car nous laissons faire, sous couleur de justice, et consacrer au nom de la loi, ce que la violence seule leur imposait."

    "Les plus dangereux ennemis de l’État peuvent n’être revêtus d’aucune fonction : ceci est vrai, surtout dans les républiques, où l’on est souvent d’autant plus fort qu’on n’exerce légalement aucun pouvoir."

    "Qui pourrait prévoir à l’avance tous les détails de la vie d’un peuple ?"

    "Les peuples entre eux ne sont que des individus. C’est surtout pour paraître avec avantage vis-à-vis des étrangers qu’une nation à besoin d'un gouvernement unique."

    "Les Anglais, après avoir tranché la tête à l’un de leurs rois et en avoir chassé un autre du trône, se mettaient encore à genoux pour parler aux successeurs de ces princes."

    "L’intrigue et la corruption sont des vices naturels aux gouvernements électifs. Mais lorsque le chef de l’État peut être réélu, ces vices s’étendent indéfiniment et compromettent l’existence même du pays. Quand un simple candidat veut parvenir par l’intrigue, ses manœuvres ne sauraient s’exercer que sur un espace circonscrit. Lorsque au contraire le chef de l’État lui-même se met sur les rangs, il emprunte pour son propre usage la force du gouvernement.

    Dans le premier cas, c’est un homme avec ses faibles moyens ; dans le second, c'est l’État lui-même, avec ses immenses ressources, qui intrigue et qui corrompt
    ."

    "Chaque gouvernement porte en lui-même un vice naturel qui semble attaché au principe même de sa vie ; le génie du législateur consiste à le bien discerner. "

    "Un gouvernement qui n’aurait que la guerre pour faire obéir à ses lois serait bien près de sa ruine."

    "Il importe sans doute a la sécurité de chacun et à la liberté de tous que la puissance judiciaire soit séparée de toutes les autres."

    "Les Américains ont pensé qu’il était presque impossible qu’une loi nouvelle ne lésât pas dans son exécution quelque intérêt particulier."

    "La liberté forme, à vrai dire, la condition naturelle des petites sociétés."

    "Je pense qu’il est bien imprudent à l’homme de vouloir borner le possible, et juger l’avenir, lui auquel le réel et le présent échappent tous les jours, et qui se trouve sans cesse surpris à l’improviste dans les choses qu’il connaît le mieux."

    "Je ne sache pas de condition plus déplorable que celle d'un peuple qui ne peut se défendre ni se suffire."

    "Il n’y a, en général, que les conceptions simples qui s’emparent de l’esprit du peuple. Une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie, mais complexe."

    "Les gouvernements qui ne reposent que sur une seule idée ou sur un seul sentiment facile à définir, ne sont peut-être pas les meilleurs, mais ils sont à coup sûr les plus forts et les plus durables."

    "En transportant chez eux la lettre de la loi, ils ne purent transporter en même temps l’esprit qui la vivifie."

    "Outre les intérêts matériels, l’homme a encore des idées et des sentiments."

    "Pour qu’une nation se trouve en état de faire une grande guerre, les citoyens doivent s’imposer des sacrifices nombreux et pénibles. Croire qu’un grand nombre d’hommes seront capables de se soumettre d’eux-mêmes à de pareilles exigences sociales, c’est bien mal connaître l’humanité.

    De là vient que tous les peuples qui ont eu à faire de grandes guerres ont été amenés, presque malgré eux, à accroitre les forces du gouvernement. Ceux qui n’ont pas pu y réussir ont été conquis. Une longue guerre place presque toujours les nations dans cette triste alternative, que leur défaite les livre à la destruction, et leur triomphe au despotisme
    ."

    "Il arrive des époques où les nations se sentent tourmentées de maux si grands, que l’idée d’un changement total dans leur Constitution politique se présente à leur pensée. Il y en a d’autres où le malaise est plus profond encore, et où l’état social lui-même est compromis. C’est le temps des grandes révolutions et des grands partis."

    "Les petits partis [...] sont en général sans foi politique. Comme ils ne se sentent pas élevés et soutenus par de grands objets, leur caractère est empreint d’un égoïsme qui se produit ostensiblement à chacun de leurs actes. Ils s’échauffent toujours à froid ; leur langage est violent, mais leur marche est timide et incertaine. Les moyens qu’ils emploient sont misérables comme le but même qu’ils se proposent. De là vient que quand un temps de calme succède à une révolution violente, les grands hommes semblent disparaître tout à coup et les âmes se renfermer en elles-mêmes."

    "Après le fait de haïr leurs ennemis, qu’y a-t-il de plus naturel aux hommes que de les flatter ?"

    "Une association consiste seulement dans l’adhésion publique que donnent un certain nombre d’individus à telles ou telles doctrines, et dans l’engagement qu’ils contractent de concourir d’une certaine façon à les faire prévaloir."

    "Celui qui consent à obéir servilement en certains cas à quelques-uns de ses semblables, qui leur livre sa volonté et leur soumet jusqu’à sa pensée, comment celui-là peut-il prétendre qu’il veut être libre ?"

    "Je sais que je marche ici sur un terrain brûlant, Chacun des mots de ce chapitre doit froisser en quelques points les différents partis qui divisent mon pays. Je n’en dirai pas moins toute ma pensée."

    "Il est impossible, quoi qu’on fasse, d’élever les lumières du peuple au-dessus d’un certain niveau. On aura beau faciliter les abords des connaissances humaines, améliorer les méthodes d’enseignement et mettre la science à bon marché, on ne fera jamais que les hommes s’instruisent et développent leur intelligence sans y consacrer du temps.

    Le plus ou moins de facilité que rencontre le peuple à vivre sans travailler forme donc la limite nécessaire de ses progrès intellectuels
    ."

    "Quelle longue étude, que de notions diverses sont nécessaires pour se faire une idée exacte du caractère d’un seul homme !"

    "On a remarqué que l’homme dans un danger pressant restait rarement à son niveau habituel ; il s’élève bien au-dessus, ou tombe au-dessous."

    "Toutes les sciences, pour faire des progrès, ont besoin de lier ensemble les découvertes des différentes générations, a mesure qu’elles se succèdent."

    "Il est vrai de dire que le système représentatif était à peu près inconnu à l’Antiquité."

    "En général, la démocratie donne peu aux gouvernants et beaucoup aux gouvernés. Le contraire se voit dans les aristocraties où l’argent de l’État profite surtout à la classe qui mène les affaires."

    "Il n’y a rien de si irrésistible qu’un pouvoir tyrannique qui commande au nom du peuple, parce qu’étant revêtu de la puissance morale qui appartient aux volontés du plus grand nombre, il agit en même temps avec la décision, la promptitude et la ténacité qu’aurait un seul homme."

    "Il est incontestable que les peuples libres déploient en général, dans les dangers, une énergie infiniment plus grande que ceux qui ne le sont pas, mais je suis porté à croire que ceci est surtout vrai des peuples libres chez lesquels domine l’élément aristocratique."

    "Dans ce pays, la société se débat au fond d’un abîme dont ses propres efforts ne peuvent la faire sortir."

    "[Despotisme et bienfait] ces deux mots ne pourront jamais se trouver unis dans ma pensée."

    "L’aristocratie forme toujours de sa nature une minorité."

    "Il existe un amour de la patrie qui a principalement sa source dans ce sentiment irréfléchi, désintéressé et indéfinissable, qui lie le cœur de l’homme aux lieux ou l’homme a pris naissance. Cet amour instinctif se confond avec le goût des coutumes anciennes, avec le respect des aïeux et la mémoire du passé ; ceux qui l’éprouvent chérissent leur pays comme on aime la maison paternelle."

    "L’idée des droits n’est autre chose que l’idée de la vertu introduite dans le monde politique."

    "Qu’est-ce qu’une réunion d’êtres rationnels et intelligents dont la force est le seul lien ?"

    "N’apercevez-vous pas de toutes parts les croyances qui font place aux raisonnements, et les sentiments aux calculs ?"

    "Que vous restera-t-il donc pour gouverner le monde, sinon la peur ?"

    "Il n’y a rien de plus dur que l’apprentissage de la liberté."

    "La liberté [...] naît d’ordinaire au milieu des orages."

    "Il y a dans l’expression des volontés de tout un peuple une force prodigieuse."

    "Il est de l’essence même des gouvernements démocratiques que l’empire de la majorité y soit absolu ; car en dehors de la majorité, dans les démocraties, il n’y a rien qui résiste."

    "Les Français, sous l’ancienne monarchie, tenaient pour constant que le roi ne pouvait jamais faillir ; et quand il lui arrivait de faire mal, ils pensaient que la faute en était à ses conseillers. Ceci facilitait merveilleusement l’obéissance. On pouvait murmurer contre la loi, sans cesser d’aimer et de respecter le législateur. Les Américains ont la même opinion de la majorité."

    "J’ai parlé précédemment des vices qui sont naturels au gouvernement de la démocratie ; il n’en est pas un qui ne croisse en même temps que le pouvoir de la majorité."

    "Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ?

    Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette loi, c’est la justice.

    La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple.

    Une nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle et d’appliquer la justice qui est sa loi. Le jury, qui représente la société, doit-il avoir plus de puissance que la société elle-même dont il applique les lois ?

    Quand donc je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander ; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain.

    Il y a des gens qui n’ont pas craint de dire qu’un peuple, dans les objets qui n’intéressaient que lui-même, ne pouvait sortir entièrement des limites de la justice et de la raison, et qu’ainsi on ne devait pas craindre de donner tout pouvoir à la majorité qui le représente. Mais c’est là un langage d’esclave.

    Qu’est-ce donc qu’une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l’accorderai jamais à plusieurs
    ."

    "La pensée est un pouvoir invisible et presque insaisissable qui se joue de toutes les tyrannies."

    "Des chaînes et des bourreaux, ce sont là les instruments grossiers qu’employait jadis la tyrannie ; mais de nos jours la civilisation a perfectionné jusqu’au despotisme lui-même, qui semblait pourtant n’avoir plus rien à apprendre."

    "Chez les nations les plus fières de l’Ancien Monde, on a publié des ouvrages destinés à peindre fidèlement les vices et les ridicules des contemporains ; La Bruyère habitait le palais de Louis XIV quand il composa son chapitre sur les grands, et Molière critiquait la Cour dans des pièces qu’il faisait représenter devant les courtisans. Mais la puissance qui domine aux États-Unis n’entend point ainsi qu’on la joue. Le plus léger reproche la blesse, la moindre vérité piquante l’effarouche ; et il faut qu’on loue depuis les formes de son langage jusqu’à ses plus solides vertus. Aucun écrivain, quelle que soit sa renommée, ne peut échapper à cette obligation d’encenser ses concitoyens. La majorité vit donc dans une perpétuelle adoration d’elle-même ; il n’y a que les étrangers ou l’expérience qui puissent faire arriver certaines vérités jusqu’aux oreilles des Américains.

    Si l’Amérique n’a pas encore eu de grands écrivains, nous ne devons pas en chercher ailleurs les raisons : il n’existe pas de génie littéraire sans liberté d’esprit, et il n’y a pas de liberté d’esprit en Amérique
    ."

    "Presque tous les mouvements démocratiques qui ont agité le monde ont été dirigés par des nobles."

    "La force n’est jamais qu’un élément passager de succès."

    "Les lois sont toujours chancelantes, tant qu’elles ne s’appuient pas sur les mœurs ; les mœurs forment la seule puissance résistante et durable chez un peuple."

    "Chacun, en jugeant son voisin, pense qu’il pourra être jugé à son tour. Cela est vrai surtout du jury en matière civile : il n’est presque personne qui craigne d’être un jour l’objet d’une poursuite criminelle ; mais tout le monde peut avoir un procès.

    Le jury apprend à chaque homme à ne pas reculer devant la responsabilité de ses propres actes ; disposition virile, sans laquelle il n’y a pas de vertu politique.

    Il revêt chaque citoyen d’une sorte de magistrature ; il fait sentir à tous qu’ils ont des devoirs à remplir envers la société, et qu’ils entrent dans son gouvernement. En forçant les hommes à s’occuper d’autre chose que de leurs propres affaires, il combat l’égoïsme individuel, qui est comme la rouille des sociétés.
    "

    "À côté de chaque religion se trouve une opinion politique qui, par affinité, lui est jointe."

    "En Europe, le christianisme a permis qu’on l’unît intimement aux puissances de la terre. Aujourd’hui ces puissances tombent, et il est comme enseveli sous leurs débris."

    "Pendant que la noblesse jouissait de son pouvoir, et longtemps encore après qu’elle l’eut perdu, l’honneur aristocratique donnait une force extraordinaire aux résistances individuelles.

    On voyait alors des hommes qui malgré leur impuissance, entretenaient encore une haute idée de leur valeur individuelle, et osaient résister isolément à l’effort de la puissance publique.

    Mais de nos jours, où toutes les classes achèvent de se confondre, où l’individu disparaît de plus en plus dans la foule et se perd aisément au milieu de l’obscurité commune ; aujourd’hui que, l’honneur monarchique ayant presque perdu son empire sans être remplacé par la vertu rien ne soutient plus l’homme au-dessus de lui-même, qui peut dire où s’arrêteraient les exigences du pouvoir et les complaisances de la faiblesse ?
    "

    "J’ai vu de mes propres yeux plusieurs des misères que je viens de décrire ; j’ai contemplé des maux qu’il me serait impossible de retracer."

    "Il n’y a point d’Indien si misérable qui, sous sa hutte d’écorce, n’entretienne une superbe idée de sa valeur individuelle ; il considère les soins de l’industrie comme des occupations avilissantes ; il compare le cultivateur au bœuf qui trace un sillon, et dans chacun de nos arts il n’aperçoit que des travaux d’esclaves. Ce n’est pas qu’il n’ait conçu une très haute idée du pouvoir des blancs et de la grandeur de leur intelligence ; mais, s’il admire le résultat de nos efforts, il méprise les moyens qui nous l’ont fait obtenir, et, tout en subissant notre ascendant, il se croit encore supérieur a nous. La chasse et la guerre lui semblent les seuls soins dignes d’un homme. L’Indien, au fond de la misère de ses bois, nourrit donc les mêmes idées, les mêmes opinions que le noble du moyen âge dans son château fort, et il ne lui manque, pour achever de lui ressembler, que de devenir conquérant. Ainsi, chose singulière ! c’est dans les forêts du nouveau monde, et non parmi les Européens qui peuplent ses rivages, que se retrouvent aujourd’hui les anciens préjugés de l’Europe."

    "L’ouvrier libre est payé, mais il fait plus vite que l’esclave, et la rapidité de l’exécution est un des grands éléments de l’économie. Le blanc vend ses secours, mais on ne les achète que quand ils sont utiles ; le noir n’a rien à réclamer pour prix de ses services, mais on est obligé de le nourrir en tout temps ; il faut le soutenir dans sa vieillesse comme dans son âge mûr, dans sa stérile enfance comme durant les années fécondes de sa jeunesse, pendant la maladie comme en santé. Ainsi ce n’est qu’en payant qu’on obtient le travail de ces deux hommes : l’ouvrier libre reçoit un salaire ; l’esclave, une éducation, des aliments, des soins, des vêtements ; l’argent que dépense le maître pour l’entretien de l’esclave s’écoule peu à peu et en détail ; on l’aperçoit à peine : le salaire que l’on donne à l’ouvrier se livre d’un seul coup, et il semble n’enrichir que celui qui le reçoit ; mais en réalité l’esclave a plus coûté que l’homme libre, et ses travaux ont été moins productifs."

    "Quels que soient, du reste, les efforts des Américains du Sud pour conserver l’esclavage, ils n’y réussiront pas toujours. L’esclavage, resserré sur un seul point du globe, attaqué par le christianisme comme injuste, par l’économie politique comme funeste ; l’esclavage, au milieu de la liberté démocratique et des lumières de notre âge, n’est point une institution qui puisse durer."

    "L’esclave est un serviteur qui ne discute point et se soumet à tout sans murmurer."

    "Tous les hommes placés dans le même point de vue n’envisagent pas de la même manière les mêmes objets."

    "La majorité elle-même n’est pas toute-puissante. Au-dessus d’elle, dans le monde moral, se trouvent l’humanité, la justice et la raison ; dans le monde politique, les droits acquis."

    "Nous avons fait en Europe d’étranges découvertes.

    La république, suivant quelques-uns d’entre nous, ce n’est pas le règne de la majorité, comme on l’a cru jusqu’ici, c’est le règne de ceux qui se portent fort pour la majorité. Ce n’est pas le peuple qui dirige dans ces sortes de gouvernements, mais ceux qui savent le plus grand bien du peuple : distinction heureuse, qui permet d’agir au nom des nations sans les consulter, et de réclamer leur reconnaissance en les foulant aux pieds. Le gouvernement républicain est, du reste, le seul auquel il faille reconnaître le droit de tout faire, et qui puisse mépriser ce qu’ont jusqu’à présent respecté les hommes, depuis les plus hautes lois de la morale jusqu’aux règles vulgaires du sens commun.

    On avait pensé, jusqu’à nous, que le despotisme était odieux, quelles que fussent ses formes. Mais on a découvert de nos jours qu’il y avait dans le monde des tyrannies légitimes et de saintes injustices, pourvu qu’on les exerçât au nom du peuple
    ."

    "Pour un Américain, la vie entière se passe comme une partie de jeu, un temps de révolution, un jour de bataille."

    "Une époque plus ou moins éloignée viendra sans doute où les Américains du Sud formeront des nations florissantes et éclairées."

    "Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains.

    Tous deux ont grandi dans l’obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, et le monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur.

    Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu près les limites qu’a tracées la nature, et n’avoir plus qu’à conserver ; mais eux sont en croissance: tous les autres sont arrêtés ou n’avancent qu’avec mille efforts ; eux seuls marchent d’un pas aisé et rapide dans une carrière dont l’œil ne saurait encore apercevoir la borne.

    L’Américain lutte contre les obstacles que lui oppose la nature ; le Russe est aux prises avec les hommes. L’un combat le désert et la barbarie, l’autre la civilisation revêtue de toutes ses armes : aussi les conquêtes de l’Américain se font-elles avec le soc du laboureur, celles du Russe avec l’épée du soldat.

    Pour atteindre son but, le premier s’en repose sur l’intérêt personnel, et laisse agir, sans les diriger, la force et la raison des individus.

    Le second concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société.

    L’un a pour principal moyen d’action la liberté ; l’autre, la servitude.

    Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins, chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde
    ."
    -Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique.

    "Les progrès de la civilisation n'exposent pas seulement les hommes à beaucoup de misères nouvelles ; ils portent encore la société à soulager des misères auxquelles, dans un État à demi-policé, on ne songerait pas. Dans un pays où la majorité est mal vêtue, mal logée, mal nourrie, qui pense à donner au pauvre un vêtement propre, une nourriture saine, une commode demeure ? Chez les Anglais, où le plus grand nombre, possesseur de tous ces biens, regarde comme un affreux malheur de ne pas en jouir, la société croit devoir venir au secours de ceux qui en sont privés, et guérit les maux qu'elle n'apercevrait même pas ailleurs.

    En Angleterre, la moyenne des jouissances que doit espérer un homme dans la vie est placée plus haut que dans un autre pays du monde. Ceci facilite singulièrement l'extension du paupérisme dans ce royaume
    ."

    "Ne nous livrons donc point à de dangereuses illusions, fixons sur l'avenir des sociétés modernes un regard calme et tranquille. Ne nous laissons pas enivrer par le spectacle de sa grandeur ; ne nous décourageons pas à la vue de ses misères. A mesure que le mouvement actuel de la civilisation se continuera, on verra croître les jouissances du plus grand nombre ; la société deviendra plus perfectionnée, plus savante ; l'existence sera plus aisée, plus douce, plus ornée, plus longue ; mais en même temps, sachons le prévoir, le nombre de ceux qui auront besoin de recourir à l'appui de leurs semblables pour recueillir une faible part de tous ces biens, le nombre de ceux-là s'accroîtra sans cesse. On pourra ralentir ce double mouvement ; les circonstances particulières dans lesquelles les différents peuples sont placés précipiteront ou suspendront son cours ; mais il n'est donné à personne de l'arrêter. Hâtons-nous donc de chercher les moyens d'atténuer les maux inévitables qu'il est déjà facile de prévoir."

    "Il faut que les lois soient faites pour les hommes et non en vue d'une perfection idéale que la nature humaine ne comporte pas."

    "La marche progressive de la civilisation moderne augmente graduellement, et dans une proportion plus ou moins rapide, le nombre de ceux qui sont portés à recourir à la charité.

    Quel remède apporter à de pareils maux ?
    "
    -Alexis de Tocqueville, Mémoires sur le paupérisme (1835).

    "Éloigné momentanément du théâtre des affaires, je suis réduit, au milieu de ma solitude, à me considérer un instant moi-même, ou plutôt à envisager autour de moi les événements contemporains dans lesquels j’ai été acteur ou dont j’ai été témoin. Le meilleur emploi que je puisse faire de mes loisirs me paraît être de retracer ces événements, de peindre les hommes qui y ont pris part sous mes yeux, et de saisir et graver ainsi, si je puis, dans ma mémoire, les traits confus qui forment la physionomie agitée de mon temps."

    "Mauvais guide, j’en conviens, en politique que le sentiment particulier que nous inspirent les hommes."

    "Il faut avoir vécu longtemps au milieu des partis et dans le tourbillon même où ils se meuvent pour comprendre à quel point les hommes s'y poussent mutuellement hors de leurs propres desseins et comme la destinée de ce monde marche par l'effet, mais souvent au rebours des volontés qui la produisent, semblable au cerf-volant qui chemine par l'action opposée du vent et de la corde."

    "La vérité est, vérité déplorable, que le goût des fonctions publiques et le désir de vivre de l'impôt ne sont point chez nous une maladie particulière à un parti, c'est la grande et permanente infirmité de la nation elle-même ; c'est le produit combiné de la constitution démocratique de notre société civile et de la centralisation excessive de notre gouvernement ; c'est ce mal secret, qui a rongé tous les anciens pouvoirs et qui rongera de même tous les nouveaux."

    "C’est mal employer le temps que de rechercher quelles conspirations secrètes ont amené des événements de cette espèce. Les révolutions, qui s’accomplissent par émotion populaire, sont d’ordinaire plutôt désirées que préméditées. Tel qui se vante de les avoir machinées n’a fait qu’en tirer parti. Elles naissent spontanément d’une maladie générale des esprits amenée tout à coup à l’état de crise par une circonstance fortuite que personne n’a prévue ; et, quant aux prétendus inventeurs ou conducteurs de ces révolutions, ils n’inventent et ne conduisent rien ; leur seul mérite est celui des aventuriers qui ont découvert la plupart des terres inconnues. Oser aller toujours droit devant soi tant que le vent vous pousse."

    "Dans une ville en révolution, comme sur un champ de bataille, chacun prend volontiers l'incident dont il est le témoin pour l'événement de la journée."

    "Si l’humanité est toujours la même, tous les incidents de l’histoire sont différents."

    "En France, un gouvernement a toujours tort de prendre uniquement son point d'appui sur les intérêts exclusifs et les passions égoïstes d'une seule classe. Cela ne peut réussir que chez des nations plus intéressées et moins vaniteuses que la nôtre ; chez nous, quand le gouvernement ainsi fondé devient impopulaire, il arrive que les membres de la classe même pour laquelle il se dépopularise, préfèrent le plaisir de médire de lui avec tout le monde aux privilèges qu'on leur assure. L'ancienne aristocratie française, qui était plus éclairée que notre classe moyenne et pourvue d'un esprit de corps bien plus puissant, avait déjà donné le même exemple ; elle avait fini par trouver de bel air de blâmer ses propres privilèges et par tonner contre les abus dont elle vivait. Je pense donc, qu'à tout prendre, la méthode la plus sûre que puisse suivre chez nous le gouvernement, pour se maintenir, est de bien gouverner, de gouverner dans l'intérêt de tout le monde. Encore dois-je convenir que, même en prenant cette voie, il n'est pas bien certain qu'il dure longtemps."

    "Dans une émeute comme dans un roman, ce qu’il y a de plus difficile à inventer, c’est la fin."

    "J’ai vécu avec des gens de lettres, qui ont écrit l’histoire sans se mêler aux affaires, et avec des hommes politiques, qui ne se sont jamais occupés qu’à produire les événements sans songer à les décrire. J’ai toujours remarqué que les premiers voyaient partout des causes générales, tandis que les autres, vivant au milieu du décousu des faits journaliers, se figuraient volontiers que tout devait être attribué à des incidents particuliers, et que les petits ressorts, qu’ils faisaient sans cesse jouer dans leurs mains, étaient les mêmes que ceux qui font remuer le monde. Il est à croire que les uns et les autres se trompent.

    Je hais, pour ma part, ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l'histoire du genre humain. Je les trouve étroits dans leur prétendue grandeur, et faux sous leur air de vérité mathématique. Je crois, n'en déplaise aux écrivains qui ont inventé ces sublimes théories pour nourrir leur vanité et faciliter leur travail, que beaucoup de faits historiques importants ne sauraient être expliqués que par des circonstances accidentelles, et que beaucoup d'autres restent inexplicables ; qu'enfin le hasard ou plutôt cet enchevêtrement de causes secondes, que nous appelons ainsi faute de savoir le démêler, entre pour beaucoup dans tout ce que nous voyons sur le théâtre du monde ; mais je crois fermement que le hasard n'y fait rien, qui ne soit préparé à l'avance. Les faits antérieurs, la nature des institutions, le tour des esprits, l'état des mœurs, sont les matériaux avec lesquels il compose ces impromptus qui nous étonnent et nous effraient.

    La révolution de Février, comme tous les autres grands événements de ce genre, naquit de causes générales fécondées, si l'on peut parler ainsi, par des accidents ; et il serait aussi superficiel de la faire découler nécessairement des premières, que de l'attribuer uniquement aux seconds.

    La révolution industrielle qui, depuis trente ans, avait fait de Paris la première ville manufacturière de France, et attiré dans ses murs tout un nouveau peuple d'ouvriers, auquel les travaux des fortifications avaient ajouté un autre peuple de cultivateurs maintenant sans ouvrage ; l'ardeur des jouissances matérielles qui, sous l'aiguillon du gouvernement lui-même, enflammait de plus en plus cette multitude ; le malaise démocratique de l'envie qui la travaillait sourdement ; les théories économiques et politiques, qui commençaient à y pénétrer et qui tendaient à lui faire croire que les misères humaines étaient l'œuvre des lois et non de la Providence, et qu'on pouvait supprimer la pauvreté en changeant la société d'assiette ; le mépris dans lequel était tombée la classe qui gouvernait et surtout les hommes qui marchaient à sa tête, mépris si général et si profond qu'il paralysa la résistance de ceux mêmes qui avaient le plus d'intérêt au maintien du pouvoir qu'on renversait ; la centralisation qui réduisit toute l'opération révolutionnaire à se rendre maître de Paris et à mettre la main sur la machine toute montée du gouvernement ; la mobilité enfin de toutes choses, institutions, idées, mœurs et hommes dans une société mouvante, qui a été remuée par sept grandes révolutions en moins de soixante ans, sans compter une multitude de petits ébranlements secondaires : telles furent les causes générales sans lesquelles la révolution de Février eût été impossible. Les principaux accidents qui l'amenèrent furent les passions de l'opposition dynastique qui prépara une émeute en voulant faire une réforme ; la répression de cette émeute d'abord excessive, puis abandonnée ; la disparition soudaine des anciens ministres venant rompre tout à coup les fils du pouvoir, que les nouveaux ministres, dans leur trouble, ne surent ni ressaisir à temps ni renouer ; les erreurs et le désordre d'esprit de ces ministres si insuffisants à raffermir ce qu'ils avaient été assez forts pour ébranler ; les hésitations des généraux, l'absence des seuls princes qui eussent de la popularité et de la vigueur ; mais surtout l'espèce d'imbécillité sénile du roi Louis-Philippe, faiblesse que nul n'aurait pu prévoir, et qui reste encore presque incroyable après que l'événement l'a montrée
    ."

    "Je revins lentement chez moi. J'expliquai, en peu de mots, à madame de Tocqueville ce que je venais de voir, et me mis dans un coin à rêver. Je crois que jamais je ne me sentis l'esprit plus plein de tristesse. C'était la seconde révolution que je voyais s'accomplir, depuis dix-sept ans, sous mes yeux !

    Le 30 juillet 1830, au lever du jour, j'avais rencontré, sur les boulevards extérieurs de Versailles, les voitures du roi Charles X, portant leurs écussons déjà grattés, marchant, à pas lents, à la file, avec un air de funérailles ; à ce spectacle, je n'avais pu retenir des larmes. Cette fois, mon impression était d'une autre nature, mais plus vive encore. Ces deux révolutions m'avaient affligé ; mais combien les impressions causées par la dernière étaient plus amères ! J'avais ressenti, jusqu'à la fin, pour Charles X un reste d'affection héréditaire, mais ce roi tombait pour avoir violé des droits qui m'étaient chers, et j'espérais encore que la liberté de mon pays serait plutôt ravivée qu'éteinte par sa chute. Aujourd'hui, cette liberté me paraissait morte ; ces princes qui fuyaient ne m'étaient rien, mais je sentais que ma propre cause était perdue.

    J'avais passé les plus belles années de ma jeunesse au milieu d'une société qui semblait redevenir prospère et grande en redevenant libre ; j'y avais conçu l'idée d'une liberté modérée, régulière, contenue par les croyances, les mœurs et les lois ; les charmes de cette liberté m'avaient touché ; elle était devenue la passion de toute ma vie ; je sentais que je ne me consolerais jamais de sa perte, et qu'il fallait renoncer à elle.

    J'avais acquis trop d'expérience des hommes pour me payer cette fois de vains mots ; je savais que, si une grande révolution peut fonder la liberté dans un pays, plusieurs révolutions qui se succèdent y rendent pour très longtemps toute liberté régulière impossible.

    J'ignorais encore ce qui sortirait de celle-ci, mais j'étais sûr déjà qu'il n'en naîtrait rien qui pût me satisfaire ; et je prévoyais que, quel que fût le sort réservé à nos neveux, le nôtre désormais était de consumer misérablement notre vie, au milieu de réactions alternatives de licence et d’oppression.

    Je me mis à repasser dans mon esprit l’histoire de nos soixante dernières années, et je souris amèrement en remarquant les illusions qu’on s’était faites à la fin de chacune des périodes de cette longue révolution ; les théories dont ces illusions s’étaient nourries ; les rêveries savantes de nos historiens, et tant de systèmes ingénieux et faux, à l’aide desquels on avait tenté d’expliquer un présent que l’on voyait encore mal, et de prévoir un avenir qu’on ne voyait pas du tout.

    La monarchie constitutionnelle avait succédé à l’ancien régime ; la république, à la monarchie ; à la république, l’empire ; à l’empire, la restauration ; puis était venue la monarchie de Juillet. Après chacune de ces mutations successives, on avait dit que la révolution française, ayant achevé ce qu’on appelait présomptueusement son œuvre, était finie : on l’avait dit et on l’avait cru. Hélas ! je l’avais espéré moi-même sous la restauration, et encore après que le gouvernement de la restauration fut tombé ; et voici la révolution française qui recommence, car c’est toujours la même. A mesure que nous allons, son terme s’éloigne et s’obscurcit. Arriverons-nous, comme nous l’assurent d’autres prophètes, peut-être aussi vains que leurs devanciers, à une transformation sociale plus complète et plus profonde que ne l’avaient prévue et voulue nos pères, et que nous ne pouvons la prévoir nous-mêmes ; ou ne devons-nous aboutir simplement qu’à cette anarchie intermittente, chronique et incurable maladie bien connue des vieux peuples ? Quant à moi, je ne puis le dire, j’ignore quand finira ce long voyage ; je suis fatigué de prendre successivement pour le rivage des vapeurs trompeuses, et je me demande souvent si cette terre ferme que nous cherchons depuis si longtemps existe en effet, ou si notre destinée n’est pas plutôt de battre éternellement la mer !
    "

    "Dans ce grand choc, les deux parties qui composaient principalement en France le corps social, avaient en quelque sorte achevé de se disjoindre, et le peuple, resté à part, demeurait seul en possession du pouvoir. Rien n'était plus nouveau dans nos annales ; des révolutions analogues avaient eu lieu, il est vrai, dans d'autres pays et en d'autre temps, car l'histoire même de nos jours, quelque nouvelle et imprévue qu'elle paraisse, appartient toujours par le fond à la vieille histoire de l'humanité, et ce que nous appelons des faits nouveaux ne sont le plus souvent que des faits oubliés. Florence, notamment, vers la fin du moyen âge avait présenté en petit un spectacle semblable au nôtre ; à la classe noble avait d'abord succédé la classe bourgeoise, puis, un jour, celle-ci avait été chassée à son tour du gouvernement, et l'on avait vu un gonfalonier marcher pieds nus à la tête du peuple et conduire ainsi la république. Mais, à Florence, cette révolution populaire avait été produite par des causes passagères et particulières, tandis qu'ici elle était amenée par des causes fort permanentes et si générales qu'après avoir agité la France, il était à croire qu'elle remuerait tout le reste de l'Europe. Cette fois, il ne s'agissait pas seulement de faire triompher un parti ; on aspirait à fonder une science sociale, une philosophie, je pourrais presque dire une religion propre à être apprise et suivie par tous les hommes. C'était là la partie réellement nouvelle de l'ancien tableau."

    "C’était pour la première fois, depuis soixante ans, que les prêtres, l'ancienne aristocratie et le peuple se rencontraient dans un sentiment commun, sentiment de rancune, il est vrai, et non d'affection ; mais c'est déjà beaucoup en politique où la communauté des haines fait presque toujours le fond des amitiés. Les véritables et les seuls vaincus du jour étaient les bourgeois, mais ceux-là mêmes avaient peu à craindre. Leur gouvernement avait été plutôt exclusif qu'oppresseur, corrupteur, mais non pas violent, il était plus méprisé que haï ; la classe moyenne d'ailleurs ne forme jamais, au sein de la nation, un corps compact et une partie bien distincte dans le tout ; elle participe toujours un peu de toutes les autres, et se confond en quelques endroits avec celles-ci. Ce manque d'homogénéité et de limites précises rend le gouvernement de la bourgeoisie faible et incertain, mais il la rend elle-même insaisissable et comme invisible à ceux qui veulent la frapper quand elle ne gouverne plus."

    "Dès le 25 février, mille systèmes étranges sortirent impétueusement de l'esprit des novateurs, et se répandirent dans l'esprit troublé de la foule. Tout était encore debout sauf la royauté et le parlement, et il semblait que du choc de la révolution, la société elle-même eût été réduite en poussière, et qu'on eût mis au concours la forme nouvelle qu'il fallait donner à l'édifice qu'on allait élever à sa place ; chacun proposait son plan ; celui-ci le produisait dans les journaux ; celui-là dans des placards, qui couvrirent bientôt les murs ; cet autre en plein vent par la parole. L'un prétendait détruire l'inégalité des fortunes, l'autre l'inégalité des lumières, le troisième entreprenait de niveler la plus ancienne des inégalités, celle de l'homme et de la femme ; on indiquait des spécifiques contre la pauvreté et des remèdes à ce mal du travail, qui tourmente l'humanité depuis qu'elle existe.

    Ces théories étaient fort diverses entre elles, souvent contraires, quelquefois ennemies ; mais toutes, visant plus bas que le gouvernement et s'efforçant d'atteindre la société même, qui lui sert d'assiette, prirent le nom commun de socialisme
    ."

    "Je suis tenté de croire que ce qu’on appelle les institutions nécessaires ne sont souvent que les institutions auxquelles on est accoutumé, et qu’en matière de constitution sociale, le champ du possible est bien plus vaste que les hommes qui vivent dans chaque société ne se l’imaginent."

    "En temps de troubles, le rôle même de spectateur est dangereux."

    "Je manquais absolument de l'art nécessaire pour grouper et mener ensemble beaucoup d’hommes. Je n’ai jamais pu avoir de dextérité que dans le tête-à-tête, et me suis toujours trouvé gêné et muet dans la foule."

    "Ce qui est bien certain, c'est qu'en France, tous les chefs de parti que j'ai rencontrés de mon temps m'ont paru à peu près également indignes de commander, les uns par leur défaut de caractère ou de vraies lumières, la plupart par leur défaut de vertus quelconques."

    "Où était le vrai ? Où était le faux ? De quel côté les méchants ? De quel côté les gens de bien ? Je n'ai jamais pu, dans ce temps-là, le discerner pleinement, et je déclare qu'aujourd'hui même je ne saurais le bien faire."

    "Je me décidai donc à me jeter à corps perdu dans l'arène, et à risquer pour la défense, non pas de tel gouvernement, mais des lois qui constituent la société même, ma fortune, mon repos et ma personne."

    "Les discours sont faits pour être écoutés et non point pour être lus, et les seuls bons sont ceux qui émeuvent."

    "Ce qui n'était point ridicule, mais réellement sinistre et terrible, c'était l'aspect de Paris quand j'y rentrai. Je trouvai dans cette ville cent mille ouvriers armés, enrégimentés, sans ouvrage, mourant de faim, mais l'esprit repu de théories vaines et d'espérances chimériques. J'y vis la société coupée en deux : ceux qui ne possédaient rien, unis dans une convoitise commune ; ceux qui possédaient quelque chose, dans une commune angoisse. Plus de liens, plus de sympathies entre ces deux grandes classes, partout l'idée d'une lutte inévitable et voisine. Déjà les bourgeois et le peuple, car ces anciens noms de guerre avaient été repris, en étaient venus aux mains avec des fortunes contraires, à Rouen, à Limoges, à Paris ; il ne se passait guère de jours sans que les propriétaires ne fussent atteints ou menacés soit dans leur capital, soit dans leurs revenus ; tantôt on voulait qu'ils fissent travailler sans vendre, tantôt qu'ils déchargeassent leurs locataires du prix des loyers, sans avoir eux-mêmes d'autres revenus pour vivre. [...]
    J'avais toujours cru qu'il ne fallait pas espérer de régler par degrés et en paix le mouvement de la révolution de Février, et qu'il ne serait arrêté que tout à coup par une grande bataille livrée dans Paris. Je l'avais dit dès le lendemain du 24 février ; ce que je vis alors me persuada que non seulement cette bataille était en effet inévitable, mais que le moment en était proche, et qu'il était à désirer qu'on saisît la première occasion de la livrer
    ."

    "Sur les gradins d'en haut, toujours en imitation de la Convention nationale, s'étaient placés les hommes qui professaient les opinions les plus radicales et les plus révolutionnaires ; ils y étaient fort mal, mais ils y acquéraient le droit de s'appeler eux-mêmes Montagnards, et, comme les hommes aiment volontiers à se repaître d'imaginations agréables, ceux-ci se flattaient très témérairement de ressembler aux célèbres scélérats dont ils prenaient le nom.

    Les Montagnards se divisèrent bientôt en deux bandes fort distinctes : les révolutionnaires de la vieille école et les socialistes ; du reste, les deux nuances n'étaient pas tranchées. On passait de l'une à l'autre par des teintes insensibles : les Montagnards proprement dits avaient presque tous dans le cerveau quelques idées socialistes, et les socialistes agréaient très volontiers les procédés révolutionnaires des premiers ; cependant ils différaient les uns des autres assez profondément pour qu'il leur fût impossible de marcher toujours d'accord, et c'est ce qui nous sauva. Les socialistes étaient les plus dangereux, car ils répondaient plus exactement au vrai caractère de la révolution de Février et aux seules passions qu'elle eût fait naître ; mais ils étaient plus gens de théorie que d'action et, pour bouleverser la société à leur aise, ils auraient eu besoin de l'énergie pratique et de la science des insurrections que leurs confrères seuls possédaient bien.

    De la place que j'occupais, je pouvais facilement entendre ce qui se disait sur les bancs de la Montagne et surtout voir ce qui s'y passait. Cela me donna occasion d'étudier assez particulièrement les hommes qui habitaient cette partie de la Chambre. Ce fut pour moi comme la découverte d'un nouveau monde. On se console de ne point connaître les pays étrangers en pensant qu'on connaît du moins son propre pays, et l'on a tort, car il se trouve toujours dans celui-là même des contrées qu'on n'a point visitées et des races d'hommes qui vous sont nouvelles. Je l'éprouvai bien dans cette circonstance. Il me semblait que je voyais pour la première fois ces Montagnards, tant leur idiome et leurs mœurs me surprirent. Ils parlaient un jargon qui n'était proprement ni le français des ignorants ni celui des lettrés, mais qui tenait des défauts de l'un et de l'autre, car il abondait en gros mots et en expressions ambitieuses. On entendait sortir de ces bancs de la Montagne un jet continu d'apostrophes injurieuses ou joviales ; il s'y faisait en même temps une foule de quolibets et de sentences, et on y prenait alternativement un ton très grivois et des airs très superbes. Évidemment, ces gens-là n'appartenaient pas plus au cabaret qu'au salon ; je crois qu'ils s'étaient poli les mœurs dans les cafés et nourri l'esprit dans la seule littérature des journaux. C'était, en tout cas, la première fois depuis le commencement de la révolution que cette espèce se produisait dans une de nos assemblées ; elle n'y avait jamais été représentée jusque-là que par des individus isolés et inaperçus, plus occupés à se dissimuler qu'à se montrer.

    L'Assemblée constituante avait deux autres aspects qui me parurent aussi nouveaux que celui-ci, quoique bien différents de lui. Elle renfermait infiniment plus de grands propriétaires et même de gentilshommes que n'en avait eu aucune des Chambres choisies dans les temps où la condition nécessaire pour être électeur et pour être élu était l'argent. Et l'on y rencontrait un parti religieux plus nombreux et plus puissant que sous la Restauration même ; j'y comptais trois évêques, plusieurs vicaires généraux et un dominicain, tandis que Louis XVIII et Charles X n'avaient jamais pu réussir qu'à faire élire un seul abbé.

    L'abolition de tout cens, qui mettait une partie des électeurs dans la dépendance des riches, la vue des périls de la propriété, qui portait le peuple à choisir pour représentants ceux qui avaient le plus d’intérêt à la défendre, sont les raisons principales qui expliquent la présence de ce grand nombre de propriétaires. L’élection des ecclésiastiques provenait de causes semblables et d’une cause différente et plus digne encore d’être considérée. Cette cause était un retour presque général et très inattendu d’une grande partie de la nation vers les choses religieuses.

    La révolution de 92, en frappant les hautes classes, les avait corrigées de l’irréligion ; elle leur avait fait toucher du doigt sinon la vérité, au moins l’utilité sociale des croyances. Cette leçon avait été perdue pour la classe moyenne, restée leur héritière politique et leur rivale jalouse ; celle-ci était même devenue plus incrédule à mesure que l’autre semblait redevenir dévote. La révolution de 1848 venait de faire en petit pour la bourgeoisie ce que celle de 92 avait fait pour la noblesse : mêmes revers, mêmes terreurs, même retour, c’était le même tableau, peint seulement plus en petit et avec des couleurs moins vives et, sans doute, moins durables. Le clergé avait facilité cette conversion en se détachant lui-même de tous les anciens partis politiques et en rentrant dans l’esprit ancien et véritable de tout clergé catholique, qui est de n’appartenir qu’à l’Église ; il professait donc volontiers des opinions républicaines, tout en donnant aux intérêts anciens la garantie de ses traditions, de ses mœurs et de sa hiérarchie. Il était accepté et choyé de tous. Les prêtres qui vinrent à l'Assemblée y jouirent toujours d'une considération très grande, et ils la méritèrent par leur bon sens, leur modération et leur modestie. Quelques-uns d'entre eux tâchèrent de paraître à la tribune, mais ils ne purent jamais apprendre la langue de la politique ; ils l'avaient oubliée depuis trop longtemps ; tous leurs discours tournaient insensiblement en homélies
    ."

    "Je dirai qu'à tout prendre cette Assemblée valait mieux, à mon avis, qu'aucune de celles que j'avais vues. On rencontrait dans son sein plus d'hommes sincères, désintéressés, honnêtes et surtout courageux que dans les Chambres de députés au milieu desquelles j'avais vécu."

    "Je choisis ma place du côté gauche de la salle, sur un banc d'où on pouvait facilement entendre les orateurs et se rendre à la tribune quand on voulait parler soi-même."

    "Je sentis sur-le-champ que l'atmosphère de cette Assemblée me convenait. J'y éprouvais, malgré la gravité des événements, une sorte de bien-être qui m'était nouveau. Pour la première fois, en effet, depuis que j'étais entré dans la vie publique, je me sentais mêlé au courant d'une majorité et suivant avec elle la seule direction que mon goût, ma raison, et ma conscience m'indiquassent, sensation nouvelle et très douce. Je démêlais que cette majorité repousserait les socialistes et les Montagnards, mais voudrait sincèrement maintenir et organiser la république. Je pensais comme elle sur ces deux points principaux ; je n'avais nulle foi monarchique, nulle affection ni regrets pour aucun prince ; point de cause à défendre sinon celle de la liberté et de la dignité humaine. Protéger les anciennes lois de la société contre les novateurs à l'aide de la force nouvelle que le principe républicain pouvait donner au gouvernement ; faire triompher la volonté évidente du peuple français sur les passions et les désirs des ouvriers de Paris ; vaincre ainsi la démagogie par la démocratie, telle était ma seule visée. Jamais but ne me parut à la fois ni plus haut ni plus visible. Je ne sais si le trajet un peu hasardeux qu'il fallait faire avant de l'atteindre ne me le rendait pas encore plus attrayant, car j'ai un penchant naturel pour les aventures, et une petite pointe de péril m'a toujours paru le meilleur assaisonnement qu'on puisse donner à la plupart des actes de la vie."

    "En France la mendicité politique est de tous les régimes, elle s'accroît par les révolutions mêmes qui sont faites contre elle, parce que toutes les révolutions ruinent un certain nombre d'hommes, et que parmi nous un homme ruiné ne compte jamais que sur l'État pour se refaire."

    "Je voyais clairement que Lamartine se détournait du grand chemin qui nous menait hors de l'anarchie, et je ne pouvais deviner dans quel abîme il allait nous conduire en suivant les voies détournées qu'il prenait ; comment prévoir, en effet, où peut aller une imagination toujours bondissante que la raison ou la vertu ne limitent pas ; le bon sens de Lamartine ne me rassurait pas plus que son désintéressement ; et, en fait, je le tenais pour capable de tout, excepté d'agir lâchement et de parler d'une façon vulgaire.

    J'avoue que les journées de Juin modifièrent un peu l'opinion que j'avais alors de sa manière d'agir ; elles me montrèrent que nos adversaires étaient plus nombreux, mieux organisés et surtout plus déterminés que je ne le croyais
    ."

    "Je ne me doutais guère, en apprenant la nomination de Louis Napoléon, qu'un an après, jour pour jour, je serais son ministre."

    "Me voici enfin arrivé à cette insurrection de Juin, la plus grande et la plus singulière qu’il y ait eu dans notre histoire et peut-être dans aucune autre : la plus grande, car, pendant quatre jours, plus de cent mille hommes y furent engagés ; la plus singulière, car les insurgés y combattirent sans cri de guerre, sans chefs, sans drapeaux et pourtant avec un ensemble merveilleux et une expérience militaire qui étonna les plus vieux officiers.

    Ce qui la distingua encore parmi tous les événements de ce genre qui se sont succédé depuis soixante ans parmi nous, c'est qu'elle n'eut pas pour but de changer la forme du gouvernement, mais d'altérer l'ordre de la société. Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique (dans le sens que nous avions donné jusque-là à ce mot) mais un combat de classe, une sorte de guerre servile. Elle caractérisa la révolution de Février, quant aux faits, de même que les théories socialistes avaient caractérisé celle-ci, quant aux idées ; ou plutôt elle sortit naturellement de ces idées, comme le fils de la mère ; et on ne doit y voir qu'un effort brutal et aveugle, mais puissant des ouvriers pour échapper aux nécessités de leur condition qu'on leur avait dépeinte comme une oppression illégitime et pour s'ouvrir par le fer un chemin vers ce bien-être imaginaire dont on les avait bercés. C'est ce mélange de désirs cupides et de théories fausses qui rendit cette insurrection si formidable après l'avoir fait naître. On avait assuré à ces pauvres gens que le bien des riches était en quelque sorte le produit d'un vol fait à eux-mêmes. On leur avait assuré que l'inégalité des fortunes était aussi contraire à la morale et à la société qu'à la nature. Les besoins et les passions aidant, beaucoup l'avaient cru. Cette notion obscure et erronée des droits, se mêlant à la force brutale, communiqua à celle-ci une énergie, une ténacité et une puissance qu'elle n'aurait jamais eues seule
    ."

    "Je me levai contre le paragraphe qui mettait Paris en état de siège ; je le fis par instinct plus que par réflexion. J'ai naturellement un tel mépris et une si grande horreur pour la tyrannie militaire que ces sentiments se soulevèrent en tumulte dans mon cœur, quand j'entendis parler de l'état de siège, et dominèrent ceux mêmes que le péril faisait naître. En ceci, je fis une faute qui, fort heureusement, eut assez peu d'imitateurs.

    Les amis de la commission exécutive ont dit fort aigrement que ses adversaires et les partisans du général Cavaignac avaient répandu à dessein des bruits sinistres afin de hâter le vote. Si ceux-ci ont, en effet, employé cette supercherie, je le leur pardonne volontiers, car les mesures qu'ils firent ainsi prendre étaient indispensables au salut du pays
    ."
    -Alexis de Tocqueville, Souvenirs.
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    Alexis de Tocqueville, Œuvres Empty Re: Alexis de Tocqueville, Œuvres

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 13 Juin - 21:19

    "Telles furent les journées de Juin, journées nécessaires et funestes ; elles n'éteignirent pas en France le feu révolutionnaire, mais elles mirent fin, du moins pour un temps, à ce qu'on peut appeler le travail propre à la révolution de Février. Elles délivrèrent la nation de l'oppression des ouvriers de Paris et la remirent en possession d'elle-même.

    Les théories socialistes continuèrent à pénétrer dans l'esprit du peuple sous la forme de passions cupides et envieuses et à y déposer la semence de révolutions futures ; mais le parti socialiste lui-même demeura vaincu et impuissant. Les montagnards, qui ne lui appartenaient pas, sentirent bientôt qu'ils étaient irrévocablement atteints par le même coup qui l'avait frappé. Les républicains modérés ne tardèrent pas à craindre eux-mêmes que cette victoire ne les eût placés sur une pente qui pouvait les conduire hors de la république, et ils firent aussitôt effort pour se retenir, mais en vain. Moi, qui détestais les montagnards et ne tenais guère à la république, mais qui adorais la liberté, je conçus, dès le lendemain de ces journées, de grandes appréhensions pour elle. Je considérai sur-le-champ le combat de Juin comme une crise nécessaire mais après laquelle le tempérament de la nation se trouverait en quelque sorte changé. A l'amour de l'indépendance allait succéder la crainte et peut-être le dégoût des institutions libres ; après un tel abus de la liberté, un tel retour était inévitable
    ."

    "En France, il n'y a guère qu'une seule chose qu'on ne puisse faire : c'est un gouvernement libre, et qu'une seule institution qu'on ne puisse détruire : la centralisation. Comment pourrait-elle périr ? Les ennemis du gouvernement l'aiment et les gouvernants la chérissent. Ceux-ci s'aperçoivent, il est vrai, de temps à autre, qu'elle les expose à des désastres soudains et irrémédiables, mais cela ne les en dégoûte point. Le plaisir qu'elle leur procure de se mêler de tout et de tenir chacun dans leurs mains leur fait supporter ses périls."

    "C'était rendre la république impossible que de laisser au président le pouvoir qu'avait le roi et le faire élire par le peuple. II fallait comme je le disais plus loin, ou rétrécir infiniment la sphère de ses pouvoirs ou le faire élire par l'Assemblée, mais la nation ne voulait souffrir ni l'un ni l'autre."

    "En politique il faut raisonner comme à la guerre et ne jamais oublier que l'effet des événements doit se mesurer moins à ce qu'ils sont en eux-mêmes, qu'aux impressions qu'ils donnent."

    "Les grandes masses d'hommes se meuvent en vertu de causes presque aussi inconnues à l'humanité elle-même que celles qui règlent les mouvements de la mer."

    "Notre but était de fonder, s'il était possible, la république, ou du moins de la maintenir quelque temps, en la gouvernant d'une façon régulière, modérée, conservatrice et toute constitutionnelle, ce qui ne pouvait nous laisser longtemps populaires, car tout le monde voulait sortir de la constitution. Le parti montagnard voulait plus qu'elle et les partis monarchiques voulaient bien moins."

    "Je sentais bien que je ne devais faire que passer dans le gouvernement sans m'y arrêter ; mais j'espérais y rester assez de temps pour pouvoir y rendre quelque service signalé à mon pays, et pour m'y grandir moi-même."

    "Je n’avais jamais pensé au ministère des affaires étrangères et mon premier mouvement fut d’en rejeter l'offre. Je me jugeais impropre à remplir une tâche à laquelle rien ne m'avait préparé."

    "J'ai toujours considéré, d'ailleurs, que la république était un gouvernement sans contrepoids, qui promettait toujours plus, mais donnait toujours moins de liberté que la monarchie constitutionnelle. Et, pourtant, je voulais sincèrement maintenir la république. [...] Je voulais la maintenir, parce que je ne voyais rien de prêt, ni de bon à mettre à la place. L'ancienne dynastie était profondément antipathique à la majorité du pays. Au milieu de cet alanguissement de toutes les passions politiques que la fatigue des révolutions et leurs vaines promesses ont produit, une seule passion reste vivace en France : c'est la haine de l'ancien régime et la défiance contre les anciennes classes privilégiées, qui le représentent aux yeux du peuple. Ce sentiment passe à travers les révolutions sans s'y dissoudre, comme l'eau de ces fontaines merveilleuses qui, suivant les anciens, passait au travers des flots de la mer sans s'y mêler et sans y disparaître. Quant à la dynastie d'Orléans, l'expérience qu'on en avait faite ne donnait pas beaucoup de goût pour revenir sitôt vers elle. Elle ne pouvait manquer de rejeter de nouveau dans l'opposition toutes les classes supérieures et le clergé, et de se séparer, comme elle l'avait déjà fait, du peuple, laissant le soin et les profits du gouvernement à ces mêmes classes moyennes que j'avais vues pendant dix-huit ans si insuffisantes à bien gouverner la France. D'ailleurs, rien n'était prêt pour son triomphe.

    Louis Napoléon seul était préparé à prendre la place de la république, parce qu'il tenait déjà le pouvoir. Mais que pouvait-il sortir de son succès, sinon une monarchie bâtarde, méprisée des classes éclairées, ennemie de la liberté et gouvernée par des intrigants, des aventuriers et des valets ?
    ."

    "J’ai, d’ailleurs, toujours eu pour maxime que c’est après un grand succès que se rencontrent, d’ordinaire, les chances les plus dangereuses de ruine : tant que le péril dure, on n’a contre soi que ses adversaires, et on en triomphe ; mais, après la victoire, on commence à avoir affaire à soi-même, à sa mollesse, à son orgueil, à l’imprudente sécurité que la victoire donne ; on succombe."

    "C'est avec la vanité des hommes qu'on peut entretenir le négoce le plus avantageux, car on obtient souvent d'elle des choses très substantielles, en donnant en retour fort peu de substance ; on fera toujours de moins bonnes affaires avec leur ambition ou leur cupidité ; mais il est vrai que pour traiter avantageusement avec la vanité des autres, il faut mettre entièrement de côté la sienne propre, et ne s'occuper que du succès de ses desseins ; c'est ce qui rendra toujours ce genre de commerce difficile."

    "On aurait bien tort, en effet, de croire que l’immense pouvoir du tsar ne fût basé que sur la force. Il était surtout fondé sur les volontés et les ardentes sympathies des Russes. Car le principe de la souveraineté du peuple réside au fond de tous les gouvernements, quoi qu'on en dise, et se cache sous les institutions les moins libres."

    "Une question plus sérieuse que je me posai fut celle-ci : je la rappelle ici parce qu'elle doit se représenter sans cesse : L'intérêt de la France est-il que le lien de la Confédération germanique se resserre ou se relâche ? En d'autres termes, devons-nous désirer que l'Allemagne devienne à certains égards une seule nation, ou reste une agrégation mal jointe de peuples et de princes désunis ? C'est une ancienne tradition de notre diplomatie qu'il faut tendre à ce que l'Allemagne reste divisée entre un grand nombre de puissances indépendantes ; et cela était évident, en effet, quand derrière l'Allemagne ne se trouvaient encore que la Pologne et une Russie à moitié barbare ; mais en est-il de même de nos jours ? La réponse qu'on fera à cette question dépend de la réponse qu'on fera à cette autre : quel est au vrai, de nos jours, le péril que fait courir la Russie à l'indépendance de l'Europe ? Quant à moi, qui pense que notre occident est menacé de tomber tôt ou tard sous le joug ou du moins sous l'influence directe et irrésistible des tsars, je juge que notre premier intérêt est de favoriser l'union de toutes les races germaniques, afin de l'opposer à ceux-ci. L'état du monde est nouveau ; il nous faut changer nos vieilles maximes et ne pas craindre de fortifier nos voisins pour qu'ils soient en état de repousser un jour avec nous l'ennemi commun.

    L'empereur de Russie voit bien de son côté quel obstacle lui opposerait une Allemagne unitaire
    ."

    "Les nations sont comme les hommes, elles aiment encore mieux ce qui flatte leurs passions que ce qui sert leurs intérêts."
    -Alexis de Tocqueville, Souvenirs.

    "Quoi qu’on en dise, ce n’est point à l’aide de médiocres sentiments et de vulgaires pensées que se sont jamais accomplies les grandes choses."

    "Presque tous les partis périssent par l’exagération et l’abus du principe même qui fait leur force. C’est là leur maladie la plus commune et la plus dangereuse, et l’homme qui les sert le mieux est souvent celui qui apporte au service de leurs idées un autre esprit que le leur."

    "Le dix-huitième siècle et la révolution, en même temps qu’ils introduisaient avec éclat dans le monde de nouveaux éléments de liberté, avaient déposé, comme en secret, au sein de la société nouvelle, quelques germes dangereux dont le pouvoir absolu pouvait sortir. La philosophie nouvelle, en soumettant au seul tribunal de la raison individuelle toutes les croyances, avait rendu les intelligences plus indépendantes, plus fières, plus actives, mais elle les avait isolées. Les citoyens allaient bientôt s’apercevoir que désormais il leur faudrait beaucoup d’art et d’efforts pour se réunir dans des idées communes, et qu’il était à craindre que le pouvoir ne vînt enfin à les dominer tous, non parce qu’il avait pour lui l’opinion publique, mais parce que l’opinion publique n’existait pas.

    Ce n’était pas seulement l’isolement des esprits qui allait être à redouter, mais leurs incertitudes et leur indifférence ; chacun cherchant à sa manière la vérité, beaucoup devaient arriver au doute, et avec le doute pénétrait naturellement dans les âmes le goût des jouissances matérielles, ce goût si funeste à la liberté et si cher à ceux qui veulent la ravir aux hommes.

    Des gens qui se croyaient et qu’on reconnaissait tous également propres à chercher et à trouver la vérité par eux-mêmes, ne pouvaient rester longtemps attachés à des conditions inégales. La révolution française avait, en effet, détruit tout ce qui restait des castes et des classes ; elle avait aboli les privilèges de toute espèce, dissous les associations particulières, divisé les biens, répandu les connaissances, et composé la nation de citoyens plus semblables par leur fortune et leurs lumières que cela ne s’était encore vu dans le monde. Cette grande similitude des intérêts et des hommes s’opposait à ce que la société entière pût désormais être gouvernée au profit exclusif de certains individus. Elle nous garantissait ainsi à jamais de la pire de toutes 1rs tyrannies, celle d’une classe ; mais elle devait rendre en même temps notre liberté plus difficile
    ."

    "Après que la vieille hiérarchie sociale eut été détruite, chaque Français se trouva plus éclairé, plus indépendant, plus difficile à gouverner par la contrainte ; mais d’une autre part, il n’existait plus entre eux de liens naturels et nécessaires. Chacun concevait un sentiment plus vif et plus fier de sa liberté ; mais il lui était plus difficile de s’unir à d’autres pour la défendre ; il ne dépendait de personne, mais il ne pouvait plus compter sur personne. Le même mouvement social qui avait brisé ses entraves avait isolé ses intérêts, et on pouvait le prendre à part pour le contraindre ou le corrompre séparément."

    "Je crois fermement qu’il dépend de nos contemporains d’être grands aussi bien que prospères ; mais c’est à la condition de rester libres. Il n’y a que la liberté qui soit en état de nous suggérer ces puissantes émotions communes qui portent et soutiennent les âmes au-dessus d’elles-mêmes ; elle seule peut jeter de la variété au milieu de l’uniformité de nos conditions et de la monotonie de nos mœurs ; seule elle peut distraire nos esprits des petites pensées, et relever le but de nos désirs."
    -Alexis de Tocqueville, Discours de réception à l'Académie française (21 avril 1842).


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    Message par Johnathan R. Razorback Mar 10 Oct - 11:26

    "À la différence des libéraux de son temps comme Constant, Bastiat ou Dunoyer, Tocqueville n’a jamais considéré que le libre fonctionnement du marché puisse constituer une solution à la question sociale. Contrairement à ces penseurs, son libéralisme politique ne se double pas d’un libéralisme économique.  Sensibilisé à la misère des classes ouvrières par ses voyages en Angleterre et en Irlande, il ne pense pas que les inégalités sont naturelles, souhaitables et inéluctables. Tout d’abord, elles ne sont pas naturelles précisément parce qu’elles ne résultent pas de l’ordre spontané du marché. Ensuite, elles ne sont pas souhaitables car elles plongent le pauvre dans un abîme moral (et non pas le contraire !) et que Tocqueville ne croit pas à l’idée de du « spectacle  salutaire » selon laquelle l’indigence devrait exister pour indiquer à celui qui veut relâcher ses efforts l’état dans lequel il pourrait tomber ! En outre, des écarts socio-économiques trop flagrants peuvent, à terme, remettre en cause les fondements même de la société." (p.150)

    "Pour Tocqueville, il n’est absolument pas souhaitable de laisser le marché du travail s’autoréguler car l’équilibre de plein-emploi s’y obtient alors par une baisse du prix du travail: le salaire ! La rupture théorique est fondamentale par rapport aux économistes libéraux qui valident la thèse de l’obtention des «  harmonies économiques » grâce à la concurrence. Pour Tocqueville, l’Etat doit venir pallier les insuffisances du marché !" (p.154)

    "Il est parfaitement clair que la société proposée par l’économiste autrichien [Hayek] n’a rien à voir avec celle que Tocqueville souhaite nous offrir." (p.166)

    -Jean-Louis Benoît et Éric Keslassy, in Alexis de Tocqueville, Textes économiques. Anthologie critique, Édition numérique des Classiques des sciences sociales, mai 2009, 399 pages.

    "Vue de loin et dans son ensemble, on l'a remarqué avec raison, la Révolution française de 1789 à 1830 n'apparaît que comme une longue et violente lutte entre l'ancienne aristocratie féodale et la classe moyenne. Entre ces deux classes, il [y] avait diversité anxieuse de condition, diversité entachée de souvenirs, diversité d'intérêt, diversité de passions et d'idées. Il devait y avoir de grands partis et il y en a eu. Mais les événements de 1830 ayant achevé d'arracher définitivement le pouvoir à la première pour l'enserrer dans les limites de la seconde, il se fit tout à coup au sein du monde politique un apaisement auquel les esprits superficiels étaient loin de s'attendre.

    La singulière homogénéité qui vint alors à régner parmi tous les hommes qui, placés au-dessus du peuple, possédaient et exerçaient des droits politiques, enleva tout à coup aux luttes parlementaire toute cause réelle et toute passion vraie. De là naquit principalement cette tiédeur nouvelle, cet alanguissement dans la vie publique. Le vide réel que nous remarquons dans les débats parlementaires, l’impuissance des hommes politiques qui les dirigent, qui éclate à nos yeux, sont dus à cette cause
    ." (p.160)

    "Le temps approche où le pays se trouvera de nouveau partagé en deux véritables partis. La Révolution française qui a aboli tous les privilèges et détruit tous les droits exclusifs en a pourtant laissé subsister un, celui de la propriété.

    Il ne faut pas que les propriétaires se fassent illusion sur la force de leur situation, ni qu'ils s'imaginent que le droit de propriété est un rempart infranchissable, parce que nulle part jusqu'à présent, il n'a été franchi. Car notre temps ne ressemble à aucun autre.

    Quand le droit de propriété n'était que l'origine et le fondement de beaucoup d'autres droits, il se défendait sans peine ou plutôt il n'était pas attaqué. Il formait alors comme le mur d'enceinte de la société dont tous les autres droits étaient les défenses avancées. Les coups ne portaient pas jusqu'à lui. On ne cherchait même pas à l'atteindre. Mais aujourd'hui que le droit de propriété n'apparaît plus que comme le dernier reste d'un monde aristocratique détruit, lorsqu'il demeure seul debout, un privilège isolé au milieu d'une société nivelée qui n'est plus à couvert derrière beaucoup d'autres droits plus contestables et plus haïs, il n'en est plus de même. C'est à lui seul maintenant à soutenir chaque jour le choc direct et incessant des opinions démocratiques. [...]
    Comment les signes précurseurs de cet avenir ne frappent-ils pas tous les regards ? Croit-on que ce soit par hasard, par l'effet d'un caprice passager de l'esprit humain, qu'on voit apparaître de tous côtés ces doctrines singulières qui portent des noms divers mais qui, toutes, ont pour principal caractère la négation du droit de propriété, qui toutes, du moins, tendent à limiter, à amoindrir, à énerver son exercice
    ." (p.161-162)

    "Tâcher de le rendre proportionnel à la fortune du contribuable." (p.163)

    "En établissant des institutions qui soient particulièrement à son usage [au peuple], dont il puisse se servir pour s'éclairer, s'enrichir, telles que caisses d'épargne, institutions de crédit, écoles gratuites, lois restrictives de la durée du travail, salles d'asile, ouvroirs, caisses de secours mutuels." (p.164)

    "En venant enfin directement à son secours et en soulageant sa misère, avec les ressources de l'impôt : hospices, bureaux de bienfaisance, taxe des pauvres, distribution de denrées, de travail, d'argent." (p.165)
    -Alexis de Tocqueville, Textes économiques. Anthologie critique,



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    Message par Johnathan R. Razorback Mar 2 Jan - 14:23

    https://fr.wikisource.org/wiki/%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_d%E2%80%99Alexis_de_Tocqueville,_L%C3%A9vy/Discours_%C3%A0_l%E2%80%99Assembl%C3%A9e_constituante_sur_la_question_du_droit_au_travail

    "Non, messieurs, la démocratie et le socialisme ne sont pas solidaires l’un de l’autre. Ce sont choses non-seulement différentes mais contraires. Serait-ce par hasard que la démocratie consisterait à créer un gouvernement plus tracassier, plus détaillé, plus restrictif que tous les autres, avec cette seule différence qu’on le ferait élire par le peuple et qu’il agirait au nom du peuple ? Mais alors, qu’auriez-vous fait ? sinon donner à la tyrannie un air légitime qu’elle n’avait pas, et de lui assurer ainsi la force et la toute-puissance qui lui manquaient. La démocratie étend la sphère de l’indépendance individuelle, le socialisme la resserre. La démocratie donne toute sa valeur possible à chaque homme, le socialisme fait de chaque homme un agent, un instrument, un chiffre. La démocratie et le socialisme ne se tiennent que par un mot, l’égalité ; mais remarquez la différence : la démocratie veut l’égalité dans la liberté, et le socialisme veut l’égalité dans la gêne et dans la servitude." (p.545-546)

    "Ce qui me faisait croire que les révolutions approchaient, ce qui, en effet, a produit la révolution, était ceci : je m’apercevais que, par une dérogation profonde aux principes les plus sacrés que la Révolution française avait répandus dans le monde, le pouvoir, l’influence, les honneurs, la vie, pour ainsi dire, avaient été resserrés dans des limites tellement étroites d’une seule classe, qu’il n’y avait pas un pays dans le monde qui présentât un seul exemple semblable ; même dans l’aristocratique Angleterre, dans cette Angleterre que nous avions alors si souvent le tort de prendre pour exemple et pour modèle ; dans l’aristocratique Angleterre, le peuple prenait une part, sinon complètement directe, au moins considérable, quoique indirecte aux affaires ; s’il ne votait pas lui-même (et il votait souvent), il faisait du moins entendre sa voix ; il faisait connaître sa volonté à ceux qui gouvernaient ; ils étaient entendus de lui et lui d’eux.

    Ici, rien de pareil. Je le répète, tous les droits, tout le pouvoir, toute l’influence, tous les honneurs, la vie politique tout entière, étaient renfermés dans le sein d’une classe extrêmement étroite ; et au-dessous, rien !

    Eh bien ! voilà ce qui me faisait croire que la révolution était à nos portes. Je voyais que, dans le sein de cette petite classe privilégiée, il arrivait ce qui arrive toujours à la longue dans les petites aristocraties exclusives, il arrivait que la vie publique s’éteignait, que la corruption gagnait tous les jours, que l’intrigue prenait la place des vertus publiques, que tout s’amoindrissait, se détériorait
    ." (p.548-549)
    -Alexis de Tocqueville, Discours à l’Assemblée constituante sur la question du droit au travail, 13 septembre 1848, in Études économiques, politiques et littéraires, Michel Lévy, 1866 (Œuvres complètes, vol. IX, pp. 536-552).



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