https://www.babelio.com/auteur/Beatrice-Lenoir/91120
"Lichtenstein souhaite "obtenir une peinture si méprisable que personne n'aurait envie de la pendre à son mur"." (p.11)
"Notion de conventions artistiques [...] La théorie institutionnelle [...] définit l'œuvre d'art comme un artefact produit en référence à des modes de représentations reconnus et acceptés par des praticiens et des théoriciens de l'art: "Une œuvre d'art au sens classificatoire est 1) un artefact ; 2) auquel une ou plusieurs personnes agissant au nom d'une certaine institution sociale (le monde de l'art) ont conféré le statut de candidat à l'appréciation". (Georges Dickie).
Cette définition, cependant, tombe sous le coup de plusieurs objections: tout d'abord, comme le fait remarquer Richard Wollheim, autre philosophe analytique, en réponse à Georges Dickie, il n'est pas sûr qu'on puisse aussi aisément séparer le fait d'être une œuvre d'art, et celui d'être une bonne œuvre d'art [...] Il est difficile de comprendre comment les représentants du monde de l'art peuvent conférer le statut d'œuvre d'art à un objet, si ce n'est en lui reconnaissant certaines propriétés [...]
Deux conceptions s'opposent, dont l'une entend caractériser les œuvres uniquement par leur inscription dans un système donné (institutions, modes de représentation) et dont l'autre tente au contraire de considérer aussi l'œuvre comme un objet singulier, doué de qualités intrinsèques qu'il faut dégager. [...]
C'est le choix d'une partie des théoriciens et des artistes. Plutôt que d'œuvre, on parlera alors, par exemple, de "pièce": 'Une œuvre d'art est tout simplement une "pièce" [d'art], une entité spécifiée par les conventions de la pratique artistique" (Timothy Binkley)." (pp.16-17)
"Aristote [...] tout en célébrant l'œuvre, méprise l'activité de production. [...] L'activité de production [...] fait du producteur un instrument au service de l'œuvre [elle rend la pensée besogneuse et abjecte]." (pp.18-19)
"Pour s'affranchir du mépris dans lequel on les tient, peintres, puis sculpteurs et architectes vont [...] affirmer le caractère intellectuel de leur art [pour se rapprocher du prestige des arts libéraux]." (p.20)
"La conception de l'art comme création, élaborée à partir de la Renaissance, jette les bases d'une dissolution de l'opposition radicale entre différents types de production artistique, en conférant au moment de la réalisation une valeur essentielle. L'artiste n'est plus l'exécutant soumis à une fin qui lui est extérieure, mais le créateur souverain. Cependant, même dans ce cas de figure, le rapport entre art et œuvre reste problématique. L'œuvre dans la création échappe en effet à son créateur. Tout à coup autre, elle devient étrangère, merveilleuse, don du ciel ou de la muse, ou au contraire, muette, hostile, écrasante, lorsque la joie de l'enfantement se retire, et cède la place à la certitude d'un échec. Aucun lien ne subsiste entre le créateur et sa création, qui n'est telle que par son altérité radicale. Baudelaire évoque cette rupture: "Sitôt que j'eus commencé le travail, je m'aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle [Aloysius Bertrand, auteur de Gaspard de la nuit], mais encore que je faisais quelque chose [...] de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s'enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu'humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d'accomplir juste ce qu'il a projeté de faire". (Le Spleen de Paris) [...]
C'est de cette conception que se réclame Paul Valéry: "Si je devais écrire [...] j'aimerais infiniment mieux écrire en toute conscience et dans une entière lucidité quelque chose de faible, que d'enfanter à la faveur d'une transe et hors de moi-même un chef-d'œuvre d'entre les plus beaux"." (p.21)
"La production géniale échappe [...] nécessairement à son auteur, et peut se manifester par un état étrange, que l'on nomme possession, inspiration ou encore [chez Diderot] enthousiasme [un affect plutôt qu'une nature !]." (p.23)
"Le concept de génie permet ainsi de rendre compte du double aspect de l'art, à la fois maîtrise et dépossession, ou plutôt, à la fois métier et don naturel. C'est ce que Schelling appelle la poésie dans l'art: "[...] S'il faut chercher dans [...] l'activité consciente, ce que l'on nomme art couramment, mais qui n'en est qu'une partie, celle qui s'y trouve enseignée et apprise également, acquise par la tradition et par l'exercice personnel, il faudra chercher dans l'activité inconsciente de l'art, en revanche, la part en lui non apprise, celle qui ne peut être obtenue ni par l'exercice ni d'aucune autre manière, mais qui ne peut être qu'un don naturel et inné [=> naturalisation du génie]." (pp.24-25)
"[Pour Nelson Goodman] Il n'existe pas [...] d'oeuvre d'art indépendamment d'un certain type d'attention dirigée sur elle. [...] Nous appelons alors œuvre d'art n'importe quel objet pendant le temps où il nous semble constituer, comme le dit Goodman, une version du monde." (pp.34-35)
-Béatrice Lenoir, L'œuvre d'art, Paris, Flammarion, 1999, 248 pages.
"Lichtenstein souhaite "obtenir une peinture si méprisable que personne n'aurait envie de la pendre à son mur"." (p.11)
"Notion de conventions artistiques [...] La théorie institutionnelle [...] définit l'œuvre d'art comme un artefact produit en référence à des modes de représentations reconnus et acceptés par des praticiens et des théoriciens de l'art: "Une œuvre d'art au sens classificatoire est 1) un artefact ; 2) auquel une ou plusieurs personnes agissant au nom d'une certaine institution sociale (le monde de l'art) ont conféré le statut de candidat à l'appréciation". (Georges Dickie).
Cette définition, cependant, tombe sous le coup de plusieurs objections: tout d'abord, comme le fait remarquer Richard Wollheim, autre philosophe analytique, en réponse à Georges Dickie, il n'est pas sûr qu'on puisse aussi aisément séparer le fait d'être une œuvre d'art, et celui d'être une bonne œuvre d'art [...] Il est difficile de comprendre comment les représentants du monde de l'art peuvent conférer le statut d'œuvre d'art à un objet, si ce n'est en lui reconnaissant certaines propriétés [...]
Deux conceptions s'opposent, dont l'une entend caractériser les œuvres uniquement par leur inscription dans un système donné (institutions, modes de représentation) et dont l'autre tente au contraire de considérer aussi l'œuvre comme un objet singulier, doué de qualités intrinsèques qu'il faut dégager. [...]
C'est le choix d'une partie des théoriciens et des artistes. Plutôt que d'œuvre, on parlera alors, par exemple, de "pièce": 'Une œuvre d'art est tout simplement une "pièce" [d'art], une entité spécifiée par les conventions de la pratique artistique" (Timothy Binkley)." (pp.16-17)
"Aristote [...] tout en célébrant l'œuvre, méprise l'activité de production. [...] L'activité de production [...] fait du producteur un instrument au service de l'œuvre [elle rend la pensée besogneuse et abjecte]." (pp.18-19)
"Pour s'affranchir du mépris dans lequel on les tient, peintres, puis sculpteurs et architectes vont [...] affirmer le caractère intellectuel de leur art [pour se rapprocher du prestige des arts libéraux]." (p.20)
"La conception de l'art comme création, élaborée à partir de la Renaissance, jette les bases d'une dissolution de l'opposition radicale entre différents types de production artistique, en conférant au moment de la réalisation une valeur essentielle. L'artiste n'est plus l'exécutant soumis à une fin qui lui est extérieure, mais le créateur souverain. Cependant, même dans ce cas de figure, le rapport entre art et œuvre reste problématique. L'œuvre dans la création échappe en effet à son créateur. Tout à coup autre, elle devient étrangère, merveilleuse, don du ciel ou de la muse, ou au contraire, muette, hostile, écrasante, lorsque la joie de l'enfantement se retire, et cède la place à la certitude d'un échec. Aucun lien ne subsiste entre le créateur et sa création, qui n'est telle que par son altérité radicale. Baudelaire évoque cette rupture: "Sitôt que j'eus commencé le travail, je m'aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle [Aloysius Bertrand, auteur de Gaspard de la nuit], mais encore que je faisais quelque chose [...] de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s'enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu'humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d'accomplir juste ce qu'il a projeté de faire". (Le Spleen de Paris) [...]
C'est de cette conception que se réclame Paul Valéry: "Si je devais écrire [...] j'aimerais infiniment mieux écrire en toute conscience et dans une entière lucidité quelque chose de faible, que d'enfanter à la faveur d'une transe et hors de moi-même un chef-d'œuvre d'entre les plus beaux"." (p.21)
"La production géniale échappe [...] nécessairement à son auteur, et peut se manifester par un état étrange, que l'on nomme possession, inspiration ou encore [chez Diderot] enthousiasme [un affect plutôt qu'une nature !]." (p.23)
"Le concept de génie permet ainsi de rendre compte du double aspect de l'art, à la fois maîtrise et dépossession, ou plutôt, à la fois métier et don naturel. C'est ce que Schelling appelle la poésie dans l'art: "[...] S'il faut chercher dans [...] l'activité consciente, ce que l'on nomme art couramment, mais qui n'en est qu'une partie, celle qui s'y trouve enseignée et apprise également, acquise par la tradition et par l'exercice personnel, il faudra chercher dans l'activité inconsciente de l'art, en revanche, la part en lui non apprise, celle qui ne peut être obtenue ni par l'exercice ni d'aucune autre manière, mais qui ne peut être qu'un don naturel et inné [=> naturalisation du génie]." (pp.24-25)
"[Pour Nelson Goodman] Il n'existe pas [...] d'oeuvre d'art indépendamment d'un certain type d'attention dirigée sur elle. [...] Nous appelons alors œuvre d'art n'importe quel objet pendant le temps où il nous semble constituer, comme le dit Goodman, une version du monde." (pp.34-35)
-Béatrice Lenoir, L'œuvre d'art, Paris, Flammarion, 1999, 248 pages.