"On accuse souvent la philosophie de ne servir à rien, de ne répondre à aucun besoin réel et de n'offrir aucun but concret à l'humanité. [...]
La philosophie ne doit pas se réduire à une spéculation abstraite sur des concepts figés. La vie est l'épreuve ultime à laquelle il faut sans cesse la soumettre. Bergson, dont la devise
était : « Penser en homme d'action et agir en homme de pensée », voyait en elle une lumière capable de réchauffer et d'illuminer la vie de tous les jours. Car, outre notre besoin de
vivre, nous voulons bien vivre. Le but de la philosophie est de nous y préparer. La promesse qui nous est faite est celle d'une joie que la science ne peut nous donner. Il faut d'abord chercher pourquoi la joie nous fait défaut, et ce qui est requis pour y parvenir. Donnons d'emblée la réponse : pour bien vivre, nous avons besoin de susciter et de garder éveillé en nous l'élan de création qui est à l'origine de la vie. La pure joie est toujours celle qui naît à l'intérieur d'un esprit créateur. Celle d'une mère qui a donné la vie, ou celle d'un artisan qui voit prospérer son travail, est aussi grande que la joie de l'artiste qui a enfanté un chef-d'œuvre. Lorsque notre propre vie constitue l'ouvrage à faire, la joie est infinie et durable.
Pour qui sait l'observer, l'univers entier dans ses moindres recoins poursuit cette entreprise de création. Se fondre dans le Tout semble ainsi le seul moyen qui ouvre la voie vers la félicité suprême. Car le malheur de l'homme ne vient pas uniquement des souffrances - qu'on peut toujours soulager par un médicament. Coupés de nous-mêmes, des autres et des choses, nous ne souffrons même plus. Le plus inquiétant est donc que nous ne ressentons plus rien, que nous finissons par nous fermer à nos sentiments. Anesthésiés du cœur, nous devenons insensibles." (pp.1-2)
"Sans les habitudes, nos actions exigeraient une attention accrue, ce qui serait extrêmement fatiguant : sans arrêt, il nous faudrait penser à ce que nous pourrions faire et nous remémorer ce que nous avons déjà fait. Si pour marcher nous devions nous concentrer sur nos pieds et décider à l'avance chacun de nos mouvements, alors notre conscience serait tout entière en éveil : nous devrions à chaque instant mobiliser notre mémoire du passé pour nous rappeler du dernier pas, et nous projeter vers l'avenir pour décider du pas suivant. Au contraire, quand la conscience s'endort, elle n'a plus besoin d'anticiper et de se souvenir : elle adhère au seul présent. L'action est alors facilitée.
Lorsqu'on accomplit une action pour la première fois (par exemple, apprendre un morceau au piano), tous les mouvements exécutés au début sont conscients. Par la répétition, ils deviennent de moins en moins délibérés, jusqu'au moment où on cesse d'en avoir conscience : on sait alors jouer le morceau sans penser à ses doigts. Au fur et à mesure, l'activité s'est imperceptiblement transformée en passivité. La règle de l'habitude peut s'énoncer comme suit : quand un geste devient habituel, l'effort s'évanouit.
Les habitudes sont donc très pratiques et on ne saurait s'en passer. C'est ce qui explique qu'on se plie sans peine à leur refrain. Mais il faut veiller à ne pas y sombrer totalement. On le voit bien : lorsque deux personnes viennent de se rencontrer, elles sont très attentives l'une à l'autre. C'est justement avant que l'habitude n'imprime sa marque sur leurs existences. Les attentions mutuelles qui tissent les liens frais et avenants finissent avec le temps par s'étioler, vaincues par les habitudes nées de la vie à deux. Que d'habitudes pourtant chacun doit au départ sacrifier pour s'adapter à l'autre ! Puis l'autre devient une évidence, nous cessons de chercher à le séduire et de vouloir lui plaire." (pp.4-5)
"L'influence des habitudes se manifeste également dans les idées toutes faites que nous nous forgeons. Nous nous emprisonnons dans des réflexes de pensée qui ne requièrent pas la pleine participation de la conscience. Notre empressement à défendre certaines opinions nous maintient dans un état d'hébétude, qui nous rend imperméable à tout dialogue fructueux. D'où la difficulté que nous avons à remettre en cause nos idées préconçues. Quand cela a lieu, tout se passe comme si on revenait d'un long et profond sommeil. Le reste du temps, nous sommes « condamnés à traîner avec nous le poids mort des vices et des préjugés »." (p.5)
"Toute notre vie psychologique est une oscillation permanente entre éveil et torpeur. À notre façon, nous imitons les deux tendances de l'évolution biologique : la vie animale et la vie végétale." (pp.6-7)
"Il nous arrive parfois de ne pas nous reconnaître dans ce que nous avons fait ou dit. Nous pensons alors : « Ça ne me ressemble pas ; je n'étais pas tout à fait moi-même »." (pp.9-10)
"Comprimés par la présence constante des autres et par le poids de leurs opinions dans notre vie, nous avons fini par renoncer à nous-mêmes, trahissant nos propres aspirations par d'autres qui ne nous appartiennent pas. [...]
Nous nous contentons de cette face sociale, extérieure et morbide, celle qui est attendue de nous et qui constitue le côté impersonnel de notre individualité." (pp.11-12)
"Les habitudes, en imitant la vie instinctive, sont la trace de la nature en nous." (p.14)
« Il semble donc que la puissance de contracter des habitudes durables [ ... ] appelle à sa suite une autre faculté qui en corrige ou en atténue les effets, la faculté de renoncer, le cas échéant, aux habitudes qu'on a contractées ou même aux dispositions naturelles qu'on a su développer en soi, la faculté de se mettre à la place des autres, de s'intéresser à leurs occupations, de penser de leur pensée, de revivre leur vie en un mot, et de s'oublier soi-même. » (Mélanges, p. 321-2)."
"Si la société s'arrange de l'automatisation de la vie de ses membres en encourageant la contraction des habitudes, d'un autre côté elle réprime les excès de ceux qui s'y laissent trop aller, par un châtiment d'une valeur toute symbolique : l'intimidation et l'humiliation par le rire (Le Rire, p. 151/ 482). Le rieur, qui se manifeste souvent en assemblée, veut corriger l'excentricité, la distraction ou la maladresse de ces individus qui ne font pas l'effort constant de s'adapter à la société, qui suivent la pente de leurs habitudes sans se soucier des circonstances extérieures toujours changeantes. [...]
C'est pourquoi le rire est une réaction mécanique contre le mécanique. Il est en cela le signe d'une anesthésie du cœur : pour rire d'une imperfection physique, d'un défaut de caractère ou simplement d'une chute, nous devons nous rendre insensibles à la personne, nous fermer complètement à sa douleur.
Loin de manifester une bienveillance, ce désir de corriger cherche plutôt à communiquer une « impression pénible »." (pp.16-17)
"Que nous échouions à rentrer dans le moule des habitudes en place ou que nous fassions preuve d'une rigidité trop marquée à leur égard, dans les deux cas, un manque de souplesse menace notre vie." (p.18)
"Par ses excès, l'intelligence dessert la vie : elle provoque le doute et paralyse l'action. Bien qu'elle soit le signe de notre supériorité sur les animaux, notre intelligence est aussi le motif de notre déchéance. [...] L'anxiété, la douleur, la peur de la mort ... voici la rançon de l'intelligence. L'homme est le plus inquiet de tous les animaux. Son inquiétude le pousse naturellement à chercher la raison de toute chose, à poser des questions sans réponses qui requièrent toujours un pourquoi au pourquoi, une raison à la raison, et ainsi de suite à l'infini. Ses angoisses, bien qu'elles soient rationnellement fondées, traduisent le caractère morbide d'une attitude vaine et résignée, qui a perdu tout élan." (pp.24-25)
"Bergson avance l'idée qu'il est possible de former un langage du devenir, « mieux moulé sur le réel » (L'Évolution créatrice, p. 759/ 312): par exemple par la production d'énoncés où le devenir est lui-même sujet : « nous ne dirions pas "l'enfant devient homme", mais "il y a devenir de l'enfant à l'homme." » Dans la deuxième proposition, le devenir est pris comme sujet, auquel l'enfant et l'homme sont attribués. La perspective est renversée : les états d'homme et d'enfant deviennent les accidents d'une substance qui, elle, reste la même et ne change pas : le devenir de l'enfant à l'homme. Ce qui est substantiel, c'est le mouvement et non l'immobilité. Le processus est plus réel que les étapes par
lesquelles nous le découpons." (p.31)
"Quant aux jugements négatifs que nous formons, ils ne concernent jamais les choses mêmes. Dans la proposition « La table n'est pas blanche », la négation ne porte pas sur la table mais sur le jugement contraire qui affirme : « La table est noire ». L'affirmation porte sur une chose, mais la négation porte sur un jugement qui affirme quelque chose à propos d'une chose. Il n'y a dès lors aucune symétrie entre nos affirmations et nos négations puisque le contenu réel d'une négation est une affirmation. [...]
En disant : « Ceci n'est pas un géant », on [...] indique la nécessité de substituer une autre affirmation sans préciser laquelle ( « C'est un moulin » ). On voit alors « ce que la négation a de subjectif, d'artificiellement tronqué, de relatif à l'esprit humain et surtout à la vie sociale » (L'Évolution créatrice, p. 741/ 291). Donc, pas plus que notre tentative d'abolir toute chose par la pensée, nos négations ne peuvent nous donner une idée du rien : elles ne donnent aucune idée tout court." (pp.36-37)
"Une chose n'est pas possible avant d'être réalisée - elle ne préexiste pas à elle-même sous une forme idéale. Sa possibilité ne devance pas sa réalisation. Elle ne devient possible qu'une fois réalisée. On dit ou on pense une chose comme possible toujours de manière rétrospective. Le possible n'est pas la condition du réel ; au contraire le possible est créé en même temps que le réel. Celui-ci n'est jamais représentable par avance. Au journaliste qui l'interviewe et dont la question porte sur ce que serait l'œuvre dramatique de demain, Bergson répond malicieusement que s'il savait ce qu'elle serait, il l'écrirait." (p.42)
"Le désordre n'existe pas en réalité ; c'est seulement la traduction subjective d'un type d'ordre qu'on rejette. Quand vous demandez à votre enfant de ranger ses affaires, vous cherchez avant tout à satisfaire vos propres critères du rangement : selon vous, les habits ne sont pas à leur place sur le lit, les jouets par terre, les crayons sur la table. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'il règne dans la chambre un désordre objectif, comme si les vêtements, les jouets et les crayons défiaient les lois de l'attraction. En effet, l'ordre n'est rien d'autre que « l'esprit se retrouvant dans les choses » (L'Évolution créatrice, p. 684/ 224). Et devant l'ordre mathématique du monde physique, c'est en réalité lui-même que l'esprit admire." (p.43)
"Ce sont les exigences pratiques qui nous poussent à ne retenir de la mobilité qu'une série d'immobilités et à distinguer différentes phases dans la continuité du progrès. Mais pour dévoiler les choses mêmes, on est tenu de suivre leur maturation intérieure. Pour cela, il faut apprendre à voir, et à voir du dedans, en commençant par changer notre regard sur le réel. Non plus voir pour agir, mais voir pour voir." (p.45)
"La durée est le temps vécu par la conscience. Elle n'est pas cette portion mathématique qui comprend un nombre déterminé d'instants présents et immobiles. C'est un mouvement continu parfaitement lié." (p.46)
"Il y a entre le temps des horloges et le temps vécu une différence de nature, qui recouvre celle du statique au dynamique, de l'homogène à l'hétérogène, du discontinu au continu, du juxtaposé au successif, du quantitatif au qualitatif, de l'extériorité à l'intériorité, du corps à l'esprit. Ces oppositions se ramènent toutes à une seule : la différence entre deux types de multiplicités, c'est-à-dire deux façons pour des éléments de s'associer pour former un tout. Il y a d'un côté une multiplicité qui réunit des éléments distincts mais identiques, dont l'accumulation forme une pluralité, une somme (par exemple un troupeau de moutons, une foule, tout ce qui peut être dénombré), et une multiplicité sans pluralité, dont les éléments hétérogènes, différents en nature, ne sont pourtant pas extérieurs les uns aux autres mais fusionnent de telle sorte qu'il est impossible de distinguer des unités et de les compter. De cet ordre sont les états psychologiques (les sentiments, les sensations, les représentations). Il y a donc deux manières pour différencier les éléments d'une multiplicité : soit en les distinguant dans l'espace en fonction de la place que chacun occupe, soit en considérant le processus dynamique d'ordre temporel par lequel ils se différencient sans se séparer, mais tout en se continuant les uns dans les autres." (pp.47-48)
"L'idée d'un parallélisme entre le corps et l'esprit (selon lequel à chaque état de l'un devrait correspondre un état de l'autre) se révèle caduque. On peut mesurer le nombre des ébranlements moléculaires dans le cerveau, mais on n'en déduira pas l'intensité de la sensation. On peut constater la quantité de travail accompli par l'organisme, mais cela n'autorise pas à parler d'une intensité de l'effort. Si l'on considère ce qui se donne à la conscience plutôt que le travail mécanique du corps, on cesse de chercher des différences de grandeur. Alors que par notre corps nous sommes auprès des choses matérielles, notre esprit est pétri de durée." (pp.51-52)
"On ne saurait traiter le souvenir comme s'il était une impression affaiblie -comme si la sensation était juste une impression plus forte. Telle est pourtant la thèse de Hume [...] qui ne voit entre le souvenir du passé et la perception du présent qu'une différence de grandeur. Il y a au contraire entre le passé et le présent une différence essentielle. Comment distinguer autrement une perception légère d'un souvenir, savoir par exemple si ce mal de dent imperceptible est un souvenir ou sinon le début d'une atroce douleur ?" (p.52)
"Dans le présent, la perception est tout entière tendue vers l'action - nous ne percevons des choses que ce qui nous intéresse. Le contour des choses dessine une action possible de notre corps : la vue d'une fraise nous invite à la manger, l'odeur de la pourriture est au contraire répulsive, etc. La perception est essentiellement limitée pour la conservation du vivant. Elle ne retient du monde extérieur que ce qui est pratiquement intéressant ; elle en soustrait tout le reste, qui ne présente aucune utilité. Certains animaux sont ainsi concentrés sur les vibrations ; pour d'autres, la vue est un élément essentiel. Une tique, par exemple, ne réagit qu'aux stimuli olfactifs au passage d'un animal et c'est tout ce qui compte pour sa survie : percevoir davantage de choses pourrait lui être nuisible.
Mais alors que la perception sert la conscience tournée vers l'action présente, le souvenir, au contraire, est virtuel, c'est-à-dire inactuel et inagissant du fond de l'inconscient." (p.53)
"Le souvenir ne vient pas après la perception sensible : il se forme en même temps qu'elle. D'où l'expérience si caractéristique du déjà-vu où nous pensons revivre une situation dans ses moindres détails. En fait, notre attention se porte sur le souvenir correspondant au présent actuel. Le déjà-vu est un souvenir du présent rendu possible par un relâchement de notre attention. Au lieu de nous concentrer sur le perçu, nous assistons médusés à son reflet, qui se forme simultanément dans notre mémoire." (p.55)
"Nous ne sommes rien de tout fait au même titre qu'une chose. Notre âme ne s'est pas formée une fois pour toutes, c'est un processus qui est toujours en voie de formation, qui n'est jamais entièrement actualisé. C'est d'ailleurs pour cette raison que notre avenir reste imprévisible par essence. Nous devons donc cesser de nous considérer comme un fait accompli, sur le modèle mécanique des choses." (p.60)
"Au fond, je suis une multiplicité virtuelle de personnes, qui sont à chaque instant sur le point de naître. Toutes ne sont certes pas actualisées au cours d'une vie : une sélection s'opère constamment. Mais j'en gagne sans cesse de nouvelles à mesure que mon âme se transforme entièrement sous l'effet de chaque nouvel état.
Nous avons la fâcheuse tendance à enfermer notre moi dans un état de fait et à croire qu'il n'est rien de plus que ce qu'il est actuellement. Or, nous sommes capables de créer en nous de l'énergie qui ne s'y trouvait pas. En cela, nous ne sommes pas comme les systèmes physiques soumis au principe de conservation de la force. Ce principe, selon lequel la somme totale d'énergie dans l'univers ne varie pas au cours du temps, n'est pas valable dans le domaine psychologique où l'énergie n'y est jamais constante. [...]
Nous avons toujours plus que ce que nous sommes. Telle est la garantie de notre entière liberté. L'esprit n'est pas asservi aux déterminismes de la nature, il est un fond inépuisable d'énergie, une source permanente de vitalité, la promesse d'un passé renouvelé et de virtualités abondantes." (pp.62-63)
"L'éducation inférieure consiste à imprimer des habitudes motrices, des automatismes par la répétition mécanique. L'éducation supérieure vise à favoriser l'expression de l'individualité dans la création. Il ne s'agit plus de conformer l'individu à un modèle social préexistant, en l'intégrant de force dans un système d'habitudes préétablies, mais de lui assurer la capacité de renouveler les modèles et celle de créer de nouvelles habitudes, autrement dit de nouvelles manières d'habiter le monde. Dans cette optique, l'éducation artistique est essentielle et ne se réduit pas à un complément subsidiaire. Elle a une vertu politique. Elle forme l'individu à la liberté." (p.75)
"Au seuil de l'inconscience, nous coïncidons avec le flux et le ronronnement continu de notre psychisme. Nous pouvons ainsi nous libérer des habitudes de la réflexion pour laquelle tout est prétexte à l'analyse, à la séparation, à la distinction, et nous débarrasser de cette promptitude à briser l'unité de notre conscience." (pp.76-77)
"Il nous arrive de fabriquer de toutes pièces des problèmes qui n'ont pas lieu d'être quand nous nous laissons entraîner dans des contradictions entre plusieurs motifs ou mobiles incompatibles : par exemple s'il vous faut choisir entre votre désir pour une personne mariée ou le sens du devoir. Qu'est-ce qui pourrait venir trancher ce conflit ? [...]
En fait, motifs et mobiles n'ont aucun poids par eux-mêmes : c'est vous qui décidez de leur influence. Autant ne pas vous cacher derrière leur prétendue nécessité et dire ensuite : « Je ne pouvais pas faire autrement ». C'est une erreur de penser que si vous ne commettez pas l'adultère, c'est par peur des conséquences ou par considérations morales. Lorsqu'on en fait des causes d'action, on donne aux motifs une existence propre et indépendante, tout comme on sépare les états psychologiques de la totalité du moi en les distinguant les uns des autres. Ces motifs s'imposeraient à nous et obligeraient notre volonté à se porter sur eux. « Ainsi le désir, l'aversion, la crainte, la tentation sont présentées ici comme choses distinctes » (Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 105/ 119-120). Elles deviennent des forces étrangères qui vont nécessiter nos actes du dehors.
Or, nous n'avons nul besoin d'extérioriser nos tendances dynamiques pour avoir des raisons d'agir. Nous devons au contraire capter cette poussée interne qui nous provoque a l'action. C'est pourquoi, avant de feindre une délibération, nous devons nous rappeler que notre décision est déjà prise et que l'évaluation des motifs vient toujours trop tard, après que notre volonté s'est formée. À quoi bon alors toutes ces fausses hésitations dont nous aimons nous gratifier comme si c'était là un signe de sérieux et de maturité du jugement ? Nous nous balançons entre différents partis comme si nous n'étions pas capables de vouloir sans raison, de « vouloir pour vouloir » (Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 104/ 119). [...]
Ce besoin de rationaliser ses actes en réfléchissant abstraitement aux diverses possibilités n'est pas d'un grand secours pour celui qui se lance dans l'action. Lorsque nous agissons, nous n'avons que faire des motifs : ils ne sont pour rien dans notre détermination. L'image d'une action toute faite ne recouvre pas le point de vue de l'action qui se fait. C'est au niveau de l'action déjà accomplie que nous nous plaçons quand nous nous représentons des possibles par avance. Si nous tenons à évaluer le poids des motifs, c'est sans doute pour être, par la suite, en mesure de nous justifier. Nous anticipons ainsi sur les explications que nous aurons éventuellement à donner lorsqu'on nous demandera pourquoi nous avons agi de la sorte. N'est-ce pas finalement pour satisfaire les autres que nous nous mettons en peine, avant d'agir, de chercher des raisons à nos choix ? Le fait de ne pas avoir à expliquer ses actes après coup revient donc à faire valoir sa volonté comme l'unique motif légitime : je ne me laisse déterminer que par moi-même: je veux parce que je veux. [...]
Cependant, un problème se pose ici : agir sans raison, n'est-ce pas courir le risque de manquer de cohérence, en adoptant une attitude enfantine, à mille lieues des responsabilités et du sérieux de la vie ? [...]
Au lieu de perdre mon temps avec des motifs qui me séparent de ma volonté, il me faut plutôt me laisser porter par le cours irréversible et continu de mes états psychologiques. Je plonge dans ma durée et évite ainsi de soumettre mes actions à des principes extérieurs. À l'origine de mes choix, il y a une maturation silencieuse, qui se poursuit jusqu'à ce que l'action se détache de moi comme le « fruit trop mûr » de l'arbre (Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 116/ 132). Sans motifs, je n'en suis pas réduit à adopter un comportement impulsif: je mûris mon action. Loin donc de laisser libre cours à mes caprices, j'approfondis et affine ma volonté. [...]
On peut donc dire que je suis le libre auteur de ce que je fais, à condition que mon acte découle d'un état psychique qui me contienne tout entier, c'est-à-dire qui soit assez profond pour exprimer tout ce que je suis et tout ce que j'ai été. Plus cet état est profond, plus il est le fruit de mon évolution, et moins il y a de chances pour que l'action soit l'expression de motifs extérieurs et indépendants du moi. A défaut d'avoir à conformer mes actions à des raisons tirées du domaine public, et appréciables par n'importe qui, je ne peux m'en remettre qu'à mon vouloir propre - seule condition pour qu'une action vraiment personnelle puisse surgir dans le monde. Voilà pourquoi je dois chercher au maximum à ressembler à ce que je fais. [...]
Ceux qui ont tendance à s'auto-analyser ont l'habitude d'expliquer leurs actions par leur état antérieur, celui-ci par le précédent et ainsi de suite. Recomposant le cours de leur intériorité, ils croient y découvrir un enchaînement nécessaire de causes à effets : « ]'ai poussé un cri parce que j'étais en colère, ceci parce que j'ai perdu patience, cela parce que j'ai eu un souvenir désagréable, etc. » . Ils se considèrent alors comme une juxtaposition d'états bien distincts qui s'engendrent inexorablement : une action serait conditionnée par toute la série antécédente d'états psychologiques. Ce qui est conforme à cette psychologie associationniste pour laquelle chaque état serait causé par celui qui le précède. Non seulement on se donne du moi une image superficielle - celle d'un agrégat de faits psychiques impersonnels -, mais de plus on en a exclu la liberté - ces faits s'enchaînant selon des lois rigoureuses.
Mais n'y a-t-il pas dans ce procédé d'explication une tentative pour se déresponsabiliser ? Comme si, en m'appuyant sur mon vécu, je me cherchais des excuses et ne voulais pas assumer ma liberté. Que mes actes soient le résultat d'une histoire ne signifie pas que je ne suis pas libre. Si je demeure celui que j'ai été, l'avenir n'est malgré tout jamais contenu dans le passé. D'une personne qui a été victime de violence dans son enfance, personne ne peut dire qu'elle sera violente à son tour. Pour expliquer qu'un homme ait pu basculer dans la délinquance, on a tendance à interroger les événements de son vécu qui ont pu le conduire jusque-là : il a été humilié par ses camarades à l'école, rejeté par les filles, battu par ses parents, etc. On passe en revue une série d'états psychologiques qui ont précédé son passage à l'acte. Notre logique rétrospective recompose ainsi le passé en fonction du présent. On veut croire que ce qui est vrai au présent ne peut pas ne pas être vrai dans l'éternité : notre comportement serait même inscrit dans nos gênes. [...]
C'est donc faute de rattacher nos états intérieurs à la totalité psychique qu'ils expriment, que nous croyons être livrés à des puissances extérieures." (pp.78-83)
-Karl Sarafidis, Bergson. La création de soi par soi, Eyrolles, 2013, 145 pages.
La philosophie ne doit pas se réduire à une spéculation abstraite sur des concepts figés. La vie est l'épreuve ultime à laquelle il faut sans cesse la soumettre. Bergson, dont la devise
était : « Penser en homme d'action et agir en homme de pensée », voyait en elle une lumière capable de réchauffer et d'illuminer la vie de tous les jours. Car, outre notre besoin de
vivre, nous voulons bien vivre. Le but de la philosophie est de nous y préparer. La promesse qui nous est faite est celle d'une joie que la science ne peut nous donner. Il faut d'abord chercher pourquoi la joie nous fait défaut, et ce qui est requis pour y parvenir. Donnons d'emblée la réponse : pour bien vivre, nous avons besoin de susciter et de garder éveillé en nous l'élan de création qui est à l'origine de la vie. La pure joie est toujours celle qui naît à l'intérieur d'un esprit créateur. Celle d'une mère qui a donné la vie, ou celle d'un artisan qui voit prospérer son travail, est aussi grande que la joie de l'artiste qui a enfanté un chef-d'œuvre. Lorsque notre propre vie constitue l'ouvrage à faire, la joie est infinie et durable.
Pour qui sait l'observer, l'univers entier dans ses moindres recoins poursuit cette entreprise de création. Se fondre dans le Tout semble ainsi le seul moyen qui ouvre la voie vers la félicité suprême. Car le malheur de l'homme ne vient pas uniquement des souffrances - qu'on peut toujours soulager par un médicament. Coupés de nous-mêmes, des autres et des choses, nous ne souffrons même plus. Le plus inquiétant est donc que nous ne ressentons plus rien, que nous finissons par nous fermer à nos sentiments. Anesthésiés du cœur, nous devenons insensibles." (pp.1-2)
"Sans les habitudes, nos actions exigeraient une attention accrue, ce qui serait extrêmement fatiguant : sans arrêt, il nous faudrait penser à ce que nous pourrions faire et nous remémorer ce que nous avons déjà fait. Si pour marcher nous devions nous concentrer sur nos pieds et décider à l'avance chacun de nos mouvements, alors notre conscience serait tout entière en éveil : nous devrions à chaque instant mobiliser notre mémoire du passé pour nous rappeler du dernier pas, et nous projeter vers l'avenir pour décider du pas suivant. Au contraire, quand la conscience s'endort, elle n'a plus besoin d'anticiper et de se souvenir : elle adhère au seul présent. L'action est alors facilitée.
Lorsqu'on accomplit une action pour la première fois (par exemple, apprendre un morceau au piano), tous les mouvements exécutés au début sont conscients. Par la répétition, ils deviennent de moins en moins délibérés, jusqu'au moment où on cesse d'en avoir conscience : on sait alors jouer le morceau sans penser à ses doigts. Au fur et à mesure, l'activité s'est imperceptiblement transformée en passivité. La règle de l'habitude peut s'énoncer comme suit : quand un geste devient habituel, l'effort s'évanouit.
Les habitudes sont donc très pratiques et on ne saurait s'en passer. C'est ce qui explique qu'on se plie sans peine à leur refrain. Mais il faut veiller à ne pas y sombrer totalement. On le voit bien : lorsque deux personnes viennent de se rencontrer, elles sont très attentives l'une à l'autre. C'est justement avant que l'habitude n'imprime sa marque sur leurs existences. Les attentions mutuelles qui tissent les liens frais et avenants finissent avec le temps par s'étioler, vaincues par les habitudes nées de la vie à deux. Que d'habitudes pourtant chacun doit au départ sacrifier pour s'adapter à l'autre ! Puis l'autre devient une évidence, nous cessons de chercher à le séduire et de vouloir lui plaire." (pp.4-5)
"L'influence des habitudes se manifeste également dans les idées toutes faites que nous nous forgeons. Nous nous emprisonnons dans des réflexes de pensée qui ne requièrent pas la pleine participation de la conscience. Notre empressement à défendre certaines opinions nous maintient dans un état d'hébétude, qui nous rend imperméable à tout dialogue fructueux. D'où la difficulté que nous avons à remettre en cause nos idées préconçues. Quand cela a lieu, tout se passe comme si on revenait d'un long et profond sommeil. Le reste du temps, nous sommes « condamnés à traîner avec nous le poids mort des vices et des préjugés »." (p.5)
"Toute notre vie psychologique est une oscillation permanente entre éveil et torpeur. À notre façon, nous imitons les deux tendances de l'évolution biologique : la vie animale et la vie végétale." (pp.6-7)
"Il nous arrive parfois de ne pas nous reconnaître dans ce que nous avons fait ou dit. Nous pensons alors : « Ça ne me ressemble pas ; je n'étais pas tout à fait moi-même »." (pp.9-10)
"Comprimés par la présence constante des autres et par le poids de leurs opinions dans notre vie, nous avons fini par renoncer à nous-mêmes, trahissant nos propres aspirations par d'autres qui ne nous appartiennent pas. [...]
Nous nous contentons de cette face sociale, extérieure et morbide, celle qui est attendue de nous et qui constitue le côté impersonnel de notre individualité." (pp.11-12)
"Les habitudes, en imitant la vie instinctive, sont la trace de la nature en nous." (p.14)
« Il semble donc que la puissance de contracter des habitudes durables [ ... ] appelle à sa suite une autre faculté qui en corrige ou en atténue les effets, la faculté de renoncer, le cas échéant, aux habitudes qu'on a contractées ou même aux dispositions naturelles qu'on a su développer en soi, la faculté de se mettre à la place des autres, de s'intéresser à leurs occupations, de penser de leur pensée, de revivre leur vie en un mot, et de s'oublier soi-même. » (Mélanges, p. 321-2)."
"Si la société s'arrange de l'automatisation de la vie de ses membres en encourageant la contraction des habitudes, d'un autre côté elle réprime les excès de ceux qui s'y laissent trop aller, par un châtiment d'une valeur toute symbolique : l'intimidation et l'humiliation par le rire (Le Rire, p. 151/ 482). Le rieur, qui se manifeste souvent en assemblée, veut corriger l'excentricité, la distraction ou la maladresse de ces individus qui ne font pas l'effort constant de s'adapter à la société, qui suivent la pente de leurs habitudes sans se soucier des circonstances extérieures toujours changeantes. [...]
C'est pourquoi le rire est une réaction mécanique contre le mécanique. Il est en cela le signe d'une anesthésie du cœur : pour rire d'une imperfection physique, d'un défaut de caractère ou simplement d'une chute, nous devons nous rendre insensibles à la personne, nous fermer complètement à sa douleur.
Loin de manifester une bienveillance, ce désir de corriger cherche plutôt à communiquer une « impression pénible »." (pp.16-17)
"Que nous échouions à rentrer dans le moule des habitudes en place ou que nous fassions preuve d'une rigidité trop marquée à leur égard, dans les deux cas, un manque de souplesse menace notre vie." (p.18)
"Par ses excès, l'intelligence dessert la vie : elle provoque le doute et paralyse l'action. Bien qu'elle soit le signe de notre supériorité sur les animaux, notre intelligence est aussi le motif de notre déchéance. [...] L'anxiété, la douleur, la peur de la mort ... voici la rançon de l'intelligence. L'homme est le plus inquiet de tous les animaux. Son inquiétude le pousse naturellement à chercher la raison de toute chose, à poser des questions sans réponses qui requièrent toujours un pourquoi au pourquoi, une raison à la raison, et ainsi de suite à l'infini. Ses angoisses, bien qu'elles soient rationnellement fondées, traduisent le caractère morbide d'une attitude vaine et résignée, qui a perdu tout élan." (pp.24-25)
"Bergson avance l'idée qu'il est possible de former un langage du devenir, « mieux moulé sur le réel » (L'Évolution créatrice, p. 759/ 312): par exemple par la production d'énoncés où le devenir est lui-même sujet : « nous ne dirions pas "l'enfant devient homme", mais "il y a devenir de l'enfant à l'homme." » Dans la deuxième proposition, le devenir est pris comme sujet, auquel l'enfant et l'homme sont attribués. La perspective est renversée : les états d'homme et d'enfant deviennent les accidents d'une substance qui, elle, reste la même et ne change pas : le devenir de l'enfant à l'homme. Ce qui est substantiel, c'est le mouvement et non l'immobilité. Le processus est plus réel que les étapes par
lesquelles nous le découpons." (p.31)
"Quant aux jugements négatifs que nous formons, ils ne concernent jamais les choses mêmes. Dans la proposition « La table n'est pas blanche », la négation ne porte pas sur la table mais sur le jugement contraire qui affirme : « La table est noire ». L'affirmation porte sur une chose, mais la négation porte sur un jugement qui affirme quelque chose à propos d'une chose. Il n'y a dès lors aucune symétrie entre nos affirmations et nos négations puisque le contenu réel d'une négation est une affirmation. [...]
En disant : « Ceci n'est pas un géant », on [...] indique la nécessité de substituer une autre affirmation sans préciser laquelle ( « C'est un moulin » ). On voit alors « ce que la négation a de subjectif, d'artificiellement tronqué, de relatif à l'esprit humain et surtout à la vie sociale » (L'Évolution créatrice, p. 741/ 291). Donc, pas plus que notre tentative d'abolir toute chose par la pensée, nos négations ne peuvent nous donner une idée du rien : elles ne donnent aucune idée tout court." (pp.36-37)
"Une chose n'est pas possible avant d'être réalisée - elle ne préexiste pas à elle-même sous une forme idéale. Sa possibilité ne devance pas sa réalisation. Elle ne devient possible qu'une fois réalisée. On dit ou on pense une chose comme possible toujours de manière rétrospective. Le possible n'est pas la condition du réel ; au contraire le possible est créé en même temps que le réel. Celui-ci n'est jamais représentable par avance. Au journaliste qui l'interviewe et dont la question porte sur ce que serait l'œuvre dramatique de demain, Bergson répond malicieusement que s'il savait ce qu'elle serait, il l'écrirait." (p.42)
"Le désordre n'existe pas en réalité ; c'est seulement la traduction subjective d'un type d'ordre qu'on rejette. Quand vous demandez à votre enfant de ranger ses affaires, vous cherchez avant tout à satisfaire vos propres critères du rangement : selon vous, les habits ne sont pas à leur place sur le lit, les jouets par terre, les crayons sur la table. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'il règne dans la chambre un désordre objectif, comme si les vêtements, les jouets et les crayons défiaient les lois de l'attraction. En effet, l'ordre n'est rien d'autre que « l'esprit se retrouvant dans les choses » (L'Évolution créatrice, p. 684/ 224). Et devant l'ordre mathématique du monde physique, c'est en réalité lui-même que l'esprit admire." (p.43)
"Ce sont les exigences pratiques qui nous poussent à ne retenir de la mobilité qu'une série d'immobilités et à distinguer différentes phases dans la continuité du progrès. Mais pour dévoiler les choses mêmes, on est tenu de suivre leur maturation intérieure. Pour cela, il faut apprendre à voir, et à voir du dedans, en commençant par changer notre regard sur le réel. Non plus voir pour agir, mais voir pour voir." (p.45)
"La durée est le temps vécu par la conscience. Elle n'est pas cette portion mathématique qui comprend un nombre déterminé d'instants présents et immobiles. C'est un mouvement continu parfaitement lié." (p.46)
"Il y a entre le temps des horloges et le temps vécu une différence de nature, qui recouvre celle du statique au dynamique, de l'homogène à l'hétérogène, du discontinu au continu, du juxtaposé au successif, du quantitatif au qualitatif, de l'extériorité à l'intériorité, du corps à l'esprit. Ces oppositions se ramènent toutes à une seule : la différence entre deux types de multiplicités, c'est-à-dire deux façons pour des éléments de s'associer pour former un tout. Il y a d'un côté une multiplicité qui réunit des éléments distincts mais identiques, dont l'accumulation forme une pluralité, une somme (par exemple un troupeau de moutons, une foule, tout ce qui peut être dénombré), et une multiplicité sans pluralité, dont les éléments hétérogènes, différents en nature, ne sont pourtant pas extérieurs les uns aux autres mais fusionnent de telle sorte qu'il est impossible de distinguer des unités et de les compter. De cet ordre sont les états psychologiques (les sentiments, les sensations, les représentations). Il y a donc deux manières pour différencier les éléments d'une multiplicité : soit en les distinguant dans l'espace en fonction de la place que chacun occupe, soit en considérant le processus dynamique d'ordre temporel par lequel ils se différencient sans se séparer, mais tout en se continuant les uns dans les autres." (pp.47-48)
"L'idée d'un parallélisme entre le corps et l'esprit (selon lequel à chaque état de l'un devrait correspondre un état de l'autre) se révèle caduque. On peut mesurer le nombre des ébranlements moléculaires dans le cerveau, mais on n'en déduira pas l'intensité de la sensation. On peut constater la quantité de travail accompli par l'organisme, mais cela n'autorise pas à parler d'une intensité de l'effort. Si l'on considère ce qui se donne à la conscience plutôt que le travail mécanique du corps, on cesse de chercher des différences de grandeur. Alors que par notre corps nous sommes auprès des choses matérielles, notre esprit est pétri de durée." (pp.51-52)
"On ne saurait traiter le souvenir comme s'il était une impression affaiblie -comme si la sensation était juste une impression plus forte. Telle est pourtant la thèse de Hume [...] qui ne voit entre le souvenir du passé et la perception du présent qu'une différence de grandeur. Il y a au contraire entre le passé et le présent une différence essentielle. Comment distinguer autrement une perception légère d'un souvenir, savoir par exemple si ce mal de dent imperceptible est un souvenir ou sinon le début d'une atroce douleur ?" (p.52)
"Dans le présent, la perception est tout entière tendue vers l'action - nous ne percevons des choses que ce qui nous intéresse. Le contour des choses dessine une action possible de notre corps : la vue d'une fraise nous invite à la manger, l'odeur de la pourriture est au contraire répulsive, etc. La perception est essentiellement limitée pour la conservation du vivant. Elle ne retient du monde extérieur que ce qui est pratiquement intéressant ; elle en soustrait tout le reste, qui ne présente aucune utilité. Certains animaux sont ainsi concentrés sur les vibrations ; pour d'autres, la vue est un élément essentiel. Une tique, par exemple, ne réagit qu'aux stimuli olfactifs au passage d'un animal et c'est tout ce qui compte pour sa survie : percevoir davantage de choses pourrait lui être nuisible.
Mais alors que la perception sert la conscience tournée vers l'action présente, le souvenir, au contraire, est virtuel, c'est-à-dire inactuel et inagissant du fond de l'inconscient." (p.53)
"Le souvenir ne vient pas après la perception sensible : il se forme en même temps qu'elle. D'où l'expérience si caractéristique du déjà-vu où nous pensons revivre une situation dans ses moindres détails. En fait, notre attention se porte sur le souvenir correspondant au présent actuel. Le déjà-vu est un souvenir du présent rendu possible par un relâchement de notre attention. Au lieu de nous concentrer sur le perçu, nous assistons médusés à son reflet, qui se forme simultanément dans notre mémoire." (p.55)
"Nous ne sommes rien de tout fait au même titre qu'une chose. Notre âme ne s'est pas formée une fois pour toutes, c'est un processus qui est toujours en voie de formation, qui n'est jamais entièrement actualisé. C'est d'ailleurs pour cette raison que notre avenir reste imprévisible par essence. Nous devons donc cesser de nous considérer comme un fait accompli, sur le modèle mécanique des choses." (p.60)
"Au fond, je suis une multiplicité virtuelle de personnes, qui sont à chaque instant sur le point de naître. Toutes ne sont certes pas actualisées au cours d'une vie : une sélection s'opère constamment. Mais j'en gagne sans cesse de nouvelles à mesure que mon âme se transforme entièrement sous l'effet de chaque nouvel état.
Nous avons la fâcheuse tendance à enfermer notre moi dans un état de fait et à croire qu'il n'est rien de plus que ce qu'il est actuellement. Or, nous sommes capables de créer en nous de l'énergie qui ne s'y trouvait pas. En cela, nous ne sommes pas comme les systèmes physiques soumis au principe de conservation de la force. Ce principe, selon lequel la somme totale d'énergie dans l'univers ne varie pas au cours du temps, n'est pas valable dans le domaine psychologique où l'énergie n'y est jamais constante. [...]
Nous avons toujours plus que ce que nous sommes. Telle est la garantie de notre entière liberté. L'esprit n'est pas asservi aux déterminismes de la nature, il est un fond inépuisable d'énergie, une source permanente de vitalité, la promesse d'un passé renouvelé et de virtualités abondantes." (pp.62-63)
"L'éducation inférieure consiste à imprimer des habitudes motrices, des automatismes par la répétition mécanique. L'éducation supérieure vise à favoriser l'expression de l'individualité dans la création. Il ne s'agit plus de conformer l'individu à un modèle social préexistant, en l'intégrant de force dans un système d'habitudes préétablies, mais de lui assurer la capacité de renouveler les modèles et celle de créer de nouvelles habitudes, autrement dit de nouvelles manières d'habiter le monde. Dans cette optique, l'éducation artistique est essentielle et ne se réduit pas à un complément subsidiaire. Elle a une vertu politique. Elle forme l'individu à la liberté." (p.75)
"Au seuil de l'inconscience, nous coïncidons avec le flux et le ronronnement continu de notre psychisme. Nous pouvons ainsi nous libérer des habitudes de la réflexion pour laquelle tout est prétexte à l'analyse, à la séparation, à la distinction, et nous débarrasser de cette promptitude à briser l'unité de notre conscience." (pp.76-77)
"Il nous arrive de fabriquer de toutes pièces des problèmes qui n'ont pas lieu d'être quand nous nous laissons entraîner dans des contradictions entre plusieurs motifs ou mobiles incompatibles : par exemple s'il vous faut choisir entre votre désir pour une personne mariée ou le sens du devoir. Qu'est-ce qui pourrait venir trancher ce conflit ? [...]
En fait, motifs et mobiles n'ont aucun poids par eux-mêmes : c'est vous qui décidez de leur influence. Autant ne pas vous cacher derrière leur prétendue nécessité et dire ensuite : « Je ne pouvais pas faire autrement ». C'est une erreur de penser que si vous ne commettez pas l'adultère, c'est par peur des conséquences ou par considérations morales. Lorsqu'on en fait des causes d'action, on donne aux motifs une existence propre et indépendante, tout comme on sépare les états psychologiques de la totalité du moi en les distinguant les uns des autres. Ces motifs s'imposeraient à nous et obligeraient notre volonté à se porter sur eux. « Ainsi le désir, l'aversion, la crainte, la tentation sont présentées ici comme choses distinctes » (Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 105/ 119-120). Elles deviennent des forces étrangères qui vont nécessiter nos actes du dehors.
Or, nous n'avons nul besoin d'extérioriser nos tendances dynamiques pour avoir des raisons d'agir. Nous devons au contraire capter cette poussée interne qui nous provoque a l'action. C'est pourquoi, avant de feindre une délibération, nous devons nous rappeler que notre décision est déjà prise et que l'évaluation des motifs vient toujours trop tard, après que notre volonté s'est formée. À quoi bon alors toutes ces fausses hésitations dont nous aimons nous gratifier comme si c'était là un signe de sérieux et de maturité du jugement ? Nous nous balançons entre différents partis comme si nous n'étions pas capables de vouloir sans raison, de « vouloir pour vouloir » (Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 104/ 119). [...]
Ce besoin de rationaliser ses actes en réfléchissant abstraitement aux diverses possibilités n'est pas d'un grand secours pour celui qui se lance dans l'action. Lorsque nous agissons, nous n'avons que faire des motifs : ils ne sont pour rien dans notre détermination. L'image d'une action toute faite ne recouvre pas le point de vue de l'action qui se fait. C'est au niveau de l'action déjà accomplie que nous nous plaçons quand nous nous représentons des possibles par avance. Si nous tenons à évaluer le poids des motifs, c'est sans doute pour être, par la suite, en mesure de nous justifier. Nous anticipons ainsi sur les explications que nous aurons éventuellement à donner lorsqu'on nous demandera pourquoi nous avons agi de la sorte. N'est-ce pas finalement pour satisfaire les autres que nous nous mettons en peine, avant d'agir, de chercher des raisons à nos choix ? Le fait de ne pas avoir à expliquer ses actes après coup revient donc à faire valoir sa volonté comme l'unique motif légitime : je ne me laisse déterminer que par moi-même: je veux parce que je veux. [...]
Cependant, un problème se pose ici : agir sans raison, n'est-ce pas courir le risque de manquer de cohérence, en adoptant une attitude enfantine, à mille lieues des responsabilités et du sérieux de la vie ? [...]
Au lieu de perdre mon temps avec des motifs qui me séparent de ma volonté, il me faut plutôt me laisser porter par le cours irréversible et continu de mes états psychologiques. Je plonge dans ma durée et évite ainsi de soumettre mes actions à des principes extérieurs. À l'origine de mes choix, il y a une maturation silencieuse, qui se poursuit jusqu'à ce que l'action se détache de moi comme le « fruit trop mûr » de l'arbre (Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 116/ 132). Sans motifs, je n'en suis pas réduit à adopter un comportement impulsif: je mûris mon action. Loin donc de laisser libre cours à mes caprices, j'approfondis et affine ma volonté. [...]
On peut donc dire que je suis le libre auteur de ce que je fais, à condition que mon acte découle d'un état psychique qui me contienne tout entier, c'est-à-dire qui soit assez profond pour exprimer tout ce que je suis et tout ce que j'ai été. Plus cet état est profond, plus il est le fruit de mon évolution, et moins il y a de chances pour que l'action soit l'expression de motifs extérieurs et indépendants du moi. A défaut d'avoir à conformer mes actions à des raisons tirées du domaine public, et appréciables par n'importe qui, je ne peux m'en remettre qu'à mon vouloir propre - seule condition pour qu'une action vraiment personnelle puisse surgir dans le monde. Voilà pourquoi je dois chercher au maximum à ressembler à ce que je fais. [...]
Ceux qui ont tendance à s'auto-analyser ont l'habitude d'expliquer leurs actions par leur état antérieur, celui-ci par le précédent et ainsi de suite. Recomposant le cours de leur intériorité, ils croient y découvrir un enchaînement nécessaire de causes à effets : « ]'ai poussé un cri parce que j'étais en colère, ceci parce que j'ai perdu patience, cela parce que j'ai eu un souvenir désagréable, etc. » . Ils se considèrent alors comme une juxtaposition d'états bien distincts qui s'engendrent inexorablement : une action serait conditionnée par toute la série antécédente d'états psychologiques. Ce qui est conforme à cette psychologie associationniste pour laquelle chaque état serait causé par celui qui le précède. Non seulement on se donne du moi une image superficielle - celle d'un agrégat de faits psychiques impersonnels -, mais de plus on en a exclu la liberté - ces faits s'enchaînant selon des lois rigoureuses.
Mais n'y a-t-il pas dans ce procédé d'explication une tentative pour se déresponsabiliser ? Comme si, en m'appuyant sur mon vécu, je me cherchais des excuses et ne voulais pas assumer ma liberté. Que mes actes soient le résultat d'une histoire ne signifie pas que je ne suis pas libre. Si je demeure celui que j'ai été, l'avenir n'est malgré tout jamais contenu dans le passé. D'une personne qui a été victime de violence dans son enfance, personne ne peut dire qu'elle sera violente à son tour. Pour expliquer qu'un homme ait pu basculer dans la délinquance, on a tendance à interroger les événements de son vécu qui ont pu le conduire jusque-là : il a été humilié par ses camarades à l'école, rejeté par les filles, battu par ses parents, etc. On passe en revue une série d'états psychologiques qui ont précédé son passage à l'acte. Notre logique rétrospective recompose ainsi le passé en fonction du présent. On veut croire que ce qui est vrai au présent ne peut pas ne pas être vrai dans l'éternité : notre comportement serait même inscrit dans nos gênes. [...]
C'est donc faute de rattacher nos états intérieurs à la totalité psychique qu'ils expriment, que nous croyons être livrés à des puissances extérieures." (pp.78-83)
-Karl Sarafidis, Bergson. La création de soi par soi, Eyrolles, 2013, 145 pages.