https://fr.wikipedia.org/wiki/Emma_Goldman
http://en.wikisource.org/wiki/Anarchism_and_Other_Essays
https://theanarchistlibrary.org/library/emma-goldman-patriotism-a-menace-to-liberty
"Le 1er mai 1886, plus de 350 000 ouvriers immobilisent près de 12 000 usines dans le pays pour réclamer la journée de travail de huit heures. À Chicago, le mouvement est particulièrement suivi, il se poursuit le 2 et le 3 mai. Socialistes, anarchistes et syndicats se succèdent aux diverses tribunes pour prendre la parole, mais en fin de journée, alors qu’aucun incident notable n’est à déplorer et qu’il ne reste plus qu’une centaine de personnes, les policiers arrivent en force et tirent sur la foule, faisant quelques morts et des dizaines de blessés. Le 4 mai, les partisans se regroupent à Haymarket Park, les débats sont animés mais l’assemblée est calme. La police surgit, une bombe explose, sept policiers et six civils trouvent la mort. Personne ne sait qui a lancé la bombe, mais les anarchistes sont tout de suite stigmatisés ; la répression est massive, violente ; les arrestations se multiplient dans les milieux radicaux et libertaires. Finalement, la justice jette son dévolu sur huit personnes : Michael Schwab, Samuel Fielden, Oscar Neebe, August Spies, George Engel, Adolph Fischer, Albert Parsons et Louis Lingg. Les trois premiers sont condamnés à perpétuité, le dernier se suicide en prison, les quatre autres sont pendus. Seuls Fielden et Spies étaient sur les lieux, mais de nombreux témoins affirment qu’ils étaient sur l’estrade au moment de l’explosion, incapables dès lors d’avoir lancé la bombe. Devant une telle injustice, l’opinion internationale se mobilise : ce n’est pas le procès d’un attentat, mais bien le procès à charge de l’anarchie."
"Sa vie prend un tournant décisif lorsqu’elle quitte sa famille. Après un mariage raté avec un homme colérique et impuissant, Emma Goldman part pour New York le 14 août 1889 avec sa machine à coudre, cinq dollars et trois adresses. « J’avais vingt ans. Tout ce qui s’était passé dans ma vie jusque-là était derrière moi, j’étais comme débarrassée de mes vieux oripeaux. Un monde nouveau s’ouvrait à moi, étrange et terrifiant. Mais j’étais jeune, en bonne santé et j’avais un idéal passionné. » Par l’entremise d’une vague connaissance, elle découvre l’activité fourmillante des anarchistes new-yorkais. Au Sach’s café, lieu de rassemblement des activistes libertaires, elle rencontre Alexandre Berkman qu’elle accompagne à une conférence de Johann Most, l’une des figures de proue du mouvement radical. Ces deux hommes vont jouer un rôle majeur dans son existence et dans son engagement. Elle noue une passion tant physique qu’intellectuelle et politique avec Alexandre Berkman qui deviendra son compagnon de lutte et de vie. Quant à Johann Most, il l’incite à prendre la parole dans des meetings, à écrire dans son journal Die Freiheit, et compte parmi l’un de ses premiers guides spirituels.
Emma Goldman se révèle être une oratrice au charisme exceptionnel, haranguant les foules, principalement composées d’hommes, avec une énergie débordante. Elle se consacre à corps perdu dans la lutte anarchiste. En mai 1892, les ouvriers des aciéries Carnegie de Pittsburg entament une grève massive afin que soit convenue une augmentation des salaires relative à la hausse des profits de l’entreprise. Henry Clay Frick, président du trust des aciéries, refuse toute négociation et déclare que la corporation ne passera plus d’accord avec les syndicats. La grève se radicalisant, Frick recrute plus de trois cents hommes armés pour briser le mouvement : neuf travailleurs et cinq miliciens sont tués lors des affrontements. Emma Goldman et Alexander Berkman, exaspérés par la violence déployée, décident de contre-attaquer et fomentent un attentat contre Frick. Ils réunissent des fonds auprès des réseaux anarchistes. Berkman souhaite agir seul, il tente d’assassiner Frick, échoue et écope d’une peine de vingt-deux ans de prison. C’est l’exemple même de la « propagande par le fait » et de l’usage problématique de la violence dans l’activisme libertaire. D’ailleurs, cet événement divise les anarchistes new-yorkais, Johann Most refuse de soutenir Berkman et c’est la rupture définitive avec Emma Goldman. Pour autant, cette dernière ne campera pas sur sa position, et reconnaîtra dans ses mémoires son erreur. Selon elle, les individus commettant des actes irréversibles sont les victimes d’une société malade, mais la violence est l’autre de l’anarchisme."
"En 1893, les États-Unis subissent de plein fouet la crise de la Grande Dépression, à la fin de l’année le chômage atteint plus de 20 %. Partout la colère gronde. À New York, la situation est désastreuse. Le 21 août, Emma Goldman prend la parole à Union Square devant près de trois mille personnes : « La 5 e avenue est pavée d’or, chaque hôtel particulier est un bastion d’argent et de pouvoir. Et vous, vous restez là, tel un géant affamé et enchaîné, privé de sa force […] Allez manifester devant les maisons des riches ! Exigez du travail ! S’ils ne vous donnent pas de travail, réclamez du pain. S’ils refusent, prenez-le vous-mêmes ! C’est votre droit le plus sacré ! » Car si Emma Goldman récuse l’attentat, le meurtre, comme moyen de la cause libertaire, elle prône en revanche l’action directe contre l’oppression, la domination : il faut prendre le pain lorsqu’il n’y a plus de quoi manger, comme il faut prendre la parole lorsque les bouches sont bâillonnées. Une semaine plus tard, elle est arrêtée à Philadelphie, condamnée pour incitation à l’émeute et passe dix mois à la prison de Blackwell Island.
Peu après sa libération, elle embarque pour l’Europe. À Londres, elle fait la connaissance de nombreux anarchistes comme Errico Malatesta, Louise Michel ou Pierre Kropotkine. Elle part ensuite à Vienne où elle entreprend sous pseudonyme des études pour devenir sage-femme et infirmière. Elle assiste à des conférences de Freud et découvre la philosophie de Nietzche. Lors d’un voyage en France, elle rencontre Madeleine Vernet, fer de lance du mouvement pour le contrôle des naissances. Peu de temps après, elle découvre la pédagogie alternative de Francisco Ferrer."
"Avec une modernité déconcertante, elle milite contre la répression de l’homosexualité, pour le droit à jouir de son corps sans entraves, pour l’usage de la contraception et pour le droit à l’avortement."
"En 1917, alors que les États-Unis s’apprêtent à participer à la Première Guerre mondiale, Emma Goldman et Alexander Berkman animent la No Conscription League, afin que les ouvriers ne se laissent pas influencer par la propagande officielle pour rejoindre l’armée. Ils sont arrêtés, déchus de la nationalité américaine, incarcérés deux années, puis expulsés. J. Edgar Hoover, futur directeur du FBI, en poste au ministère de la Justice pour traquer les dissidents politiques, classe Emma Goldman comme « l’une des personnes les plus dangereuses des États-Unis ».
Emma Goldman arrive en Russie enthousiaste à l’idée de prendre part au mouvement bolchevique ; depuis les États-Unis, cette révolution en marche était la sienne, celle de ses frères et sœurs. Elle est d’ailleurs accueillie avec les égards que l’on réserve aux Camarades. Elle rencontre les principaux leaders anarchistes mais aussi Trotski. Lénine lui propose de participer à la IIIe Internationale, cependant elle décline l’invitation. Emma Goldman remet très vite en doute ses illusions : la réalité en Russie est bien loin des espoirs qu’elle avait nourris, le peuple est aussi démuni, réduit à la misère et exploité que sous l’empire de son enfance. Elle passe deux années dans ce pays, le temps d’une observation minutieuse, détaillée, à la différence de « ceux qui vont en Russie pour de courtes visites, comme vendeurs de la révolution », ainsi qu’elle l’écrira dans « L’individu, la société, l’État ». En 1920, elle est à Petrograd lors de la répression sanglante des manifestations. Le 1er mars 1921, elle entend au loin l’Armée rouge écraser sur ordre de Trotski le mouvement des marins de Kronstadt. Les leaders anarchistes russes qui avaient pourtant rendu possible la révolution de 1905, comme celle de 1917, sont persécutés, emprisonnés, tués.
Emma Goldman est de nouveau vouée à l’exil. Mais encore une fois, elle sait reconnaître ses erreurs et multiplie les articles, notamment dans le journal New York World, pour dénoncer et condamner sans appel la dictature du prolétariat et le régime bolchevique. Elle va d’un pays à l’autre, la Russie comme les États-Unis faisant pression pour que les visas accordés ne soient jamais de longue durée. Lorsqu’elle est accueillie, on lui interdit de prendre la parole en public et d’afficher ses convictions politiques, sous peine d’extradition immédiate ; elle est littéralement muselée et en souffre. Elle se rend cependant à deux reprises en Espagne pour soutenir les anarchistes catalans et parvient à écrire ses mémoires, dans une maison qu’on lui prête à Saint-Tropez. Condamnée par une grande partie de sa famille politique pour ses positions antibolcheviques, elle est mise au ban des mouvements révolutionnaires internationaux. Malgré ses multiples demandes de visa, on l’empêche de rentrer s’installer aux États-Unis. Elle meurt à Toronto en 1940."
-Léa Gauthier, "L'anarchisme, une philosophie de vie", préface à Emma Goldman, L’anarchisme. Ce dont il s’agit vraiment, et autres textes anarcha-féministes, Payot, 2022.
"L’histoire de l’essor et du développement humains est aussi l’histoire des luttes terribles que les idées annonçant une aube plus lumineuse ont dû mener. [...]
Nous n’avons pas besoin de revenir bien loin en arrière pour nous apercevoir de l’ampleur de l’opposition, des difficultés et des obstacles posés sur le chemin de toute idée progressiste."
"L’anarchisme est la philosophie d’un nouvel ordre social basée sur une liberté non restreinte par les lois humaines ; c’est une théorie qui affirme que toutes les formes de gouvernement reposent sur la violence, et qu’elles sont par conséquent aussi fausses que nuisibles et inutiles."
"Depuis des siècles, l’individu et la société ont mené un combat permanent et sanglant, chacun aspirant à la suprématie parce qu’il était aveugle à la valeur et à l’importance de l’autre. L’instinct individuel est un puissant facteur pour l’effort individuel, le développement, l’aspiration, la réalisation de soi ; l’instinct social est un facteur tout aussi puissant pour l’entraide mutuelle et le bien-être social."
"La religion ! Comme elle humilie et dégrade l’âme. Dieu est tout, et l’homme n’est rien, nous dit la religion. Mais c’est à partir de ce rien que Dieu a créé un royaume si despotique, si tyrannique, si cruel, si terrible. La tristesse, les larmes et le sang ont gouverné le monde depuis que les dieux sont nés. L’anarchisme éveille l’homme à la rébellion contre ce monstre noir. Brisez vos entraves mentales ! dit l’anarchisme à l’homme, car jusqu’à ce que vous pensiez et jugiez par vous-même, vous serez sous le joug de l’obscurantisme, le plus grand obstacle à tous les progrès. La propriété domine les besoins humains, nie le droit de satisfaire ses besoins. Il fut un temps où la propriété se réclamait de droit divin, où elle se présentait à l’homme avec le même refrain que l’Église : « Sacrifice ! Abnégation ! Soumission ! » L’esprit de l’anarchisme a tiré l’homme de sa prostration. Maintenant, ce dernier se tient droit, son visage ouvert à la lumière. Il a appris à voir la nature insatiable, dévorante et dévastatrice de la propriété, et il est préparé à mettre le monstre à mort.
« La propriété c’est le vol », disait Proudhon, le grand anarchiste français. Oui, mais ici le voleur ne prend aucun risque et ne craint aucun danger. Monopolisant les efforts accumulés de l’homme, la propriété lui a volé son droit inné, elle l’a transformé en indigent, en paria. La propriété n’a même plus l’excuse devenue obsolète selon laquelle l’homme ne produirait pas assez pour satisfaire tous ses besoins. L’étudiant lambda en sciences économiques sait que lors des dernières décennies, la productivité du travail excède au centuple la demande normale. Mais qu’est-ce qu’une demande normale pour une institution anormale ? La seule demande que la propriété reconnaisse est son propre appétit glouton pour une plus grande richesse, parce que la richesse signifie le pouvoir ; le pouvoir de soumettre, d’accabler, d’exploiter, le pouvoir de rendre esclave, d’outrager, de dégrader. L’Amérique est particulièrement fière de son grand pouvoir, de son énorme richesse nationale. Pauvre Amérique, de quelle utilité est cette richesse si les individus de la nation sont à ce point pauvres ? Si les individus vivent dans une misère noire, dans la saleté, dans le crime, sans espoir ni joie, sans toit, telle une armée immaculée de proies humaines !
Il est généralement reconnu dans n’importe quel commerce que si les bénéfices ne dépassent pas les coûts de production, la faillite est inévitable. Mais ceux qui sont engagés dans la production d’une richesse toujours plus importante n’ont toujours pas appris cette simple leçon. Chaque année, le coût de production en vies humaines ne cesse d’augmenter (on a compté 50 000 morts et 100 000 blessés l’an dernier en Amérique) ; les bénéfices pour les masses, qui aident à produire la richesse, sont toujours de plus en plus réduits. Cependant, l’Amérique continue d’être aveugle à la faillite inévitable de son système de production. Mais ce n’est pas là le seul crime de ce système. Il est plus terrible encore de voir le producteur transformé en un simple rouage de la machine, ayant moins de volonté et de décision que son maître de fer et d’acier. L’homme n’est pas seulement volé du produit de son travail, il l’est aussi de son pouvoir de libre initiative, de son originalité et de l’intérêt qu’il a, ou pourrait avoir, pour les choses produites."
"Pour correspondre à l’idéal de l’anarchisme, les arrangements économiques doivent reposer sur des associations de production et de distribution volontaires, se développant graduellement dans un communisme libre, et c’est bien là le meilleur moyen de produire en perdant le moins d’énergie humaine."
"L’excuse la plus absurde pour justifier l’existence de l’autorité et de la loi consiste à prétendre qu’elles servent à diminuer la criminalité. En dehors du fait qu’il est lui-même le plus grand des criminels, brisant toutes les lois écrites et naturelles, volant sous le couvert des impôts, tuant à travers les guerres et la peine capitale, l’État est parvenu à une situation d’immobilité absolue en autorisant le crime. Il n’est pas arrivé à détruire ou même à minimiser l’horrible fléau de ses propres créations.
Le crime n’est rien d’autre qu’une énergie mal orientée. Aussi longtemps que toutes les institutions actuelles – économiques, politiques, sociales et morales – conspireront pour diriger l’énergie humaine vers une mauvaise direction, aussi longtemps que les gens ne seront pas à leur place, faisant des choses qu’ils détestent, vivant des vies qu’ils ont en horreur, le crime sera inévitable, et toutes les lois ne feront que l’accroître sans jamais l’éradiquer. Qu’est-ce que la société, telle qu’elle est aujourd’hui, connaît du processus de désespoir, de la pauvreté, des horreurs, de la lutte effrayante que doit livrer l’âme humaine pour en arriver au crime et à la dégradation ?"
"Tous les bouffons, du roi au policier, de la personne ayant l’esprit le plus étroit à l’apprenti scientifique sans vision, tous parlent avec autorité de la nature humaine. Plus grand est le charlatan de l’esprit, plus sont affirmées la méchanceté et la faiblesse de la nature humaine. Mais alors que chaque esprit est emprisonné, que tous les cœurs sont entravés, blessés, mutilés, comment quiconque pourrait-il parler justement de la « nature humaine » ?
John Burroughs a établi que l’étude expérimentale d’animaux en captivité était absolument inutile. Le caractère, les habitudes, l’appétit des animaux subissent une complète transformation lorsque ces êtres sont arrachés à leur habitat naturel. Alors que la nature humaine est emprisonnée dans un espace exigu, dressée par le fouet à la soumission, comment pouvons-nous parler de ses potentialités ? La liberté, le développement personnel, le libre arbitre, et par-dessus tout, la paix et la quiétude, peuvent seuls nous enseigner les facteurs réels qui dominent la nature humaine, ainsi que toutes les choses merveilleuses que l’homme peut mettre en œuvre.
L’anarchisme signifie la libération de l’esprit humain de la domination de l’Église ; la libération du corps humain de la domination de la propriété ; la libération de la contrainte du gouvernement.
L’anarchisme signifie un ordre social basé sur le groupement libre des individus afin qu’une réelle richesse sociale soit produite ; un ordre qui garantira à tous les êtres humains un libre accès à la terre et une pleine jouissance des nécessités de la vie, en accord avec les désirs, les goûts et les inclinations de chaque individu.
Il ne s’agit pas là d’une fantaisie débridée ou d’une aberration intellectuelle. C’est la conclusion à laquelle sont arrivés des hommes et des femmes intellectuels du monde entier ; une conclusion résultant d’une observation précise et studieuse des tendances de la société moderne : la liberté individuelle et l’égalité économique sont les forces jumelles accouchant de ce qu’il y a de meilleur et de plus juste en l’homme."
"L’anarchisme n’est pas un exercice militaire et uniforme ; il repose d’abord sur l’esprit de révolte – sous n’importe quelles formes – contre tout ce qui fait obstacle au développement humain."
"S’il n’y avait pas eu d’esprit de révolte, de défiance de la part des pères révolutionnaires américains, leurs descendants porteraient encore le manteau du roi. S’il n’y avait pas eu l’action directe de John Brown et de ses camarades, l’Amérique ferait toujours commerce de la chair de l’homme noir. Il est vrai que le commerce de la chair blanche a toujours cours, mais lui aussi sera aboli par l’action directe. Le syndicalisme, arène économique du gladiateur moderne, tire son existence de l’action directe.
Récemment, la loi et le gouvernement ont essayé d’écraser le mouvement syndical et de condamner à la prison – en tant que conspirateurs – les représentants du droit humain à s’organiser. Si le syndicalisme avait dû essayer de défendre sa cause par des prières, des implorations et des compromis, il serait aujourd’hui une force négligeable. En France, en Espagne, en Italie, en Russie, et même en Angleterre (pour preuve la rébellion croissante des syndicats anglais), l’action directe, révolutionnaire et économique est devenue si forte dans le combat pour la liberté industrielle que le monde a reconnu l’importance considérable du pouvoir des travailleurs. La grève générale, suprême expression de la conscience économique des travailleurs, était une chose ridicule en Amérique il y a peu de temps encore. Aujourd’hui, chaque grève importante, pour être gagnée, doit admettre la nécessité d’une protestation générale solidaire."
"La science, l’art, la littérature, le théâtre, l’effort pour une amélioration de la situation économique, en fait toute opposition individuelle et sociale au désordre actuel des choses, sont illuminés par la lumière spirituelle de l’anarchisme. C’est la philosophie de la souveraineté de l’individu. C’est la théorie de l’harmonie sociale. C’est le surgissement d’une grande vérité vivante qui est en train de reconstruire le monde et nous conduira vers l’aube."
-Emma Goldman, "L'anarchisme: ce dont il s'agit vraiment", extrait d’Anarchism, and Other Essays, New York, Mother Earth Publishing Association, 1910, repris dans Emma Goldman, L’anarchisme. Ce dont il s’agit vraiment, et autres textes anarcha-féministes, Payot, 2022.
"Les mécènes d’aujourd’hui n’ont qu’un seul critère, qu’une seule valeur à l’esprit : le dollar. Ils ne sont pas réellement concernés par les qualités artistiques de l’œuvre, mais plutôt par la quantité de dollars que son acquisition implique."
"Affirmer que notre ère est celle de l’individualisme est absurde. Notre ère est marquée, avec la plus frappante des répétitions, par un phénomène que l’on retrouve tout au long de l’histoire : tous les efforts pour le progrès, pour les lumières, pour la science, pour l’émancipation religieuse, politique et économique, émanent d’une minorité, et non de la masse."
"Combien de temps pourraient en effet exister l’autorité et la propriété privée si elles ne reposaient pas sur la volonté de la masse à devenir soldats, politiciens, gardiens de prison ou bourreaux ? Les démagogues socialistes le savent aussi bien que moi, mais ils maintiennent le mythe des vertus de la majorité, car leurs modes d’existence signifient la perpétuation de leur pouvoir. Et comment ce dernier pourrait-il être acquis sans le nombre ? Oui, l’autorité, la coercition et la dépendance reposent sur la masse, mais jamais sur la liberté ou sur le déploiement libre de l’individualité, et elles ne donnent jamais naissance à une société libre.
Ce n’est pas que je reste indifférente aux opprimés et aux déshérités ; ce n’est pas que je ne connais pas la honte, l’horreur, l’indignité des vies que les gens mènent, mais c’est bien que je répudie l’idée qu’une majorité puisse être une force créatrice de bien. Oh, non, non ! Mais parce que je sais bien qu’une masse compacte ne s’élève jamais pour la justice ou de l’égalité. Elle a étouffé la voix humaine, elle a soumis l’esprit humain, elle a enchaîné le corps humain. L’objectif d’une masse a toujours été de rendre la vie uniforme, terne et monotone comme un désert."
-Emma Goldman, "Minorités contre majorités", in Anarchism, and Other Essays, New York, Mother Earth Publishing Association, 1910, repris dans Emma Goldman, L’anarchisme. Ce dont il s’agit vraiment, et autres textes anarcha-féministes, Payot, 2022.
"L’individu est la véritable réalité de la vie. Univers en soi, il n’existe pas pour l’État, pas plus qu’il n’existe pour cette abstraction qu’on appelle « société » ou « nation », qui n’est qu’un ensemble d’individus. L’homme – l’individu – a toujours été, et est nécessairement, la seule source, le seul moteur de l’évolution et du progrès. La civilisation a toujours été une lutte continue de l’individu ou d’un groupe d’individus contre l’État et même contre la « société », c’est-à-dire contre la majorité soumise et hypnotisée par l’État et le culte de l’État. Les plus grandes batailles de l’homme ont été dirigées contre des obstacles fabriqués par l’homme, contre des handicaps artificiels imposés pour paralyser sa croissance et son développement. La pensée humaine a toujours été falsifiée par la tradition, l’habitude et elle a toujours été pervertie par une éducation trompeuse, dispensée pour servir les intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir et jouissent de privilèges : autrement dit, par l’État et les classes possédantes. Cette lutte constante, incessante constitue l’histoire de l’humanité.
L’individualité peut être décrite comme la conscience que l’individu a d’être ce qu’il est et de vivre comme il vit. Cette conscience est inhérente à tout être humain, elle est le facteur du développement. L’État et les institutions sociales vont et viennent, mais l’individualité demeure et persiste. L’essence de l’individualité est l’expression de soi, son terrain de prédilection est le sens de la dignité, l’indépendance. L’individualité n’est pas cet ensemble de réflexes impersonnels et machinaux que l’État considère comme un « individu ». L’individu n’est pas seulement le résultat de l’hérédité et de l’environnement, de la cause et de l’effet. Il est cela, mais il est bien plus, il est bien autre chose. L’homme vivant ne peut pas être défini ; il est la source de toute vie et de toute valeur, il n’est pas une partie de ceci ou de cela ; il est un tout, un tout individuel, un tout qui évolue et se développe, mais un tout constant.
L’individualité ne doit pas être confondue avec les diverses idées et les divers concepts de l’individualisme ; surtout pas avec cet « individualisme sauvage » qui n’est qu’une tentative masquée pour réprimer et vaincre l’individu et son individualité. Ce prétendu individualisme relève du « laisser-faire » économique et social : l’exploitation des masses par les classes au moyen de la ruse légale, de la dégradation spirituelle et de l’endoctrinement systématique de l’esprit servile, processus mieux connu sous le nom « d’éducation ». Cet « individualisme » corrompu et pervers est la camisole de force de l’individualité. Il a réduit la vie à une course dégradante aux biens matériels, à la possession, au prestige social, à la domination. Sa sagesse la plus haute s’exprime en une phrase : « Chacun pour soi et Dieu pour tous. »
Cet « individualisme sauvage » a inévitablement produit le plus grand esclavage moderne, les plus horribles inégalités de classes, conduisant des millions de personnes à la soupe populaire. Cet « individualisme sauvage » est celui des maîtres, tandis que le peuple est enrégimenté dans une caste d’esclaves qui sert une poignée de « surhommes » égocentriques. L’Amérique est sans doute le meilleur exemple de cette forme d’individualisme, au nom duquel la tyrannie politique et l’oppression sociale sont défendues et élevées au rang de vertus alors que toute aspiration, que toute tentative de l’homme pour gagner liberté et dignité est dénoncée comme « anti-américaine » et mauvaise au nom de ce même individualisme.
Il fut un temps où l’État n’existait pas. L’homme vivait dans des conditions naturelles, sans État ni gouvernement organisé. Les gens vivaient en familles dans de petites communautés ; ils cultivaient la terre et pratiquaient l’artisanat. L’individu – puis la famille – était l’unité sociale où chacun était libre, égal à son voisin. La société humaine, à cette époque, n’était pas un État mais une association, une association volontaire constituée pour la protection et le bénéfice de tous. Les aînés et les membres les plus expérimentés du groupe étaient les guides, les conseillers. Ils aidaient à gérer les affaires de la vie, mais ce n’était pas pour légiférer et dominer l’individu.
Le gouvernement politique et l’État apparurent plus tard, nés du désir du plus fort de prendre l’avantage sur le plus faible, nés du désir de quelques-uns de dominer le plus grand nombre."
"Le meilleur rempart de l’autorité est l’uniformité, le moindre écart devient alors le pire des crimes. La mécanisation massive de la société actuelle a considérablement augmenté l’uniformité. Elle est présente partout, dans les habitudes, les goûts, les vêtements, les pensées et les idées. Sa plus affligeante concentration est « l’opinion publique ». Peu ont le courage de s’y opposer. Celui qui refuse de s’y soumettre est aussitôt qualifié de « bizarre », de « différent », il est d’emblée dénoncé comme un élément perturbateur de la confortable inertie de la vie moderne.
Plus encore sans doute que l’autorité constituée, ce sont l’uniformité et la similitude qui accablent le plus l’individu. Sa « singularité », son « indépendance », sa différence font de l’individu un étranger, non seulement dans son propre pays, mais aussi dans son propre foyer."
"La véritable liberté n’est pas un simple bout de papier intitulé « Constitution », « droit légal » ou « loi ». Ce n’est pas une abstraction dérivée de cette non-réalité appelée « l’État ». Ce n’est pas l’acte négatif d’être libéré de quelque chose ; parce que avec cette liberté-là on peut mourir de faim. La liberté réelle, la vraie liberté, est positive : c’est la liberté d’être, d’agir ; en bref, c’est l’opportunité active et actuelle de faire les choses."
"Aucun étudiant intelligent ne nierait l’importance du facteur économique dans le progrès social et le développement de l’humanité. Mais seul un dogmatique obtus et obstiné peut continuer à rester aveugle au rôle joué par une idée lorsqu’elle est conçue par l’imagination et les aspirations de l’individu.
D’expérience, il est vain de contrebalancer un facteur par un autre. En raison de la complexité des comportements individuels et sociaux, un seul facteur ne peut être désigné comme facteur décisif. Nous connaissons trop peu, et peut-être ne connaîtrons-nous jamais assez, la psychologie humaine pour peser et mesurer les valeurs relatives de tel ou tel facteur déterminant dans le comportement humain."
-Emma Goldman, "L'individu, la société, l'Etat", « The Individual, Society, and the State », Chicago, Free Society Forum, 1940, repris dans Emma Goldman, L’anarchisme. Ce dont il s’agit vraiment, et autres textes anarcha-féministes, Payot, 2022.
"La prostitution a toujours été et reste un fléau très répandu qui n’empêche pourtant pas l’humanité de vaquer à ses occupations et de demeurer indifférente aux souffrances et au désespoir des victimes de cette institution ; aussi indifférente qu’elle l’a toujours été face au système industriel ou à la prostitution économique.
Pour que la misère humaine ait un intérêt, un bref instant du moins, il faut lui donner l’apparence d’un jouet aux couleurs vives. Or, le peuple est un enfant très capricieux qui exige un nouveau jouet chaque jour. Le cri « vertueux » contre la traite des Blanches en est un. Il divertit le peuple, pour un moment, et permet de créer de nouvelles fonctions – je pense là à ces parasites peuplant notre monde que sont les inspecteurs, les enquêteurs, les détectives, etc.
Quelle est la cause véritable de la traite des Blanches (des Blanches comme des Noires, des Jaunes…) ? La cause en est bien entendu l’exploitation, cet impitoyable Moloch du capitalisme qui s’engraisse sur le dos d’une main-d’œuvre sous-payée et condamne ainsi des milliers de femmes et de jeunes filles à la prostitution.
Comme Mme Warren, beaucoup de femmes se demandent : « Pourquoi gaspiller une vie à travailler pour quelques shillings la semaine dans une arrière-cuisine, à raison de dix-huit heures par jour ? » Évidemment, nos réformateurs ne soulèvent pas ce problème qu’ils connaissent bien, mais dont ils n’ont aucun intérêt à parler."
"Nulle part la femme n’est reconnue pour son mérite mais toujours par rapport à son sexe. Il est donc presque inévitable qu’elle paie son droit à l’existence ou la place quelconque qu’elle occupe contre des faveurs sexuelles. Qu’elle se vende à un seul homme, à travers le mariage ou en dehors, ou à plusieurs hommes, n’est ensuite qu’une question de degré. Que nos réformateurs l’admettent ou non, l’infériorité économique et sociale de la femme est responsable de la prostitution.
Nos braves gens sont choqués d’apprendre que, rien qu’à New York, une femme sur dix travaille en usine, que son salaire moyen est de 6 dollars pour une semaine de quarante-huit à soixante heures de travail, que la majorité des salariées sont au chômage pendant plusieurs mois de l’année et se retrouvent donc avec un salaire annuel moyen de 280 dollars. À la vue de ces horreurs économiques, peut-on vraiment se demander pourquoi la prostitution et la traite des Blanches ont pris tant d’importance ?
Au cas où ces chiffres paraîtraient exagérés, il convient de regarder de plus près la position de certaines autorités sur la question de la prostitution : « La cause de la dépravation accrue des femmes peut s’expliquer à travers plusieurs facteurs liés à la difficulté de trouver un emploi et aux salaires reçus par les femmes avant leur déchéance. L’économiste politique devra chercher jusqu’à quel point des motivations strictement commerciales peuvent constituer une excuse. De leurs côtés, les employeurs qui réduisent les salaires afin de faire de substantielles économies devront savoir dans quelles mesures les bénéfices ne se retrouvent pas vite perdus dans des impôts censés couvrir les dépenses qu’engendre un système basé sur le vice et qui, dans bien des cas, est une conséquence directe du fait que des travailleuses honnêtes ne sont pas suffisamment rémunérées. » (Docteur Sanger, The History of Prostitution.)
Nos réformateurs y gagneraient à étudier le livre du docteur Sanger. Ils y découvriraient que sur les 2 000 cas de femmes qu’il a étudiés, peu d’entre elles sont issues des classes moyennes ou de foyers agréables. Une grande majorité de filles et de femmes sont des ouvrières."
"Le docteur Alfred Blaschko, dans Prostitution in the XIXth Century, insiste encore davantage sur le fait que la situation économique est un facteur essentiel de la prostitution.
« La prostitution a beau avoir toujours existé, c’est au cours du XIXe siècle qu’elle s’est développée au point de devenir une gigantesque institution sociale. Le développement de l’industrie menant un nombre considérable de gens sur un marché compétitif, la croissance et le surpeuplement des grandes villes, l’insécurité et l’incertitude de l’emploi, ont engendré une croissance de la prostitution, jusqu’alors inimaginable dans l’histoire de l’humanité. »"
"« Le pape Clément II a promu une loi selon laquelle les prostituées seraient tolérées si elles reversaient une part de leurs gains à l’Église. »
« Le pape Sixte IV était plus pragmatique : d’une seule maison close, construite par ses propres soins, il recevait 20 000 ducats. »
À notre époque, l’Église agit un peu plus discrètement. Elle s’abstient au moins de demander ouvertement de l’argent aux prostituées. L’investissement immobilier semble être plus rentable. L’église de la Trinité, par exemple, loue des trous à rats à un prix exorbitant à celles qui vivent de la prostitution."
"Il semble évident qu’un garçon suive l’appel de la nature, qu’il puisse, en d’autres termes, aussitôt que sa sexualité s’affirme, satisfaire les pulsions qui l’animent ; mais les moralistes sont scandalisés rien qu’à l’idée que la nature sexuelle d’une fille doive s’affirmer. Pour eux, une prostituée n’est pas tant une femme qui vend son corps qu’une femme qui vend son corps sans être mariée. La preuve en est que le mariage arrangé pour des motifs financiers est tout à fait légal et que l’opinion publique lui donne son assentiment, tandis que toute autre forme d’union est condamnée et répudiée. Voici pourtant la définition convenable d’une prostituée : « Une personne pour qui les relations sexuelles sont une source de revenus. » (Guyot, La Prostitution.) « Les femmes sont des prostituées lorsqu’elles vendent leur corps à des fins sexuelles et en font leur profession. » (Bonger, Criminalité et conditions économiques.) En fait, le docteur Bonger va plus loin en disant que « se prostituer ou se marier pour des raisons financières revient au même dans le fond, que l’on soit un homme ou une femme »."
"Dans un livre récent écrit par une femme qui fut pendant douze ans tenancière d’une « maison », on trouve les mentions suivantes : « La police me réclamait chaque mois une amende de 14,70 à 29,70 dollars ; les filles devaient payer de 5,70 à 9,70 dollars. »
Comme l’auteure s’était établie dans une petite ville et que les paiements mentionnés n’incluaient ni les pots-de-vin ni les contraventions supplémentaires, nous pouvons nous faire une idée des sommes énormes que le service de police détournait au prix du sang de ses propres victimes, dont il n’assurait même pas la sécurité. Malheur à celles qui refusaient de passer à la caisse ; elles étaient arrêtées et rassemblées comme du bétail, « soit lorsqu’il s’agissait de faire bonne impression auprès des citoyens respectables, soit lorsque plus d’argent que d’habitude était nécessaire. Les esprits pervertis qui pensent qu’une femme déchue est incapable d’émotions humaines ne pouvaient pas se rendre compte du chagrin, du déshonneur, des larmes et de la honte qui étaient les nôtres chaque fois qu’on nous traitait ainsi »."
"Par rapport à la protection dont elles bénéficiaient dans les bordels où elles y avaient une certaine valeur marchande, les filles se sont retrouvées dans la rue, livrées à des policiers corrompus et avides. Désespérées, sans défense et en manque d’affection, ces filles sont naturellement devenues des proies idéales pour les proxénètes, qui sont eux-mêmes des produits de l’esprit commercial de notre époque. Le proxénétisme est donc la conséquence directe des persécutions policières, de la corruption et des efforts engagés pour supprimer la prostitution. [...]
Havelock Ellis, qui a étudié la prostitution d’une manière approfondie et humaniste, présente une foule de preuves démontrant que plus les moyens de persécutions sont rigoureux, pires sont les conditions de vie de ces femmes. Parmi les informations fournies, on apprend qu’en France, « en 1560, Charles IX a aboli les maisons closes par un édit, mais cela n’a fait qu’augmenter le nombre des prostituées et, parallèlement, de nouvelles formes plus néfastes de bordels ont vu le jour. Malgré ou à cause de cette législation, la prostitution n’a jamais joué un rôle aussi manifeste dans aucun autre pays » (Havelock Ellis, Sex and Society)."
-Emma Goldman, "Le trafic des femmes", extrait d’Anarchism, and Other Essays, New York, Mother Earth Publishing Association, 1910, repris dans Emma Goldman, L’anarchisme. Ce dont il s’agit vraiment, et autres textes anarcha-féministes, Payot, 2022.
"Un argument déterminant contre la jalousie peut être trouvé dans les données collectées par des historiens comme Morgan, Reclus et d’autres, au sujet de la vie sexuelle des populations primitives. Quiconque a fréquenté leurs travaux sait que la monogamie est une forme de sexualité tardive, qui est le résultat de la domestication et de l’appropriation des femmes et qui crée du même coup le monopole sexuel et l’inévitable sentiment de jalousie.
Par le passé, lorsque les hommes et les femmes s’unissaient librement sans que la loi ou la morale n’interfèrent, il ne pouvait y avoir de jalousie, car celle-ci repose sur le présupposé qu’un homme donné dispose d’un monopole sexuel exclusif sur une femme particulière et réciproquement. Dès lors que quelqu’un enfreint ce précepte sacré, la jalousie se dresse arme à la main. Il est ridicule, en de telles circonstances, de prétendre que la jalousie est parfaitement naturelle. Il s’agit en fait du résultat artificiel d’une cause artificielle, rien d’autre."
"Un homme ou une femme suffisamment libre et digne pour ne pas interférer ni se scandaliser de l’attirance de l’être aimé pour une autre personne est assuré d’être méprisé par ses amis conservateurs et ridiculisé par ses amis radicaux. Cette personne sera perçue, selon les cas, comme dégénérée ou lâche ; de mesquines motivations matérielles lui seront fréquemment imputées. Dans tous les cas, de tels hommes et de telles femmes feront l’objet de commérages vulgaires et de plaisanteries malveillantes, simplement parce qu’ils concèdent à la femme, au mari ou à l’amant le droit de disposer de son corps et de ses émotions, sans s’abandonner à des scènes de jalousie, sans menacer sauvagement de tuer l’intrus."
"La mise en question du monopole sexuel et la vanité outragée de l’homme constituent, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, les antécédents de la jalousie.
Dans le cas d’une femme, la peur économique pour elle et ses enfants, son envie mesquine à l’égard de toute autre femme ayant grâce aux yeux de celui qui l’entretient génèrent invariablement la jalousie."
"Tous les amants feraient bien de laisser les portes de leur amour grandes ouvertes. Quand l’amour peut venir et partir sans la peur de croiser un chien de garde, la jalousie peut rarement s’enraciner, car là où n’existent ni cadenas ni clés, il n’est aucune place pour la suspicion et la méfiance, sentiments à partir desquels la jalousie se développe et prospère."
-Emma Goldman, « Jealousy : Causes and a Possible Cure », in Anarchism, and Other Essays, New York, Mother Earth Publishing Association, 1910, repris dans Emma Goldman, L’anarchisme. Ce dont il s’agit vraiment, et autres textes anarcha-féministes, Payot, 2022.
http://en.wikisource.org/wiki/Anarchism_and_Other_Essays
https://theanarchistlibrary.org/library/emma-goldman-patriotism-a-menace-to-liberty
"Le 1er mai 1886, plus de 350 000 ouvriers immobilisent près de 12 000 usines dans le pays pour réclamer la journée de travail de huit heures. À Chicago, le mouvement est particulièrement suivi, il se poursuit le 2 et le 3 mai. Socialistes, anarchistes et syndicats se succèdent aux diverses tribunes pour prendre la parole, mais en fin de journée, alors qu’aucun incident notable n’est à déplorer et qu’il ne reste plus qu’une centaine de personnes, les policiers arrivent en force et tirent sur la foule, faisant quelques morts et des dizaines de blessés. Le 4 mai, les partisans se regroupent à Haymarket Park, les débats sont animés mais l’assemblée est calme. La police surgit, une bombe explose, sept policiers et six civils trouvent la mort. Personne ne sait qui a lancé la bombe, mais les anarchistes sont tout de suite stigmatisés ; la répression est massive, violente ; les arrestations se multiplient dans les milieux radicaux et libertaires. Finalement, la justice jette son dévolu sur huit personnes : Michael Schwab, Samuel Fielden, Oscar Neebe, August Spies, George Engel, Adolph Fischer, Albert Parsons et Louis Lingg. Les trois premiers sont condamnés à perpétuité, le dernier se suicide en prison, les quatre autres sont pendus. Seuls Fielden et Spies étaient sur les lieux, mais de nombreux témoins affirment qu’ils étaient sur l’estrade au moment de l’explosion, incapables dès lors d’avoir lancé la bombe. Devant une telle injustice, l’opinion internationale se mobilise : ce n’est pas le procès d’un attentat, mais bien le procès à charge de l’anarchie."
"Sa vie prend un tournant décisif lorsqu’elle quitte sa famille. Après un mariage raté avec un homme colérique et impuissant, Emma Goldman part pour New York le 14 août 1889 avec sa machine à coudre, cinq dollars et trois adresses. « J’avais vingt ans. Tout ce qui s’était passé dans ma vie jusque-là était derrière moi, j’étais comme débarrassée de mes vieux oripeaux. Un monde nouveau s’ouvrait à moi, étrange et terrifiant. Mais j’étais jeune, en bonne santé et j’avais un idéal passionné. » Par l’entremise d’une vague connaissance, elle découvre l’activité fourmillante des anarchistes new-yorkais. Au Sach’s café, lieu de rassemblement des activistes libertaires, elle rencontre Alexandre Berkman qu’elle accompagne à une conférence de Johann Most, l’une des figures de proue du mouvement radical. Ces deux hommes vont jouer un rôle majeur dans son existence et dans son engagement. Elle noue une passion tant physique qu’intellectuelle et politique avec Alexandre Berkman qui deviendra son compagnon de lutte et de vie. Quant à Johann Most, il l’incite à prendre la parole dans des meetings, à écrire dans son journal Die Freiheit, et compte parmi l’un de ses premiers guides spirituels.
Emma Goldman se révèle être une oratrice au charisme exceptionnel, haranguant les foules, principalement composées d’hommes, avec une énergie débordante. Elle se consacre à corps perdu dans la lutte anarchiste. En mai 1892, les ouvriers des aciéries Carnegie de Pittsburg entament une grève massive afin que soit convenue une augmentation des salaires relative à la hausse des profits de l’entreprise. Henry Clay Frick, président du trust des aciéries, refuse toute négociation et déclare que la corporation ne passera plus d’accord avec les syndicats. La grève se radicalisant, Frick recrute plus de trois cents hommes armés pour briser le mouvement : neuf travailleurs et cinq miliciens sont tués lors des affrontements. Emma Goldman et Alexander Berkman, exaspérés par la violence déployée, décident de contre-attaquer et fomentent un attentat contre Frick. Ils réunissent des fonds auprès des réseaux anarchistes. Berkman souhaite agir seul, il tente d’assassiner Frick, échoue et écope d’une peine de vingt-deux ans de prison. C’est l’exemple même de la « propagande par le fait » et de l’usage problématique de la violence dans l’activisme libertaire. D’ailleurs, cet événement divise les anarchistes new-yorkais, Johann Most refuse de soutenir Berkman et c’est la rupture définitive avec Emma Goldman. Pour autant, cette dernière ne campera pas sur sa position, et reconnaîtra dans ses mémoires son erreur. Selon elle, les individus commettant des actes irréversibles sont les victimes d’une société malade, mais la violence est l’autre de l’anarchisme."
"En 1893, les États-Unis subissent de plein fouet la crise de la Grande Dépression, à la fin de l’année le chômage atteint plus de 20 %. Partout la colère gronde. À New York, la situation est désastreuse. Le 21 août, Emma Goldman prend la parole à Union Square devant près de trois mille personnes : « La 5 e avenue est pavée d’or, chaque hôtel particulier est un bastion d’argent et de pouvoir. Et vous, vous restez là, tel un géant affamé et enchaîné, privé de sa force […] Allez manifester devant les maisons des riches ! Exigez du travail ! S’ils ne vous donnent pas de travail, réclamez du pain. S’ils refusent, prenez-le vous-mêmes ! C’est votre droit le plus sacré ! » Car si Emma Goldman récuse l’attentat, le meurtre, comme moyen de la cause libertaire, elle prône en revanche l’action directe contre l’oppression, la domination : il faut prendre le pain lorsqu’il n’y a plus de quoi manger, comme il faut prendre la parole lorsque les bouches sont bâillonnées. Une semaine plus tard, elle est arrêtée à Philadelphie, condamnée pour incitation à l’émeute et passe dix mois à la prison de Blackwell Island.
Peu après sa libération, elle embarque pour l’Europe. À Londres, elle fait la connaissance de nombreux anarchistes comme Errico Malatesta, Louise Michel ou Pierre Kropotkine. Elle part ensuite à Vienne où elle entreprend sous pseudonyme des études pour devenir sage-femme et infirmière. Elle assiste à des conférences de Freud et découvre la philosophie de Nietzche. Lors d’un voyage en France, elle rencontre Madeleine Vernet, fer de lance du mouvement pour le contrôle des naissances. Peu de temps après, elle découvre la pédagogie alternative de Francisco Ferrer."
"Avec une modernité déconcertante, elle milite contre la répression de l’homosexualité, pour le droit à jouir de son corps sans entraves, pour l’usage de la contraception et pour le droit à l’avortement."
"En 1917, alors que les États-Unis s’apprêtent à participer à la Première Guerre mondiale, Emma Goldman et Alexander Berkman animent la No Conscription League, afin que les ouvriers ne se laissent pas influencer par la propagande officielle pour rejoindre l’armée. Ils sont arrêtés, déchus de la nationalité américaine, incarcérés deux années, puis expulsés. J. Edgar Hoover, futur directeur du FBI, en poste au ministère de la Justice pour traquer les dissidents politiques, classe Emma Goldman comme « l’une des personnes les plus dangereuses des États-Unis ».
Emma Goldman arrive en Russie enthousiaste à l’idée de prendre part au mouvement bolchevique ; depuis les États-Unis, cette révolution en marche était la sienne, celle de ses frères et sœurs. Elle est d’ailleurs accueillie avec les égards que l’on réserve aux Camarades. Elle rencontre les principaux leaders anarchistes mais aussi Trotski. Lénine lui propose de participer à la IIIe Internationale, cependant elle décline l’invitation. Emma Goldman remet très vite en doute ses illusions : la réalité en Russie est bien loin des espoirs qu’elle avait nourris, le peuple est aussi démuni, réduit à la misère et exploité que sous l’empire de son enfance. Elle passe deux années dans ce pays, le temps d’une observation minutieuse, détaillée, à la différence de « ceux qui vont en Russie pour de courtes visites, comme vendeurs de la révolution », ainsi qu’elle l’écrira dans « L’individu, la société, l’État ». En 1920, elle est à Petrograd lors de la répression sanglante des manifestations. Le 1er mars 1921, elle entend au loin l’Armée rouge écraser sur ordre de Trotski le mouvement des marins de Kronstadt. Les leaders anarchistes russes qui avaient pourtant rendu possible la révolution de 1905, comme celle de 1917, sont persécutés, emprisonnés, tués.
Emma Goldman est de nouveau vouée à l’exil. Mais encore une fois, elle sait reconnaître ses erreurs et multiplie les articles, notamment dans le journal New York World, pour dénoncer et condamner sans appel la dictature du prolétariat et le régime bolchevique. Elle va d’un pays à l’autre, la Russie comme les États-Unis faisant pression pour que les visas accordés ne soient jamais de longue durée. Lorsqu’elle est accueillie, on lui interdit de prendre la parole en public et d’afficher ses convictions politiques, sous peine d’extradition immédiate ; elle est littéralement muselée et en souffre. Elle se rend cependant à deux reprises en Espagne pour soutenir les anarchistes catalans et parvient à écrire ses mémoires, dans une maison qu’on lui prête à Saint-Tropez. Condamnée par une grande partie de sa famille politique pour ses positions antibolcheviques, elle est mise au ban des mouvements révolutionnaires internationaux. Malgré ses multiples demandes de visa, on l’empêche de rentrer s’installer aux États-Unis. Elle meurt à Toronto en 1940."
-Léa Gauthier, "L'anarchisme, une philosophie de vie", préface à Emma Goldman, L’anarchisme. Ce dont il s’agit vraiment, et autres textes anarcha-féministes, Payot, 2022.
"L’histoire de l’essor et du développement humains est aussi l’histoire des luttes terribles que les idées annonçant une aube plus lumineuse ont dû mener. [...]
Nous n’avons pas besoin de revenir bien loin en arrière pour nous apercevoir de l’ampleur de l’opposition, des difficultés et des obstacles posés sur le chemin de toute idée progressiste."
"L’anarchisme est la philosophie d’un nouvel ordre social basée sur une liberté non restreinte par les lois humaines ; c’est une théorie qui affirme que toutes les formes de gouvernement reposent sur la violence, et qu’elles sont par conséquent aussi fausses que nuisibles et inutiles."
"Depuis des siècles, l’individu et la société ont mené un combat permanent et sanglant, chacun aspirant à la suprématie parce qu’il était aveugle à la valeur et à l’importance de l’autre. L’instinct individuel est un puissant facteur pour l’effort individuel, le développement, l’aspiration, la réalisation de soi ; l’instinct social est un facteur tout aussi puissant pour l’entraide mutuelle et le bien-être social."
"La religion ! Comme elle humilie et dégrade l’âme. Dieu est tout, et l’homme n’est rien, nous dit la religion. Mais c’est à partir de ce rien que Dieu a créé un royaume si despotique, si tyrannique, si cruel, si terrible. La tristesse, les larmes et le sang ont gouverné le monde depuis que les dieux sont nés. L’anarchisme éveille l’homme à la rébellion contre ce monstre noir. Brisez vos entraves mentales ! dit l’anarchisme à l’homme, car jusqu’à ce que vous pensiez et jugiez par vous-même, vous serez sous le joug de l’obscurantisme, le plus grand obstacle à tous les progrès. La propriété domine les besoins humains, nie le droit de satisfaire ses besoins. Il fut un temps où la propriété se réclamait de droit divin, où elle se présentait à l’homme avec le même refrain que l’Église : « Sacrifice ! Abnégation ! Soumission ! » L’esprit de l’anarchisme a tiré l’homme de sa prostration. Maintenant, ce dernier se tient droit, son visage ouvert à la lumière. Il a appris à voir la nature insatiable, dévorante et dévastatrice de la propriété, et il est préparé à mettre le monstre à mort.
« La propriété c’est le vol », disait Proudhon, le grand anarchiste français. Oui, mais ici le voleur ne prend aucun risque et ne craint aucun danger. Monopolisant les efforts accumulés de l’homme, la propriété lui a volé son droit inné, elle l’a transformé en indigent, en paria. La propriété n’a même plus l’excuse devenue obsolète selon laquelle l’homme ne produirait pas assez pour satisfaire tous ses besoins. L’étudiant lambda en sciences économiques sait que lors des dernières décennies, la productivité du travail excède au centuple la demande normale. Mais qu’est-ce qu’une demande normale pour une institution anormale ? La seule demande que la propriété reconnaisse est son propre appétit glouton pour une plus grande richesse, parce que la richesse signifie le pouvoir ; le pouvoir de soumettre, d’accabler, d’exploiter, le pouvoir de rendre esclave, d’outrager, de dégrader. L’Amérique est particulièrement fière de son grand pouvoir, de son énorme richesse nationale. Pauvre Amérique, de quelle utilité est cette richesse si les individus de la nation sont à ce point pauvres ? Si les individus vivent dans une misère noire, dans la saleté, dans le crime, sans espoir ni joie, sans toit, telle une armée immaculée de proies humaines !
Il est généralement reconnu dans n’importe quel commerce que si les bénéfices ne dépassent pas les coûts de production, la faillite est inévitable. Mais ceux qui sont engagés dans la production d’une richesse toujours plus importante n’ont toujours pas appris cette simple leçon. Chaque année, le coût de production en vies humaines ne cesse d’augmenter (on a compté 50 000 morts et 100 000 blessés l’an dernier en Amérique) ; les bénéfices pour les masses, qui aident à produire la richesse, sont toujours de plus en plus réduits. Cependant, l’Amérique continue d’être aveugle à la faillite inévitable de son système de production. Mais ce n’est pas là le seul crime de ce système. Il est plus terrible encore de voir le producteur transformé en un simple rouage de la machine, ayant moins de volonté et de décision que son maître de fer et d’acier. L’homme n’est pas seulement volé du produit de son travail, il l’est aussi de son pouvoir de libre initiative, de son originalité et de l’intérêt qu’il a, ou pourrait avoir, pour les choses produites."
"Pour correspondre à l’idéal de l’anarchisme, les arrangements économiques doivent reposer sur des associations de production et de distribution volontaires, se développant graduellement dans un communisme libre, et c’est bien là le meilleur moyen de produire en perdant le moins d’énergie humaine."
"L’excuse la plus absurde pour justifier l’existence de l’autorité et de la loi consiste à prétendre qu’elles servent à diminuer la criminalité. En dehors du fait qu’il est lui-même le plus grand des criminels, brisant toutes les lois écrites et naturelles, volant sous le couvert des impôts, tuant à travers les guerres et la peine capitale, l’État est parvenu à une situation d’immobilité absolue en autorisant le crime. Il n’est pas arrivé à détruire ou même à minimiser l’horrible fléau de ses propres créations.
Le crime n’est rien d’autre qu’une énergie mal orientée. Aussi longtemps que toutes les institutions actuelles – économiques, politiques, sociales et morales – conspireront pour diriger l’énergie humaine vers une mauvaise direction, aussi longtemps que les gens ne seront pas à leur place, faisant des choses qu’ils détestent, vivant des vies qu’ils ont en horreur, le crime sera inévitable, et toutes les lois ne feront que l’accroître sans jamais l’éradiquer. Qu’est-ce que la société, telle qu’elle est aujourd’hui, connaît du processus de désespoir, de la pauvreté, des horreurs, de la lutte effrayante que doit livrer l’âme humaine pour en arriver au crime et à la dégradation ?"
"Tous les bouffons, du roi au policier, de la personne ayant l’esprit le plus étroit à l’apprenti scientifique sans vision, tous parlent avec autorité de la nature humaine. Plus grand est le charlatan de l’esprit, plus sont affirmées la méchanceté et la faiblesse de la nature humaine. Mais alors que chaque esprit est emprisonné, que tous les cœurs sont entravés, blessés, mutilés, comment quiconque pourrait-il parler justement de la « nature humaine » ?
John Burroughs a établi que l’étude expérimentale d’animaux en captivité était absolument inutile. Le caractère, les habitudes, l’appétit des animaux subissent une complète transformation lorsque ces êtres sont arrachés à leur habitat naturel. Alors que la nature humaine est emprisonnée dans un espace exigu, dressée par le fouet à la soumission, comment pouvons-nous parler de ses potentialités ? La liberté, le développement personnel, le libre arbitre, et par-dessus tout, la paix et la quiétude, peuvent seuls nous enseigner les facteurs réels qui dominent la nature humaine, ainsi que toutes les choses merveilleuses que l’homme peut mettre en œuvre.
L’anarchisme signifie la libération de l’esprit humain de la domination de l’Église ; la libération du corps humain de la domination de la propriété ; la libération de la contrainte du gouvernement.
L’anarchisme signifie un ordre social basé sur le groupement libre des individus afin qu’une réelle richesse sociale soit produite ; un ordre qui garantira à tous les êtres humains un libre accès à la terre et une pleine jouissance des nécessités de la vie, en accord avec les désirs, les goûts et les inclinations de chaque individu.
Il ne s’agit pas là d’une fantaisie débridée ou d’une aberration intellectuelle. C’est la conclusion à laquelle sont arrivés des hommes et des femmes intellectuels du monde entier ; une conclusion résultant d’une observation précise et studieuse des tendances de la société moderne : la liberté individuelle et l’égalité économique sont les forces jumelles accouchant de ce qu’il y a de meilleur et de plus juste en l’homme."
"L’anarchisme n’est pas un exercice militaire et uniforme ; il repose d’abord sur l’esprit de révolte – sous n’importe quelles formes – contre tout ce qui fait obstacle au développement humain."
"S’il n’y avait pas eu d’esprit de révolte, de défiance de la part des pères révolutionnaires américains, leurs descendants porteraient encore le manteau du roi. S’il n’y avait pas eu l’action directe de John Brown et de ses camarades, l’Amérique ferait toujours commerce de la chair de l’homme noir. Il est vrai que le commerce de la chair blanche a toujours cours, mais lui aussi sera aboli par l’action directe. Le syndicalisme, arène économique du gladiateur moderne, tire son existence de l’action directe.
Récemment, la loi et le gouvernement ont essayé d’écraser le mouvement syndical et de condamner à la prison – en tant que conspirateurs – les représentants du droit humain à s’organiser. Si le syndicalisme avait dû essayer de défendre sa cause par des prières, des implorations et des compromis, il serait aujourd’hui une force négligeable. En France, en Espagne, en Italie, en Russie, et même en Angleterre (pour preuve la rébellion croissante des syndicats anglais), l’action directe, révolutionnaire et économique est devenue si forte dans le combat pour la liberté industrielle que le monde a reconnu l’importance considérable du pouvoir des travailleurs. La grève générale, suprême expression de la conscience économique des travailleurs, était une chose ridicule en Amérique il y a peu de temps encore. Aujourd’hui, chaque grève importante, pour être gagnée, doit admettre la nécessité d’une protestation générale solidaire."
"La science, l’art, la littérature, le théâtre, l’effort pour une amélioration de la situation économique, en fait toute opposition individuelle et sociale au désordre actuel des choses, sont illuminés par la lumière spirituelle de l’anarchisme. C’est la philosophie de la souveraineté de l’individu. C’est la théorie de l’harmonie sociale. C’est le surgissement d’une grande vérité vivante qui est en train de reconstruire le monde et nous conduira vers l’aube."
-Emma Goldman, "L'anarchisme: ce dont il s'agit vraiment", extrait d’Anarchism, and Other Essays, New York, Mother Earth Publishing Association, 1910, repris dans Emma Goldman, L’anarchisme. Ce dont il s’agit vraiment, et autres textes anarcha-féministes, Payot, 2022.
"Les mécènes d’aujourd’hui n’ont qu’un seul critère, qu’une seule valeur à l’esprit : le dollar. Ils ne sont pas réellement concernés par les qualités artistiques de l’œuvre, mais plutôt par la quantité de dollars que son acquisition implique."
"Affirmer que notre ère est celle de l’individualisme est absurde. Notre ère est marquée, avec la plus frappante des répétitions, par un phénomène que l’on retrouve tout au long de l’histoire : tous les efforts pour le progrès, pour les lumières, pour la science, pour l’émancipation religieuse, politique et économique, émanent d’une minorité, et non de la masse."
"Combien de temps pourraient en effet exister l’autorité et la propriété privée si elles ne reposaient pas sur la volonté de la masse à devenir soldats, politiciens, gardiens de prison ou bourreaux ? Les démagogues socialistes le savent aussi bien que moi, mais ils maintiennent le mythe des vertus de la majorité, car leurs modes d’existence signifient la perpétuation de leur pouvoir. Et comment ce dernier pourrait-il être acquis sans le nombre ? Oui, l’autorité, la coercition et la dépendance reposent sur la masse, mais jamais sur la liberté ou sur le déploiement libre de l’individualité, et elles ne donnent jamais naissance à une société libre.
Ce n’est pas que je reste indifférente aux opprimés et aux déshérités ; ce n’est pas que je ne connais pas la honte, l’horreur, l’indignité des vies que les gens mènent, mais c’est bien que je répudie l’idée qu’une majorité puisse être une force créatrice de bien. Oh, non, non ! Mais parce que je sais bien qu’une masse compacte ne s’élève jamais pour la justice ou de l’égalité. Elle a étouffé la voix humaine, elle a soumis l’esprit humain, elle a enchaîné le corps humain. L’objectif d’une masse a toujours été de rendre la vie uniforme, terne et monotone comme un désert."
-Emma Goldman, "Minorités contre majorités", in Anarchism, and Other Essays, New York, Mother Earth Publishing Association, 1910, repris dans Emma Goldman, L’anarchisme. Ce dont il s’agit vraiment, et autres textes anarcha-féministes, Payot, 2022.
"L’individu est la véritable réalité de la vie. Univers en soi, il n’existe pas pour l’État, pas plus qu’il n’existe pour cette abstraction qu’on appelle « société » ou « nation », qui n’est qu’un ensemble d’individus. L’homme – l’individu – a toujours été, et est nécessairement, la seule source, le seul moteur de l’évolution et du progrès. La civilisation a toujours été une lutte continue de l’individu ou d’un groupe d’individus contre l’État et même contre la « société », c’est-à-dire contre la majorité soumise et hypnotisée par l’État et le culte de l’État. Les plus grandes batailles de l’homme ont été dirigées contre des obstacles fabriqués par l’homme, contre des handicaps artificiels imposés pour paralyser sa croissance et son développement. La pensée humaine a toujours été falsifiée par la tradition, l’habitude et elle a toujours été pervertie par une éducation trompeuse, dispensée pour servir les intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir et jouissent de privilèges : autrement dit, par l’État et les classes possédantes. Cette lutte constante, incessante constitue l’histoire de l’humanité.
L’individualité peut être décrite comme la conscience que l’individu a d’être ce qu’il est et de vivre comme il vit. Cette conscience est inhérente à tout être humain, elle est le facteur du développement. L’État et les institutions sociales vont et viennent, mais l’individualité demeure et persiste. L’essence de l’individualité est l’expression de soi, son terrain de prédilection est le sens de la dignité, l’indépendance. L’individualité n’est pas cet ensemble de réflexes impersonnels et machinaux que l’État considère comme un « individu ». L’individu n’est pas seulement le résultat de l’hérédité et de l’environnement, de la cause et de l’effet. Il est cela, mais il est bien plus, il est bien autre chose. L’homme vivant ne peut pas être défini ; il est la source de toute vie et de toute valeur, il n’est pas une partie de ceci ou de cela ; il est un tout, un tout individuel, un tout qui évolue et se développe, mais un tout constant.
L’individualité ne doit pas être confondue avec les diverses idées et les divers concepts de l’individualisme ; surtout pas avec cet « individualisme sauvage » qui n’est qu’une tentative masquée pour réprimer et vaincre l’individu et son individualité. Ce prétendu individualisme relève du « laisser-faire » économique et social : l’exploitation des masses par les classes au moyen de la ruse légale, de la dégradation spirituelle et de l’endoctrinement systématique de l’esprit servile, processus mieux connu sous le nom « d’éducation ». Cet « individualisme » corrompu et pervers est la camisole de force de l’individualité. Il a réduit la vie à une course dégradante aux biens matériels, à la possession, au prestige social, à la domination. Sa sagesse la plus haute s’exprime en une phrase : « Chacun pour soi et Dieu pour tous. »
Cet « individualisme sauvage » a inévitablement produit le plus grand esclavage moderne, les plus horribles inégalités de classes, conduisant des millions de personnes à la soupe populaire. Cet « individualisme sauvage » est celui des maîtres, tandis que le peuple est enrégimenté dans une caste d’esclaves qui sert une poignée de « surhommes » égocentriques. L’Amérique est sans doute le meilleur exemple de cette forme d’individualisme, au nom duquel la tyrannie politique et l’oppression sociale sont défendues et élevées au rang de vertus alors que toute aspiration, que toute tentative de l’homme pour gagner liberté et dignité est dénoncée comme « anti-américaine » et mauvaise au nom de ce même individualisme.
Il fut un temps où l’État n’existait pas. L’homme vivait dans des conditions naturelles, sans État ni gouvernement organisé. Les gens vivaient en familles dans de petites communautés ; ils cultivaient la terre et pratiquaient l’artisanat. L’individu – puis la famille – était l’unité sociale où chacun était libre, égal à son voisin. La société humaine, à cette époque, n’était pas un État mais une association, une association volontaire constituée pour la protection et le bénéfice de tous. Les aînés et les membres les plus expérimentés du groupe étaient les guides, les conseillers. Ils aidaient à gérer les affaires de la vie, mais ce n’était pas pour légiférer et dominer l’individu.
Le gouvernement politique et l’État apparurent plus tard, nés du désir du plus fort de prendre l’avantage sur le plus faible, nés du désir de quelques-uns de dominer le plus grand nombre."
"Le meilleur rempart de l’autorité est l’uniformité, le moindre écart devient alors le pire des crimes. La mécanisation massive de la société actuelle a considérablement augmenté l’uniformité. Elle est présente partout, dans les habitudes, les goûts, les vêtements, les pensées et les idées. Sa plus affligeante concentration est « l’opinion publique ». Peu ont le courage de s’y opposer. Celui qui refuse de s’y soumettre est aussitôt qualifié de « bizarre », de « différent », il est d’emblée dénoncé comme un élément perturbateur de la confortable inertie de la vie moderne.
Plus encore sans doute que l’autorité constituée, ce sont l’uniformité et la similitude qui accablent le plus l’individu. Sa « singularité », son « indépendance », sa différence font de l’individu un étranger, non seulement dans son propre pays, mais aussi dans son propre foyer."
"La véritable liberté n’est pas un simple bout de papier intitulé « Constitution », « droit légal » ou « loi ». Ce n’est pas une abstraction dérivée de cette non-réalité appelée « l’État ». Ce n’est pas l’acte négatif d’être libéré de quelque chose ; parce que avec cette liberté-là on peut mourir de faim. La liberté réelle, la vraie liberté, est positive : c’est la liberté d’être, d’agir ; en bref, c’est l’opportunité active et actuelle de faire les choses."
"Aucun étudiant intelligent ne nierait l’importance du facteur économique dans le progrès social et le développement de l’humanité. Mais seul un dogmatique obtus et obstiné peut continuer à rester aveugle au rôle joué par une idée lorsqu’elle est conçue par l’imagination et les aspirations de l’individu.
D’expérience, il est vain de contrebalancer un facteur par un autre. En raison de la complexité des comportements individuels et sociaux, un seul facteur ne peut être désigné comme facteur décisif. Nous connaissons trop peu, et peut-être ne connaîtrons-nous jamais assez, la psychologie humaine pour peser et mesurer les valeurs relatives de tel ou tel facteur déterminant dans le comportement humain."
-Emma Goldman, "L'individu, la société, l'Etat", « The Individual, Society, and the State », Chicago, Free Society Forum, 1940, repris dans Emma Goldman, L’anarchisme. Ce dont il s’agit vraiment, et autres textes anarcha-féministes, Payot, 2022.
"La prostitution a toujours été et reste un fléau très répandu qui n’empêche pourtant pas l’humanité de vaquer à ses occupations et de demeurer indifférente aux souffrances et au désespoir des victimes de cette institution ; aussi indifférente qu’elle l’a toujours été face au système industriel ou à la prostitution économique.
Pour que la misère humaine ait un intérêt, un bref instant du moins, il faut lui donner l’apparence d’un jouet aux couleurs vives. Or, le peuple est un enfant très capricieux qui exige un nouveau jouet chaque jour. Le cri « vertueux » contre la traite des Blanches en est un. Il divertit le peuple, pour un moment, et permet de créer de nouvelles fonctions – je pense là à ces parasites peuplant notre monde que sont les inspecteurs, les enquêteurs, les détectives, etc.
Quelle est la cause véritable de la traite des Blanches (des Blanches comme des Noires, des Jaunes…) ? La cause en est bien entendu l’exploitation, cet impitoyable Moloch du capitalisme qui s’engraisse sur le dos d’une main-d’œuvre sous-payée et condamne ainsi des milliers de femmes et de jeunes filles à la prostitution.
Comme Mme Warren, beaucoup de femmes se demandent : « Pourquoi gaspiller une vie à travailler pour quelques shillings la semaine dans une arrière-cuisine, à raison de dix-huit heures par jour ? » Évidemment, nos réformateurs ne soulèvent pas ce problème qu’ils connaissent bien, mais dont ils n’ont aucun intérêt à parler."
"Nulle part la femme n’est reconnue pour son mérite mais toujours par rapport à son sexe. Il est donc presque inévitable qu’elle paie son droit à l’existence ou la place quelconque qu’elle occupe contre des faveurs sexuelles. Qu’elle se vende à un seul homme, à travers le mariage ou en dehors, ou à plusieurs hommes, n’est ensuite qu’une question de degré. Que nos réformateurs l’admettent ou non, l’infériorité économique et sociale de la femme est responsable de la prostitution.
Nos braves gens sont choqués d’apprendre que, rien qu’à New York, une femme sur dix travaille en usine, que son salaire moyen est de 6 dollars pour une semaine de quarante-huit à soixante heures de travail, que la majorité des salariées sont au chômage pendant plusieurs mois de l’année et se retrouvent donc avec un salaire annuel moyen de 280 dollars. À la vue de ces horreurs économiques, peut-on vraiment se demander pourquoi la prostitution et la traite des Blanches ont pris tant d’importance ?
Au cas où ces chiffres paraîtraient exagérés, il convient de regarder de plus près la position de certaines autorités sur la question de la prostitution : « La cause de la dépravation accrue des femmes peut s’expliquer à travers plusieurs facteurs liés à la difficulté de trouver un emploi et aux salaires reçus par les femmes avant leur déchéance. L’économiste politique devra chercher jusqu’à quel point des motivations strictement commerciales peuvent constituer une excuse. De leurs côtés, les employeurs qui réduisent les salaires afin de faire de substantielles économies devront savoir dans quelles mesures les bénéfices ne se retrouvent pas vite perdus dans des impôts censés couvrir les dépenses qu’engendre un système basé sur le vice et qui, dans bien des cas, est une conséquence directe du fait que des travailleuses honnêtes ne sont pas suffisamment rémunérées. » (Docteur Sanger, The History of Prostitution.)
Nos réformateurs y gagneraient à étudier le livre du docteur Sanger. Ils y découvriraient que sur les 2 000 cas de femmes qu’il a étudiés, peu d’entre elles sont issues des classes moyennes ou de foyers agréables. Une grande majorité de filles et de femmes sont des ouvrières."
"Le docteur Alfred Blaschko, dans Prostitution in the XIXth Century, insiste encore davantage sur le fait que la situation économique est un facteur essentiel de la prostitution.
« La prostitution a beau avoir toujours existé, c’est au cours du XIXe siècle qu’elle s’est développée au point de devenir une gigantesque institution sociale. Le développement de l’industrie menant un nombre considérable de gens sur un marché compétitif, la croissance et le surpeuplement des grandes villes, l’insécurité et l’incertitude de l’emploi, ont engendré une croissance de la prostitution, jusqu’alors inimaginable dans l’histoire de l’humanité. »"
"« Le pape Clément II a promu une loi selon laquelle les prostituées seraient tolérées si elles reversaient une part de leurs gains à l’Église. »
« Le pape Sixte IV était plus pragmatique : d’une seule maison close, construite par ses propres soins, il recevait 20 000 ducats. »
À notre époque, l’Église agit un peu plus discrètement. Elle s’abstient au moins de demander ouvertement de l’argent aux prostituées. L’investissement immobilier semble être plus rentable. L’église de la Trinité, par exemple, loue des trous à rats à un prix exorbitant à celles qui vivent de la prostitution."
"Il semble évident qu’un garçon suive l’appel de la nature, qu’il puisse, en d’autres termes, aussitôt que sa sexualité s’affirme, satisfaire les pulsions qui l’animent ; mais les moralistes sont scandalisés rien qu’à l’idée que la nature sexuelle d’une fille doive s’affirmer. Pour eux, une prostituée n’est pas tant une femme qui vend son corps qu’une femme qui vend son corps sans être mariée. La preuve en est que le mariage arrangé pour des motifs financiers est tout à fait légal et que l’opinion publique lui donne son assentiment, tandis que toute autre forme d’union est condamnée et répudiée. Voici pourtant la définition convenable d’une prostituée : « Une personne pour qui les relations sexuelles sont une source de revenus. » (Guyot, La Prostitution.) « Les femmes sont des prostituées lorsqu’elles vendent leur corps à des fins sexuelles et en font leur profession. » (Bonger, Criminalité et conditions économiques.) En fait, le docteur Bonger va plus loin en disant que « se prostituer ou se marier pour des raisons financières revient au même dans le fond, que l’on soit un homme ou une femme »."
"Dans un livre récent écrit par une femme qui fut pendant douze ans tenancière d’une « maison », on trouve les mentions suivantes : « La police me réclamait chaque mois une amende de 14,70 à 29,70 dollars ; les filles devaient payer de 5,70 à 9,70 dollars. »
Comme l’auteure s’était établie dans une petite ville et que les paiements mentionnés n’incluaient ni les pots-de-vin ni les contraventions supplémentaires, nous pouvons nous faire une idée des sommes énormes que le service de police détournait au prix du sang de ses propres victimes, dont il n’assurait même pas la sécurité. Malheur à celles qui refusaient de passer à la caisse ; elles étaient arrêtées et rassemblées comme du bétail, « soit lorsqu’il s’agissait de faire bonne impression auprès des citoyens respectables, soit lorsque plus d’argent que d’habitude était nécessaire. Les esprits pervertis qui pensent qu’une femme déchue est incapable d’émotions humaines ne pouvaient pas se rendre compte du chagrin, du déshonneur, des larmes et de la honte qui étaient les nôtres chaque fois qu’on nous traitait ainsi »."
"Par rapport à la protection dont elles bénéficiaient dans les bordels où elles y avaient une certaine valeur marchande, les filles se sont retrouvées dans la rue, livrées à des policiers corrompus et avides. Désespérées, sans défense et en manque d’affection, ces filles sont naturellement devenues des proies idéales pour les proxénètes, qui sont eux-mêmes des produits de l’esprit commercial de notre époque. Le proxénétisme est donc la conséquence directe des persécutions policières, de la corruption et des efforts engagés pour supprimer la prostitution. [...]
Havelock Ellis, qui a étudié la prostitution d’une manière approfondie et humaniste, présente une foule de preuves démontrant que plus les moyens de persécutions sont rigoureux, pires sont les conditions de vie de ces femmes. Parmi les informations fournies, on apprend qu’en France, « en 1560, Charles IX a aboli les maisons closes par un édit, mais cela n’a fait qu’augmenter le nombre des prostituées et, parallèlement, de nouvelles formes plus néfastes de bordels ont vu le jour. Malgré ou à cause de cette législation, la prostitution n’a jamais joué un rôle aussi manifeste dans aucun autre pays » (Havelock Ellis, Sex and Society)."
-Emma Goldman, "Le trafic des femmes", extrait d’Anarchism, and Other Essays, New York, Mother Earth Publishing Association, 1910, repris dans Emma Goldman, L’anarchisme. Ce dont il s’agit vraiment, et autres textes anarcha-féministes, Payot, 2022.
"Un argument déterminant contre la jalousie peut être trouvé dans les données collectées par des historiens comme Morgan, Reclus et d’autres, au sujet de la vie sexuelle des populations primitives. Quiconque a fréquenté leurs travaux sait que la monogamie est une forme de sexualité tardive, qui est le résultat de la domestication et de l’appropriation des femmes et qui crée du même coup le monopole sexuel et l’inévitable sentiment de jalousie.
Par le passé, lorsque les hommes et les femmes s’unissaient librement sans que la loi ou la morale n’interfèrent, il ne pouvait y avoir de jalousie, car celle-ci repose sur le présupposé qu’un homme donné dispose d’un monopole sexuel exclusif sur une femme particulière et réciproquement. Dès lors que quelqu’un enfreint ce précepte sacré, la jalousie se dresse arme à la main. Il est ridicule, en de telles circonstances, de prétendre que la jalousie est parfaitement naturelle. Il s’agit en fait du résultat artificiel d’une cause artificielle, rien d’autre."
"Un homme ou une femme suffisamment libre et digne pour ne pas interférer ni se scandaliser de l’attirance de l’être aimé pour une autre personne est assuré d’être méprisé par ses amis conservateurs et ridiculisé par ses amis radicaux. Cette personne sera perçue, selon les cas, comme dégénérée ou lâche ; de mesquines motivations matérielles lui seront fréquemment imputées. Dans tous les cas, de tels hommes et de telles femmes feront l’objet de commérages vulgaires et de plaisanteries malveillantes, simplement parce qu’ils concèdent à la femme, au mari ou à l’amant le droit de disposer de son corps et de ses émotions, sans s’abandonner à des scènes de jalousie, sans menacer sauvagement de tuer l’intrus."
"La mise en question du monopole sexuel et la vanité outragée de l’homme constituent, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, les antécédents de la jalousie.
Dans le cas d’une femme, la peur économique pour elle et ses enfants, son envie mesquine à l’égard de toute autre femme ayant grâce aux yeux de celui qui l’entretient génèrent invariablement la jalousie."
"Tous les amants feraient bien de laisser les portes de leur amour grandes ouvertes. Quand l’amour peut venir et partir sans la peur de croiser un chien de garde, la jalousie peut rarement s’enraciner, car là où n’existent ni cadenas ni clés, il n’est aucune place pour la suspicion et la méfiance, sentiments à partir desquels la jalousie se développe et prospère."
-Emma Goldman, « Jealousy : Causes and a Possible Cure », in Anarchism, and Other Essays, New York, Mother Earth Publishing Association, 1910, repris dans Emma Goldman, L’anarchisme. Ce dont il s’agit vraiment, et autres textes anarcha-féministes, Payot, 2022.