"Georg Wilhelm Friedrich Hegel est né le 27 août 1770 à Stuttgart, dans le duché de Wurtemberg. L'Allemagne, à cette époque, n'existait pas encore. Les pays allemands étaient politiquement divisés en une multitude d'États, dont beaucoup se réduisaient, comme les cités grecques de l'Antiquité, à une ville avec les villages environnants. Le Wurtemberg, qui était l'un des États les plus importants, correspondait au pays souabe. Toute sa vie Hegel gardera l'accent et certaines manières de parler souabe, ce qui lui vaudra quelques moqueries à Berlin. Le père de Hegel était fonctionnaire à la Cour des comptes du duché. Sa mère, que Hegel perdra alors qu'il n'avait que 13 ans, était une femme cultivée, issue d'une famille de juristes. Elle participera, avec l'aide d'un précepteur, à l'instruction de son fils, lequel fera montre de capacités intellectuelles précoces." (p.9)
"Hegel avait une sœur, Christiane Luise, de trois ans sa cadette, il l'aimera profondément, elle sera pour lui source de tourments. Fragile psychiquement, de santé précaire, elle sera enfermée une dizaine d'années et soignée par le frère de Schelling, qui était médecin. Moins de trois mois après la mort de son frère, dont elle était sans doute passionnément amoureuse, elle se jettera dans une rivière." (p.10)
"Hegel a 18 ans lorsqu'il intègre le Stift, le fameux séminaire protestant de Tübingen, qui appartenait au duché de Wurtemberg. Il y fera connaissance de deux jeunes gens aussi doués que lui, Hölderlin et Schelling. Né la même année que lui (et que Beethoven!), Hölderlin partagera la chambre de Hegel à partir de 1790. Schelling, de cinq ans plus jeune qu'eux, surnommé « le génie précoce », viendra les rejoindre. Il n'est pas excessif de dire que les trois amis communièrent dans un rêve grec et dans un rêve révolutionnaire. [...]
La Grèce, c'est le lieu d'une religion pleine de vie et d'art, à l'opposé du luthéranisme desséché dans ses rites et ses dogmes. C'est la terre des grands spectacles tragiques, où Hegel et Hölderlin verront à jamais des modèles indépassés. C'est aussi le sens du grand Tout, tel qu'on peut le voir exprimé dans les fragments d'Héraclite. L'idée panthéistique d'unité et de totalité, directement opposée à celle de la transcendance chrétienne, sera comme une constante intellectuelle dans l'œuvre future des trois amis." (p.10)
"Si Hegel a travaillé, dès sa plus tendre enfance, avec acharnement, empiétant sur ses nuits, il n'a pas pour autant sacrifié ses loisirs et ses plaisirs. À Tübingen, il s'adonnait à des promenades à cheval, qui lui permettaient de faire des rencontres agréables, et lorsqu'il rentrait trop en retard, on le punissait d'un temps de cachot." (p.11)
"Au sortir du séminaire de Tübingen, Hegel n'avait pas du tout l'intention de devenir pasteur. Ne disposant d'aucune fortune personnelle, les postes d'enseignement étant rares, ne bénéficiant d'aucun appui de personnes haut placées, il n'avait d'autre solution que de trouver une place de précepteur dans une riche famille. li en trouva une à Berne, en Suisse. Chargé de l'instruction de trois enfants de moins de 10 ans, il fit là-bas, en pays étranger, l'expérience de la domesticité qui constitua sans doute le noyau existentiel de la fameuse dialectique du maître et de l'esclave de sa future Phénoménologie de l'Esprit." (p.11)
"Éleusis, le long poème qu'il envoie à Hölderlin, est d'inspiration panthéistique. Romantique à bien des égards, le Hegel de la maturité développera une conception de la nature radicalement opposée au romantisme: pour lui, seul l'Esprit est le réel et le vrai, la Nature est !'Esprit aliéné. Hegel ira jusqu'à dire qu'un crime a plus de valeur que les plus belles montagnes car, dit-il, c'est encore l'Esprit qui erre ainsi. Or, assez souvent dans sa correspondance Hegel témoigne d'une évidente sensibilité à la beauté de la nature, des paysages, des fleurs et des animaux. Nous avons là l'expression d'un conflit typique entre des goûts personnels et une théorie." (p.12)
"Hegel va retourner à Stuttgart, pour quelques mois, dans la maison familiale. li y connaîtra sa première liaison amoureuse sérieuse avec une jeune fille, Nanette Endel, qui est une amie de sa sœur. Cette relation ne survivra pas au départ de Hegel pour Francfort, mais celui-ci en gardera toujours un souvenir ému et reconnaissant.
Les années passées à Francfort seront décisives pour la maturation de la philosophie hégélienne. Comment surmonter les dualités et les impasses du kantisme ? Hegel croit d'abord trouver dans la « vie » et dans l'« amour » le principe et la force de la réconciliation susceptible de reconstituer la belle totalité grecque. Mais comment l'harmonie serait-elle possible dans ce temps de déchirements ? Durant ces quelques années, Hegel traverse une crise à la fois intellectuelle et psychologique, symptôme d'un système grandiose en gestation mais aussi l'angoisse ou l'effroi de son impossibilité. Peut-être à ce moment-là le philosophe, qui n'a aucune position sociale stable, et encore moins reconnue, et qui n'a pratiquement rien publié, approche-t-il de près les rives de la folie. Peut-être cette crise est-elle l'effet du heurt entre une conscience qui s'éprouve comme identique au monde - le moi est dissous dans la totalité et une pensée qui n'est pas encore parvenue à supprimer les oppositions qui l'écartèlent. Peut-être est-ce faute d'avoir, comme Hegel, renoncé au tragique pour choisir le système que Hölderlin sombra dans la démence. La philosophie a sauvé Hegel du sentiment océanique où il était plongé et où il risquait de se noyer. Hölderlin avait été bon psychologue lorsqu'il disait de son ami de Tübingen qu'il s'accommodait du monde dans lequel il vivait et qu'il était en accord avec lui-même.
D'autant qu'un drame affreux va le toucher dans son intimité la plus profonde. Tombé passionnément amoureux de l'épouse de son employeur, Hölderlin fuit précipitamment la ville de Francfort, et perd la raison durant son long voyage à pied qui le mène jusqu'à Bordeaux.
Pas une seule fois, ni dans ses œuvres publiées, ni dans ses cours, ni dans ses lettres, Hegel ne fera allusion à celui qui était bien plus qu'un ami, presque plus qu'un frère, un alter ego. A-t-il craint de subir le même sort ? C'est fort possible, d'autant que, comme on l'a vu, sa propre sœur connaîtra une destinée analogue. Dans son Encyclopédie, Hegel consacrera plusieurs pages pour dire la profonde humanité du fou, qui incarne non pas l'absence de sens, ce que traduit le terme d'insensé, non pas l'absence de raison, ce que traduit le terme de déraison, mais un autre sens, une raison altérée. Hölderlin disait de son ami qu'il était « un calme homme d'entendement »." (pp.13-14)
"Lorsqu'il arrive à Iéna, Hegel ne fait pas que changer de ville. li change de statut en entamant une carrière universitaire. Il est privatdozent, c'est-à-dire professeur non titulaire, payé par les étudiants eux-mêmes. L'année de son arrivée à l'université d'léna, il soutient une thèse d'habilitation sur Les orbites des planètes dans laquelle il défend, à l'instar de Goethe, de Schelling et de la plupart des intellectuels de la génération romantique, contre la mécanique de Newton jugée formaliste et abstraite parce que mathématique, une philosophie spéculative de la nature.
Dans Différence entre les systèmes de Fichte et de Schelling, Hegel, qui est devenu l'assistant de son ami Schelling à l'université, fait la critique de l'idéalisme subjectif de Fichte à partir des idées de Schelling, qu'il partage encore, avant de les critiquer dans la préface de son premier grand œuvre, La Phénoménologie de l''Esprit, qui signe le couronnement philosophique de cette période particulièrement féconde, et qui marque une rupture définitive avec Schelling.
La Phénoménologie de l'Esprit, que certains considèrent comme le chef-d'œuvre de Hegel, peut être compris comme la première version de son système. Hegel l'a achevé au moment même où Napoléon gagnait la guerre à Iéna, et reconfigurait complètement la carte politique de l'Allemagne." (p.14)
"Loin de partager l'exaltation nationale qui soulèvera les pays allemands à partir de 1812 (c'est alors que prend naissance le nationalisme allemand, dont Fichte a été l'un des inspirateurs), Hegel vivra la chute de Napoléon comme une catastrophe politique et historique." (p.15)
"Au début de 1807, sa logeuse, qui était séparée de son mari et avait déjà conçu deux enfants illégitimes donna naissance à un fils, Ludwig, qui était de lui. Il n'en éprouva aucun remords car sa conception de la morale n'était ni chrétienne ni bourgeoise. Et puis la philosophie avait connu un précédent glorieux: Descartes avait eu un enfant naturel d'une servante.
Ludwig, que Hegel reconnaîtra aussitôt, sera pour lui une source de tracas. À la suite d'un larcin, il se fera retirer son patronyme par son père. Devenu Louis Fisher, il s'engagera en Insulinde, dans l'armée coloniale néerlandaise et ne donnera plus aucune nouvelle de lui." (p.15)
"L'activité universitaire de Hegel à Iéna étant interrompue pour cause de victoire napoléonienne, le philosophe accepte la proposition que lui fait son ami Friedrich lmmanuel Niethammer de venir prendre la direction d'un journal à Bamberg, le Bamberger Zeitung. Hegel travaille énormément durant cette année de transition. Quelle que fût la tâche à laquelle il se consacrait, il le faisait toujours avec sérieux et application. Le temps que la composition du quotidien lui laissait libre, il le réservait à la rédaction de sa Logique, qui deviendra sa seconde grande œuvre publiée, La Science de la logique. [...]
La censure, particulièrement tatillonne, ne laissait pas beaucoup de marge de liberté à Hegel. Aussi celui-ci accepta-t-il aussitôt l'offre que lui fait Niethammer, lequel était devenu entre-temps conseiller ministériel à la cour du royaume de Bavière, d'être professeur et recteur du gymnasium (l'équivalent du proviseur d'un lycée français) de Nuremberg." (pp.15-16)
"Hegel, qui a déjà presque 41 ans, est tombé amoureux d'une très jeune femme, de 21 ans plus jeune que lui, Marie von Tucher, la fille d'un baron qui n'était pas riche, par bonheur pour lui. li lui envoie des poèmes idéalistes et sentimentaux. L'un d'eux se termine par cette strophe: « L'esprit s'élève sur les libres sommets / Il ne conserve rien de ce qui lui est propre / Si je vis pour me voir en toi, toi pour te voir en moi / Nous goûterons le bonheur céleste ».
Hegel a des scrupules, il se demande si le mariage dont il rêve ne fera pas deux malheureux. Outre la différence d'âge, il y a la différence de caractère : alors que Hegel, même s'il était bienveillant et spirituel dans ses relations privées, cherche, à la manière d'un vieux stoïcien, à maîtriser ses affects, Marie est vive, et fait transparaître sa sensibilité dans ses manières de parler et de se comporter. Son mari lui en fera d'ailleurs souvent la remarque. Mais où voit-on que des conseils aient pu faire changer une personnalité ? Cela dit, si le franc-parler de Hegel désoriente la jeune femme, celle-ci est aussi sincèrement amoureuse, et pas seulement admirative de ce philosophe forcément impressionnant. lis se marient quelques mois seulement après leurs fiançailles et l'on peut dire que leur mariage fondé, autant qu'on peut en juger, sur une confiance mutuelle qui ne sera jamais entamée, fut heureux.« J'ai atteint ainsi mon but terrestre, disait Hegel, car avec une fonction et une femme aimée on a tout ce qu'il faut en ce monde ». Marie est généreuse, elle sera d'accord pour héberger Ludwig, le fils naturel de son époux. Lorsque la santé mentale de sa belle-sœur Christiane se dégradera, Hegel lui proposera de venir s'installer chez lui. En cette occasion de nouveau Marie ne fera pas opposition. Mais Christiane, passionnément jalouse de Marie, refusera la proposition de son frère.
Un an après le mariage, Hegel et sa femme auront le bonheur de voir naître une fille et le malheur de la voir mourir quelques semaines plus tard. [...]
Hegel aura bientôt deux fils, Karl, qui sera historien, et lmmanuel, qui sera président du consistoire de la province de Brandebourg. Hegel savait manier l'humour caustique. Un jour sa femme lui raconta un rêve où elle se voyait environnée de soldats et sauvée par Niethammer. « En entendant raconter cela, rapporte Hegel dans une lettre, je n'étais pas indifférent au fait que j'étais absent de toute cette histoire »." (pp.16-17)
"Les deux années passées à Heidelberg, l'une des plus belles villes d'Allemagne, seront sans doute dans l'existence de Hegel sa période la plus agréable. Au début, à l'université, Hegel n'a que quatre auditeurs, mais sa réputation grandit rapidement, il finira par faire cours devant plusieurs dizaines d'étudiants. En outre, il y fera la connaissance de Georg Friedrich Creuzer, un immense savant, spécialiste des mythologies de l'Antiquité, avec qui il se liera d'amitié. C'est également à Heidelberg que Hegel commence à se gagner ses premiers disciples." (p.18)
"À Berlin, dans l'université récemment fondée par Guillaume de Hum boit, et dont il sera même recteur durant un an, Hegel va occuper la chaire de Fichte jusqu'à sa mort. Sa renommée va attirer à lui un large public, non seulement de philosophes, mais de théologiens et de savants. Hegel avait vécu la quasi-totalité de sa vie dans une extrême simplicité matérielle. À Iéna, Goethe était allé jusqu'à intervenir pour qu'il bénéficiât d'un salaire annuel. À Nuremberg, Hegel recevait son traitement de recteur et de professeur avec plusieurs mois de retard. À Berlin, sans gagner des sommes mirobolantes, il bénéficie pour la première fois de conditions correctes de vie, sans plus. Pour ses voyages « d'étude », qu'il faisait sans sa femme car le règlement lui interdisait d'être accompagné, il devait demander une autorisation et une enveloppe spéciale.
À la cour de Prusse, Hegel tirait avantage d'appuis importants. Mais le roi ne l'airnait pas, il ne l'invita qu'une fois à sa table, et encore pour lui dire des choses désagréables. Il faut dire que Hegel avait dans ses Principes de la philosophie du droit, accordé au roi constitutionnel qu'il appelait de ses vœux (il faudra attendre la révolution de 1848 pour que la Prusse ait une constitution), le pouvoir de mettre les points sur les i dans les textes officiels ... La police, qui avait de bonnes raisons de soupçonner ses sympathies libérales, le surveillait discrètement. Auprès du ministère, Hegel, en qui certains verront à tort le philosophe officiel de la monarchie prussienne, plaide à plus d'une reprise auprès du Ministère en faveur d'étudiants affidés à la Burschenschaft, une association clandestine, libérale et nationaliste. Le célèbre d'entre eux était Arnold Ruge, qui collaborera avec le jeune Marx, dans les années 1840. Hegel interviendra pour faire libérer Victor Cousin, incarcéré en Allemagne car soupçonné d'espionnage au profit des libéraux. L'hypocrisie religieuse et la bigoterie, les préjugés contre les Juifs également lui pèsent tant que Hegel songe un moment à partir pour les Pays-Bas. Car s'il est d'une extrême sévérité à l'encontre du judaïsme comme religion, Hegel compte plusieurs juifs parmi ses amis et disciples.
Aux obsèques de Hegel, où se sont pressés les étudiants malgré l'épidémie de choléra et la surveillance de la police, pas un seul officiel, même parmi ses protecteurs, ne sera présent. On a de bonnes raisons de penser que ce n'était pas seulement à cause du choléra.
Les étudiants et auditeurs de l'université, fascinés par son génie, lui passaient volontiers ses maladresses formelles. Autant Hegel s'exprimait avec assez de facilité en société, autant son élocution devenait heurtée et pénible lorsqu'il faisait cours ou qu'il s'entretenait de philosophie. Heinrich Gustav Hotho, le premier éditeur de ses leçons d'esthétique, a donné une description pittoresque de Hegel professeur. Assis derrière son pupitre, la tête penchée, renfrogné, comme affaissé sur lui-même, Hegel fouillait dans de grands cahiers, tout en continuant de parler, feuilletant en avant, en arrière, cherchant en haut ou en bas des pages. Ce faisant, il ne cessait de se racler la gorge et de toussoter. Chaque phrase se présentait comme séparée, morcelée, et ne sortait de sa bouche qu'au prix d'un grand effort, dans une sorte de pêle-mêle. Chaque mot, chaque syllabe semblait ne se détacher que de mauvais gré, comme si chacun était l'essentiel, porté par une voix métallique, en dialecte largement souabe. Et pourtant, ajoute Hotho, l'allure générale forçait l'attention et le respect, et il émanait de l'orateur un sérieux imposant. Malgré le malaise qu'ils ressentaient, et leur incompréhension, les étudiants et les auditeurs étaient captivés, car Hegel atteignait les hauteurs et les profondeurs de l'âme avec des mots jamais médiocres." (pp.18-19)
"En société, Hegel se montrait toujours amical et bienveillant, d'une simplicité presque bonhomme. À la différence de Goethe, il ne prenait jamais la pose du génie. Probablement affilié à une loge maçonnique, il y rencontrait des gens simples, avec qui il aimait converser et jouer le soir des parties de whist. Hegel appréciait le vin, il répondait aux invitations qu'on lui faisait, la rencontre des belles dames n'étant pas pour lui déplaire. En voyage, il lie volontiers conversation avec ses voisins de banquette. Il est caractéristique qu'il faisait confiance aux autres pour la correction de ses manuscrits, un trait d'autant plus remarquable que les professeurs de philosophie sont volontiers méfiants et maniaques. Les portraits sévères jusqu'au tragique que l'on a fait de lui ne rendent pas entièrement compte de sa personnalité. Il est vrai que Hegel a toujours porté dans le secret de son âme les tragédies dont ses familiers ont été frappés, même s'il n'en parlait jamais. Un témoin a dit qu'il voyait souvent dans ses yeux les larmes de la tristesse et de la douleur. Mais le sérieux et la gravité de Hegel n'étaient pas de la lourdeur." (p.20)
"Durant ses congés, Hegel a voyagé aux Pays-Bas, à Vienne, en France, à Prague. Tout l'intéresse, les monuments et les musées, les paysages et les hommes. À Vienne, il allait tous les soirs à l'opéra, écouter les chanteurs italiens dont il admirait la virtuosité. [...]
Hegel fera un « pèlerinage » à Montmorency pour visiter, la dernière partie du chemin se faisant à dos d'âne, la maison de Jean-Jacques Rousseau et voir le rosier planté par lui. [...]
À Weimar, Hegel rendit visite à Goethe, une admiration mutuelle et une importante convergence d'idées unissaient depuis longtemps les deux hommes. Hegel profitera de l'un de ses voyages pour rendre visite à Schelling, avec lequel il se réconciliera.
Même s'il n'a pas joui d'une excellente santé, même s'il a usé son organisme a des nuits de travail, Hegel est mort accidentellement et prématurément, à l'âge de 61 ans, du choléra. S'il est vrai que son système, tel qu'il est exposé dans la dernière version de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, publiée quelques mois seulement avant sa mort, nous paraît achevé, rien ne nous dit qui n'aurait pas subi çà et là quelques inflexions décisives si son auteur avait vécu aussi vieux que Kant. Comme celle de l'art, l'histoire de la philosophie contient une part considérable de contingence.
Au cimetière de Dorotheenstadt, Hegel repose aux côtés de Fichte, conformément à ses vœux." (pp.20-21)
"La philosophie de Hegel se présente sous la forme d'un système particulièrement rigoureux puisque l'ensemble des matières et des concepts est soumis à un ordre globalement et localement tripartite.
Les trois versions successives du grand œuvre du philosophe, l'Encyclopédie des sciences philosophiques répartissent celle-ci en trois sections : La Science de la logique, Philosophie de la nature et Philosophie de l'esprit. La Science de la logique analyse les développements successifs de « l'Idée » ou de « l'esprit », tels qu'ils existent en soi, dans leur détermination abstraite. Philosophie de la nature analyse les développements successifs de l'esprit à travers son extériorisation spatiale, matérielle et vivante. Enfin, Philosophie de l'esprit analyse les développements successifs de l'esprit rentré en lui-même d'abord comme esprit subjectif, puis comme esprit objectif et, pour terminer, comme esprit absolu." (p.23)
"Au lieu de définir, comme le faisaient les philosophes avant
lui, la vérité et l'erreur comme des contraires, et donc l'erreur
comme l'absence de vérité, Hegel les détermine par rapport
à l'opposition entre le total et le partiel. [...]
Si je dis « tous les animaux », écrit un peu plus loin Hegel, je ne peux pas prétendre constituer une zoologie. Le savoir du tout implique celui de ses différents moments. Mais cela ne signifie pas: de ses différents éléments considérés un à dans la somme de leur singularité empirique. Le savoir absolu, qui achève l'épopée de la conscience analysée dans La Phénoménologie de l'esprit n'est pas le savoir érudit : on peut, par exemple, connaître toutes les capitales et tous les drapeaux des États du monde sans rien savoir de la géographie. Le savoir absolu, tel que le conçoit n'est pas un savoir universel ou total dans son sens extensif comme savoir de toutes choses, mais le savoir libéré (tel est le sens étymologique d'« absolu ») des formes limitatives de la pensée commune.
L'image symbolique du cercle, que Hegel utilisera de manière récurrente dans son œuvre, permet de réunir dialectiquement les idées d'infini et de totalité. Chez Hegel elle signifie également l'absence de commencement absolu. Sur la circonférence d'un cercle, en effet, chaque point peut être considéré à la fois comme le commencement et la fin de la courbe. Pour qu'il y ait commencement, il faut qu'il y ait déjà eu achèvement de ce qui a commencé.
L'image du cercle pour figurer le tout de la science a un autre sens. Elle remplace l'image classique de la chaîne. Descartes parlait de la « chaîne des raisons ». En mathématiques, la démonstration part d'un énoncé premier (Euclide parlait de « notion commune », nous disons aujourd'hui « axiome ») et, d'étape en étape, par un cheminement de la pensée que l'on appelle déduction, elle aboutit à un théorème. Chaque élément de la démonstration est un chaînon de la chaîne.
L'inconvénient du paradigme de la chaîne est de n'accorder aucune importance à ses éléments, qui ne valent que par la position qu'ils occupent dans l'ensemble du raisonnement. Pour Hegel, à l'inverse, chaque élément du tout manifeste la présence et l'existence de celui-ci, mais d'un point de vue particulier." (pp.26-27)
"Chez Hegel, « absolu » signifie : qui s'est de la finitude de l'entendement, c'est-à-dire des catégories statiques. Le mot équivaut à « total »,« infini », « complètement achevé »,« en soi et pour soi ». Alors que dans la philosophie classique l'absolu (volontiers identifié à Dieu) est à l'origine et au fondement de toutes choses, chez Hegel, il est à la fin. Le chapitre sur le savoir absolu clôt La Phénoménologie de l'esprit, La Science de la logique se termine sur l'Idée absolue, la Philosophie de l'esprit, qui constitue le troisième et dernier moment de l'Encyclopédie des sciences philosophiques s'achève sur l'esprit absolu." (pp.29)
"La conception hégélienne de la vérité comme totalité récuse tout projet fondationaliste de type cartésien ou kantien. La vérité ne se situe pas au commencement, ni dans les conditions de possibilité, mais dans l'ensemble du processus qui la fait exister et la déploie.
Hegel reprend à Kant la dualité de l'entendement (Verstand) et de la raison (Vernunft), mais pour en inverser le sens. Alors que chez Kant, l'entendement est, avec la sensibilité, la seule faculté de connaissance, tandis que la raison, dans sa volonté de connaissance métaphysique (dont fait partie la connaissance du tout), tombe dans l'illusion, chez Hegel, l'entendement, qui ne peut avoir qu'un point de vue unilatéral, parce qu'il s'appuie sur des catégories rigides et définitives, est dépassée par la raison qui seule peut saisir la totalité en l'accompagnant dans les différents moments de son développement.
Theodor W. Adorno (1903-1969), fondateur de la Théorie critique, prendra le contre-pied de la thèse hégélienne en écrivant « Le Tout est le non-vrai », et en affirmant que cette thèse est « le principe de domination enflé jusqu'à l'absolu » (Trois études sur Hegel, traduction Collège de philosophie, Payot, 1979, p. 98). La conception hégélienne de la totalité sera, en effet, dénoncée comme illusoire au mieux, et comme dangereuse au pire. Illusoire, car elle prétend ignorer les leçons du criticisme kantien, selon la connaissance de la totalité est impossible ; dangereuse, car elle a préparé les esprits au totalitarisme (ce fut également la conception de Karl Popper et d'Emmanuel Levinas).
Il existe une façon plus subtile de reprendre Hegel sur cette idée de la vérité comme totalité. C'est de considérer qu'effectivement la vérité est totalité, mais que c'est pour cette raison qu'elle n'est pas totalement accessible." (pp.29-30)
"Il ne peut pas, aux yeux de Hegel, y avoir d'évidences premières. C'est pourquoi, même s'il salue en lui le premier philosophe de la modernité car le premier philosophe du sujet, Hegel récuse la méthode de Descartes, dont la première règle est justement celle de l'évidence. Le bien-connu signifie l'illusion que dès le début nous sommes en possession de la vérité. Or il n'y a pas davantage de vérités premières que d'évidences premières. La vérité ne peut être que finale. " (p.32)
"Hegel définit l'abstrait comme le partiel [...] et le concret comme l'achevé, le développé, le complet. Une sensation et une opinion sont abstraites en ce sens qu'elles n'appréhendent qu'une petite partie de la réalité, tandis que le concept, riche de toutes ses déterminations, est concret." (p.32)
"Le bien-connu dénoncé par Hegel correspond à ce que Gaston Bachelard (1884-1962) appellera « obstacle épistémologique »." (p.33)
-Christian Godin, Hegel, Ellipses, 2016, 191 pages.