https://www.pantheonsorbonne.fr/page-perso/bbinoche
"Ce que rencontre de facto l’historien scrupuleux, ce sont des paradigmes concurrents qui ont connu des fortunes diverses et entremêlées, et dont il n’y a aucun lieu de présumer a priori que l’un d’entre eux l’emporterait sur les autres comme la forme achevée sur l’ébauche. La raison du tableau historique français (Condorcet), l’expérience de l’histoire naturelle écossaise de l’humanité (Ferguson), la vie de la théodicée allemande de l’histoire (Iselin) se dessinent alors comme les trois volets d’un triptyque où certains motifs se répètent analogiquement tandis que d’autres, au contraire, réapparaissent au prix de déformations patentes et que d’autres encore marquent de leur empreinte caractéristique et unique le lieu de leur élaboration. Or ce qu’il y a de commun à ces trois figures, ce n’est pas une sorte d’axiomatique, mais un tiers négatif : toutes trois répondent différemment, en fonction de leurs besoins et de leurs matériaux, au formidable défi du second Discours de Rousseau, lequel ne fournissait certes pas une philosophie de l’histoire, mais bien ce qu’il fallait commencer par récuser pour qu’advienne toute philosophie de l’histoire. Immanquablement, les philosophes de l’histoire commencent par réintégrer les faits que Rousseau prétendait écarter pour concevoir l’inégalité et, ce faisant, ils écrivent autre chose qu’une généalogie de l’homme social : une histoire réfléchie, mais réfléchie variablement, des hommes en tant que toujours déjà assujettis à des formes successives de socialisation empiriquement assignables et s’ordonnant en un ensemble perceptible comme tel autrement qu’à travers le prisme caduc de la Providence.
Bien entendu, une telle analyse taillait souvent à la serpe et passait par pertes et profits bien des auteurs décisifs (Vico, Buffon, Montesquieu), voire ce qu’on pourrait carrément désigner comme la quatrième source des philosophies de l’histoire, à savoir celle, anglaise et non écossaise, des Protestant Dissenters qui culmine chez William Godwin, en 1798, l’année même où Kant publie Der Streit der Fakultäten, dans la troisième édition de l’Enquiry Concerning Political Justice." (p.3)
"En 1764, Isaak Iselin publie la première grande théodicée de l’histoire, Über die Geschichte der Menschheit ; en 1765, Voltaire parle, pour la première fois, de Philosophie de l’histoire pour intituler un petit ouvrage paru sous le nom de l’abbé Bazin; en 1767, Adam Ferguson publie la première grande « histoire naturelle » socio-économico-politique de l’humanité sous le titre Essay on the History of Civil Society. Soit, en aval, trois autres points de repère, non moins décisifs: en 1793, Condorcet travaille à son fameux Tableau historique ; en 1794, Dugald Stewart, préfaçant un recueil d’essais d’Adam Smith, engage, post festum, une réflexion méthodologique sur l’« histoire naturelle »; enfin, en 1798, dans la seconde partie du Streit der Fakultäten, Kant s’interroge une dernière fois sur la légitimité de la théodicée de l’histoire. Ces six balises délimitent le territoire qui sera ici arpenté.
Elles indiquent d’emblée que les tenants des Lumières, du Scottish Enlightenment et de l’Aufklärung ont simultanément injecté l’histoire dans la nature humaine sans qu’il soit possible de les aligner sur le fil d’une découverte progressive où des précurseurs français et écossais auraient annoncé de grands génies allemands qui auraient à leur tour accompli les pressentiments de leurs précurseurs; mais sans qu’il soit possible non plus de les aligner sur le fil d’une dégradation continue –celle, par exemple, de la « sécularisation » chère à Löwith– qui aurait dû irrémédiablement conduire au désastre. [...]
Ces trois figures ont procédé d’une récusation commune: celle de la scission genèse rationnelle/histoire empirique telle que Hobbes l’avait mise en place et telle qu’elle se trouva radicalisée sous sa forme la plus extrême dans ces deux grands ouvrages, apparemment antagonistes mais réellement complémentaires dans leurs tensions respectives, que furent le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et l’Essai sur les mœurs.
En effet, pour que des métaphysiques de l’histoire deviennent possibles, il fallait d’abord cesser de penser l’histoire comme l’envers de la genèse, comme ce chaos déraisonnable de faits où vociféreraient inlassablement les passions humaines tandis que, là où tous les faits sont écartés, pourrait se déployer sans encombres le récit rationnel, anhistorique et conjectural des origines de la société civile. Autrement dit, il fallait se mettre en état de (ré) introduire le sens dans les faits." (pp.5-6)
"Il est difficile d’admettre [avec Arendt] sur le mode d’un simple constat que le « concept moderne d’histoire [...] est né dans les mêmes XVIe et XVIIe siècles qui inaugurèrent le développement gigantesque des sciences de la nature »." (p.9)
"Soit la mise en place de la genèse contractualiste par Hobbes: la question n’est pas tant ici de savoir ce qu’elle raconte que de savoir dans quel temps elle le raconte, si ce n’est pas celui de l’histoire, et quel rapport entretient celui-ci avec celui-là." (p.11)
" [Hobbes] soumet ainsi le champ politique au principe mécaniste selon lequel comprendre, c’est (re)construire. Que cette identification s’autorise du paradigme mécanique de l’automate qu’il faut démonter et remonter pour se rendre intelligible son fonctionnement ou du paradigme géométrique où « rien de plus n’est requis pour connaître les particularités d’une figure quelconque que de considérer tout ce qui découle de la construction que nous avons faite nous-mêmes pour tracer les figures » – Hobbes la met en œuvre, au grand dam de Descartes, pour engager une formulation mécaniste de la question politique: comprendre ce qu’est la Civitas, c’est désormais savoir comment l’engendrer à partir de ses composantes, les individus. Un tel mode d’intelligibilité entraîne, ipso facto, l’identification de la république ainsi reconstruite à un automate, à un « homme artificiel » (L, introd., 81) qui peut et doit faire l’objet d’une maîtrise rationnelle ; Helvétius dira très clairement: « un État est une machine mue par différents ressorts, dont il faut augmenter ou diminuer la force proportionnellement au jeu de ces ressorts entre eux, et à l’effet qu’on veut produire »." (pp.11-12)
-Bertrand Binoche, Les trois sources des philosophies de l'histoire (1764-1798), Presses de l’Université Laval, 2008, 248 pages.
"Ce que rencontre de facto l’historien scrupuleux, ce sont des paradigmes concurrents qui ont connu des fortunes diverses et entremêlées, et dont il n’y a aucun lieu de présumer a priori que l’un d’entre eux l’emporterait sur les autres comme la forme achevée sur l’ébauche. La raison du tableau historique français (Condorcet), l’expérience de l’histoire naturelle écossaise de l’humanité (Ferguson), la vie de la théodicée allemande de l’histoire (Iselin) se dessinent alors comme les trois volets d’un triptyque où certains motifs se répètent analogiquement tandis que d’autres, au contraire, réapparaissent au prix de déformations patentes et que d’autres encore marquent de leur empreinte caractéristique et unique le lieu de leur élaboration. Or ce qu’il y a de commun à ces trois figures, ce n’est pas une sorte d’axiomatique, mais un tiers négatif : toutes trois répondent différemment, en fonction de leurs besoins et de leurs matériaux, au formidable défi du second Discours de Rousseau, lequel ne fournissait certes pas une philosophie de l’histoire, mais bien ce qu’il fallait commencer par récuser pour qu’advienne toute philosophie de l’histoire. Immanquablement, les philosophes de l’histoire commencent par réintégrer les faits que Rousseau prétendait écarter pour concevoir l’inégalité et, ce faisant, ils écrivent autre chose qu’une généalogie de l’homme social : une histoire réfléchie, mais réfléchie variablement, des hommes en tant que toujours déjà assujettis à des formes successives de socialisation empiriquement assignables et s’ordonnant en un ensemble perceptible comme tel autrement qu’à travers le prisme caduc de la Providence.
Bien entendu, une telle analyse taillait souvent à la serpe et passait par pertes et profits bien des auteurs décisifs (Vico, Buffon, Montesquieu), voire ce qu’on pourrait carrément désigner comme la quatrième source des philosophies de l’histoire, à savoir celle, anglaise et non écossaise, des Protestant Dissenters qui culmine chez William Godwin, en 1798, l’année même où Kant publie Der Streit der Fakultäten, dans la troisième édition de l’Enquiry Concerning Political Justice." (p.3)
"En 1764, Isaak Iselin publie la première grande théodicée de l’histoire, Über die Geschichte der Menschheit ; en 1765, Voltaire parle, pour la première fois, de Philosophie de l’histoire pour intituler un petit ouvrage paru sous le nom de l’abbé Bazin; en 1767, Adam Ferguson publie la première grande « histoire naturelle » socio-économico-politique de l’humanité sous le titre Essay on the History of Civil Society. Soit, en aval, trois autres points de repère, non moins décisifs: en 1793, Condorcet travaille à son fameux Tableau historique ; en 1794, Dugald Stewart, préfaçant un recueil d’essais d’Adam Smith, engage, post festum, une réflexion méthodologique sur l’« histoire naturelle »; enfin, en 1798, dans la seconde partie du Streit der Fakultäten, Kant s’interroge une dernière fois sur la légitimité de la théodicée de l’histoire. Ces six balises délimitent le territoire qui sera ici arpenté.
Elles indiquent d’emblée que les tenants des Lumières, du Scottish Enlightenment et de l’Aufklärung ont simultanément injecté l’histoire dans la nature humaine sans qu’il soit possible de les aligner sur le fil d’une découverte progressive où des précurseurs français et écossais auraient annoncé de grands génies allemands qui auraient à leur tour accompli les pressentiments de leurs précurseurs; mais sans qu’il soit possible non plus de les aligner sur le fil d’une dégradation continue –celle, par exemple, de la « sécularisation » chère à Löwith– qui aurait dû irrémédiablement conduire au désastre. [...]
Ces trois figures ont procédé d’une récusation commune: celle de la scission genèse rationnelle/histoire empirique telle que Hobbes l’avait mise en place et telle qu’elle se trouva radicalisée sous sa forme la plus extrême dans ces deux grands ouvrages, apparemment antagonistes mais réellement complémentaires dans leurs tensions respectives, que furent le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et l’Essai sur les mœurs.
En effet, pour que des métaphysiques de l’histoire deviennent possibles, il fallait d’abord cesser de penser l’histoire comme l’envers de la genèse, comme ce chaos déraisonnable de faits où vociféreraient inlassablement les passions humaines tandis que, là où tous les faits sont écartés, pourrait se déployer sans encombres le récit rationnel, anhistorique et conjectural des origines de la société civile. Autrement dit, il fallait se mettre en état de (ré) introduire le sens dans les faits." (pp.5-6)
"Il est difficile d’admettre [avec Arendt] sur le mode d’un simple constat que le « concept moderne d’histoire [...] est né dans les mêmes XVIe et XVIIe siècles qui inaugurèrent le développement gigantesque des sciences de la nature »." (p.9)
"Soit la mise en place de la genèse contractualiste par Hobbes: la question n’est pas tant ici de savoir ce qu’elle raconte que de savoir dans quel temps elle le raconte, si ce n’est pas celui de l’histoire, et quel rapport entretient celui-ci avec celui-là." (p.11)
" [Hobbes] soumet ainsi le champ politique au principe mécaniste selon lequel comprendre, c’est (re)construire. Que cette identification s’autorise du paradigme mécanique de l’automate qu’il faut démonter et remonter pour se rendre intelligible son fonctionnement ou du paradigme géométrique où « rien de plus n’est requis pour connaître les particularités d’une figure quelconque que de considérer tout ce qui découle de la construction que nous avons faite nous-mêmes pour tracer les figures » – Hobbes la met en œuvre, au grand dam de Descartes, pour engager une formulation mécaniste de la question politique: comprendre ce qu’est la Civitas, c’est désormais savoir comment l’engendrer à partir de ses composantes, les individus. Un tel mode d’intelligibilité entraîne, ipso facto, l’identification de la république ainsi reconstruite à un automate, à un « homme artificiel » (L, introd., 81) qui peut et doit faire l’objet d’une maîtrise rationnelle ; Helvétius dira très clairement: « un État est une machine mue par différents ressorts, dont il faut augmenter ou diminuer la force proportionnellement au jeu de ces ressorts entre eux, et à l’effet qu’on veut produire »." (pp.11-12)
-Bertrand Binoche, Les trois sources des philosophies de l'histoire (1764-1798), Presses de l’Université Laval, 2008, 248 pages.