https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonin-Gilbert_Sertillanges
https://libgen.is/book/index.php?md5=DFF48E3AEB734443BF40CCF18A0F745D
https://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2018-3-page-467.htm
"Le dominicain Sertillanges s’adresse à la fois à ceux du dehors, tout spécialement ses contemporains philosophes avec lesquels il n’a cessé de chercher à dialoguer, à commencer par son collègue et ami de l’Institut, Henri Bergson, et ceux du dedans, ses frères chrétiens, non pas à vrai dire les plus simples, qui n’ont nul besoin qu’on ébranle inutilement leurs représentations du Dieu créateur issues du catéchisme et de l’Écriture sainte elle-même, mais plutôt nombre de penseurs ou d’esprits cultivés, ces demi-habiles qui, faute d’être allés assez loin dans l’approfondissement de la doctrine chrétienne de la création, en restent à des « enfantillages », exposant cette doctrine à la « dérision des philosophes »."
"Quand saint Thomas s’interroge sur le quid sit de la création, à l’article premier de la question 45 dans la Prima pars de la Somme de théologie, il s’emploie à justifier la définition qu’il dit reçue de la Glose : « créer c’est faire quelque chose de rien [creare est aliquid ex nihilo facere] », par laquelle la création divine se trouve distinguée d’un processus, supposant toujours de quelque façon une matière préexistante, un aliquid antérieur : génération, transformation, fabrication, production particulière. Mais cette notion essentielle défie tellement notre langage et nos conceptions humaines qu’elle est aussi la source de toutes les confusions, suscitant, selon Sertillanges, une « effroyable imagerie d’Épinal », dont il dresse le tableau dans ses « Notes doctrinales thomistes » en appendice de sa traduction du traité de la création de la Somme :
On trouve tout naturel de dire qu’avant la création il n’y avait rien, sauf Dieu, et ces paroles sont en effet légitimes à un certain point de vue ; mais il faut bien savoir que ce point de vue n’est pas celui de la raison, c’est celui de la pure imagination. […] Avant la création il n’y a rien : qu’est-ce que cela, rationnellement, peut bien vouloir dire ? Comment concevoir un moment où il n’y ait rien ? Un moment, c’est une position du temps, et le temps est une mesure des choses existantes. Il y a donc contradiction formelle à supposer un moment où il n’y ait vraiment rien. L’erreur de cette position tient à ce qu’on se représente avant le monde – et par conséquent avant le temps – une sorte de durée vide, infinie, sans différenciation, tout prête pour recevoir l’être et sa durée à lui, désormais définie et consistante. Mais cela n’a aucun sens. Avant la durée qui mesure l’être, il n’y a aucune durée.
En outre, quand on dit : Avant le monde il n’y a rien, c’est en vue de faire à ce néant succéder le monde. Or une succession dont un des deux termes est le rien est une absurdité manifeste. […] En réalité le néant ne peut rien précéder, et au néant rien ne peut suivre.
En troisième lieu, ceux qui se figurent qu’avant le monde il y a une durée vide sur laquelle vient se poser le point initial de la création, doivent se figurer en conséquence, à ce moment-là, une action de Dieu qui n’avait pas lieu auparavant, et qui ouvre la scène du monde. […] [Mais] Dieu n’agit pas après n’avoir point agi, puisqu’il est immuable. Dieu agit éternellement ; s’il crée, il crée éternellement, et l’on ne peut saisir un moment de cette action souveraine. […] Et de même, par l’action de Dieu, le monde ne devient pas, puisque devenir c’est passer du non-être à l’être, et que pour réussir cette opération il faudrait être déjà d’une certaine façon, comme saint Thomas nous l’a fait comprendre."
"Il n’y a presque aucun écrit de Sertillanges où, ayant à traiter de la création, il ne se réfère, au moins par allusion, à la critique bergsonienne de l’idée de néant, non pour s’y opposer, car il l’a visiblement faite sienne, mais pour montrer que la doctrine chrétienne de la création, telle au moins que comprise par saint Thomas, échappe à cette critique, et Thomas d’Aquin, le répondant, débat fictif non seulement par l’écart temporel des deux protagonistes, mais aussi parce que Bergson, contrairement à ce que Sertillanges laisse entendre, ne s’en est jamais pris, dans sa critique de l’idée de néant, à la doctrine chrétienne de la création ex nihilo qui, à mon sens, n’était pas même dans son horizon de pensée, la préoccupation du philosophe étant avant tout de déjouer les pièges où s’enferme l’intelligence humaine en philosophie de la connaissance et en métaphysique."
" [Sertillanges] n’a pas de mots assez durs contre la thèse répandue chez maints penseurs chrétiens, d’hier ou d’aujourd’hui, selon laquelle la conception antique d’un monde éternel (ou plutôt infini en durée, car il ne s’agit évidemment pas d’une éternité de perfection comme l’éternité divine, mais d’une extension indéterminée) serait en soi contradictoire et de toute façon incompatible avec la notion chrétienne de création à partir de rien : « faiblesse d’argumentation », « entrainement de l’imagination », « illusion », « imaginations pures », « aberration », « pétition de principe », « sophismes »."
"L’apologétique philosophique de Sertillanges : ce n’était pas pour lui qu’une défense sourcilleuse du thomisme contre d’autres écoles, ni même une démonstration de la supériorité éclatante de la doctrine chrétienne sur la philosophie ancienne, mais le moyen de faire se rencontrer et dialoguer « le christianisme et les philosophies », jusqu’aux plus contemporaines, selon le beau titre qu’il a donné lui-même à l’un de ses ouvrages. Et l’on discerne aussitôt qu’il y avait là une conception bien différente du rapport entre christianisme et philosophie(s) que celle engagée dans cette autre forme d’apologétique que fut « la philosophie chrétienne » d’Étienne Gilson."
"La création, explique-t-il, se présente à notre esprit comme une certaine espèce d’action. Or quels sont les éléments habituellement requis pour une action ? Il y faut : 1° un sujet actif ; 2° une matière sur laquelle s’exerce cette action ; 3° un changement, une évolution de cette matière vers le résultat recherché ; 4° ce résultat final lui-même, l’effet de l’action. Dans le cas de la création divine, il y a bien un sujet, Dieu lui-même, mais il n’y a pas de matière d’action, pas même un réceptacle vide qui s’appellerait le néant. En conséquence, il ne peut y avoir aucun changement, aucune mutation, aucun devenir, le devenir étant le passage d’un état à un autre d’une matière donnée. Il reste donc l’effet, le résultat, c’est-à-dire le monde créé existant, mais ce résultat est obtenu sans mutation, donc sans mouvement.
Or, disait saint Thomas lui-même, si l’on supprime le mouvement ou le changement dans une action/passion, il ne demeure qu’une relation, soit des rapports différenciés (diversae habitudines) du « patient », ici le monde créé, à « l’agent », Dieu créateur, et de l’agent au patient. Mais cette relation n’est pas du même ordre selon qu’on la considère du côté de l’agent ou du côté du patient. En Dieu, la création n’entraîne aucune modification de son absolue simplicité, n’ajoute rien à ce qu’il est en lui-même de façon immuable, elle ne le met pas en dépendance du créé. La relation de Dieu au créé est donc qualifiée par Thomas de relation de raison (secundum rationem tantum), tandis que la relation de la créature à Dieu, elle, est réelle (realis) ; elle est bien « quelque chose » (aliquid) dans la créature. « Il reste que la création dans la créature n’est qu’une certaine relation au Créateur, comme au principe de son être » et cette relation, dit encore saint Thomas dans la Somme contre les Gentils, c’est « la dépendance même de l’être créé envers le principe par lequel il est établi »."
"Dépendance du créé au Créateur : « toute relation réelle est une corrélation. Être en relation, c’est être relié, enchaîné pour autant, et Dieu ne peut être dépendant de rien ni de personne. Il faut donc renoncer ici à toute corrélation […] » Voilà qui amène et justifie la formule du P. Sertillanges, que l’on cite souvent sans ses préalables comme s’il s’agissait d’une simple provocation : « Que reste-t-il dès lors entre nos mains ? — Une relation unilatérale de dépendance, et rien d’autre. »
Et Sertillanges d’en tirer aussitôt la conséquence paradoxale, proprement « renversante », mais qui pourtant s’impose :
Pour que la créature soit en rapport avec Dieu, il faut d’abord qu’elle existe. Si c’est ce rapport qui est la création, la création vient donc dans l’ordre de l’être après la créature. C’est le monde renversé, vraiment ! Et c’est cependant ainsi ; cela ne peut être qu’ainsi, étant donné que rien ne s’interpose, rien absolument, entre Dieu cause du monde et le monde commençant ; que le monde est premier temporellement, avec sa qualité de chose dépendante, et que cet attribut, qui est la création même, est nécessairement postérieur pour l’esprit et selon la nature des choses (intellectu et natura, dit saint Thomas) au sujet qu’il réfère à son créateur."
"En tant qu’elle a été définie comme relation, la création est, au sens prédicamental d’Aristote, un accident. Or un accident n’existe que dans un sujet qui le porte et il ne peut exister antérieurement à ce sujet. Le sujet de la relation-création étant le créé, celui-ci « précède » donc sa propre création ! C’est ce qu’expliquait le plus tranquillement du monde saint Thomas dans ce passage du De potentia :
Cette relation [de création] est un accident et, considérée selon son être [secundum esse suum], en tant qu’elle inhère dans un sujet, elle est postérieure à la chose créée, comme un accident est postérieur, selon l’intellect et selon la nature [intellectu et natura], à son sujet, bien qu’il ne s’agisse pas d’un accident qui soit causé à partir des principes du sujet.
Et, dans la Somme de théologie, Thomas insiste :
Si l’on signifie la création à la manière d’un changement, la créature en est le terme. Mais en tant que la création est, en vérité [vere], une relation, la créature est son sujet et la précède dans l’être, comme le sujet précède l’accident."
"L’être est premier, et la causalité seconde : ce « vrai tout court » est certes déroutant pour l’esprit qui a toujours tendance à identifier son appréhension du réel avec le réel même."
"Un tel renversement ou plutôt un tel rétablissement de perspective est pour Sertillanges une libération qui nous fait échapper à la fausse séquence temporelle et déductive construite par notre imagination comme par nos raisonnements conceptuels : 1° il n’y a rien (sauf Dieu) ; 2° Dieu agit, il crée ; 3° donc le monde existe. L’ordre, s’il en faut un, mais qui n’a plus rien de temporel, est plutôt celui-ci : 1° le monde est, il existe ; 2° le monde est dépendant de Dieu comme de sa Source en tout ce qu’il est ; 3° donc le monde est créé."
"Ce n’est pas la question d’un commencement temporel du monde, du « caractère fini de la durée en arrière » que seule la révélation permet aux chrétiens d’affirmer et qui ne constitue pour Sertillanges qu’une « thèse accessoire » dans l’idée de création, mais c’est la question du transcendant qui est ici en jeu, et la façon dont le monde s’y rapporte. En son cœur, dans la « thèse principale » qu’elle implique, l’idée de création signifie, selon Sertillanges, qu’« il y a entre le monde et sa Source une relation extratemporelle ; le monde est suspendu à Dieu en tous ses cas, en toute sa substance, selon tous ses attributs, y compris sa durée, quelle qu’elle puisse être ». C’est donc là, sur ce point précis, celui de la dépendance, de la suspension radicale du monde à sa source transcendante, que porte « le vrai débat entre l’athée et le théiste », ajoute Sertillanges qui n’abandonne jamais sa visée d’apologétique philosophique. Or on fausse ce débat et l’on ruine tout l’effort apologétique lorsque, pour démontrer Dieu, on cherche à prouver un commencement du monde, que l’on confond avec sa création. Le P. Sertillanges remarque très justement que saint Thomas, dans les cinq voies par lesquelles il répond à la question de l’existence de Dieu (Somme de théologie, Ia Pars, q. 2, a. 3), « ne fait appel en aucune à l’idée de commencement ; il s’agit toujours de dépendances actuelles."
"Cette tendance à se conserver, à persévérer et à croître dans l’être, propre à toute nature, toujours orientée vers son bien, la créature ne la tient pas d’elle-même, de son pouvoir, ce n’est pas un conatus à la manière de Spinoza. Elle ne lui vient que de la Cause par qui elle a l’être (a quo habet esse) et par qui elle est conservée. Ainsi Sertillanges ramasse-t-il de façon très synthétique, mais très exacte, la pensée thomiste sur le « néant » par soi et non en soi de la créature : « les créatures, dès là qu’elles existent, tendent à exister et nullement à choir. Mais il faut d’abord qu’elles existent. Or elles n’existent point par elles-mêmes. Et ainsi le secours qui leur est nécessaire n’est pas celui qui les empêcherait de choir quand elles existent, c’est celui qui les fait exister. »."
"Sertillanges oppose, grâce à la distinction des ordres dont Sartre paraît incapable ou qu’il refuse, une autonomie créée, une « autonomie reçue » de Dieu, mais qui « n’en est pas moins radicale » :
Disons-le dès maintenant, c’est précisément parce que Dieu donne tout, que la créature peut demeurer, sous son action, autonome et libre, car il peut lui donner cela même.
Lui et lui seul, précisément comme créateur, a un tel pouvoir. Sa création toute-puissante pose, dans la réalité, des êtres doués d’une consistance propre, d’une spontanéité propre et, pour certains d’entre eux, du pouvoir de déterminer, avec lui, leur propre destin.
De la sorte, on le voit, la solidarité de ces deux notions : la création ex nihilo, la création radicale, sans présupposition aucune, et l’autonomie spontanée ou libre de la créature se présente comme une solidarité absolument infrangible."
-Camille de Belloy, « A. D. Sertillanges, philosophe thomiste de la création », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2018/3 (Tome 102), p. 467-507. DOI : 10.3917/rspt.1023.0467. URL : https://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2018-3-page-467.htm
https://libgen.is/book/index.php?md5=DFF48E3AEB734443BF40CCF18A0F745D
https://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2018-3-page-467.htm
"Le dominicain Sertillanges s’adresse à la fois à ceux du dehors, tout spécialement ses contemporains philosophes avec lesquels il n’a cessé de chercher à dialoguer, à commencer par son collègue et ami de l’Institut, Henri Bergson, et ceux du dedans, ses frères chrétiens, non pas à vrai dire les plus simples, qui n’ont nul besoin qu’on ébranle inutilement leurs représentations du Dieu créateur issues du catéchisme et de l’Écriture sainte elle-même, mais plutôt nombre de penseurs ou d’esprits cultivés, ces demi-habiles qui, faute d’être allés assez loin dans l’approfondissement de la doctrine chrétienne de la création, en restent à des « enfantillages », exposant cette doctrine à la « dérision des philosophes »."
"Quand saint Thomas s’interroge sur le quid sit de la création, à l’article premier de la question 45 dans la Prima pars de la Somme de théologie, il s’emploie à justifier la définition qu’il dit reçue de la Glose : « créer c’est faire quelque chose de rien [creare est aliquid ex nihilo facere] », par laquelle la création divine se trouve distinguée d’un processus, supposant toujours de quelque façon une matière préexistante, un aliquid antérieur : génération, transformation, fabrication, production particulière. Mais cette notion essentielle défie tellement notre langage et nos conceptions humaines qu’elle est aussi la source de toutes les confusions, suscitant, selon Sertillanges, une « effroyable imagerie d’Épinal », dont il dresse le tableau dans ses « Notes doctrinales thomistes » en appendice de sa traduction du traité de la création de la Somme :
On trouve tout naturel de dire qu’avant la création il n’y avait rien, sauf Dieu, et ces paroles sont en effet légitimes à un certain point de vue ; mais il faut bien savoir que ce point de vue n’est pas celui de la raison, c’est celui de la pure imagination. […] Avant la création il n’y a rien : qu’est-ce que cela, rationnellement, peut bien vouloir dire ? Comment concevoir un moment où il n’y ait rien ? Un moment, c’est une position du temps, et le temps est une mesure des choses existantes. Il y a donc contradiction formelle à supposer un moment où il n’y ait vraiment rien. L’erreur de cette position tient à ce qu’on se représente avant le monde – et par conséquent avant le temps – une sorte de durée vide, infinie, sans différenciation, tout prête pour recevoir l’être et sa durée à lui, désormais définie et consistante. Mais cela n’a aucun sens. Avant la durée qui mesure l’être, il n’y a aucune durée.
En outre, quand on dit : Avant le monde il n’y a rien, c’est en vue de faire à ce néant succéder le monde. Or une succession dont un des deux termes est le rien est une absurdité manifeste. […] En réalité le néant ne peut rien précéder, et au néant rien ne peut suivre.
En troisième lieu, ceux qui se figurent qu’avant le monde il y a une durée vide sur laquelle vient se poser le point initial de la création, doivent se figurer en conséquence, à ce moment-là, une action de Dieu qui n’avait pas lieu auparavant, et qui ouvre la scène du monde. […] [Mais] Dieu n’agit pas après n’avoir point agi, puisqu’il est immuable. Dieu agit éternellement ; s’il crée, il crée éternellement, et l’on ne peut saisir un moment de cette action souveraine. […] Et de même, par l’action de Dieu, le monde ne devient pas, puisque devenir c’est passer du non-être à l’être, et que pour réussir cette opération il faudrait être déjà d’une certaine façon, comme saint Thomas nous l’a fait comprendre."
"Il n’y a presque aucun écrit de Sertillanges où, ayant à traiter de la création, il ne se réfère, au moins par allusion, à la critique bergsonienne de l’idée de néant, non pour s’y opposer, car il l’a visiblement faite sienne, mais pour montrer que la doctrine chrétienne de la création, telle au moins que comprise par saint Thomas, échappe à cette critique, et Thomas d’Aquin, le répondant, débat fictif non seulement par l’écart temporel des deux protagonistes, mais aussi parce que Bergson, contrairement à ce que Sertillanges laisse entendre, ne s’en est jamais pris, dans sa critique de l’idée de néant, à la doctrine chrétienne de la création ex nihilo qui, à mon sens, n’était pas même dans son horizon de pensée, la préoccupation du philosophe étant avant tout de déjouer les pièges où s’enferme l’intelligence humaine en philosophie de la connaissance et en métaphysique."
" [Sertillanges] n’a pas de mots assez durs contre la thèse répandue chez maints penseurs chrétiens, d’hier ou d’aujourd’hui, selon laquelle la conception antique d’un monde éternel (ou plutôt infini en durée, car il ne s’agit évidemment pas d’une éternité de perfection comme l’éternité divine, mais d’une extension indéterminée) serait en soi contradictoire et de toute façon incompatible avec la notion chrétienne de création à partir de rien : « faiblesse d’argumentation », « entrainement de l’imagination », « illusion », « imaginations pures », « aberration », « pétition de principe », « sophismes »."
"L’apologétique philosophique de Sertillanges : ce n’était pas pour lui qu’une défense sourcilleuse du thomisme contre d’autres écoles, ni même une démonstration de la supériorité éclatante de la doctrine chrétienne sur la philosophie ancienne, mais le moyen de faire se rencontrer et dialoguer « le christianisme et les philosophies », jusqu’aux plus contemporaines, selon le beau titre qu’il a donné lui-même à l’un de ses ouvrages. Et l’on discerne aussitôt qu’il y avait là une conception bien différente du rapport entre christianisme et philosophie(s) que celle engagée dans cette autre forme d’apologétique que fut « la philosophie chrétienne » d’Étienne Gilson."
"La création, explique-t-il, se présente à notre esprit comme une certaine espèce d’action. Or quels sont les éléments habituellement requis pour une action ? Il y faut : 1° un sujet actif ; 2° une matière sur laquelle s’exerce cette action ; 3° un changement, une évolution de cette matière vers le résultat recherché ; 4° ce résultat final lui-même, l’effet de l’action. Dans le cas de la création divine, il y a bien un sujet, Dieu lui-même, mais il n’y a pas de matière d’action, pas même un réceptacle vide qui s’appellerait le néant. En conséquence, il ne peut y avoir aucun changement, aucune mutation, aucun devenir, le devenir étant le passage d’un état à un autre d’une matière donnée. Il reste donc l’effet, le résultat, c’est-à-dire le monde créé existant, mais ce résultat est obtenu sans mutation, donc sans mouvement.
Or, disait saint Thomas lui-même, si l’on supprime le mouvement ou le changement dans une action/passion, il ne demeure qu’une relation, soit des rapports différenciés (diversae habitudines) du « patient », ici le monde créé, à « l’agent », Dieu créateur, et de l’agent au patient. Mais cette relation n’est pas du même ordre selon qu’on la considère du côté de l’agent ou du côté du patient. En Dieu, la création n’entraîne aucune modification de son absolue simplicité, n’ajoute rien à ce qu’il est en lui-même de façon immuable, elle ne le met pas en dépendance du créé. La relation de Dieu au créé est donc qualifiée par Thomas de relation de raison (secundum rationem tantum), tandis que la relation de la créature à Dieu, elle, est réelle (realis) ; elle est bien « quelque chose » (aliquid) dans la créature. « Il reste que la création dans la créature n’est qu’une certaine relation au Créateur, comme au principe de son être » et cette relation, dit encore saint Thomas dans la Somme contre les Gentils, c’est « la dépendance même de l’être créé envers le principe par lequel il est établi »."
"Dépendance du créé au Créateur : « toute relation réelle est une corrélation. Être en relation, c’est être relié, enchaîné pour autant, et Dieu ne peut être dépendant de rien ni de personne. Il faut donc renoncer ici à toute corrélation […] » Voilà qui amène et justifie la formule du P. Sertillanges, que l’on cite souvent sans ses préalables comme s’il s’agissait d’une simple provocation : « Que reste-t-il dès lors entre nos mains ? — Une relation unilatérale de dépendance, et rien d’autre. »
Et Sertillanges d’en tirer aussitôt la conséquence paradoxale, proprement « renversante », mais qui pourtant s’impose :
Pour que la créature soit en rapport avec Dieu, il faut d’abord qu’elle existe. Si c’est ce rapport qui est la création, la création vient donc dans l’ordre de l’être après la créature. C’est le monde renversé, vraiment ! Et c’est cependant ainsi ; cela ne peut être qu’ainsi, étant donné que rien ne s’interpose, rien absolument, entre Dieu cause du monde et le monde commençant ; que le monde est premier temporellement, avec sa qualité de chose dépendante, et que cet attribut, qui est la création même, est nécessairement postérieur pour l’esprit et selon la nature des choses (intellectu et natura, dit saint Thomas) au sujet qu’il réfère à son créateur."
"En tant qu’elle a été définie comme relation, la création est, au sens prédicamental d’Aristote, un accident. Or un accident n’existe que dans un sujet qui le porte et il ne peut exister antérieurement à ce sujet. Le sujet de la relation-création étant le créé, celui-ci « précède » donc sa propre création ! C’est ce qu’expliquait le plus tranquillement du monde saint Thomas dans ce passage du De potentia :
Cette relation [de création] est un accident et, considérée selon son être [secundum esse suum], en tant qu’elle inhère dans un sujet, elle est postérieure à la chose créée, comme un accident est postérieur, selon l’intellect et selon la nature [intellectu et natura], à son sujet, bien qu’il ne s’agisse pas d’un accident qui soit causé à partir des principes du sujet.
Et, dans la Somme de théologie, Thomas insiste :
Si l’on signifie la création à la manière d’un changement, la créature en est le terme. Mais en tant que la création est, en vérité [vere], une relation, la créature est son sujet et la précède dans l’être, comme le sujet précède l’accident."
"L’être est premier, et la causalité seconde : ce « vrai tout court » est certes déroutant pour l’esprit qui a toujours tendance à identifier son appréhension du réel avec le réel même."
"Un tel renversement ou plutôt un tel rétablissement de perspective est pour Sertillanges une libération qui nous fait échapper à la fausse séquence temporelle et déductive construite par notre imagination comme par nos raisonnements conceptuels : 1° il n’y a rien (sauf Dieu) ; 2° Dieu agit, il crée ; 3° donc le monde existe. L’ordre, s’il en faut un, mais qui n’a plus rien de temporel, est plutôt celui-ci : 1° le monde est, il existe ; 2° le monde est dépendant de Dieu comme de sa Source en tout ce qu’il est ; 3° donc le monde est créé."
"Ce n’est pas la question d’un commencement temporel du monde, du « caractère fini de la durée en arrière » que seule la révélation permet aux chrétiens d’affirmer et qui ne constitue pour Sertillanges qu’une « thèse accessoire » dans l’idée de création, mais c’est la question du transcendant qui est ici en jeu, et la façon dont le monde s’y rapporte. En son cœur, dans la « thèse principale » qu’elle implique, l’idée de création signifie, selon Sertillanges, qu’« il y a entre le monde et sa Source une relation extratemporelle ; le monde est suspendu à Dieu en tous ses cas, en toute sa substance, selon tous ses attributs, y compris sa durée, quelle qu’elle puisse être ». C’est donc là, sur ce point précis, celui de la dépendance, de la suspension radicale du monde à sa source transcendante, que porte « le vrai débat entre l’athée et le théiste », ajoute Sertillanges qui n’abandonne jamais sa visée d’apologétique philosophique. Or on fausse ce débat et l’on ruine tout l’effort apologétique lorsque, pour démontrer Dieu, on cherche à prouver un commencement du monde, que l’on confond avec sa création. Le P. Sertillanges remarque très justement que saint Thomas, dans les cinq voies par lesquelles il répond à la question de l’existence de Dieu (Somme de théologie, Ia Pars, q. 2, a. 3), « ne fait appel en aucune à l’idée de commencement ; il s’agit toujours de dépendances actuelles."
"Cette tendance à se conserver, à persévérer et à croître dans l’être, propre à toute nature, toujours orientée vers son bien, la créature ne la tient pas d’elle-même, de son pouvoir, ce n’est pas un conatus à la manière de Spinoza. Elle ne lui vient que de la Cause par qui elle a l’être (a quo habet esse) et par qui elle est conservée. Ainsi Sertillanges ramasse-t-il de façon très synthétique, mais très exacte, la pensée thomiste sur le « néant » par soi et non en soi de la créature : « les créatures, dès là qu’elles existent, tendent à exister et nullement à choir. Mais il faut d’abord qu’elles existent. Or elles n’existent point par elles-mêmes. Et ainsi le secours qui leur est nécessaire n’est pas celui qui les empêcherait de choir quand elles existent, c’est celui qui les fait exister. »."
"Sertillanges oppose, grâce à la distinction des ordres dont Sartre paraît incapable ou qu’il refuse, une autonomie créée, une « autonomie reçue » de Dieu, mais qui « n’en est pas moins radicale » :
Disons-le dès maintenant, c’est précisément parce que Dieu donne tout, que la créature peut demeurer, sous son action, autonome et libre, car il peut lui donner cela même.
Lui et lui seul, précisément comme créateur, a un tel pouvoir. Sa création toute-puissante pose, dans la réalité, des êtres doués d’une consistance propre, d’une spontanéité propre et, pour certains d’entre eux, du pouvoir de déterminer, avec lui, leur propre destin.
De la sorte, on le voit, la solidarité de ces deux notions : la création ex nihilo, la création radicale, sans présupposition aucune, et l’autonomie spontanée ou libre de la créature se présente comme une solidarité absolument infrangible."
-Camille de Belloy, « A. D. Sertillanges, philosophe thomiste de la création », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2018/3 (Tome 102), p. 467-507. DOI : 10.3917/rspt.1023.0467. URL : https://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2018-3-page-467.htm