"Il serait excessif d'opposer en bloc le clan des hommes, les dominants, au clan des femmes, les dominées [...] Toutes les femmes ne sont pas progressistes; tous les hommes ne sont pas insensibles..." (pp.10)
"Substituer au concept de classe celui de sexe élargit certes la portée de nos analyses, mais ne supprime pas la nécessité d'articuler aux composantes du genre masculin ou féminin les autres composantes du statut social." (p.10)
"Certaines féministes des années soixante ont avancé une éthique de refus de la féminité: plus question d'être la femme de, la mère de, la douce moitié ou l'égérie du grand homme. Il s'agissait d'acquérir l'identité «d'homme» à part entière, quitte à balancer par-dessus bord les oripeaux méprisés de la féminité pour rejoindre la partie « noble » de l'humanité pensante. Le programme de ce féminisme dur, fondé sur la négation de toute spécifité féminine, biologique ou sociale, a permis à de nombreuses femmes de gagner du galon, qu'il s'agisse d'accéder à l'éducation supérieure, de devenir professionnelle ou femme d'affaires ou de postuler les plus hautes charges publiques (encore que les Margaret Thatcher ou les Indira Gandhi se comptent sur les doigts d'une seule main et impressionnent plutôt défavorablement l'opinion - exception faite de leurs électeurs!) Cette logique de négation de la différence a abouti à isoler les femmes émancipées, soucieuses de se montrer des hommes comme les autres, de leurs consœurs « féminines », toujours empêtrées dans les soins du ménage et de la marmaille. Elle a conduit certaines femmes jusqu'à l'école des officiers de West Point aux États-Unis. L'une des pionnières du féminisme américain, Betty Friedan, salue d'ailleurs en elles l'aboutissement du projet d'intégration sociale pleine et entière des femmes à travers le secteur mâle le plus jalousement gardé, celui de la guerre et du maniement des armes.
Rompre la prison du sexe que constitue la définition exclusive de la femme comme mère-épouse... et ménagère, impose-t-il un tel degré de négation de l'identité sociale actuelle des femmes ? Faut-il opposer les féministes, libérées de l'emprise de la famille, et cette moitié écrasée de l'humanité, celles que d'aucunes traitent d'« hétéros-collabos » puisqu'elles refusent de trancher tout lien avec leurs oppresseurs ?
Partisane de l'unité entre femmes comme de l'harmonie sociale, Betty Friedan, par exemple, aboutit à rétablir la distinction entre sphères d'activités privée et publique. Elle nous propose dans Le second souffle une nouvelle version du rapport hommes-femmes qui conjugue la pleine liberté d'action de celles-ci sur le terrain des affaires publiques — y compris la vie (sic) militaire — avec retour à l'éthique complémentaire du gentil petit couple. Comme si la libération des femmes ne touchait que leurs activités à l'extérieur du foyer et que, de retour à la maison, il convenait d'endosser à nouveau la défroque de Cendrillon, d'autant plus amoureuse de son prince qu'il consent à appuyer magnanimement sur les touches du lave-vaisselle !
Il existe effectivement au sein du mouvement des femmes un courant revendicateur qui, tout en réclamant des mesures correctrices et l'instauration de politiques favorables aux femmes, tourne court. En effet, alors que le féminisme implique l'éclatement des rôles traditionnellement dévolus à l'un et l'autre sexe, les « modérées » visent à obtenir l'égalité, sans plus. Comme si seul le nombre commandait l'équilibre du rapport entre les sexes et qu'il n'était nul besoin de remettre en cause les catégories d'un système construit sur l'exclusion des femmes, de leurs connaissances comme de leur présence.
Or, c'est là que le bât blesse, puisque cela ne remet pas en cause l'ordre établi. Loin de contester la structure actuelle de la société, il s'agit simplement d'en gonfler les effectifs, de rendre accessibles aux femmes, à certaines d'entre elles plus exactement, les postes existants. L'intégration sociale des femmes n'implique pas la redéfinition du contenu des tâches qu'elles assument ni de la façon de les aborder. Le monde du travail ou de la politique continue de fonctionner selon des critères de rationalité établis en dehors d'elles et qui ne tiennent aucun compte de la spécifité de leur apport. Dans cette optique, les propositions avancées visent à mieux outiller les femmes, à leur donner le bagage nécessaire pour qu'elles puissent « légitimement » prétendre accomplir le même type de tâches que leurs confrères masculins. La « condition féminine » fait problème, et non le rapport hommes-femmes.
Nous connaissons différentes versions de ce conte de fées de la libération des femmes sans grand dérangement. Au début du siècle, les anarchistes croyaient résoudre la question des femmes par la multiplication des appareils ménagers et l'augmentation de la productivité du travail domestique, au point de le rendre insignifiant en termes d'heures de travail nécessaires. À la même époque, les bolcheviks proposaient une version à peine plus sophistiquée: ils entendaient substituer au régime privé d'appropriation du travail et du corps des femmes au sein de la famille, un régime collectif de socialisation des tâches ménagères. Des bataillons de femmes assumeraient la préparation des repas, les services d'entretien et les soins aux enfants. L'idée était d'en finir avec le parasitisme social des mères-épouses grâce à des réaménagements où il n'était question, notons-le, de partager les tâches domestiques qu'entre femmes et non entre hommes et femmes." (pp.10-13)
"Pierre Kropotkine, Œuvres, Maspero, 1976, p. 111: « Et la solution vient dictée par la vie elle-même, évidemment très simple. C'est la machine qui se charge pour les trois-quarts des soins du ménage. »."
"Alexandra Kollontaï, Marxisme et révolution sexuelle, Paris, Maspero, 1979, p. 215 et 220 : « La femme économise ses forces grâce aux ménagères professionnelles (...) Le mot d'ordre: Sois une mère non seulement pour ton enfant mais pour tous les enfants des ouvriers et des paysans, doit enseigner aux femmes travailleuses une nouvelle manière de voir la maternité. »."
"Plus près de nous, il y a eu la version rose du changement des mentalités, de l'éducation nécessaire et suffisante pour que maris et femmes se partagent d'un commun accord le fardeau du travail domestique. Version rose ? Version grise plutôt, celle des solutions boiteuses, du salaire d'appoint des femmes comme du coup de main occasionnel des hommes.
Les bonnes intentions tournent court en l'absence de réorganisation du marché du travail. Mieux préparés, mieux payés surtout, les hommes ont objectivement intérêt à faire des heures supplémentaires pendant que leurs femmes refusent des promotions qui impliqueraient de s'absenter du foyer à l'heure du retour des enfants de l'école ou de la garderie. Les quelques mesures existantes (congés de maternité, droit de refuser certains travaux dangereux en période de grossesse, congés parentaux) sont trop timides. Elles ne traduisent nulle volonté d'étendre à l'ensemble des personnes au travail le respect des exigences posées par des responsabilités familiales soi-disant partagées." (p.13)
"L'intégration d'hommes ou de femmes à des secteurs d'activité non traditionnels se fait d'abord par mimétisme. Encore qu'il est plausible d'imaginer que les hommes, confiants dans l'universalité de leurs critères de comportement et habitués à commander, du moins aux femmes, seront portés à appliquer leurs connaissances acquises dans la sphère publique à la rationalisation — Déesse, sauve-nous! — de l'organisation du travail dans la sphère privée. De leur côté, les femmes, éduquées à l'effacement et au retrait, auront tendance à minimiser la valeur de leur expérience propre pour adopter le mode de raisonnement logique formel en usage dans le monde de leurs seigneurs et maîtres.
Dans les circonstances, ouvrir sans discernement les canaux de communication entre la sphère de la reproduction des êtres humains et la sphère de la production marchande des biens et services risque de rendre le domaine de la vie privée aussi stérile que l'est actuellement le monde de l'industrie. Les rêves de collectivisation intégrale de l'ensemble des tâches reliées au soin des enfants ou de mécanisation de tous les travaux ménagers sont des mythes masculins. Le travail domestique n'est pas réductible à des critères purement matériels ; il relève d'une approche distincte faite d'attention aux êtres et d'engagement personnel dans ce que des théoriciennes féministes américaines qualifient de « production affective sexuée ». La qualité du rapport est ici indissociable de l'intention qui préside au choix des partenaires. Ainsi le mariage n'est comparable à la prostitution que si le désir n'est pas réciproque dans le lien qui unit les conjoints." (p.14)
"Les activités effectuées dans le secteur de la reproduction de la vie supposent certes une dépense d'énergie mesurable en termes d'heures de travail ou de qualité de services et, à ce titre, elles méritent salaire. Mais elles ne peuvent se ramener à l'aspect purement matériel de la prestation de services. Chaque personne évoluant dans le cadre de l'unité privée d'un ménage ou d'une famille est unique et irremplaçable, alors que c'est la dépersonnalisation qui règne dans le secteur de la production marchande des biens et services. La logique salariale est impuissante à rendre compte de la spécificité du travail domestique; bien sûr, elle peut améliorer la condition économique des femmes au foyer, mais elle méconnaît la nature de leur contribution à l'individualisation des rapports sociaux, donc l'aspect proprement civilisateur et nécessaire de ce type d'activité humaine personnalisée." (p.15)
"L'opposition est radicale entre un mode de connaissance symbolique réduit à des chiffres sur un graphique ou à une série de sigles abstraits, et un mode de connaissance immédiate, celui qui définit maintenant la culture des femmes, apte à saisir toutes les facettes d'un être ou d'une situation en même temps. A tel point qu'il a fallu réhabiliter cette pensée dite inductive ou holistique pour saisir le non-dit aussi bien que la singularité des êtres dans des disciplines comme la psychanalyse ou le marketing. Mais les femmes sont aussi relativement coupées à leur tour du mode de connaissance abstraite associé à la logique productiviste. Cela aboutit à exacerber chez elles le souci du détail et la perception affective par opposition à la froideur d'analyse de leurs compagnons. Le blindage émotif qui marque la personnalité « virile » a sa contrepartie dans l'hypersensibilité «féminine» avec son cortège de frustrations et de culpabilités en cas d'imperfection (hélas possible...).
Cette espèce de radar intérieur que promènent la plupart des femmes peut leur donner une capacité d'écoute et d'attention supérieure; il peut aussi se prêter à la manipulation et au chantage affectif, cette spécialité de celles qui savent jouer des émotions des autres pour exercer une forme de pouvoir informel, qui n'en constitue pas moins une atteinte à la liberté de leurs proches. Mais le cas le plus fréquent, c'est bien plutôt celui de l'autodépréciation des femmes qui, coincées par leur incapacité de tout sentir et résoudre à la fois, coincées aussi par la pauvreté 'matérielle des moyens dont elles disposent pour aider effectivement les leurs, désespèrent d'elles-mêmes plutôt que de la société.
Les femmes comme les hommes vivent l'apprentissage de leurs rôles sexuels secteur par secteur. Mais les femmes plus que les hommes sont convaincues de l'étroitesse de leurs connaissances. Elles ne songent guère à appliquer leur savoir à la restructuration du monde anonyme du travail et de la politique. Elles sont entraînées à sous-estimer la portée de ce qu'elles ont appris à force de s'attacher à deviner les attentes des personnes semi-autonomes qu'elles aiment ou servent: enfants, malades, vieillards ou travailleurs épuisés. Quant aux hommes, ils sont peu conscients des insuffisances de leur approche rationnelle soi-disant universelle, d'autant plus qu'ils restent souvent convaincus que le monde des femmes et des enfants, ces êtres apparemment capricieux, fragiles et irresponsables, est imperméable à la Raison elle-même. Ces deux univers conceptuels restent fermés l'un à l'autre parce que l'expérience vécue par les deux sexes n'est pas généralisée à l'ensemble des activités humaines mais confinée à chacune de leurs zones d'activité spécifiques." (pp.16-17)
-Micheline Desève, Pour un féminisme libertaire, Les Éditions du Boréal Express, 1985, 154 pages.