https://fr.wikipedia.org/wiki/Oskar_Negt
https://www.contretemps.eu/espace-public-proletarien-negt-kluge/
« Il s'agit d'une réplique conceptuelle à la théorie de l'espace public bourgeois [..] proposée par Jurgen Habermas. Le philosophe de Francfort a imaginé un modèle politique universel, un espace public qui serait composé d'individus autonomes et éclairés, loin de la plèbe et de ses expressions publiques aléatoires. Un droit-fil mène de cette vision, née de l'idée kantienne de la République des savants […] à la théorie de l'agir communicationnel. La forme typique de l'espace public bourgeois est la République anglaise du XVIIe siècle, qui prend corps grâce au pluralisme des partis et de la presse, favorisant l'apparition d'une opinion publique libérée des représentations féodales. Il n'empêche que les classes laborieuses, les femmes, les étrangers, les vagabonds et les mineurs sont a priori écartés de cet espace. […]
La conception kantienne suppose que la citoyenneté repose sur une existence sociale bourgeoise, assurant l'indépendance matérielle et la formation culturelle nécessaires à l'exercice libre de la politique. Ce principe constitue l'espace public bourgeois. Oskar Negt fait remarquer que la réalité historique des XVIIIe et XIXe siècles décrit pourtant un processus opposé à l'idée kantienne ; alors que le philosophe des Lumières voudrait que la bourgeoisie utilise l'espace public pour formuler l'intérêt général de la société, les bourgeois l'utilisent en pratique pour acquérir des connaissances pouvant être mises au service de leurs intérêts privés. L'histoire a montré que les règles de l'espace public ne sont pas toujours respectées par la bourgeoisie, depuis l'expansion esclavagiste jusqu'aux guerres coloniales, en passant par la terreur d'État. Le concept habermassien de publicité se présente ainsi, délibérément, comme l'idéalisation théorique d'une forme politique qui est assise sur le recours à la violence et sur l'exclusion de pans entiers de la société.
Que se passe-t-il lorsque les groupes sociaux écartés de la délibération publique entrent en action et prennent la parole, en dehors de l'espace politique reconnu ? La force des choses et la volonté des acteurs veulent alors que se forme un espace public oppositionnel, répondant à ses propres formes de communication. L'histoire hexagonale en regorge d'exemples, depuis l'insurrection démocratique de 1848 jusqu'à la Commune de Paris, jusqu'aux grèves générales de 1936 et de 1968. C'est l'histoire des assemblées générales, des comités de grève et des conseils de quartier. Très récemment encore, le mouvement contre le contrat première embauche (CPE) a vu fleurir des pratiques de délibération originales, s'accompagnant de votes à main levée en plein air. » (pp.7-
« Lorsque Habermas se distancie de la démocratie directe, dès 1968, Negt amorce la rédaction d'un livre qui saisit la formation des espaces publics prolétariens [...] L'exemple historique le plus marquant de la manifestation d'un espace public prolétarien est sans doute la révolution allemande et ses « conseils ouvriers », qu regroupent en réalité la plupart des groupes sociaux méprisés par la bourgeoisie, en 1918. Cette'irruption publique met un terme à la monarchie allemande et à la première Guerre mondiale. Comment ignorer ce rôle décisif de la démocratie directe dans la construction de l'espace public allemand, comment ne pas se mettre à l'écoute de cette prise de parole autonome ? » (p.9)
« Selon Negt, l'espace public dont parle Habermas se situe dans une « zone d'ombre » sociologique, entre la sphère privée, l'entreprise et les domaines contrôlés par l'État. Les segments de la société écartés par l'espace public bourgeois, notamment la sphère privée et l'entreprise, interdisent de le penser comme un espace capable de produire une synthèse réelle des expériences sociales. Cet espace public affirme sa vocation universelle et sa légitimité, visant à couvrir tous les champs de l'expérience au sein de la société, mais il se voit en même temps obligé de nier les particularismes et l'ensemble des situations de vie spécifiques qu'il veut représenter. Par conséquent, l'intérêt général se réalise d'une manière très abstraite qui ne peut pas tenir compte de la multiplicité d'expériences des citoyens.
L'une des expériences sociales significatives qui est tue par l'espace public bourgeois est celle du travail, ou plutôt des nombreuses frustrations, privations et entraves à l'autonomie dont le monde du travail fait l'expérience. Habermas répond à ces considérations, en renversant la charge de la preuve. Il juge que c'est l'accès du salariat et des masses à la politique qui a détruit la démocratie libérale, sans pour autant la remplacer par une nouvelle forme d'espace public. » (p.10)
« L'actuel directeur de l'École de Francfort, Axel Honneth, reprend partiellement à son compte l'argument selon lequel l'exposé du Capital et l'exposé des résistances sociales ne s'inscrivent pas dans une même interprétation chez Marx, mais il juge qu'il s'agit de deux argumentations irréconciliables, dans une filiation habermassienne. » (p.12)
« [Negt] scrute les caractères non conformes, résistants et rebelles des êtres humains. En ce sens, il entretient une affinité élective avec Walter Benjamin, Ernst Bloch et avec le premier Wilhelm Reich, ce qui nous fait dire qu'il appartient au « courant chaud » de la Théorie critique. Initialement, le terme a été utilisé par Bloch pour distinguer la polarisation du marxisme européen entre un courant froid, doctrinaire, économiste et calculateur, et un courant chaud, intéressé par la subjectivité politique.
Né en 1934 à Kônigsberg/Kaliningrad, Oskar Negt a dirigé l'Institut de sociologie de l'université de Hanovre pendant trente ans. Alors que ses ouvrages majeurs ont littéralement été traduits dans le monde entier, cet éminent penseur dé l'École de Francfort est jusqu'à ce jour resté méconnu en France. Formé par Theodor W. Adorno, ancien assistant scientifique de Habermas, Negt a sans cesse cherché à ressusciter le moment fondateur de la Théorie critique, celui d'une critique radicale de la société ayant reçu son impulsion de la révolution conseilliste de 1918. Cette part de l'héritage se réfère au programme initial de l'Institut de recherche en sciences sociales de Francfort, évoquant les thèmes de recherche suivants : « Grève de masse, sabotage, vie inter nationale du syndicalisme, analyse sociologique de l'antisémitisme, bolchevisme et marxisme, parti et masse, modes de vie des différentes couches de la société. » (p.13)
« Au début des années 1970, Negt fonde une école autonome à Hanovre qui perdure aujourd'hui, la Glocksee-Schule. Pendant la même période, il dirige le département de formation syndicale de l'IG Metall (le syndicat de la métallurgie), ce qui l'amène à développer des méthodes pédagogiques fondées sur l'exemplarité et l'expérience personnelle. Il s'agit de verbaliser les questions que pose la vie quotidienne, au lieu d'appliquer les schèmes d'interprétation du marxisme refroidi. Cette quête de sens rappelle certains arguments fondateurs d'Adorno, qui cherche à mettre en relation l'expérience et le concept d'une façon nouvelle. Il ne s'agit pas seulement de l'expérience empirique du sociologue et du travail conceptuel du philosophe, mais d'une tension plus fondamentale entre l'expérience sensible du monde et la critique conceptuelle de l'ordre réel. Contrairement à la philosophie hégélienne, qui décrit l'affirmation progressive et positive du concept dans le réel, à travers un mouvement dialectique du monde, Adorno s'intéresse à tout ce qui échappe à cette représentation totalisante. Les expériences qui débordent le concept, qui le nient, sont plus importantes pour la critique que les mots qui nomment positivement les choses. Le travail de la critique refuse le fait accompli. » (p.14)
« Concept de « subjectivité rebelle » (Eigensinn), ce mélange d'obstination, d'authenticité et de négativité des acteurs, qui résiste à la marche triomphale de l'histoire des vainqueurs. Hier, Negt et Kluge se sont servis de ce concept pour annoncer l'implosion du communisme d'État, avant la chute du mur de Berlin. Aujourd'hui, Negt souligne la perte de légitimité de la mondialisation capi taliste et de ses rouages étatiques.
Dans Histoire et subjectivité rebelle (Geschichte und Eigensinn), ouvrage magistral et inclassable de près de mille pages, Negt et Kluge achèvent leur déconstruction du marxisme de parti, en évoquant le célèbre titre de Lukàcs, Histoire et conscience de classe. Surtout, les deux auteurs y esquisssent une alternative conceptuelle à la théorie de l'agir communicationnel, publiée la même année, en 1981. » (p.15)
« Dans l'agir communicationnel, Habermas expose une interprétation qui mélange des critiques de Marx et de Weber. Sa théorie évite cependant d'instaurer un véritable dialogue entre les deux penseurs, comme l'a souligné Jean-Marie Vincent. […] L'exposé de la socialisation marchande ne semble pas toucher l'analyse de la conduite instrumentale de la vie, ni la logique rationalisatrice des organisations. En un mot, Habermas sépare radicalement, d'une part le travail, de l'autre l'action. » (pp.15-16)
« De même que la définition de l'espace public bourgeois ne se confond pas avec une description empirique de la grande bourgeoisie, l'espace public prolétarien ne saurait être identifié au groupe ouvrier. Les deux concepts désignent bien des modes de communication et de formulation de l'expérience sociale de la même société, deux modes de socialisation et de communication simultanées. » (p.20)
« Il est vrai que la communication de ces acteurs ne dispose pas de la stabilité institutionnelle de l'e'space public bourgeois, qui s'adosse par tiellement aux structures étatiques permanentes. Pour arriver au niveau analytique d'un espace public oppositionnel-prolétarien, il convient d'aborder son mode de communication et ses formes d'organisation. Les deux types d'espace public se présentent comme des phénomènes complémentaires, mais inversés. Alors que l'espace public bourgeois procède par généralisations abstraites, l'espace public oppositionnel vise l'accumulation d'expériences singulières. Le langage usité au sein de l'espace public bourgeois se réfère aux discours normatifs dont la légitimité est reconnue […] son modèle de la « République des savants » implique un langage formel et logique. Le mode d'expression favorable à la formation d'un espace public oppositionnel est la prise de parole directe, permettant l'échange d'expériences et une résolution dialogique des conflits. Le langage corporel fait partie de cet échange. Là où l'espace public bourgeois propose des généralisations politiques par des programmes, l'espace public oppositionnel cherche à collectionner des expériences, des exigences non reconnues et des souhaits. » (p.21)
-Alexander Neumann, « Oskar Negt et le courant chaud de la Théorie critique », préface in Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Paris, Payot & Rivages, 2007, 239 pages.
« La démocratie et le socialisme ne sauraient par principe être séparés, car ces deux catégories sont unies par des éléments essentiels à l'histoire moderne de l'émancipation.
Il y a toujours des mouvements d'actualisation qui revendiquent les principes fondateurs du socialisme et de la démocratie. En ce qui concerne le socialisme, les idées de coopération solidaire, d'appropriation commune des richesses de la planète et de la justice redistributive, ne cessent de réapparaître sur le devant de la scène. […]
Le regard tourné vers la personnalité sociale des individus, même de ceux qui sont autonomes et conscients de leur liberté, comporte une part de la substance du socialisme qui n 'apparaît ici nullement comme une idée usée et vidée de son sens. Elle n 'a jamais été aussi actuelle, face au délitement individualisé des conditions de vie, bien qu 'il faille souligner la mutilation de l'idée historique du socialisme par le stalinisme à travers la bureaucratisation et la corruption. Nul autre phénomène politique n 'a autant nui à l'idéal socialiste que le stalinisme. » (pp.29-30)
« Si le XXe siècle a connu quelque chose qui s'apparente à une utopie concrète, alors ce fut l'expérience des conseils. Les formes pratiques, variées et riches, de l'auto-organisation échap pent à une définition univoque qui s'appliquerait à toutes les situations sociales, mais elles deviennent, en tout cas, d'actualité à chaque fois que des appareils de parti et d'État s'avèrent inaptes à représenter les intérêts historiquement formés de parties importantes de la population. Cela vaut également pour les organes représentatifs de la machineriè étatique bourgeoise.
Les organes autogestionnaires recouvrent cependant un contenu assez bien déterminé pour tous ceux qui développent des formes d'organisation du travail et d'échange politique correspondant à leurs expériences sociales et à leur situation existentielle, et qui sont des formes décentralisées s'inscrivant dans le processus de la libération, souvent défendues au prix de la subsistance matérielle, sinon de la vie. Ces formes d'organisation indiquent l'orientation de fond de leur lutte pour la libération : l'objectif de l'autonomie collective et de la réalisation de soi dans un processus de production global de la vie matérielle et spirituelle. Toute la vision socialiste de la démocratie reste suspendue en l'air si elle n'est pas nourrie par un retour permanent à l'organisation de base ; car il lui manque alors le fondement substantiel nécessaire à une critique radicale de la démocratie en tant qu'idéologie.
L'histoire nous enseigne que dans les moments de délitement ou d'effondrement des systèmes de domination hérités du passé (déclenchés par la guerre, l'ébranlement économique, la terreur exercée contre la population), des formes d'auto-organisation de l'ensemble de la vie finissent toujours par surgir, au sein desquelles les exploités, les humbles et les opprimés cherchent la jonction avec les méprisés et les humiliés, exprimant politiquement leur indignation par une révolte collective qui refuse les tactiques de compromis habituelles, en opposition frontale à la construction hiérarchique de l'État et de la société. La charge révolutionnaire de ces mouvements provient surtout d'une mise en pratique vivante du souvenir de l'égalité et de l'autorégulation démocratique originelles […]
Cette mémoire collective ne se limite pas à certains régimes historiques anciens, comme les états « primitifs » de la société, simultanément décrits par Morgan, Bachhofen et Engels qui se réfèrent aux démocraties communistes des origines, lesquelles se caractérisent par la propriété communautaire du sol et des demeures, le travail collectif et une distribution des biens au sein de la communauté qui s'organisait le plus souvent sur la base du droit matriarcal. Ici, la mémoire collective est en même temps un souvenir de l'histoire de la domination individuelle de chacun, car tous les ordres de classe sont obligés de séparer les êtres humains de leurs formes spontanées et autonomes de régu lation de la vie, que ce soit au moyen de la violence directe ou par l'instauration de mécanismes de gestion politique abstraits et prenant appui sur la division du travail. Le point de départ de toute domination de classe réside dans cet acte violent de séparation et d'expropriation, à la fois du point de vue historique et logique. Marx a retracé ce type de processus de séparation d'une manière exemplaire, lorsqu'il a décrit la transition vers la société bourgeoise en désignant la dissolution de l'unité originaire entre les communautés naturelles et leurs terres natales sachant que le processus n'est jamais définitivement clos. » (pp.33-35)
« La première révolution que le sol allemand ait connue, la grande guerre de libération des paysans (1527- 1529), s'est drapée dans les habits de la solidarité communautaire héritée du christianisme originel, tandis que la Révolution française a mêlé les idées de la République romaine et celles de la Polis athénienne. Puis l'auto-organisation de la Commune de Paris a constitué un retour à la forme d'émancipation propre à l'histoire de la bourgeoisie, à savoir la ville, bien qu'elle présentât alors un contenu politique radicalement novateur. On peut ainsi saisir la relation entre, d'une part, les représen tations de la démocratie socialiste et, d'autre part, les formations sociales respectives, décrivant la totalité concrète d'une société, faite de rapports de production et de reproduction, relation à travers laquelle se fait alors jour une dialectique se caractérisant par des discordances spécifiques du temps. » (p.36)
« L'enjeu central de la libération de soi nécessite un « espace public prolétarien », autonome, susceptible de porter cette libération et qui serait également une instance de contrôle à l'égard des partis et de l'État, en cas de conflit. Ce que nous nommons « espace public prolétarien » n'est rien d'autre que le domaine public au sein duquel les hommes arrivent à donner une expression politique à leurs intérêts et aspirations existentielles. Le terme « prolétarien » ne doit pas être compris dans Un sens restrictif, comme s'il ne désignait que la classe ouvrière, car il renvoie surtout à l'ensemble des dimensions sociales, des expériences, des traits et caractéristiques exis tentiels qui ont pour spécificité d'être opprimés.
« La force des choses », les contraintes d'ordre économique et d'autres encore prennent, certes, une place importante dans les sociétés modernes. Aucune forme de socialisme qui se réfère à Marx et Engels ne saurait cependant ignorer une différence de principe avec le capitalisme : il s'agit du décalage entre, d'une part, l'organisation économique de la société et, d'autre part, la démocratisation politique de ses modes de vie matériels et spirituels. Pendant ses phases relativement démocratiques, le capitalisme tolère bien des développements contrastés (entre la planification et le marché, l'industrie lourde et la consommation a ville et la campagne, etc.), à l'exception d'une seule : la contradiction que nous venons de désigner et qui le distingue nettement du socialisme. » (pp.38-36)
« Marx a parlé de la tendance du capitalisme à détruire ses propres fondements : le travailleur et la terre. Ce qui se joue aujourd'hui dans l'architecture bétonnée des villes, au sein des écoles qui exercent une pression énorme en vue de la performance, au sein des hôpitaux psychiatriques et dans bien d'autres institutions, ce sont des aspects qui constituent une sorte de deuxième acte de l'accumulation primitive. Il ne s'agit plus de l'expropriation des êtres humains, de leur séparation des conditions objectives permettant d'exercer leur force de travail, mais d'une dépossession supplémentaire de leur imagination, de leurs possibilités existentielles et de leur bonheur, malgré un cadre social qui réunit toutes les conditions pour supprimer la pénurie et l'oppression. » (p.43)
« Le problème du travail, se [trouve] exclu de l'espace public bourgeois et de ses institutions. » (p.45)
« Comme Marx le constate dans la première esquisse complète du Capital, chaque être humain qui se trouve dans un état normal de santé, de force et d'habileté, éprouve aussi « le besoin d'une part normale de travail, associé à l'interruption du repos » ; le dépassement d'obstacles est une manière de confirmer la liberté, en tant que « réalisation de soi, de l'objectivation du sujet, signant ainsi la liberté réelle, dont l'action est le travail ». » (p.46)
« Ali Wacker a décrit les effets sociaux du chômage, dont les formes se sont déjà manifestées dans le passé : « L'exclusion forcée du domaine de la production entraîne un rapport changé à soi-même, aux autres et au monde vécu. Des troubles somatiques et psychosomatiques, la perte de confiance en soi, la dilution de l'identité personnelle, la résurrection de conflits familiaux, le retrait des relations sociales et la restriction du niveau d'activité, ce sont les aspects désignant l'accu mulation individuelle des conflits la plus probable, ainsi que la manière de les extérioriser. La désorientation et la démoralisation décrivent les conséquences psychiques de la transformation d'une crise économique en crise personnelle. » Les processus destructifs de ce genre ne se limitent pourtant pas à l'exclusion forcée des salariés de la production, mais ils prennent corps au sein même de la production, surtout chez les jeunes, lors de leur socialisation prolétarienne. » (p.48)
« De nos jours, la génération des jeunes ouvriers grandit dans une atmosphère chargée de violence brute ; cette dernière n'est plus filtrée sous forme d'un certain type de socialisation dans la famille, qui œuvrait en faveur du refoulement par la promesse d'une gratification future, par la confrontation à la figure d'autorité du père, par toute l'ambiance de l'éducation et par l'inté riorisation de la moralp du travail.
L'environnement social au sein duquel grandissent les ado lescents (dont un nombre croissant de jeunes chômeurs) est aujourd'hui chargé de discours consuméristes. Pour commencer, le mode de travail à l'école n'offre que de rares possibilités de s'identifier positivement à un travail autonome, pour fonder une autre perspective que celle du destin d'un travail salarié à vie et d'une vie de travail. Ainsi, il n'est pas étonnant que beaucoup d'adolescents réagissent au chômage annoncé, qui les attend sous les conditions actuelles, sans développer la moindre honte personnelle ou des sentiments de panique et de désespoir, contrairement à la génération de leurs pères.
La jeune génération considère que l'acte de violence consiste plutôt à leur enlever leurs espaces publics autonomes, à les priver des logements dans lesquels ils essayent d'expérimenter la vie collective ou encore des centres de jeunesse au sein desquels ils peuvent librement exprimer leurs besoins. Ils réagissent de manière militante et véhémente à ces privations. Eux, qui ont été les premiers à faire l'expérience que les promesses de réformes se sont d'abord soldées par une extrême répression, savent généralement très bien que ce qui les attend dans la production n'est pas fondamentalement meilleur que le chômage. Dans la relation entre travail et temps libre, l'importance relative du travail à diminué pour leur existence. Le temps libre n'est plus seulement compris comme une compensation du travail et un temps de récupération, mais il signifie une part de réalisation de soi qui donne souvent la mesure pour juger si l'effort de travail consenti en vaut la peine.
S'il est vrai que l'émancipation politique du travail passe par le « royaume de la nécessité », le « royaume de la liberté » ne doit pas être limité à une économie plus rationnelle que dans le passé : d'après Marx, le communisme réside précisément dans la mise en place de nouvelles formes sociales d'échange. Aujourd'hui, la vision d'une démocratie socialiste repose pour une part essentielle sur l'attention portée aux multiples types de destruction de la subjectivité, ainsi qu'à l'émergence des formes de résistance et de contestation qui l'accompagnent. » (pp.49-50)
« Contrairement à la démocratie bourgeoise, dont l'espace public repose sur l'exclusion de domaines fondamentaux de la vie, comme ceux de la socialisation et des processus de travail, la démocratie socialiste pénètre la totalité de la société ; ainsi, elle a besoin de la pluralité d'un espace public prolétarien développé. Celui-ci n'est cependant pas en mesure de s'affirmer comme un domaine autonome, à côté de la société existante, sous les conditions d'un ordre capitaliste qui forme des barrières et qui exporte obligatoirement ses contradictions et conflits vers cet espace. S'il ne veut pas former un ghetto, l'espace public prolétarien dépend largement de sa capacité à défendre les libertés publiques et démocratiques de la société bourgeoise, afin de revendiquer en permanence des alternatives et exigences socialistes à travers ce cadre de médiation.
Comme Jürgen Seifert l'a mis en relief, sans en constituer le fondement ou la finalité, le combat autour de positions juridiques et constitutionnelles ne peut pas être une question simplement tactique pour la gauche, mais il est un aspect élémentaire de la politique socialiste. L'espace public prolétarien ne peut se montrer indifférent à l'égard des structures changeantes de la société bourgeoise et aux différents partis qui occupent le pouvoir, car il décrit un processus de production de nouvelles expériences et d'idées qui accroît les contradictions et conflits de l'ordre établi, afin de les faire culminer en des contradictions politiques. » (p.52)
-Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Paris, Payot & Rivages, 2007, 239 pages.
https://www.contretemps.eu/espace-public-proletarien-negt-kluge/
« Il s'agit d'une réplique conceptuelle à la théorie de l'espace public bourgeois [..] proposée par Jurgen Habermas. Le philosophe de Francfort a imaginé un modèle politique universel, un espace public qui serait composé d'individus autonomes et éclairés, loin de la plèbe et de ses expressions publiques aléatoires. Un droit-fil mène de cette vision, née de l'idée kantienne de la République des savants […] à la théorie de l'agir communicationnel. La forme typique de l'espace public bourgeois est la République anglaise du XVIIe siècle, qui prend corps grâce au pluralisme des partis et de la presse, favorisant l'apparition d'une opinion publique libérée des représentations féodales. Il n'empêche que les classes laborieuses, les femmes, les étrangers, les vagabonds et les mineurs sont a priori écartés de cet espace. […]
La conception kantienne suppose que la citoyenneté repose sur une existence sociale bourgeoise, assurant l'indépendance matérielle et la formation culturelle nécessaires à l'exercice libre de la politique. Ce principe constitue l'espace public bourgeois. Oskar Negt fait remarquer que la réalité historique des XVIIIe et XIXe siècles décrit pourtant un processus opposé à l'idée kantienne ; alors que le philosophe des Lumières voudrait que la bourgeoisie utilise l'espace public pour formuler l'intérêt général de la société, les bourgeois l'utilisent en pratique pour acquérir des connaissances pouvant être mises au service de leurs intérêts privés. L'histoire a montré que les règles de l'espace public ne sont pas toujours respectées par la bourgeoisie, depuis l'expansion esclavagiste jusqu'aux guerres coloniales, en passant par la terreur d'État. Le concept habermassien de publicité se présente ainsi, délibérément, comme l'idéalisation théorique d'une forme politique qui est assise sur le recours à la violence et sur l'exclusion de pans entiers de la société.
Que se passe-t-il lorsque les groupes sociaux écartés de la délibération publique entrent en action et prennent la parole, en dehors de l'espace politique reconnu ? La force des choses et la volonté des acteurs veulent alors que se forme un espace public oppositionnel, répondant à ses propres formes de communication. L'histoire hexagonale en regorge d'exemples, depuis l'insurrection démocratique de 1848 jusqu'à la Commune de Paris, jusqu'aux grèves générales de 1936 et de 1968. C'est l'histoire des assemblées générales, des comités de grève et des conseils de quartier. Très récemment encore, le mouvement contre le contrat première embauche (CPE) a vu fleurir des pratiques de délibération originales, s'accompagnant de votes à main levée en plein air. » (pp.7-
« Lorsque Habermas se distancie de la démocratie directe, dès 1968, Negt amorce la rédaction d'un livre qui saisit la formation des espaces publics prolétariens [...] L'exemple historique le plus marquant de la manifestation d'un espace public prolétarien est sans doute la révolution allemande et ses « conseils ouvriers », qu regroupent en réalité la plupart des groupes sociaux méprisés par la bourgeoisie, en 1918. Cette'irruption publique met un terme à la monarchie allemande et à la première Guerre mondiale. Comment ignorer ce rôle décisif de la démocratie directe dans la construction de l'espace public allemand, comment ne pas se mettre à l'écoute de cette prise de parole autonome ? » (p.9)
« Selon Negt, l'espace public dont parle Habermas se situe dans une « zone d'ombre » sociologique, entre la sphère privée, l'entreprise et les domaines contrôlés par l'État. Les segments de la société écartés par l'espace public bourgeois, notamment la sphère privée et l'entreprise, interdisent de le penser comme un espace capable de produire une synthèse réelle des expériences sociales. Cet espace public affirme sa vocation universelle et sa légitimité, visant à couvrir tous les champs de l'expérience au sein de la société, mais il se voit en même temps obligé de nier les particularismes et l'ensemble des situations de vie spécifiques qu'il veut représenter. Par conséquent, l'intérêt général se réalise d'une manière très abstraite qui ne peut pas tenir compte de la multiplicité d'expériences des citoyens.
L'une des expériences sociales significatives qui est tue par l'espace public bourgeois est celle du travail, ou plutôt des nombreuses frustrations, privations et entraves à l'autonomie dont le monde du travail fait l'expérience. Habermas répond à ces considérations, en renversant la charge de la preuve. Il juge que c'est l'accès du salariat et des masses à la politique qui a détruit la démocratie libérale, sans pour autant la remplacer par une nouvelle forme d'espace public. » (p.10)
« L'actuel directeur de l'École de Francfort, Axel Honneth, reprend partiellement à son compte l'argument selon lequel l'exposé du Capital et l'exposé des résistances sociales ne s'inscrivent pas dans une même interprétation chez Marx, mais il juge qu'il s'agit de deux argumentations irréconciliables, dans une filiation habermassienne. » (p.12)
« [Negt] scrute les caractères non conformes, résistants et rebelles des êtres humains. En ce sens, il entretient une affinité élective avec Walter Benjamin, Ernst Bloch et avec le premier Wilhelm Reich, ce qui nous fait dire qu'il appartient au « courant chaud » de la Théorie critique. Initialement, le terme a été utilisé par Bloch pour distinguer la polarisation du marxisme européen entre un courant froid, doctrinaire, économiste et calculateur, et un courant chaud, intéressé par la subjectivité politique.
Né en 1934 à Kônigsberg/Kaliningrad, Oskar Negt a dirigé l'Institut de sociologie de l'université de Hanovre pendant trente ans. Alors que ses ouvrages majeurs ont littéralement été traduits dans le monde entier, cet éminent penseur dé l'École de Francfort est jusqu'à ce jour resté méconnu en France. Formé par Theodor W. Adorno, ancien assistant scientifique de Habermas, Negt a sans cesse cherché à ressusciter le moment fondateur de la Théorie critique, celui d'une critique radicale de la société ayant reçu son impulsion de la révolution conseilliste de 1918. Cette part de l'héritage se réfère au programme initial de l'Institut de recherche en sciences sociales de Francfort, évoquant les thèmes de recherche suivants : « Grève de masse, sabotage, vie inter nationale du syndicalisme, analyse sociologique de l'antisémitisme, bolchevisme et marxisme, parti et masse, modes de vie des différentes couches de la société. » (p.13)
« Au début des années 1970, Negt fonde une école autonome à Hanovre qui perdure aujourd'hui, la Glocksee-Schule. Pendant la même période, il dirige le département de formation syndicale de l'IG Metall (le syndicat de la métallurgie), ce qui l'amène à développer des méthodes pédagogiques fondées sur l'exemplarité et l'expérience personnelle. Il s'agit de verbaliser les questions que pose la vie quotidienne, au lieu d'appliquer les schèmes d'interprétation du marxisme refroidi. Cette quête de sens rappelle certains arguments fondateurs d'Adorno, qui cherche à mettre en relation l'expérience et le concept d'une façon nouvelle. Il ne s'agit pas seulement de l'expérience empirique du sociologue et du travail conceptuel du philosophe, mais d'une tension plus fondamentale entre l'expérience sensible du monde et la critique conceptuelle de l'ordre réel. Contrairement à la philosophie hégélienne, qui décrit l'affirmation progressive et positive du concept dans le réel, à travers un mouvement dialectique du monde, Adorno s'intéresse à tout ce qui échappe à cette représentation totalisante. Les expériences qui débordent le concept, qui le nient, sont plus importantes pour la critique que les mots qui nomment positivement les choses. Le travail de la critique refuse le fait accompli. » (p.14)
« Concept de « subjectivité rebelle » (Eigensinn), ce mélange d'obstination, d'authenticité et de négativité des acteurs, qui résiste à la marche triomphale de l'histoire des vainqueurs. Hier, Negt et Kluge se sont servis de ce concept pour annoncer l'implosion du communisme d'État, avant la chute du mur de Berlin. Aujourd'hui, Negt souligne la perte de légitimité de la mondialisation capi taliste et de ses rouages étatiques.
Dans Histoire et subjectivité rebelle (Geschichte und Eigensinn), ouvrage magistral et inclassable de près de mille pages, Negt et Kluge achèvent leur déconstruction du marxisme de parti, en évoquant le célèbre titre de Lukàcs, Histoire et conscience de classe. Surtout, les deux auteurs y esquisssent une alternative conceptuelle à la théorie de l'agir communicationnel, publiée la même année, en 1981. » (p.15)
« Dans l'agir communicationnel, Habermas expose une interprétation qui mélange des critiques de Marx et de Weber. Sa théorie évite cependant d'instaurer un véritable dialogue entre les deux penseurs, comme l'a souligné Jean-Marie Vincent. […] L'exposé de la socialisation marchande ne semble pas toucher l'analyse de la conduite instrumentale de la vie, ni la logique rationalisatrice des organisations. En un mot, Habermas sépare radicalement, d'une part le travail, de l'autre l'action. » (pp.15-16)
« De même que la définition de l'espace public bourgeois ne se confond pas avec une description empirique de la grande bourgeoisie, l'espace public prolétarien ne saurait être identifié au groupe ouvrier. Les deux concepts désignent bien des modes de communication et de formulation de l'expérience sociale de la même société, deux modes de socialisation et de communication simultanées. » (p.20)
« Il est vrai que la communication de ces acteurs ne dispose pas de la stabilité institutionnelle de l'e'space public bourgeois, qui s'adosse par tiellement aux structures étatiques permanentes. Pour arriver au niveau analytique d'un espace public oppositionnel-prolétarien, il convient d'aborder son mode de communication et ses formes d'organisation. Les deux types d'espace public se présentent comme des phénomènes complémentaires, mais inversés. Alors que l'espace public bourgeois procède par généralisations abstraites, l'espace public oppositionnel vise l'accumulation d'expériences singulières. Le langage usité au sein de l'espace public bourgeois se réfère aux discours normatifs dont la légitimité est reconnue […] son modèle de la « République des savants » implique un langage formel et logique. Le mode d'expression favorable à la formation d'un espace public oppositionnel est la prise de parole directe, permettant l'échange d'expériences et une résolution dialogique des conflits. Le langage corporel fait partie de cet échange. Là où l'espace public bourgeois propose des généralisations politiques par des programmes, l'espace public oppositionnel cherche à collectionner des expériences, des exigences non reconnues et des souhaits. » (p.21)
-Alexander Neumann, « Oskar Negt et le courant chaud de la Théorie critique », préface in Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Paris, Payot & Rivages, 2007, 239 pages.
« La démocratie et le socialisme ne sauraient par principe être séparés, car ces deux catégories sont unies par des éléments essentiels à l'histoire moderne de l'émancipation.
Il y a toujours des mouvements d'actualisation qui revendiquent les principes fondateurs du socialisme et de la démocratie. En ce qui concerne le socialisme, les idées de coopération solidaire, d'appropriation commune des richesses de la planète et de la justice redistributive, ne cessent de réapparaître sur le devant de la scène. […]
Le regard tourné vers la personnalité sociale des individus, même de ceux qui sont autonomes et conscients de leur liberté, comporte une part de la substance du socialisme qui n 'apparaît ici nullement comme une idée usée et vidée de son sens. Elle n 'a jamais été aussi actuelle, face au délitement individualisé des conditions de vie, bien qu 'il faille souligner la mutilation de l'idée historique du socialisme par le stalinisme à travers la bureaucratisation et la corruption. Nul autre phénomène politique n 'a autant nui à l'idéal socialiste que le stalinisme. » (pp.29-30)
« Si le XXe siècle a connu quelque chose qui s'apparente à une utopie concrète, alors ce fut l'expérience des conseils. Les formes pratiques, variées et riches, de l'auto-organisation échap pent à une définition univoque qui s'appliquerait à toutes les situations sociales, mais elles deviennent, en tout cas, d'actualité à chaque fois que des appareils de parti et d'État s'avèrent inaptes à représenter les intérêts historiquement formés de parties importantes de la population. Cela vaut également pour les organes représentatifs de la machineriè étatique bourgeoise.
Les organes autogestionnaires recouvrent cependant un contenu assez bien déterminé pour tous ceux qui développent des formes d'organisation du travail et d'échange politique correspondant à leurs expériences sociales et à leur situation existentielle, et qui sont des formes décentralisées s'inscrivant dans le processus de la libération, souvent défendues au prix de la subsistance matérielle, sinon de la vie. Ces formes d'organisation indiquent l'orientation de fond de leur lutte pour la libération : l'objectif de l'autonomie collective et de la réalisation de soi dans un processus de production global de la vie matérielle et spirituelle. Toute la vision socialiste de la démocratie reste suspendue en l'air si elle n'est pas nourrie par un retour permanent à l'organisation de base ; car il lui manque alors le fondement substantiel nécessaire à une critique radicale de la démocratie en tant qu'idéologie.
L'histoire nous enseigne que dans les moments de délitement ou d'effondrement des systèmes de domination hérités du passé (déclenchés par la guerre, l'ébranlement économique, la terreur exercée contre la population), des formes d'auto-organisation de l'ensemble de la vie finissent toujours par surgir, au sein desquelles les exploités, les humbles et les opprimés cherchent la jonction avec les méprisés et les humiliés, exprimant politiquement leur indignation par une révolte collective qui refuse les tactiques de compromis habituelles, en opposition frontale à la construction hiérarchique de l'État et de la société. La charge révolutionnaire de ces mouvements provient surtout d'une mise en pratique vivante du souvenir de l'égalité et de l'autorégulation démocratique originelles […]
Cette mémoire collective ne se limite pas à certains régimes historiques anciens, comme les états « primitifs » de la société, simultanément décrits par Morgan, Bachhofen et Engels qui se réfèrent aux démocraties communistes des origines, lesquelles se caractérisent par la propriété communautaire du sol et des demeures, le travail collectif et une distribution des biens au sein de la communauté qui s'organisait le plus souvent sur la base du droit matriarcal. Ici, la mémoire collective est en même temps un souvenir de l'histoire de la domination individuelle de chacun, car tous les ordres de classe sont obligés de séparer les êtres humains de leurs formes spontanées et autonomes de régu lation de la vie, que ce soit au moyen de la violence directe ou par l'instauration de mécanismes de gestion politique abstraits et prenant appui sur la division du travail. Le point de départ de toute domination de classe réside dans cet acte violent de séparation et d'expropriation, à la fois du point de vue historique et logique. Marx a retracé ce type de processus de séparation d'une manière exemplaire, lorsqu'il a décrit la transition vers la société bourgeoise en désignant la dissolution de l'unité originaire entre les communautés naturelles et leurs terres natales sachant que le processus n'est jamais définitivement clos. » (pp.33-35)
« La première révolution que le sol allemand ait connue, la grande guerre de libération des paysans (1527- 1529), s'est drapée dans les habits de la solidarité communautaire héritée du christianisme originel, tandis que la Révolution française a mêlé les idées de la République romaine et celles de la Polis athénienne. Puis l'auto-organisation de la Commune de Paris a constitué un retour à la forme d'émancipation propre à l'histoire de la bourgeoisie, à savoir la ville, bien qu'elle présentât alors un contenu politique radicalement novateur. On peut ainsi saisir la relation entre, d'une part, les représen tations de la démocratie socialiste et, d'autre part, les formations sociales respectives, décrivant la totalité concrète d'une société, faite de rapports de production et de reproduction, relation à travers laquelle se fait alors jour une dialectique se caractérisant par des discordances spécifiques du temps. » (p.36)
« L'enjeu central de la libération de soi nécessite un « espace public prolétarien », autonome, susceptible de porter cette libération et qui serait également une instance de contrôle à l'égard des partis et de l'État, en cas de conflit. Ce que nous nommons « espace public prolétarien » n'est rien d'autre que le domaine public au sein duquel les hommes arrivent à donner une expression politique à leurs intérêts et aspirations existentielles. Le terme « prolétarien » ne doit pas être compris dans Un sens restrictif, comme s'il ne désignait que la classe ouvrière, car il renvoie surtout à l'ensemble des dimensions sociales, des expériences, des traits et caractéristiques exis tentiels qui ont pour spécificité d'être opprimés.
« La force des choses », les contraintes d'ordre économique et d'autres encore prennent, certes, une place importante dans les sociétés modernes. Aucune forme de socialisme qui se réfère à Marx et Engels ne saurait cependant ignorer une différence de principe avec le capitalisme : il s'agit du décalage entre, d'une part, l'organisation économique de la société et, d'autre part, la démocratisation politique de ses modes de vie matériels et spirituels. Pendant ses phases relativement démocratiques, le capitalisme tolère bien des développements contrastés (entre la planification et le marché, l'industrie lourde et la consommation a ville et la campagne, etc.), à l'exception d'une seule : la contradiction que nous venons de désigner et qui le distingue nettement du socialisme. » (pp.38-36)
« Marx a parlé de la tendance du capitalisme à détruire ses propres fondements : le travailleur et la terre. Ce qui se joue aujourd'hui dans l'architecture bétonnée des villes, au sein des écoles qui exercent une pression énorme en vue de la performance, au sein des hôpitaux psychiatriques et dans bien d'autres institutions, ce sont des aspects qui constituent une sorte de deuxième acte de l'accumulation primitive. Il ne s'agit plus de l'expropriation des êtres humains, de leur séparation des conditions objectives permettant d'exercer leur force de travail, mais d'une dépossession supplémentaire de leur imagination, de leurs possibilités existentielles et de leur bonheur, malgré un cadre social qui réunit toutes les conditions pour supprimer la pénurie et l'oppression. » (p.43)
« Le problème du travail, se [trouve] exclu de l'espace public bourgeois et de ses institutions. » (p.45)
« Comme Marx le constate dans la première esquisse complète du Capital, chaque être humain qui se trouve dans un état normal de santé, de force et d'habileté, éprouve aussi « le besoin d'une part normale de travail, associé à l'interruption du repos » ; le dépassement d'obstacles est une manière de confirmer la liberté, en tant que « réalisation de soi, de l'objectivation du sujet, signant ainsi la liberté réelle, dont l'action est le travail ». » (p.46)
« Ali Wacker a décrit les effets sociaux du chômage, dont les formes se sont déjà manifestées dans le passé : « L'exclusion forcée du domaine de la production entraîne un rapport changé à soi-même, aux autres et au monde vécu. Des troubles somatiques et psychosomatiques, la perte de confiance en soi, la dilution de l'identité personnelle, la résurrection de conflits familiaux, le retrait des relations sociales et la restriction du niveau d'activité, ce sont les aspects désignant l'accu mulation individuelle des conflits la plus probable, ainsi que la manière de les extérioriser. La désorientation et la démoralisation décrivent les conséquences psychiques de la transformation d'une crise économique en crise personnelle. » Les processus destructifs de ce genre ne se limitent pourtant pas à l'exclusion forcée des salariés de la production, mais ils prennent corps au sein même de la production, surtout chez les jeunes, lors de leur socialisation prolétarienne. » (p.48)
« De nos jours, la génération des jeunes ouvriers grandit dans une atmosphère chargée de violence brute ; cette dernière n'est plus filtrée sous forme d'un certain type de socialisation dans la famille, qui œuvrait en faveur du refoulement par la promesse d'une gratification future, par la confrontation à la figure d'autorité du père, par toute l'ambiance de l'éducation et par l'inté riorisation de la moralp du travail.
L'environnement social au sein duquel grandissent les ado lescents (dont un nombre croissant de jeunes chômeurs) est aujourd'hui chargé de discours consuméristes. Pour commencer, le mode de travail à l'école n'offre que de rares possibilités de s'identifier positivement à un travail autonome, pour fonder une autre perspective que celle du destin d'un travail salarié à vie et d'une vie de travail. Ainsi, il n'est pas étonnant que beaucoup d'adolescents réagissent au chômage annoncé, qui les attend sous les conditions actuelles, sans développer la moindre honte personnelle ou des sentiments de panique et de désespoir, contrairement à la génération de leurs pères.
La jeune génération considère que l'acte de violence consiste plutôt à leur enlever leurs espaces publics autonomes, à les priver des logements dans lesquels ils essayent d'expérimenter la vie collective ou encore des centres de jeunesse au sein desquels ils peuvent librement exprimer leurs besoins. Ils réagissent de manière militante et véhémente à ces privations. Eux, qui ont été les premiers à faire l'expérience que les promesses de réformes se sont d'abord soldées par une extrême répression, savent généralement très bien que ce qui les attend dans la production n'est pas fondamentalement meilleur que le chômage. Dans la relation entre travail et temps libre, l'importance relative du travail à diminué pour leur existence. Le temps libre n'est plus seulement compris comme une compensation du travail et un temps de récupération, mais il signifie une part de réalisation de soi qui donne souvent la mesure pour juger si l'effort de travail consenti en vaut la peine.
S'il est vrai que l'émancipation politique du travail passe par le « royaume de la nécessité », le « royaume de la liberté » ne doit pas être limité à une économie plus rationnelle que dans le passé : d'après Marx, le communisme réside précisément dans la mise en place de nouvelles formes sociales d'échange. Aujourd'hui, la vision d'une démocratie socialiste repose pour une part essentielle sur l'attention portée aux multiples types de destruction de la subjectivité, ainsi qu'à l'émergence des formes de résistance et de contestation qui l'accompagnent. » (pp.49-50)
« Contrairement à la démocratie bourgeoise, dont l'espace public repose sur l'exclusion de domaines fondamentaux de la vie, comme ceux de la socialisation et des processus de travail, la démocratie socialiste pénètre la totalité de la société ; ainsi, elle a besoin de la pluralité d'un espace public prolétarien développé. Celui-ci n'est cependant pas en mesure de s'affirmer comme un domaine autonome, à côté de la société existante, sous les conditions d'un ordre capitaliste qui forme des barrières et qui exporte obligatoirement ses contradictions et conflits vers cet espace. S'il ne veut pas former un ghetto, l'espace public prolétarien dépend largement de sa capacité à défendre les libertés publiques et démocratiques de la société bourgeoise, afin de revendiquer en permanence des alternatives et exigences socialistes à travers ce cadre de médiation.
Comme Jürgen Seifert l'a mis en relief, sans en constituer le fondement ou la finalité, le combat autour de positions juridiques et constitutionnelles ne peut pas être une question simplement tactique pour la gauche, mais il est un aspect élémentaire de la politique socialiste. L'espace public prolétarien ne peut se montrer indifférent à l'égard des structures changeantes de la société bourgeoise et aux différents partis qui occupent le pouvoir, car il décrit un processus de production de nouvelles expériences et d'idées qui accroît les contradictions et conflits de l'ordre établi, afin de les faire culminer en des contradictions politiques. » (p.52)
-Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Paris, Payot & Rivages, 2007, 239 pages.