https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Conche
"Lucrèce est l’anti-Pascal."
"La fidélité de Lucrèce n’est pas, ne pouvait être servilité. Il condense, développe, enrichit, néglige, organise d’une autre façon les pensées d’Épicure, leur donne une vie nouvelle."
"Nul sage n’a été moins moraliste qu’Épicure. La préoccupation du devoir-être lui est totalement étrangère. Le souverain bien (bonum summum, VI, 26 ) est ce qui vaut en soi, de sorte que, lorsqu’on le possède, la vie inquiète trouve son apaisement, tout désir d’autre chose disparaît, on est sans souci d’un quelconque « futur », et l’on reste sans mouvement dans un instant comme éternel. Or le sage n’a pas à proposer une idée de ce qu’est la fin suprême de la vie, comme si la vie l’avait attendu pour savoir s’orienter, ni à dire que nous devons la poursuivre. Il doit plutôt nous amener à constater avec lui que la nature nous renseigne déjà sur elle pleinement et immédiatement par la sensation. Alors nous lui donnerons son véritable nom qui est plaisir (ἡδονή, voluptas). Le plaisir n’a pas besoin de justification autre que lui-même pour qui le ressent. Il n’est que de le jouir pour savoir qu’il est bon. La douleur n’a pas besoin de condamnation autre qu’elle-même. Il n’est que de la souffrir pour savoir qu’elle est mauvaise. L’un est le bien, l’autre le mal. La leçon immédiate de la nature précède l’enseignement des sages. C’est pourquoi la Venus-voluptas de l’hymne au plaisir par lequel s’ouvre le chant de Lucrèce est aussi la Vénus-nature. Tout être vivant est guidé, dans son comportement, par l’αἴσθησις, sous la forme de l’opposition plaisir-douleur : la douleur, la moindre douleur, la cessation de douleur, le plaisir corrélatif lui permettent de s’orienter. L’homme lui-même n’a pas d’autre guide : il n’y a pas de providence, ni de dieux soucieux d’aider les hommes ; le seul guide auquel se fier est le « divin plaisir » (II, 172)."
"Les plaisirs naturels, si le désir se tient dans les limites physiologiques du besoin, atteignent aisément la pureté. Le plaisir sexuel, par lui-même, n’est pas mêlé de douleur. Aussi, pourvu que l’on ne désire pas au-delà de ce que nous fait désirer la nature, le sage n’est-il point opposé au plaisir de Vénus."
"L’hostilité des épicuriens à l’amour. 1o Il y a d’abord une incompatibilité essentielle entre l’amour et la sagesse : l’amoureux fait dépendre d’autrui son bonheur ; le bonheur du sage, au contraire, ne dépend que de lui seul (αύτάρκεια). 2o L’amitié était la loi de la relation sociale épicurienne. Elle unissait en des sortes de confréries des hommes et des femmes conscients de vivre selon une même vérité ; et, la vérité et l’amitié n’ayant rien d’exclusif, ces groupements sociaux restaient des totalités ouvertes. L’amour, entraînant l’isolement des amants, la formation d’une totalité fermée, aurait rompu le lien social (l’amant qui passe son temps à découvrir l’aimée comme on découvre un monde est perdu pour ses amis philosophes). 3o Mais surtout l’amour, par l’aspiration infinie, inapaisable, dont il s’accompagne, rend impossible le plaisir pur (pura voluptas, IV, 1081). Il est désir d’étreindre un corps choisi et de surmonter sa différence d’avec le nôtre – comme si deux corps pouvaient cesser d’être l’un à l’autre irréductiblement extérieurs. Au lieu d’en rester au plaisir partagé et de s’y concentrer sans décalage, l’amant songe, par-delà son plaisir, à celle qu’il étreint, et aspire à sa possession totale. Mais il ne parvient même pas à rassembler le corps aimé. Il voudrait tout à la fois et n’obtient que des parties : une main, une bouche, etc., et encore sans ordre (tant sa recherche est frénétique), à l’état dispersé comme les membres épars d’Empédocle. Il voudrait l’aimée comme une unité et comme un tout, il n’obtient que le multiple et la partie, et il reste avec sa volonté toujours déçue de totaliser l’intotalisable. L’amour ne fait en somme que gâter le plaisir. Le remède est simple : chasser les simulacres de beauté qui nous hantent, passer d’un corps à l’autre, donc en rester sagement à l’instinct, qui se contente, lui, de la femme en général et se satisfait du « premier corps venu » (IV, 1065). Prenons exemple sur la femme elle-même. Lucrèce n’envisage pas qu’elle puisse rendre amour pour amour : l’amour est unilatéral, dirigé de l’homme vers la femme, celle-ci n’est là que pour dire « oui ». Ce « oui » pourtant peut être « sincère », si la femme rend ardeur pour ardeur ; mais cela signifie seulement qu’elle est alors comme les bêtes que Lucrèce nous dépeint entraînées au printemps par Vénus.
Tel est donc le plaisir dont Vénus est le symbole : le plaisir animal, où l’esprit et l’imagination ne débordent en rien l’immédiateté de la sensation."
"Le plaisir sexuel, par exemple, si pur soit-il, reste un plaisir particulier. Il nous donne la notion du plaisir, non de la vie parfaite (c’est-à-dire du bonheur). Celle-ci suppose l’absence de tout mal (de toute douleur). Les modèles ne peuvent être ici que les dieux. Ils sont nos modèles parce qu’ils existent. Ils nous montrent que l’ataraxie est possible parce qu’ils la réalisent déjà (le possible ne pouvant, selon les épicuriens, précéder le réel). Le doute au sujet de l’existence des dieux aurait entraîné l’effondrement complet du système, car l’homme n’aurait plus eu aucun moyen de se faire une idée de l’ataraxie. Le mot « ataraxie » n’aurait pas de sens, en effet, s’il ne renvoyait, comme tous les autres [...] à un contenu sensible. La notion d’ataraxie vient de la sensation. Nous la devons aux simulacres qui émanent sans cesse du corps des dieux et viennent nous donner (ou du moins pourraient nous donner si notre esprit se tournait vers eux) l’image de la vie parfaite."
"La véhémence antireligieuse de Lucrèce, même si elle ne se trouve pas au même degré chez Épicure, est conforme à l’esprit du système. Puisque la religion nous égare au sujet des dieux, et que la première condition, pour vivre une vie humaine parfaite, est de ne pas se tromper à leur sujet, la lutte antireligieuse est bien l’essentiel. Car l’erreur religieuse n’est pas purement intellectuelle. Puisque la religion commande toute la vie humaine, dès lors qu’elle nous entretient dans la CRAINTE DES DIEUX et de la mort, c’est-à-dire accroît les tourments des hommes au lieu de les en délivrer, elle fait le malheur de l’humanité. Il y a le monde d’un côté, les dieux de l’autre ; les dieux n’interviennent pas dans le monde, et le souci du monde n’effleure pas les dieux. Mais les hommes lièrent les dieux et le monde ; de là la religion, et la misère religieuse de l’homme. Les dieux et le monde étaient connus séparément, mais d’une manière incontestable : le monde par la sensation, les dieux par la vision mentale – mode de connaissance analogue à la sensation (cf. § 5). Pourquoi les lier ? C’est que, d’une part, le monde présentait un caractère dont les hommes crurent, dans leur ignorance, qu’il ne pouvait s’expliquer que par l’action des dieux : il était ordonné (mouvement régulier des astres, etc.) ; et, d’autre part, les dieux possédaient une propriété essentielle qui les rendait capables de gouverner le monde : la puissance suprême [...] L’explication religieuse du monde fut acceptée faute d’une meilleure, et les dieux furent placés dans le ciel [...] Mais, à côté des phénomènes naturels réguliers, il en est d’irréguliers : les phénomènes atmosphériques (tonnerre, foudre, trombes, etc.), certains phénomènes terrestres (tremblements de terre, épidémies, etc.). Si les dieux sont principes d’ordre pour le monde, comment expliquer le désordre ? Il se trouve que le tonnerre, la foudre, les tremblements de terre, etc., sont pour l’homme des causes naturelles de terreur parce qu’ils représentent une menace de douleur et de destruction. Il suffisait dès lors d’interpréter les phénomènes terrifiants comme apportant le châtiment voulu par la colère divine et mérité par l’impiété humaine. On assigna la foudre à Zeus, etc. Le désordre naturel parut cacher un ordre moral, et l’explication du monde par la causalité divine devint une explication totale. Mais, par là même, les hommes tombèrent sous la dépendance complète des dieux, et se condamnèrent à vivre dans la crainte du châtiment. Les terreurs naturelles suscitées par les météores ou les bouleversements terrestres prirent la dimension de terreurs religieuses infiniment plus accablantes. Mais dès lors que les dieux gouvernaient le monde, il importait de connaître et d’interpréter leur volonté, de définir l’impiété. Des hommes eurent pour tâche de dire aux hommes ce que voulaient les dieux. Les prêtres apparurent, avec les prophètes et les devins. Comme si les bouleversements soudains de la terre et de l’atmosphère, les phénomènes irréguliers ou étranges étaient trop peu terrifiants, on imagina les Enfers. Les menaces terrestres ont encore quelque chose d’aléatoire, l’Enfer, puisqu’on n’échappe pas à la mort, constitua un péril épouvantable et certain."
"Mais la crainte de la mort exerce encore ses ravages d’une autre façon : comme source des PASSIONS SOCIALES – amour des richesses, ambition (désir d’autorité et de puissance sociales), envie. Ces passions, naturellement, n’ont de sens que dans une société fondée sur l’inégalité. La déraison dans l’homme suppose une société déraisonnable. Lucrèce marque très précisément l’introduction de la déraison dans l’histoire à l’invention de la propriété privée et de la richesse (jusque-là, il décrivait, alors il juge, V, 1113 sq.). Il y avait eu la sauvagerie, puis l’amitié entre familles, puis la hiérarchie naturelle. Mais richesse et pouvoir, qui peuvent toujours être plus grands qu’ils ne sont, suscitèrent des désirs indéfinis d’en avoir toujours plus. Or, la racine de ces désirs est – principalement – la crainte de la mort. Car l’inégalité sociale est, fondamentalement, inégalité devant la mort. Les pauvres sont plus exposés à la maladie et à la famine, donc à la mort, et les faibles ont plus de chances d’être des victimes. Aussi n’est-ce pas sans quelque apparence de raison (mais ce n’est qu’une simple apparence : le plus sûr est de « vivre caché ») que les hommes riches et importants sont enviés et que l’on fait tout pour acquérir richesses et pouvoir. On cherche la sécurité. Le désir d’ascension sociale est inspiré avant tout par la peur de rester faible et sans défense, sans moyens suffisants de vivre et à la merci de la mort. Il s’agit d’une fuite, mais, de plus, dans la description lucrétienne, d’une fuite terrorisée et panique, s’accompagnant d’excès furieux, comme lors d’un sauve-qui-peut général. Le résultat en est l’endurcissement, la multiplication des crimes, les luttes fratricides, la cruauté (III, 59-73). Ainsi la peur de la mort conduit les hommes à se trouver plus que jamais exposés à la mort."
"L’ambition suppose une société où les hommes sont grandement inégaux en autorité et en puissance, ce qui n’était pas le cas dans les sociétés primitives. L’homme perpétuellement insatisfait par ce que la vie lui apporte n’est certainement pas non plus l’homme primitif, puisque la vie de celui-ci est « semblable à celle des bêtes » (V, 932). [...]
Ainsi, l’Enfer et les séquelles de la maladie religieuse de l’homme, comme cette maladie elle-même, relèvent de la causalité historique. La religion, avec la crainte des dieux et de la mort, ne correspond à rien d’essentiel à l’homme. C’est pourquoi il est possible d’en délivrer l’humanité et de rendre l’homme à lui-même. Et comme la religion a son origine dans une double erreur –au sujet des dieux et au sujet du monde–, cette délivrance ne peut venir que du savoir."
"Il faudrait prouver que les dieux n’interviennent pas dans le monde et que l’âme ne court le risque d’aucun châtiment après la mort. Or la question ne peut être résolue sur le plan du fait, puisque toute connaissance procède de la sensation, qui ne nous révèle rien de négatif. Mais, si l’homme adhère aux croyances religieuses, c’est qu’il croit que l’intervention des dieux dans le gouvernement et les événements du monde, et la survie de l’âme après la mort, sont au moins possibles. On détruirait donc radicalement la source de la croyance si l’on montrait que l’intervention des dieux dans le monde et l’immortalité de l’âme sont impossibles. Ainsi procède Épicure. Il montre : 1o qu’étant donné ce que sont les dieux, ils ne sauraient, sans contradiction, agir sur le monde ou dans le monde ; 2o qu’étant donné ce qu’est le monde, et que, dans le monde, tout se passe par l’effet des seules lois naturelles, on ne saurait admettre, sans contradiction, une quelconque action divine dans le monde (qu’il soit inanimé, animé ou humain) ; 3o qu’étant donné ce qu’est l’âme humaine, c’est-à-dire une production de la nature obéissant aux lois universelles, on ne saurait, sans contradiction, admettre son immortalité. La connaissance de la nature des choses, c’est-à-dire des dieux, du monde et de l’âme humaine, prouve l’impossibilité de la providence, l’impossibilité de l’immortalité de l’âme et du châtiment. La conscience rationnelle, c’est-à-dire la conscience d’impossibilité (de l’impossibilité que soient vraies les propositions contradictoires de celles affirmées), libère l’homme de l’erreur, donc de la religion, donc de la crainte et des aspirations vaines. Lucrèce ne traite que succinctement de la nature des dieux, mais longuement du monde et de l’âme. Or, ce qu’il vise à montrer, ce n’est pas que tout dans le monde peut s’expliquer sans l’intervention des dieux et qu’il n’y a pas de preuves que l’âme soit immortelle, mais c’est : 1o que le monde et ses phénomènes s’expliquent seulement si l’on nie la causalité divine et si l’on accepte l’hypothèse atomique ; 2o que la nature de l’âme et ses propriétés ne laissent pas d’autre alternative que d’en nier l’immortalité."
"Hostilité radicale des épicuriens et de Lucrèce au scepticisme : d’abord parce que le doute et le scepticisme sont les alliés naturels de la religion, car ils en laissent intacte la possibilité (le pari de Pascal suppose un interlocuteur pyrrhonien, l’épicurien le rejetterait pour la simple raison qu’il n’y a aucune chance de gagner), mais surtout parce que le scepticisme ne peut satisfaire l’intelligence : or, l’homme étant intelligent, le contentement n’est possible que si l’intelligence est satisfaite. Non seulement le scepticisme, qui laisse l’homme dans le doute, ne peut lui apporter la paix profonde, mais il l’exclut. La tranquillité de l’âme, la sérénité intérieure ne se fondent que sur le savoir absolu. L’ataraxie n’est possible que chez le sage, comme étant l’homme chez qui la vérité se sait elle-même ; et le repos fondamental en lequel elle consiste à son principe dans la certitude de savoir absolument."
"Il ne s’agit pas du tout de changer quoi que ce soit au sens de l’histoire (l’histoire est déraison et non-sens), mais de sauver l’individu en l’arrachant à l’histoire – car le salut est hors de l’histoire, dans le type d’existence anhistorique d’un cercle épicurien. Avant que l’inégalité sociale ne précipite le déchaînement des conflits et événements historiques, l’amitié régnait, et la hiérarchie sociale ni l’État n’existaient. Or, il s’agit d’en revenir à une semblable union libre et amicale, avec la différence, il est vrai, que le mot « amitié » a radicalement changé de sens. L’AMITIÉ ÉPICURIENNE, en effet, n’était possible que par Épicure et n’est possible que dans Épicure. Son fondement est la conscience qu’ont tous les disciples de vivre dans l’élément de la Vérité, c’est-à-dire dans la même proximité au réel. L’amitié repose sur l’identité – par la communion dans une même vérité. Chacun est bien alors pour l’autre un alter ego, car ils ne peuvent que distinguer d’une même façon ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas, et juger de la même façon sur ce qui est essentiel. Le fondement de l’amitié, et donc de la société humaine raisonnable, est le savoir absolu."
"La doctrine épicurienne est rigoureuse et sévère, amère comme une infusion d’absinthe à qui ne l’a point pratiquée ; aussi décourage-t-elle la foule de ceux qui n’aiment pas les démonstrations – et l’on n’aime pas immédiatement une démonstration car, parce que son intérêt n’apparaît qu’à la fin, pour la suivre il faut vouloir. Mais, pour entendre un beau poème, il n’est pas nécessaire de vouloir : le seul plaisir qu’il donne suffit à retenir l’attention comme par un charme [...] De plus, le ravissement esthétique, en arrachant l’insensé – l’homme de l’insatisfaction, des désirs sans terme assignable et des craintes sans objet – à son agitation vaine, et, déjà en fait, à ses craintes et à sa pusillanimité, le libère pour l’écoute de la vérité et pour l’exercice de l’intelligence. Il lui donne déjà ce grand repos qui caractérise la voluptas épicurienne : donner, pour un moment, le repos du sage à qui ne l’est pas, tel est le privilège de la beauté. Mais si, par l’art seul, l’insensé peut être rendu heureux (et en faisant usage de ce pouvoir en vue d’éduquer, Lucrèce trouve la voie permettant de se faire, à coup sûr, écouter de l’insensé), il n’en reste pas moins insensé, car son bonheur ne dépend pas de lui. La philosophie seule, en lui donnant le savoir, place en lui-même le principe de son bonheur."
"La SENSATION proprement dite, à la différence de l’affection, est, dirions-nous aujourd’hui, « intentionnelle » : elle est sensation de quelque chose. Elle est critère de la vérité (de nos pensées sur la réalité) parce que, en deçà encore de la pensée, elle est ce par quoi il y a pour nous vérité, c’est-à-dire accès à la réalité. Elle est comme la déchirure primordiale de notre être par où la réalité afflue en nous. Douter que la sensation soit, en elle-même, initialement, dévoilement du réel comme il est et nous établisse à un niveau où l’être se livre complètement dans son apparaître, c’est non seulement détruire la possibilité de toute pensée vraie, mais c’est rendre inexplicable le fait même que nous ayons la notion de vérité, c’est-à-dire de réalité. Les sceptiques doutent de la vérité. Mais « d’où leur vient la notion du vrai et du faux » (IV, 476) s’ils nient l’évidence (ένάργεια) où la chose se montre elle-même, c’est-à-dire en sa vérité ? « Il y a une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme » : telle est déjà, avant Pascal, l’objection de Lucrèce.
Que cette idée de la vérité soit issue de l’évidence sensorielle et non d’un autre type d’évidence va de soi : dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l’affectivité, la sensation n’a pas besoin de justification pour celui qui sent. Il y a (du réel, un monde) : c’est par la sensation que nous le savons. Sans elle, la donnée du problème de la philosophie – le monde qu’il s’agit de comprendre – disparaîtrait : il n’y aurait plus rien à comprendre, donc ni problème, ni philosophie. La sensation est critère de vérité, c’est-à-dire qu’elle est le juge ultime de la vérité de tout ce que nous disons et pensons. La raison, loin de pouvoir se faire juge des sens, leur est complètement subordonnée : « Supposons-les trompeurs, la raison tout entière devient mensongère à son tour » (IV, 485).
Autrement dit, la raison n’a pas par elle-même de contact avec l’être, elle ne fait que renvoyer à des raisons, et celles-ci à d’autres encore, mais les chaînes de raisons ne se rattacheraient à rien s’il n’y avait ces points de contact immédiat avec l’être que sont les sensations. La sensation est ce à partir de quoi la raison justifie, mais elle-même n’a pas besoin de preuve : elle est « irrationnelle » (ἄλογος), muette. La vérité implique la pure présence de la chose elle-même et de rien d’autre : si nous ajoutions quoi que ce soit, ce ne serait plus la vérité (IV, 467-. L’expérience qui nous la livre est donc purement réceptive, passive. Telle est l’expérience sensorielle. Le sensible est exactement comme il apparaît. La sensation n’ajoute rien, elle n’a rien de subjectif et de construit ; elle se situe d’ailleurs à un niveau où il n’y a pas encore de « sujet ».
La sensation est infaillible et l’évidence sensorielle a une valeur absolue. Il ne saurait donc y avoir la moindre différence, à cet égard, d’un sens à l’autre, ou, pour un même sens, d’une sensation à une autre, car vouloir corriger les sensations les unes par les autres – celles de la vue par celles de l’ouïe, celles de l’ouïe par celles du toucher, etc. – serait admettre la possibilité de sensations erronées, c’est-à-dire ruiner le fondement de la connaissance. Cependant, si l’on veut préciser la nature de l’évidence sensorielle, il faut la définir comme évidence tangible : sentir, c’est toucher. Le réel, en effet, est ce qui se fait sentir, il est donc corporel. Et comme il n’y a pas d’autre moyen d’accès au réel que la sensation, il n’y a que des corps. Or le rapport immédiat d’un corps et d’un autre corps est le contact.
Toute sensation se ramène donc à un contact. Mais l’odorat, l’ouïe et la vue ne sont-ils pas des sens à distance ? Il n’en est rien. Ils supposent, comme le toucher et le goût, un contact, non, il est vrai, avec les objets mêmes, mais avec leurs émanations. Cette hypothèse s’impose comme permettant seule de comprendre la sensation. Dans le cas de la vue, les émanations sont des pellicules superficielles qui se détachent sans cesse de l’objet et en transportent au loin la couleur et la forme. Un courant continu de telles répliques ou simulacres (simulacra) portant en creux la forme des objets comme des masques se répand autour de chaque chose, se propage de proche en proche et, si nous regardons dans la direction de leur venue, frappe nos yeux. L’image que nous avons de l’objet est le résultat d’un contact direct avec ces copies conformes tirées de l’objet même que sont les simulacres [...] Ainsi, grâce à la théorie des émanations, toutes les sensations, et particulièrement celles de la vue, se trouvent réduites à un contact."
"Mais Épicure et Lucrèce reconnaissent que les simulacres peuvent être déformés, déchirés, rognés, etc. par les milieux traversés. Que devient alors l’infaillibilité de la sensation ?
Pour comprendre leur réponse, il nous faut d’abord quitter le plan de la sensation et passer à celui du CONCEPT ou anticipation (πρόληψις, notities), c’est-à-dire des mots. Autant qu’on puisse le reconstituer, le processus de l’abstraction selon Épicure est le suivant : une même sensation, se répétant dans des contextes sensoriels différents, se trouve comme « abstraite » par le fait même. Elle laisse dans la mémoire une empreinte distinctive qu’un mot peut évoquer. De plus, il est des sensations (telle forme, telle couleur, etc.) qui reviennent souvent ensemble. Le mot, cette fois, n’évoque plus une sensation isolée mais un complexe sensoriel, c’est-à-dire une chose. Le « sens » du mot n’est constitué, de toute façon, que par les sensations auxquelles il renvoie. Un mot signifie des sensations possibles et rien d’autre. Tout discours humain ne vaut que par l’éventualité d’un remplissement sensoriel. S’il n’y avait les sensations, il n’y aurait ni raison ni langage. Il en résulte que les idées ne sauraient précéder les choses mêmes. Il n’y a d’idée que de ce qui est déjà. C’est ainsi (V, 181-2) que les dieux n’ont pu avoir l’idée de monde avant qu’il y ait le monde (aussi n’ont-ils pu le créer). Que signifie « monde » ? Aucun moyen de le savoir si l’on n’a jamais ouvert ses sens à un monde déjà présent. De même les dieux n’ont pu créer l’homme, car, « d’où leur [serait] venue la notion même de l’homme pour savoir et voir clairement dans leur esprit ce qu’ils voulaient faire » (ibid., 182-3) ? Ils n’ont pu, en vue de notre bien, nous donner les yeux pour voir, les jambes pour marcher, car l’existence réelle des sens et des membres a nécessairement précédé la notion de leur utilité (IV, 853-54).
L’interprétation théologique et téléologique se heurte, ici, à une impossibilité de principe. Les choses n’ont pu être pensées avant d’avoir été. Bien entendu, ce qui vaut pour les dieux vaut pour les hommes. Un homme aurait, dit-on, appris à parler aux autres hommes. Mais, objecte Lucrèce, si les hommes n’avaient déjà usé entre eux de la parole, d’où lui serait venue la notion de son utilité (V, 1046- ? Les sceptiques, qui doutent que l’on connaisse jamais la vérité, ne devraient même pas avoir, on l’a vu, les notions de « vrai » et de « faux ». Quant au problème particulier que posent les concepts techniques, Lucrèce le résout en montrant que l’homme ne fait qu’imiter, dans la technique, des opérations déjà effectuées sous ses yeux par la nature inanimée ou vivante : ainsi le frottement des branches d’arbres les unes contre les autres, d’où naît parfois la flamme, lui a enseigné comment produire le feu."
-Marcel Conche, Lucrèce et l'expérience, PUF, 2015 (1967 pour la première édition).
"Lucrèce est l’anti-Pascal."
"La fidélité de Lucrèce n’est pas, ne pouvait être servilité. Il condense, développe, enrichit, néglige, organise d’une autre façon les pensées d’Épicure, leur donne une vie nouvelle."
"Nul sage n’a été moins moraliste qu’Épicure. La préoccupation du devoir-être lui est totalement étrangère. Le souverain bien (bonum summum, VI, 26 ) est ce qui vaut en soi, de sorte que, lorsqu’on le possède, la vie inquiète trouve son apaisement, tout désir d’autre chose disparaît, on est sans souci d’un quelconque « futur », et l’on reste sans mouvement dans un instant comme éternel. Or le sage n’a pas à proposer une idée de ce qu’est la fin suprême de la vie, comme si la vie l’avait attendu pour savoir s’orienter, ni à dire que nous devons la poursuivre. Il doit plutôt nous amener à constater avec lui que la nature nous renseigne déjà sur elle pleinement et immédiatement par la sensation. Alors nous lui donnerons son véritable nom qui est plaisir (ἡδονή, voluptas). Le plaisir n’a pas besoin de justification autre que lui-même pour qui le ressent. Il n’est que de le jouir pour savoir qu’il est bon. La douleur n’a pas besoin de condamnation autre qu’elle-même. Il n’est que de la souffrir pour savoir qu’elle est mauvaise. L’un est le bien, l’autre le mal. La leçon immédiate de la nature précède l’enseignement des sages. C’est pourquoi la Venus-voluptas de l’hymne au plaisir par lequel s’ouvre le chant de Lucrèce est aussi la Vénus-nature. Tout être vivant est guidé, dans son comportement, par l’αἴσθησις, sous la forme de l’opposition plaisir-douleur : la douleur, la moindre douleur, la cessation de douleur, le plaisir corrélatif lui permettent de s’orienter. L’homme lui-même n’a pas d’autre guide : il n’y a pas de providence, ni de dieux soucieux d’aider les hommes ; le seul guide auquel se fier est le « divin plaisir » (II, 172)."
"Les plaisirs naturels, si le désir se tient dans les limites physiologiques du besoin, atteignent aisément la pureté. Le plaisir sexuel, par lui-même, n’est pas mêlé de douleur. Aussi, pourvu que l’on ne désire pas au-delà de ce que nous fait désirer la nature, le sage n’est-il point opposé au plaisir de Vénus."
"L’hostilité des épicuriens à l’amour. 1o Il y a d’abord une incompatibilité essentielle entre l’amour et la sagesse : l’amoureux fait dépendre d’autrui son bonheur ; le bonheur du sage, au contraire, ne dépend que de lui seul (αύτάρκεια). 2o L’amitié était la loi de la relation sociale épicurienne. Elle unissait en des sortes de confréries des hommes et des femmes conscients de vivre selon une même vérité ; et, la vérité et l’amitié n’ayant rien d’exclusif, ces groupements sociaux restaient des totalités ouvertes. L’amour, entraînant l’isolement des amants, la formation d’une totalité fermée, aurait rompu le lien social (l’amant qui passe son temps à découvrir l’aimée comme on découvre un monde est perdu pour ses amis philosophes). 3o Mais surtout l’amour, par l’aspiration infinie, inapaisable, dont il s’accompagne, rend impossible le plaisir pur (pura voluptas, IV, 1081). Il est désir d’étreindre un corps choisi et de surmonter sa différence d’avec le nôtre – comme si deux corps pouvaient cesser d’être l’un à l’autre irréductiblement extérieurs. Au lieu d’en rester au plaisir partagé et de s’y concentrer sans décalage, l’amant songe, par-delà son plaisir, à celle qu’il étreint, et aspire à sa possession totale. Mais il ne parvient même pas à rassembler le corps aimé. Il voudrait tout à la fois et n’obtient que des parties : une main, une bouche, etc., et encore sans ordre (tant sa recherche est frénétique), à l’état dispersé comme les membres épars d’Empédocle. Il voudrait l’aimée comme une unité et comme un tout, il n’obtient que le multiple et la partie, et il reste avec sa volonté toujours déçue de totaliser l’intotalisable. L’amour ne fait en somme que gâter le plaisir. Le remède est simple : chasser les simulacres de beauté qui nous hantent, passer d’un corps à l’autre, donc en rester sagement à l’instinct, qui se contente, lui, de la femme en général et se satisfait du « premier corps venu » (IV, 1065). Prenons exemple sur la femme elle-même. Lucrèce n’envisage pas qu’elle puisse rendre amour pour amour : l’amour est unilatéral, dirigé de l’homme vers la femme, celle-ci n’est là que pour dire « oui ». Ce « oui » pourtant peut être « sincère », si la femme rend ardeur pour ardeur ; mais cela signifie seulement qu’elle est alors comme les bêtes que Lucrèce nous dépeint entraînées au printemps par Vénus.
Tel est donc le plaisir dont Vénus est le symbole : le plaisir animal, où l’esprit et l’imagination ne débordent en rien l’immédiateté de la sensation."
"Le plaisir sexuel, par exemple, si pur soit-il, reste un plaisir particulier. Il nous donne la notion du plaisir, non de la vie parfaite (c’est-à-dire du bonheur). Celle-ci suppose l’absence de tout mal (de toute douleur). Les modèles ne peuvent être ici que les dieux. Ils sont nos modèles parce qu’ils existent. Ils nous montrent que l’ataraxie est possible parce qu’ils la réalisent déjà (le possible ne pouvant, selon les épicuriens, précéder le réel). Le doute au sujet de l’existence des dieux aurait entraîné l’effondrement complet du système, car l’homme n’aurait plus eu aucun moyen de se faire une idée de l’ataraxie. Le mot « ataraxie » n’aurait pas de sens, en effet, s’il ne renvoyait, comme tous les autres [...] à un contenu sensible. La notion d’ataraxie vient de la sensation. Nous la devons aux simulacres qui émanent sans cesse du corps des dieux et viennent nous donner (ou du moins pourraient nous donner si notre esprit se tournait vers eux) l’image de la vie parfaite."
"La véhémence antireligieuse de Lucrèce, même si elle ne se trouve pas au même degré chez Épicure, est conforme à l’esprit du système. Puisque la religion nous égare au sujet des dieux, et que la première condition, pour vivre une vie humaine parfaite, est de ne pas se tromper à leur sujet, la lutte antireligieuse est bien l’essentiel. Car l’erreur religieuse n’est pas purement intellectuelle. Puisque la religion commande toute la vie humaine, dès lors qu’elle nous entretient dans la CRAINTE DES DIEUX et de la mort, c’est-à-dire accroît les tourments des hommes au lieu de les en délivrer, elle fait le malheur de l’humanité. Il y a le monde d’un côté, les dieux de l’autre ; les dieux n’interviennent pas dans le monde, et le souci du monde n’effleure pas les dieux. Mais les hommes lièrent les dieux et le monde ; de là la religion, et la misère religieuse de l’homme. Les dieux et le monde étaient connus séparément, mais d’une manière incontestable : le monde par la sensation, les dieux par la vision mentale – mode de connaissance analogue à la sensation (cf. § 5). Pourquoi les lier ? C’est que, d’une part, le monde présentait un caractère dont les hommes crurent, dans leur ignorance, qu’il ne pouvait s’expliquer que par l’action des dieux : il était ordonné (mouvement régulier des astres, etc.) ; et, d’autre part, les dieux possédaient une propriété essentielle qui les rendait capables de gouverner le monde : la puissance suprême [...] L’explication religieuse du monde fut acceptée faute d’une meilleure, et les dieux furent placés dans le ciel [...] Mais, à côté des phénomènes naturels réguliers, il en est d’irréguliers : les phénomènes atmosphériques (tonnerre, foudre, trombes, etc.), certains phénomènes terrestres (tremblements de terre, épidémies, etc.). Si les dieux sont principes d’ordre pour le monde, comment expliquer le désordre ? Il se trouve que le tonnerre, la foudre, les tremblements de terre, etc., sont pour l’homme des causes naturelles de terreur parce qu’ils représentent une menace de douleur et de destruction. Il suffisait dès lors d’interpréter les phénomènes terrifiants comme apportant le châtiment voulu par la colère divine et mérité par l’impiété humaine. On assigna la foudre à Zeus, etc. Le désordre naturel parut cacher un ordre moral, et l’explication du monde par la causalité divine devint une explication totale. Mais, par là même, les hommes tombèrent sous la dépendance complète des dieux, et se condamnèrent à vivre dans la crainte du châtiment. Les terreurs naturelles suscitées par les météores ou les bouleversements terrestres prirent la dimension de terreurs religieuses infiniment plus accablantes. Mais dès lors que les dieux gouvernaient le monde, il importait de connaître et d’interpréter leur volonté, de définir l’impiété. Des hommes eurent pour tâche de dire aux hommes ce que voulaient les dieux. Les prêtres apparurent, avec les prophètes et les devins. Comme si les bouleversements soudains de la terre et de l’atmosphère, les phénomènes irréguliers ou étranges étaient trop peu terrifiants, on imagina les Enfers. Les menaces terrestres ont encore quelque chose d’aléatoire, l’Enfer, puisqu’on n’échappe pas à la mort, constitua un péril épouvantable et certain."
"Mais la crainte de la mort exerce encore ses ravages d’une autre façon : comme source des PASSIONS SOCIALES – amour des richesses, ambition (désir d’autorité et de puissance sociales), envie. Ces passions, naturellement, n’ont de sens que dans une société fondée sur l’inégalité. La déraison dans l’homme suppose une société déraisonnable. Lucrèce marque très précisément l’introduction de la déraison dans l’histoire à l’invention de la propriété privée et de la richesse (jusque-là, il décrivait, alors il juge, V, 1113 sq.). Il y avait eu la sauvagerie, puis l’amitié entre familles, puis la hiérarchie naturelle. Mais richesse et pouvoir, qui peuvent toujours être plus grands qu’ils ne sont, suscitèrent des désirs indéfinis d’en avoir toujours plus. Or, la racine de ces désirs est – principalement – la crainte de la mort. Car l’inégalité sociale est, fondamentalement, inégalité devant la mort. Les pauvres sont plus exposés à la maladie et à la famine, donc à la mort, et les faibles ont plus de chances d’être des victimes. Aussi n’est-ce pas sans quelque apparence de raison (mais ce n’est qu’une simple apparence : le plus sûr est de « vivre caché ») que les hommes riches et importants sont enviés et que l’on fait tout pour acquérir richesses et pouvoir. On cherche la sécurité. Le désir d’ascension sociale est inspiré avant tout par la peur de rester faible et sans défense, sans moyens suffisants de vivre et à la merci de la mort. Il s’agit d’une fuite, mais, de plus, dans la description lucrétienne, d’une fuite terrorisée et panique, s’accompagnant d’excès furieux, comme lors d’un sauve-qui-peut général. Le résultat en est l’endurcissement, la multiplication des crimes, les luttes fratricides, la cruauté (III, 59-73). Ainsi la peur de la mort conduit les hommes à se trouver plus que jamais exposés à la mort."
"L’ambition suppose une société où les hommes sont grandement inégaux en autorité et en puissance, ce qui n’était pas le cas dans les sociétés primitives. L’homme perpétuellement insatisfait par ce que la vie lui apporte n’est certainement pas non plus l’homme primitif, puisque la vie de celui-ci est « semblable à celle des bêtes » (V, 932). [...]
Ainsi, l’Enfer et les séquelles de la maladie religieuse de l’homme, comme cette maladie elle-même, relèvent de la causalité historique. La religion, avec la crainte des dieux et de la mort, ne correspond à rien d’essentiel à l’homme. C’est pourquoi il est possible d’en délivrer l’humanité et de rendre l’homme à lui-même. Et comme la religion a son origine dans une double erreur –au sujet des dieux et au sujet du monde–, cette délivrance ne peut venir que du savoir."
"Il faudrait prouver que les dieux n’interviennent pas dans le monde et que l’âme ne court le risque d’aucun châtiment après la mort. Or la question ne peut être résolue sur le plan du fait, puisque toute connaissance procède de la sensation, qui ne nous révèle rien de négatif. Mais, si l’homme adhère aux croyances religieuses, c’est qu’il croit que l’intervention des dieux dans le gouvernement et les événements du monde, et la survie de l’âme après la mort, sont au moins possibles. On détruirait donc radicalement la source de la croyance si l’on montrait que l’intervention des dieux dans le monde et l’immortalité de l’âme sont impossibles. Ainsi procède Épicure. Il montre : 1o qu’étant donné ce que sont les dieux, ils ne sauraient, sans contradiction, agir sur le monde ou dans le monde ; 2o qu’étant donné ce qu’est le monde, et que, dans le monde, tout se passe par l’effet des seules lois naturelles, on ne saurait admettre, sans contradiction, une quelconque action divine dans le monde (qu’il soit inanimé, animé ou humain) ; 3o qu’étant donné ce qu’est l’âme humaine, c’est-à-dire une production de la nature obéissant aux lois universelles, on ne saurait, sans contradiction, admettre son immortalité. La connaissance de la nature des choses, c’est-à-dire des dieux, du monde et de l’âme humaine, prouve l’impossibilité de la providence, l’impossibilité de l’immortalité de l’âme et du châtiment. La conscience rationnelle, c’est-à-dire la conscience d’impossibilité (de l’impossibilité que soient vraies les propositions contradictoires de celles affirmées), libère l’homme de l’erreur, donc de la religion, donc de la crainte et des aspirations vaines. Lucrèce ne traite que succinctement de la nature des dieux, mais longuement du monde et de l’âme. Or, ce qu’il vise à montrer, ce n’est pas que tout dans le monde peut s’expliquer sans l’intervention des dieux et qu’il n’y a pas de preuves que l’âme soit immortelle, mais c’est : 1o que le monde et ses phénomènes s’expliquent seulement si l’on nie la causalité divine et si l’on accepte l’hypothèse atomique ; 2o que la nature de l’âme et ses propriétés ne laissent pas d’autre alternative que d’en nier l’immortalité."
"Hostilité radicale des épicuriens et de Lucrèce au scepticisme : d’abord parce que le doute et le scepticisme sont les alliés naturels de la religion, car ils en laissent intacte la possibilité (le pari de Pascal suppose un interlocuteur pyrrhonien, l’épicurien le rejetterait pour la simple raison qu’il n’y a aucune chance de gagner), mais surtout parce que le scepticisme ne peut satisfaire l’intelligence : or, l’homme étant intelligent, le contentement n’est possible que si l’intelligence est satisfaite. Non seulement le scepticisme, qui laisse l’homme dans le doute, ne peut lui apporter la paix profonde, mais il l’exclut. La tranquillité de l’âme, la sérénité intérieure ne se fondent que sur le savoir absolu. L’ataraxie n’est possible que chez le sage, comme étant l’homme chez qui la vérité se sait elle-même ; et le repos fondamental en lequel elle consiste à son principe dans la certitude de savoir absolument."
"Il ne s’agit pas du tout de changer quoi que ce soit au sens de l’histoire (l’histoire est déraison et non-sens), mais de sauver l’individu en l’arrachant à l’histoire – car le salut est hors de l’histoire, dans le type d’existence anhistorique d’un cercle épicurien. Avant que l’inégalité sociale ne précipite le déchaînement des conflits et événements historiques, l’amitié régnait, et la hiérarchie sociale ni l’État n’existaient. Or, il s’agit d’en revenir à une semblable union libre et amicale, avec la différence, il est vrai, que le mot « amitié » a radicalement changé de sens. L’AMITIÉ ÉPICURIENNE, en effet, n’était possible que par Épicure et n’est possible que dans Épicure. Son fondement est la conscience qu’ont tous les disciples de vivre dans l’élément de la Vérité, c’est-à-dire dans la même proximité au réel. L’amitié repose sur l’identité – par la communion dans une même vérité. Chacun est bien alors pour l’autre un alter ego, car ils ne peuvent que distinguer d’une même façon ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas, et juger de la même façon sur ce qui est essentiel. Le fondement de l’amitié, et donc de la société humaine raisonnable, est le savoir absolu."
"La doctrine épicurienne est rigoureuse et sévère, amère comme une infusion d’absinthe à qui ne l’a point pratiquée ; aussi décourage-t-elle la foule de ceux qui n’aiment pas les démonstrations – et l’on n’aime pas immédiatement une démonstration car, parce que son intérêt n’apparaît qu’à la fin, pour la suivre il faut vouloir. Mais, pour entendre un beau poème, il n’est pas nécessaire de vouloir : le seul plaisir qu’il donne suffit à retenir l’attention comme par un charme [...] De plus, le ravissement esthétique, en arrachant l’insensé – l’homme de l’insatisfaction, des désirs sans terme assignable et des craintes sans objet – à son agitation vaine, et, déjà en fait, à ses craintes et à sa pusillanimité, le libère pour l’écoute de la vérité et pour l’exercice de l’intelligence. Il lui donne déjà ce grand repos qui caractérise la voluptas épicurienne : donner, pour un moment, le repos du sage à qui ne l’est pas, tel est le privilège de la beauté. Mais si, par l’art seul, l’insensé peut être rendu heureux (et en faisant usage de ce pouvoir en vue d’éduquer, Lucrèce trouve la voie permettant de se faire, à coup sûr, écouter de l’insensé), il n’en reste pas moins insensé, car son bonheur ne dépend pas de lui. La philosophie seule, en lui donnant le savoir, place en lui-même le principe de son bonheur."
"La SENSATION proprement dite, à la différence de l’affection, est, dirions-nous aujourd’hui, « intentionnelle » : elle est sensation de quelque chose. Elle est critère de la vérité (de nos pensées sur la réalité) parce que, en deçà encore de la pensée, elle est ce par quoi il y a pour nous vérité, c’est-à-dire accès à la réalité. Elle est comme la déchirure primordiale de notre être par où la réalité afflue en nous. Douter que la sensation soit, en elle-même, initialement, dévoilement du réel comme il est et nous établisse à un niveau où l’être se livre complètement dans son apparaître, c’est non seulement détruire la possibilité de toute pensée vraie, mais c’est rendre inexplicable le fait même que nous ayons la notion de vérité, c’est-à-dire de réalité. Les sceptiques doutent de la vérité. Mais « d’où leur vient la notion du vrai et du faux » (IV, 476) s’ils nient l’évidence (ένάργεια) où la chose se montre elle-même, c’est-à-dire en sa vérité ? « Il y a une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme » : telle est déjà, avant Pascal, l’objection de Lucrèce.
Que cette idée de la vérité soit issue de l’évidence sensorielle et non d’un autre type d’évidence va de soi : dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l’affectivité, la sensation n’a pas besoin de justification pour celui qui sent. Il y a (du réel, un monde) : c’est par la sensation que nous le savons. Sans elle, la donnée du problème de la philosophie – le monde qu’il s’agit de comprendre – disparaîtrait : il n’y aurait plus rien à comprendre, donc ni problème, ni philosophie. La sensation est critère de vérité, c’est-à-dire qu’elle est le juge ultime de la vérité de tout ce que nous disons et pensons. La raison, loin de pouvoir se faire juge des sens, leur est complètement subordonnée : « Supposons-les trompeurs, la raison tout entière devient mensongère à son tour » (IV, 485).
Autrement dit, la raison n’a pas par elle-même de contact avec l’être, elle ne fait que renvoyer à des raisons, et celles-ci à d’autres encore, mais les chaînes de raisons ne se rattacheraient à rien s’il n’y avait ces points de contact immédiat avec l’être que sont les sensations. La sensation est ce à partir de quoi la raison justifie, mais elle-même n’a pas besoin de preuve : elle est « irrationnelle » (ἄλογος), muette. La vérité implique la pure présence de la chose elle-même et de rien d’autre : si nous ajoutions quoi que ce soit, ce ne serait plus la vérité (IV, 467-. L’expérience qui nous la livre est donc purement réceptive, passive. Telle est l’expérience sensorielle. Le sensible est exactement comme il apparaît. La sensation n’ajoute rien, elle n’a rien de subjectif et de construit ; elle se situe d’ailleurs à un niveau où il n’y a pas encore de « sujet ».
La sensation est infaillible et l’évidence sensorielle a une valeur absolue. Il ne saurait donc y avoir la moindre différence, à cet égard, d’un sens à l’autre, ou, pour un même sens, d’une sensation à une autre, car vouloir corriger les sensations les unes par les autres – celles de la vue par celles de l’ouïe, celles de l’ouïe par celles du toucher, etc. – serait admettre la possibilité de sensations erronées, c’est-à-dire ruiner le fondement de la connaissance. Cependant, si l’on veut préciser la nature de l’évidence sensorielle, il faut la définir comme évidence tangible : sentir, c’est toucher. Le réel, en effet, est ce qui se fait sentir, il est donc corporel. Et comme il n’y a pas d’autre moyen d’accès au réel que la sensation, il n’y a que des corps. Or le rapport immédiat d’un corps et d’un autre corps est le contact.
Toute sensation se ramène donc à un contact. Mais l’odorat, l’ouïe et la vue ne sont-ils pas des sens à distance ? Il n’en est rien. Ils supposent, comme le toucher et le goût, un contact, non, il est vrai, avec les objets mêmes, mais avec leurs émanations. Cette hypothèse s’impose comme permettant seule de comprendre la sensation. Dans le cas de la vue, les émanations sont des pellicules superficielles qui se détachent sans cesse de l’objet et en transportent au loin la couleur et la forme. Un courant continu de telles répliques ou simulacres (simulacra) portant en creux la forme des objets comme des masques se répand autour de chaque chose, se propage de proche en proche et, si nous regardons dans la direction de leur venue, frappe nos yeux. L’image que nous avons de l’objet est le résultat d’un contact direct avec ces copies conformes tirées de l’objet même que sont les simulacres [...] Ainsi, grâce à la théorie des émanations, toutes les sensations, et particulièrement celles de la vue, se trouvent réduites à un contact."
"Mais Épicure et Lucrèce reconnaissent que les simulacres peuvent être déformés, déchirés, rognés, etc. par les milieux traversés. Que devient alors l’infaillibilité de la sensation ?
Pour comprendre leur réponse, il nous faut d’abord quitter le plan de la sensation et passer à celui du CONCEPT ou anticipation (πρόληψις, notities), c’est-à-dire des mots. Autant qu’on puisse le reconstituer, le processus de l’abstraction selon Épicure est le suivant : une même sensation, se répétant dans des contextes sensoriels différents, se trouve comme « abstraite » par le fait même. Elle laisse dans la mémoire une empreinte distinctive qu’un mot peut évoquer. De plus, il est des sensations (telle forme, telle couleur, etc.) qui reviennent souvent ensemble. Le mot, cette fois, n’évoque plus une sensation isolée mais un complexe sensoriel, c’est-à-dire une chose. Le « sens » du mot n’est constitué, de toute façon, que par les sensations auxquelles il renvoie. Un mot signifie des sensations possibles et rien d’autre. Tout discours humain ne vaut que par l’éventualité d’un remplissement sensoriel. S’il n’y avait les sensations, il n’y aurait ni raison ni langage. Il en résulte que les idées ne sauraient précéder les choses mêmes. Il n’y a d’idée que de ce qui est déjà. C’est ainsi (V, 181-2) que les dieux n’ont pu avoir l’idée de monde avant qu’il y ait le monde (aussi n’ont-ils pu le créer). Que signifie « monde » ? Aucun moyen de le savoir si l’on n’a jamais ouvert ses sens à un monde déjà présent. De même les dieux n’ont pu créer l’homme, car, « d’où leur [serait] venue la notion même de l’homme pour savoir et voir clairement dans leur esprit ce qu’ils voulaient faire » (ibid., 182-3) ? Ils n’ont pu, en vue de notre bien, nous donner les yeux pour voir, les jambes pour marcher, car l’existence réelle des sens et des membres a nécessairement précédé la notion de leur utilité (IV, 853-54).
L’interprétation théologique et téléologique se heurte, ici, à une impossibilité de principe. Les choses n’ont pu être pensées avant d’avoir été. Bien entendu, ce qui vaut pour les dieux vaut pour les hommes. Un homme aurait, dit-on, appris à parler aux autres hommes. Mais, objecte Lucrèce, si les hommes n’avaient déjà usé entre eux de la parole, d’où lui serait venue la notion de son utilité (V, 1046- ? Les sceptiques, qui doutent que l’on connaisse jamais la vérité, ne devraient même pas avoir, on l’a vu, les notions de « vrai » et de « faux ». Quant au problème particulier que posent les concepts techniques, Lucrèce le résout en montrant que l’homme ne fait qu’imiter, dans la technique, des opérations déjà effectuées sous ses yeux par la nature inanimée ou vivante : ainsi le frottement des branches d’arbres les unes contre les autres, d’où naît parfois la flamme, lui a enseigné comment produire le feu."
-Marcel Conche, Lucrèce et l'expérience, PUF, 2015 (1967 pour la première édition).
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 3 Fév - 9:36, édité 3 fois