" [À la mémoire de Jean Baudrillard]
"La première phrase de la tradition européenne, au vers introductif de L'Iliade, commence par le mot « colère », aussi fatidique et solennel qu’un appel ne tolérant aucune contradiction. Comme il se doit pour l’objet d’une phrase bien formée, ce substantif est à l’accusatif : « La colère d’Achille, de ce fils de Pélée, chante-la-nous, Déesse... » Qu’il figure en première place fait entendre la force du pathos. Quel type de relation à la colère propose-t-on dans l’ouverture magique de ce chant héroïque ? La colère, avec laquelle tout a commencé dans le vieil Occident —de quelle manière le récitant veut-il l’exprimer ? Va-t-il la décrire comme une violence qui entraîne les gens pacifiques dans des événements atroces ?" (p.9)
"Ce qui est remarquable ici, c'est que le chanteur n’a aucune intention d'enjoliver les choses. Dès les premières lignes, il souligne la force funeste de la colère héroïque : là ou celle-ci se manifeste, les coups pleuvent de partout. Les Grecs en pâtissent même plus que les Troyens. Dès le début de la guerre, la colère d’Achille se tourne contre les siens pour reprendre sa place sur le front grec, peu avant la bataille décisive." (p.10)
"Chanter la colère, c’est la rendre mémorable ; or ce qui est mémorable est proche de ce qui impressionne et de ce à quoi l’on doit vouer durablement une haute estime ; c’est même proche du bon. Ces évaluations sont si fortement opposées aux modes de pensée et de sensibilité des modernes." (p.11)
"Homère évolue dans un monde empli d’un bellicisme heureux et sans frontières. Aussi sombres que puissent être les horizons de cet univers peuplé de combats et de morts, le ton fondamental de la représentation est déterminé par la fierté de pouvoir être témoin de ce genre de spectacles et de destins." (p.12)
"La physis est cause de tout, l'homme ne peut rien : tel aurait été le principe d’un univers sans héros. Le héros apporte en revanche la preuve que, du côté humain aussi, des actes et des œuvres sont possibles, dans la mesure où les faveurs divines les tolèrent —et c’est uniquement en tant qu’auteurs d'actes et créateurs d œuvres que l'on célèbre les premiers héros. Leurs actes témoignent du plus précieux de ce que peuvent vivre les mortels, à l'époque et par la suite : le fait que l’on a ouvert une clairière de non-impuissance et de non-indifférence dans le maquis des éléments de la nature. Dans les récits des actes brille la première bonne nouvelle : sous le soleil se produit davantage que l’indifférent et l'éternellement identique. Dans la mesure où de véritables actes sont accomplis, les récits que l’on en fait répondent à la question : « Pourquoi les hommes font-ils quelque chose plutôt que rien ? »
Ils le font pour que le monde croisse par du neuf et du glorieux. Comme ceux qui apportaient la nouveauté étaient des représentants du genre humain, bien que très extraordinaires, ils ouvrent aux autres un accès à la fierté et à l’étonnement lorsque les actes et les souffrances des héros leur sont contés." (pp.12-13)
"Que pourrait-on opposer à Homère, dans la perspective qui est la nôtre et conformément aux habitudes de la plaine ? Doit-on lui reprocher de blesser la dignité humaine en concevant trop directement les individus comme les médias de créatures supérieures et donneuses d’ordres ? De faire fi de l’intégrité des victimes en célébrant les puissances qui leur nuisaient ? De neutraliser la force arbitraire et de transformer les résultats de combats en jugements de Dieu immédiats ? Ou bien faudrait-il atténuer ce reproche, en le réduisant à la simple constatation qu'il a été la proie de l’impatience ? Qu’il n’a pu attendre le Sermon sur la Montagne et n'a pas lu De ira de Sénèque, ce bréviaire du contrôle stoïque de l’affect -qui a constitué un modèle pour l’humanité chrétienne et humaniste ?" (p.14)
"Les modernes, eux non plus, n’ont jamais totalement négligé la mission consistant à penser la guerre ; mieux, cette mission a longtemps été associée au pôle masculin de l’éducation. C’est déjà à son aune qu’étaient évalués les écoliers de l’Antiquité, lorsque les classes supérieures de Rome importèrent en même temps que les autres modèles culturels grecs le bellicisme épique de leurs maîtres, sans oublier pour autant le moins du monde leur militarisme local. La jeunesse d’Europe l’a donc ainsi réappris à chaque génération depuis la Renaissance, après que l’on eut de nouveau invoqué, avec des conséquences à long terme, le caractère exemplaire des Grecs pour le système scolaire des États-nations en avènement. Devrait-on juger possible que celles que l’on a appelées « les guerres mondiales du XXe siècle » aient joué, entre autres, le rôle de répliques de la guerre de Troie, organisées par des états-majors dont les têtes dirigeantes, de part et d’autres des lignes de front, se concevaient comme les plus vaillants Achéens, ou même littéralement comme les descendants d’Achille furieux et les vecteurs d’une vocation athlétique et patriotique pour la victoire et la gloire dans la postérité ? Le héros immortel meurt à d’innombrables reprises. En 1864 encore, après la mort en duel du leader ouvrier Lassalle, Karl Marx n’a-t-il pas présenté ses condoléances à la comtesse Hatzfeld en disant que celui-ci était « mort jeune, en triomphe, comme un Achille » ?" (pp.15-16)
"Le terme de sécularisation désigne ici la mise en œuvre du programme que recèlent les phrases européennes normalement conçues. Elle permet d’imiter dans le réel ce qu’apporte la syntaxe : les sujets produisent un effet sur les objets et leur imposent leur pouvoir. Inutile de dire que le monde d’action d’Homère reste très éloigné de ce genre de rapports. Ce ne sont pas les hommes qui ont leurs passions, mais plutôt les passions qui ont leurs hommes. L’accusatif est encore ingouvernable. Dans cette situation, le Dieu un et unique se fait naturellement attendre. Le monothéisme théorique ne peut arriver au pouvoir que lorsque les philosophes postulent sérieusement le sujet de la phrase comme principe du monde. Alors, les sujets doivent eux aussi avoir leurs passions et les contrôler en maîtres et en possesseurs. Jusque-là règne le pluralisme spontané dans lequel sujets et objets échangent constamment leurs places." (pp.18-19)
"La phénoménologie stoïque de la colère constatera que la colère n’admet rien de dissimulé. On peut cacher tous les autres péchés, mais « la colère s’étale et vient se peindre sur le visage » [...]Tous les affects ont leurs signes (apparent), mais la colère ne fait pas que se montrer, elle saute aux yeux (eminet). Sénèque, De ira, I)." (note 1 p.19)
"Là où la colère s’embrase, on trouve le guerrier complet. Avec l’engagement du héros enflammé dans le combat se réalise une identité de l’homme avec ses forces motrices, dont les êtres domestiques rêvent dans leurs meilleurs moments. [...] Pour les gens du quotidien, l’évidence est pour l’instant hors de portée ; ce qui les aide à poursuivre leur route, à la rigueur, ce sont les béquilles de l'habitude. L'habitude n’est qu’un pauvre ersatz de la certitude. Celui-là peut être stable, mais il n’assure pas la présence vive de la conviction. Pour celui qui a la colère, il n’y a plus de pâleur du temps. Le brouillard se lève, les contours durcissent, des lignes claires mènent à présent à l’objet. L’attaque incandescente connaît sa cible." (p.20)
"Les personnages épiques de l’époque la plus ancienne de l’écrit en Occident sont encore largement dénués des traits marquants de la subjectivité entendue au sens classique, notamment l’intériorité réfléchissante, le dialogue intime avec soi-même, l’effort pour le contrôle des affects, dirigé par la conscience morale. [Le philologue Bruno] Snell découvre chez Homère le concept latent de personnalité composite ou de personnalité réceptacle qui, à maints égards, rappelle l’image de l’homme postmoderne avec ses « troubles dissociatifs » chroniques. De loin, le héros de la première Antiquité fait effectivement penser à la « personnalité multiple » de type actuel. Chez lui, il ne semble pas
encore y avoir de principe interne hégémonique, de « Moi » cohérent qui assure l’unité du champ psychique et lui donne la possibilité de s’appréhender lui-même. La « personne » se révèle au contraire comme un point de rencontre d’affects ou d’énergies partielles qui se retrouvent chez leur hôte." (p.21)
"Une fois que la psyché grecque est passée des vertus héroïques et martiales aux avantages de la bourgeoisie urbaine, la colère disparaît peu à peu de la liste des charismes. Il ne reste que les enthousiasmes plus spirituels, ceux que le Phèdre de Platon énumère dans un aperçu consacré aux obsessions bienfaisantes de la psyché, notamment la médecine inspirée, le don de prophétie et le chant exaltant inspiré par la muse. Platon introduit en outre un enthousiasme paradoxal d’un nouveau genre : la sobre mania de la contemplation des idées sur laquelle s’appuiera la nouvelle science de la « philosophie », qu’il a fondée." (p.23)
"La domestication de la colère produit la forme antique d’une nouvelle virilité. On peut effectivement réintégrer les restes utiles de l’affect dans la pratique bourgeoise du thymôs : il survit sous la forme du « courage masculin » (andreia) sans lequel il n’existe pas d'affirmation de soi, y compris pour les adeptes des modes de vie urbains. Ce même affect peut par ailleurs mener une seconde vie sous la forme de la « juste colère », un sentiment utile, chargé d’écarter les offenses et les exigences insolentes et inadmissibles. La colère aide en outre les citoyens à s’engager de manière active pour le bon et le juste."
(p.24)
"La source du malentendu auquel s’était vouée la psychanalyse tenait à son principe -un principe crypto-philosophique et paré des atours du naturalisme, qui visait à expliquer la conditio humana dans son ensemble à partir de la dynamique de la libido, et donc à partir de l’érotisme. Cela n’aurait pas forcément présenté d’inconvénient si l’intérêt légitime des analystes pour le pôle érotique du psychisme, riche en énergie, avait été lié à un intérêt tout aussi vivace pour le pôle des énergies thymotiques. Mais la psychanalyse ne fut jamais disposée à traiter, avec le même souci du détail et la même radicalité, de la thymotique des êtres des deux sexes : de leur fierté, de leur courage, de leur vaillance, de leur besoin de se faire valoir, de leur exigence de justice, de leur sentiment de dignité et d’honneur, de leur indignation et de leurs énergies combatives et vengeresses. Avec un rien de dédain, on a laissé des phénomènes de cette nature aux partisans d’Alfred Adler et autres interprètes, prétendument étriqués, de ce qu’on appela les complexes d’infériorité. Tout au plus admettait-on que la fierté et l’ambition pouvaient prendre le dessus lorsque les désirs sexuels ne pouvaient être réalisés de manière adéquate. A ce passage de la psyché au plan B, on attribuait, avec une ironie sèche, le nom de sublimation — la production de sublime pour ceux qui en avaient besoin." (pp.25-26)
"Honneur, ambition, fierté, haut sentiment de soi-même — tout cela a été dissimulé derrière un mur épais de prescriptions morales et de « connaissances » psychologiques qui revenaient toutes à mettre au ban ce que l’on appelle « l’égoïsme ». Le ressentiment, installé de bonne heure dans les cultures impériales et leurs religions, ressentiment contre le Moi et son penchant à se faire valoir, lui et ce qui est sien, au lieu d’être heureux dans la soumission, a fait diversion pendant rien de moins que deux millénaires sur l’idée que cet égoïsme tant décrié ne représente souvent que l’incognito des meilleures possibilités humaines. Il a fallu attendre Nietzsche pour que l’on remette les choses au point sur cette question." (p.29)
"Depuis Grégoire Ier, la fierté, alias superbia, mène effectivement la liste des péchés cardinaux. Près de deux siècles plus tôt, Aurèle Augustin l’avait décrite comme la matrice de la rébellion contre le divin. [...] Lorsqu’on dit que la fierté est la mère de tous les vices, on exprime la conviction que l’homme est fait pour obéir" (p.30)
"Le catalogue classique des péchés cardinaux offre cependant une image équilibrée entre les pèches érotiques et thymotiques dans la mesure où l'on peut classer avaritia, (l’avarice), luxuria (la luxure) et gula (voracité, démesure) dans le pôle érotique, et superbia (arrogance, fierté), ira (colère) et invidia (envie, jalousie) dans le pôle thymotique. Seule acedia (mélancolie) échappe à cette répartition, car elle exprime une tristesse sans sujet ni objet." (note 1 p.30)
"La montée de l’État-nation joue de toute évidence un rôle clef dans la nouvelle évaluation des affects de la performance. Ce n’est pas un hasard si les premiers penseurs de cet État, et, notamment, Machiavel, Hobbes, Rousseau, Smith, Hamilton et Hegel, ont de nouveau tourné leur regard vers l’homme comme vecteur de passions valorisantes, notamment, l’envie de gloire, la vanité, l’amour-propre, l’ambition et l’exigence d’être reconnu. Aucun de ces auteurs n’a ignoré les dangers associés à ce genre d’affects ; mais la plupart se sont risqués à faire ressortir leurs aspects productifs pour la coexistence des hommes. Depuis que la bourgeoisie exprime, elle aussi, l’intérêt que lui inspirent la valeur personnelle et la dignité, et plus encore depuis que les entrepreneurs de l’ère bourgeoise développent une notion néoaristocratique du succès obtenu par ses propres moyens, les dressages traditionnels à l’humilité sont compensés par une demande offensive d’occasions d’afficher devant un public ses propres forces, son savoir-faire et ses avantages.
C’est sous le camouflage du concept de « sublime » que la thymotique connaît sa deuxième chance dans le monde moderne." (p.30)
"L’accès à l’étude de la dynamique de l’affirmation de soi et de la colère dans les systèmes psychiques et sociaux est pratiquement barré. On est alors toujours forcé d’avoir recours aux concepts inappropriés de l’érotisme, pour aborder les phénomènes thymotiques." (p.33)
"Nous donnerons ici les six principes majeurs qui peuvent servir de points de départ à une théorie des unités thymotiques :
— Les groupes politiques sont des ensembles placés, de manière endogène, sous tension thymotique.
— Les actions politiques sont déclenchées par des différentiels de tension entre centres d’ambition.
— Les champs politiques sont formés par le pluralisme spontané de forces autoaffirmatives dont les rapports mutuels se transforment sous le coup des frictions interthymotiques.
— Les opinions politiques sont conditionnées et formatées par des opérations symboliques qui présentent un rapport constant avec les impulsions thymotiques des collectifs.
— La rhétorique — en tant que doctrine de la direction des affects dans les ensembles politiques — est une thymotique appliquée.
— Les combats pour le pouvoir au sein des corps politiques sont toujours aussi des luttes pour la primauté, entre individus chargés de thymôs — en langage courant : des individus ambitieux — avec leurs partisans ; raison pour laquelle l’art du politique inclut l’art de réconcilier les perdants." (pp.33-34)
-Peter Sloterdijk, Colère et Temps. Essai politico-psychologique, Paris, Meta-Éditions, 2007 (2006 pour la première édition allemande), 320 pages.