https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2018-2.htm?ora.z_ref=cairnSearchAutocomplete
"Pour caractériser l’espèce « dramatique » au sein de la famille des fictions littéraires, relisons un passage de la Poétique d’Aristote (chapitre 3) : l’assomption du « je » est décisive. On a affaire à un drame (pièce de théâtre) lorsque la première personne du singulier n’est jamais assumée par l’auteur de l’ouvrage, mais est distribuée entre des personnages « agissant et accomplissant tout par eux-mêmes ». Chacun en son nom propre dit « je », sans aucune autre introduction ou précaution que sa présence, ici et maintenant, sur le théâtre. Cela fait que l’œuvre dramatique est exposée par son auteur dans une rupture fondatrice avec lui. Non réductible à un écrit à la disposition d’un lecteur qui le fait vivre, qu’il peut prendre, abandonner et reprendre (comme on peut le faire aussi avec un film), ni sous celle d’un récit déclamé in vivo où le poète donne la parole à d’autres sans y renoncer définitivement pour lui-même, elle est un objet autonome, sous la forme d’un monde qui se présente en lui-même, en ce lieu, actuellement, se déroulant dans le temps avec « un commencement, un milieu et une fin », en toute insolence. Par sa nature même et par la nécessité de sa présence sur un théâtre « en chair et en os », l’œuvre dramatique est d’emblée cosmologique : s’y rencontrent donc, nécessairement, les questions de l’espace, du temps, de la possibilité même d’une expérience réelle et donc de sa liaison en relation à une forme d’attente du spectateur qui se situe dans la salle."
"Loin d’être des « conventions », les fameuses unités du théâtre classique renvoient à des lois fondamentales : les subvertir ou s’en jouer, ce n’est pas les abolir, mais au contraire c’est souligner que tout théâtre est structuré par elles."
"Dans son geste élémentaire, qui consiste à dresser des corps debout sur une scène, à les faire s’adresser, parler, déclarer, et choses semblables, le théâtre reconduit à son moment d’étrangeté et de fécondité ce qui est pour nous trop familier, ce corps humain dans son « programme d’actions usuelles » très ordinaires. Au lieu de convier à s’ébahir sur les prouesses acrobatiques d’un corps athlétique (lesquelles nous laissent, au fond, bien tranquilles dans notre fauteuil d’admirateurs), le théâtre donne un sens universel et de concernement à la fameuse énigme spinoziste « ce que peut un corps, nul ne l’a encore déterminé », car c’est de moi, là-bas, qu’il s’agit."
"Cette disposition anti-spectaculaire et véritablement édifiante du théâtre, due à des propriétés cosmologiques (temps, espace) qui installent le représentable dans l’expérience, et parce qu’il est une fiction représentée réellement, fait vivre au spectateur le moment de l’illusion comme telle et l’instruit de son mécanisme sans lui ôter son charme. [...]
Il n’y a aucune magie au théâtre, aucun « effet spécial », aucune boîte noire inaccessible, mais seulement variation à vue des perceptions qu’il s’agit de débrouiller en les hiérarchisant. La pièce est terminée au moment où, une fois la juste accommodation effectuée et la juste profondeur rétablie, nous comprenons pourquoi nous n’avions pas compris, où nous voyons ce que nous aurions dû voir. Le temps du vrai est rétrospectif et ne peut faire l’économie du temps réel de l’erreur."
"L’expérience qu’est la représentation théâtrale rend possible une manière de vivre les passions dans leur plénitude sans en subir les effets aliénants, elle vaut comme paradigme constructif d’une position morale, d’une pratique par laquelle le sujet se représente à lui-même comme sensible, vit une situation à la fois d’actualité et de réflexivité. Nul retrait du monde dans ce mouvement de distance : chacun, inclus dans l’extérieur sans être livré à une pure extériorité aliénante, s’y voit et se saisit dans son rapport aux autres."
-Catherine Kintzler, « Théâtre et philosophie. Présentation », Revue de métaphysique et de morale, 2018/2 (N° 98), p. 147-150. DOI : 10.3917/rmm.182.0147. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2018-2-page-147.htm
"Le mot d’hellénisme représente un ensemble de nouveautés qui sont forcément solidaires les unes des autres. Doivent-elles rester inintelligibles ? La formule du « miracle grec » est commode ; mais c’est une formule. Ce que veut dire miracle, c’est création ; et peut-être que les créations, dans l’histoire de l’homme, ont en elles-mêmes quelque chose de contingent et de gratuit : encore sont-elles préparées et conditionnées. On a vu qu’elles pourraient avoir une matière première dans des traditions. C’est déjà les comprendre un peu que d’apercevoir dans le nouveau des infléchissements de l’ancien."
-Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Champs-Flammarion, 1981, p. 258.
" [Pour Nietzsche] le simulacre est plus profond que la vérité même, et la philosophie récuse à tort les vertus de la mimésis."
"Nietzsche, influencé en cela en partie par Schopenhauer (le monde comme volonté, et non comme représentation)."
-François Regnault, « Théâtre et philosophie. Le dithyrambe et la légende », Revue de métaphysique et de morale, 2018/2 (N° 98), p. 151-172. DOI : 10.3917/rmm.182.0151. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2018-2-page-151.htm
"Pour caractériser l’espèce « dramatique » au sein de la famille des fictions littéraires, relisons un passage de la Poétique d’Aristote (chapitre 3) : l’assomption du « je » est décisive. On a affaire à un drame (pièce de théâtre) lorsque la première personne du singulier n’est jamais assumée par l’auteur de l’ouvrage, mais est distribuée entre des personnages « agissant et accomplissant tout par eux-mêmes ». Chacun en son nom propre dit « je », sans aucune autre introduction ou précaution que sa présence, ici et maintenant, sur le théâtre. Cela fait que l’œuvre dramatique est exposée par son auteur dans une rupture fondatrice avec lui. Non réductible à un écrit à la disposition d’un lecteur qui le fait vivre, qu’il peut prendre, abandonner et reprendre (comme on peut le faire aussi avec un film), ni sous celle d’un récit déclamé in vivo où le poète donne la parole à d’autres sans y renoncer définitivement pour lui-même, elle est un objet autonome, sous la forme d’un monde qui se présente en lui-même, en ce lieu, actuellement, se déroulant dans le temps avec « un commencement, un milieu et une fin », en toute insolence. Par sa nature même et par la nécessité de sa présence sur un théâtre « en chair et en os », l’œuvre dramatique est d’emblée cosmologique : s’y rencontrent donc, nécessairement, les questions de l’espace, du temps, de la possibilité même d’une expérience réelle et donc de sa liaison en relation à une forme d’attente du spectateur qui se situe dans la salle."
"Loin d’être des « conventions », les fameuses unités du théâtre classique renvoient à des lois fondamentales : les subvertir ou s’en jouer, ce n’est pas les abolir, mais au contraire c’est souligner que tout théâtre est structuré par elles."
"Dans son geste élémentaire, qui consiste à dresser des corps debout sur une scène, à les faire s’adresser, parler, déclarer, et choses semblables, le théâtre reconduit à son moment d’étrangeté et de fécondité ce qui est pour nous trop familier, ce corps humain dans son « programme d’actions usuelles » très ordinaires. Au lieu de convier à s’ébahir sur les prouesses acrobatiques d’un corps athlétique (lesquelles nous laissent, au fond, bien tranquilles dans notre fauteuil d’admirateurs), le théâtre donne un sens universel et de concernement à la fameuse énigme spinoziste « ce que peut un corps, nul ne l’a encore déterminé », car c’est de moi, là-bas, qu’il s’agit."
"Cette disposition anti-spectaculaire et véritablement édifiante du théâtre, due à des propriétés cosmologiques (temps, espace) qui installent le représentable dans l’expérience, et parce qu’il est une fiction représentée réellement, fait vivre au spectateur le moment de l’illusion comme telle et l’instruit de son mécanisme sans lui ôter son charme. [...]
Il n’y a aucune magie au théâtre, aucun « effet spécial », aucune boîte noire inaccessible, mais seulement variation à vue des perceptions qu’il s’agit de débrouiller en les hiérarchisant. La pièce est terminée au moment où, une fois la juste accommodation effectuée et la juste profondeur rétablie, nous comprenons pourquoi nous n’avions pas compris, où nous voyons ce que nous aurions dû voir. Le temps du vrai est rétrospectif et ne peut faire l’économie du temps réel de l’erreur."
"L’expérience qu’est la représentation théâtrale rend possible une manière de vivre les passions dans leur plénitude sans en subir les effets aliénants, elle vaut comme paradigme constructif d’une position morale, d’une pratique par laquelle le sujet se représente à lui-même comme sensible, vit une situation à la fois d’actualité et de réflexivité. Nul retrait du monde dans ce mouvement de distance : chacun, inclus dans l’extérieur sans être livré à une pure extériorité aliénante, s’y voit et se saisit dans son rapport aux autres."
-Catherine Kintzler, « Théâtre et philosophie. Présentation », Revue de métaphysique et de morale, 2018/2 (N° 98), p. 147-150. DOI : 10.3917/rmm.182.0147. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2018-2-page-147.htm
"Le mot d’hellénisme représente un ensemble de nouveautés qui sont forcément solidaires les unes des autres. Doivent-elles rester inintelligibles ? La formule du « miracle grec » est commode ; mais c’est une formule. Ce que veut dire miracle, c’est création ; et peut-être que les créations, dans l’histoire de l’homme, ont en elles-mêmes quelque chose de contingent et de gratuit : encore sont-elles préparées et conditionnées. On a vu qu’elles pourraient avoir une matière première dans des traditions. C’est déjà les comprendre un peu que d’apercevoir dans le nouveau des infléchissements de l’ancien."
-Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Champs-Flammarion, 1981, p. 258.
" [Pour Nietzsche] le simulacre est plus profond que la vérité même, et la philosophie récuse à tort les vertus de la mimésis."
"Nietzsche, influencé en cela en partie par Schopenhauer (le monde comme volonté, et non comme représentation)."
-François Regnault, « Théâtre et philosophie. Le dithyrambe et la légende », Revue de métaphysique et de morale, 2018/2 (N° 98), p. 151-172. DOI : 10.3917/rmm.182.0151. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2018-2-page-151.htm