https://www.cairn.info/revue-diogene-2014-4-page-99.htm
"La philosophie en tant que discipline universitaire a été introduite en Corée à la fin du xixe siècle. Toutefois, la formation et la recherche en philosophie n’ont pas vraiment commencé avant les années 1920. Le premier établissement à offrir à des Coréens la possibilité de suivre des études supérieures de philosophie fut l’université impériale de Keijō – aujourd’hui Séoul – , fondée par les Japonais en 1924. Les premiers diplômés de cette école rédigèrent leurs travaux en coréen et contribuèrent ainsi à l’implantation de la philosophie dans la péninsule coréenne. Ils furent rejoints par d’autres Coréens, de retour dans leur pays natal après des études en Autriche, en Allemagne, en France et aux États-Unis. Je les appelle les « premiers philosophes coréens ». Il remplissaient trois conditions : tout d’abord, ils avaient un diplôme d’études supérieures de philosophie ; deuxièmement, ils avaient lu les textes philosophiques occidentaux dans la langue d’origine ou en traduction ; troisièmement, ils avaient tous écrit un essai en coréen contemporain. J’aborderai trois questions à la lumière de ces éléments.
La première question porte sur leur attitude envers la philosophie. J’ai constaté avec étonnement que les premiers philosophes coréens parlaient de la philosophie comme s’ils étaient déjà très familiers des problèmes, de la terminologie et des sujets de la philosophie occidentale. D’où venait cette familiarité ? Pour répondre à cette question, il nous faudra prendre en compte l’introduction de la philosophie occidentale en Corée à la fin du xixe siècle.
Le deuxième point concerne leur conception de la philosophie. On peut diviser ces premiers philosophes coréens en deux groupes principaux. Un premier groupe voyait dans la philosophie une façon de changer le monde. Pak Chonghong (1903-1976), Sin Namchŏl (1903-1958) et Pak Ch‘iu (1909-1949) sont des figures représentatives de ce courant. Un deuxième groupe de penseurs concevait la philosophie comme une façon de comprendre le monde à l’échelle intellectuelle. An Hosang (1902-1999) et Han Ch‘ijin (1901-1958 ?) illustrent cet autre mode de pensée.
La troisième question porte sur leurs méthodes philosophiques. Les philosophes de la première catégorie insistaient beaucoup sur la « pensée subjective ». La passion, le pathos, y jouait un rôle essentiel. Les philosophes du second groupe insistaient sur l’importance de la pensée logique et rationnelle, le logos, et prônaient une compréhension plus objective du monde et de l’humanité."
"La philosophie coréenne contemporaine remonte à l’époque où la péninsule coréenne (1910-1945) subissait l’occupation japonaise. En 1919, un an après la fin de la Première Guerre mondiale [...] surgit le mouvement d’indépendance du Samil (le 1er mars) ; en même temps, un sentiment de modernisation dans toutes les sphères de l’existence se répandit parmi les intellectuels coréens. C’est à ce moment-là que les jeunes philosophes qui avaient étudié en Europe et aux États-Unis regagnèrent leur pays natal. Fondée par les Japonais en 1924, l’université impériale de Keijō commença à partir de 1929 à produire des diplômés pourvus d’une connaissance philosophique de première main. En cette même année parut le premier numéro de Sinhŭng, une revue universitaire publiée par les premiers diplômés de Keijō. En 1933, de jeunes philosophes diplômés de cette université et d’autres qui rentraient en Corée après leurs études à l’étranger créèrent ensemble la première société philosophique, Ch‘ŏrhak yŏn’guhoe (Association des études philosophiques), dotée d’une revue officielle, Ch‘ŏrhak. Pour eux, la philosophie ne pouvait être qu’occidentale.
Cette idée mérite quelques explications. Les problèmes abordés par les premiers philosophes coréens, leur méthode d’approche, leurs concepts et leur façon de penser et d’écrire étaient calqués sur la philosophie occidentale. La « philosophie d’Asie de l’est » était totalement absente de leur formation intellectuelle. Ils se distinguaient à cet égard des traditionnels philosophes confucéens des générations précédentes. Les premiers philosophes coréens partageaient les mêmes problèmes et la même méthodologie que, par exemple, les néo-kantiens, les néo-hégéliens et les husserliens. Deux articles publiés par Kim Kyesuk (1905-1989), l’un des premiers diplômés du département de philosophie de Keijō, illustrent cette tendance. Ils s’intitulent « Une brève réflexion sur la philosophie de Cohen » et « Sur la méthode spéculative ». Le premier consiste en une introduction sommaire à la logique épistémologique d’Hermann Cohen ; le second porte sur la méthode hégélienne. Ces contributions ne sont pas faciles à lire : leurs arguments manquent de clarté. On s’étonne néanmoins de constater à quel point Kim maîtrise ces thèmes. Il ne manifeste aucune hésitation, aucune perplexité, et aucun signe d’appréhension intellectuelle. Il semble tout à fait l’aise avec son sujet. Kwŏn Sewŏn, un condisciple de Kim à l’université de Keijō, fit paraître, dans la deuxième livraison de la même revue, des articles intitulés respectivement « Addenda à la distinction entre vérité et exactitude » et « Sur la doctrine phénoménologique de la vérité ». Ces articles, qui traitent de Leibniz et de Husserl, sont beaucoup plus faciles à comprendre et plus clairs que ceux de Kim. Le ton adopté et sa façon de penser et d’écrire témoignent d’une telle assurance qu’on aurait peine à deviner que les thèmes qu’il traite n’appartiennent pas à son environnement culturel.
Les premiers philosophes coréens ont étudié la philosophie occidentale en lisant les sources primaires. Ils connaissaient Platon, Kant, Hegel et Husserl dans la langue d’origine. Presque tous les étudiants apprenaient l’allemand ; certains maîtrisaient le grec et le latin. Ils pouvaient de la sorte acquérir une connaissance de première main de la philosophie occidentale. Quand ils faisaient de la philosophie, c’était de la philosophie occidentale."
"La philosophie coréenne contemporaine a emprunté son vocabulaire philosophique aux Japonais, dont les formidables travaux de traduction ont précédé de presque deux générations le début de la philosophie en Corée."
"Kwŏn Sewŏn et Yi Chongu (1903-1974) s’intéressaient à la Lebensphilosophie ; Sin Namch‘ŏl, Pak Ch‘iu et Chŏn Wŏnbae (1903-1984) au marxisme ; Pak Chonghong à l’existentialisme. Ces trois écoles philosophiques étaient tournées vers la réalité humaine concrète et se voulaient antimétaphysiques. On peut facilement comprendre qu’elles aient attiré de jeunes philosophes privés d’autonomie politique. Les premiers philosophes coréens cherchaient à comprendre et à changer la réalité dans laquelle ils vivaient."
"Han Ch‘ijin, un autre philosophe qui a joué un rôle important dans l’introduction en Corée de la philosophie comme de la psychologie, de la logique, de la sociologie, de la théorie de l’éducation et de la démocratie, décrivait sa motivation pour faire de la philosophie comme une quête du sens de la vie humaine."
"Les premiers philosophes coréens n’avaient pas de science très développée ; ils n’avaient pas de système de marché capitaliste ; ils ne vivaient pas en démocratie ; ils ne subissaient pas l’aliénation liée aux progrès technologiques. Cependant, ils traitaient des questions philosophiques de la même façon que les Occidentaux et ne différaient pas vraiment de leurs homologues occidentaux. On pourrait dire de la sorte qu’une culture de la modernité commença moins à s’enraciner sur le sol coréen par la réalité que par la réflexion, ou la pensée."
"Pak Chonghong souligne que le λόγος au sens grec du mot ne permet pas, à lui seul, de comprendre le réel, car il se cantonne à une contemplation passive, même s’il sauve les phénomènes et les fixe en termes conceptuels. Selon lui, les choses peuvent être conçues par une praxis active, et il n’existe aucun autre moyen d’accéder au réel que la praxis :
On ne peut concevoir le réel qu’à travers la praxis, qui s’exerce par une intervention active. Même la plus élémentaire sensation n’émane pas de la pure contemplation, mais d’une praxis sensible. (Pak 1998 : 336)."
"Politiquement et socialement, ils étaient plutôt conservateurs et libéraux. Une fois libérés du joug de la colonisation japonaise en 1945, ils ont joué un rôle important dans l’instauration d’une démocratie libérale en Corée du Sud. An devint le premier ministre de l’éducation, Han fut nommé consul auprès du gouvernement militaire américain provisoire et donna des conférences radiophoniques sur la démocratie. Il fut enlevé en Corée du Nord pendant la Guerre de Corée (1950-1953). Un autre groupe de philosophes œuvrait, pour sa part, pour un changement passionné et révolutionnaire de la réalité sociale. Ils s’efforçaient de transformer le réel à travers leurs idées. Après la libération du pays, tous à l’exception de Pak Chonghong adhérèrent au parti communiste et travaillèrent avec la Corée du Nord. Sin partit en Corée du Nord ; Pak Ch‘iu, devenu officier dans l’armée nord-coréenne, trouva la mort pendant la Guerre de Corée."
-Young Ahn Kang, « Les premiers philosophes coréens », Diogène, 2014/4 (n° 248), p. 99-111. DOI : 10.3917/dio.248.0099. URL : https://www.cairn.info/revue-diogene-2014-4-page-99.htm
"La philosophie en tant que discipline universitaire a été introduite en Corée à la fin du xixe siècle. Toutefois, la formation et la recherche en philosophie n’ont pas vraiment commencé avant les années 1920. Le premier établissement à offrir à des Coréens la possibilité de suivre des études supérieures de philosophie fut l’université impériale de Keijō – aujourd’hui Séoul – , fondée par les Japonais en 1924. Les premiers diplômés de cette école rédigèrent leurs travaux en coréen et contribuèrent ainsi à l’implantation de la philosophie dans la péninsule coréenne. Ils furent rejoints par d’autres Coréens, de retour dans leur pays natal après des études en Autriche, en Allemagne, en France et aux États-Unis. Je les appelle les « premiers philosophes coréens ». Il remplissaient trois conditions : tout d’abord, ils avaient un diplôme d’études supérieures de philosophie ; deuxièmement, ils avaient lu les textes philosophiques occidentaux dans la langue d’origine ou en traduction ; troisièmement, ils avaient tous écrit un essai en coréen contemporain. J’aborderai trois questions à la lumière de ces éléments.
La première question porte sur leur attitude envers la philosophie. J’ai constaté avec étonnement que les premiers philosophes coréens parlaient de la philosophie comme s’ils étaient déjà très familiers des problèmes, de la terminologie et des sujets de la philosophie occidentale. D’où venait cette familiarité ? Pour répondre à cette question, il nous faudra prendre en compte l’introduction de la philosophie occidentale en Corée à la fin du xixe siècle.
Le deuxième point concerne leur conception de la philosophie. On peut diviser ces premiers philosophes coréens en deux groupes principaux. Un premier groupe voyait dans la philosophie une façon de changer le monde. Pak Chonghong (1903-1976), Sin Namchŏl (1903-1958) et Pak Ch‘iu (1909-1949) sont des figures représentatives de ce courant. Un deuxième groupe de penseurs concevait la philosophie comme une façon de comprendre le monde à l’échelle intellectuelle. An Hosang (1902-1999) et Han Ch‘ijin (1901-1958 ?) illustrent cet autre mode de pensée.
La troisième question porte sur leurs méthodes philosophiques. Les philosophes de la première catégorie insistaient beaucoup sur la « pensée subjective ». La passion, le pathos, y jouait un rôle essentiel. Les philosophes du second groupe insistaient sur l’importance de la pensée logique et rationnelle, le logos, et prônaient une compréhension plus objective du monde et de l’humanité."
"La philosophie coréenne contemporaine remonte à l’époque où la péninsule coréenne (1910-1945) subissait l’occupation japonaise. En 1919, un an après la fin de la Première Guerre mondiale [...] surgit le mouvement d’indépendance du Samil (le 1er mars) ; en même temps, un sentiment de modernisation dans toutes les sphères de l’existence se répandit parmi les intellectuels coréens. C’est à ce moment-là que les jeunes philosophes qui avaient étudié en Europe et aux États-Unis regagnèrent leur pays natal. Fondée par les Japonais en 1924, l’université impériale de Keijō commença à partir de 1929 à produire des diplômés pourvus d’une connaissance philosophique de première main. En cette même année parut le premier numéro de Sinhŭng, une revue universitaire publiée par les premiers diplômés de Keijō. En 1933, de jeunes philosophes diplômés de cette université et d’autres qui rentraient en Corée après leurs études à l’étranger créèrent ensemble la première société philosophique, Ch‘ŏrhak yŏn’guhoe (Association des études philosophiques), dotée d’une revue officielle, Ch‘ŏrhak. Pour eux, la philosophie ne pouvait être qu’occidentale.
Cette idée mérite quelques explications. Les problèmes abordés par les premiers philosophes coréens, leur méthode d’approche, leurs concepts et leur façon de penser et d’écrire étaient calqués sur la philosophie occidentale. La « philosophie d’Asie de l’est » était totalement absente de leur formation intellectuelle. Ils se distinguaient à cet égard des traditionnels philosophes confucéens des générations précédentes. Les premiers philosophes coréens partageaient les mêmes problèmes et la même méthodologie que, par exemple, les néo-kantiens, les néo-hégéliens et les husserliens. Deux articles publiés par Kim Kyesuk (1905-1989), l’un des premiers diplômés du département de philosophie de Keijō, illustrent cette tendance. Ils s’intitulent « Une brève réflexion sur la philosophie de Cohen » et « Sur la méthode spéculative ». Le premier consiste en une introduction sommaire à la logique épistémologique d’Hermann Cohen ; le second porte sur la méthode hégélienne. Ces contributions ne sont pas faciles à lire : leurs arguments manquent de clarté. On s’étonne néanmoins de constater à quel point Kim maîtrise ces thèmes. Il ne manifeste aucune hésitation, aucune perplexité, et aucun signe d’appréhension intellectuelle. Il semble tout à fait l’aise avec son sujet. Kwŏn Sewŏn, un condisciple de Kim à l’université de Keijō, fit paraître, dans la deuxième livraison de la même revue, des articles intitulés respectivement « Addenda à la distinction entre vérité et exactitude » et « Sur la doctrine phénoménologique de la vérité ». Ces articles, qui traitent de Leibniz et de Husserl, sont beaucoup plus faciles à comprendre et plus clairs que ceux de Kim. Le ton adopté et sa façon de penser et d’écrire témoignent d’une telle assurance qu’on aurait peine à deviner que les thèmes qu’il traite n’appartiennent pas à son environnement culturel.
Les premiers philosophes coréens ont étudié la philosophie occidentale en lisant les sources primaires. Ils connaissaient Platon, Kant, Hegel et Husserl dans la langue d’origine. Presque tous les étudiants apprenaient l’allemand ; certains maîtrisaient le grec et le latin. Ils pouvaient de la sorte acquérir une connaissance de première main de la philosophie occidentale. Quand ils faisaient de la philosophie, c’était de la philosophie occidentale."
"La philosophie coréenne contemporaine a emprunté son vocabulaire philosophique aux Japonais, dont les formidables travaux de traduction ont précédé de presque deux générations le début de la philosophie en Corée."
"Kwŏn Sewŏn et Yi Chongu (1903-1974) s’intéressaient à la Lebensphilosophie ; Sin Namch‘ŏl, Pak Ch‘iu et Chŏn Wŏnbae (1903-1984) au marxisme ; Pak Chonghong à l’existentialisme. Ces trois écoles philosophiques étaient tournées vers la réalité humaine concrète et se voulaient antimétaphysiques. On peut facilement comprendre qu’elles aient attiré de jeunes philosophes privés d’autonomie politique. Les premiers philosophes coréens cherchaient à comprendre et à changer la réalité dans laquelle ils vivaient."
"Han Ch‘ijin, un autre philosophe qui a joué un rôle important dans l’introduction en Corée de la philosophie comme de la psychologie, de la logique, de la sociologie, de la théorie de l’éducation et de la démocratie, décrivait sa motivation pour faire de la philosophie comme une quête du sens de la vie humaine."
"Les premiers philosophes coréens n’avaient pas de science très développée ; ils n’avaient pas de système de marché capitaliste ; ils ne vivaient pas en démocratie ; ils ne subissaient pas l’aliénation liée aux progrès technologiques. Cependant, ils traitaient des questions philosophiques de la même façon que les Occidentaux et ne différaient pas vraiment de leurs homologues occidentaux. On pourrait dire de la sorte qu’une culture de la modernité commença moins à s’enraciner sur le sol coréen par la réalité que par la réflexion, ou la pensée."
"Pak Chonghong souligne que le λόγος au sens grec du mot ne permet pas, à lui seul, de comprendre le réel, car il se cantonne à une contemplation passive, même s’il sauve les phénomènes et les fixe en termes conceptuels. Selon lui, les choses peuvent être conçues par une praxis active, et il n’existe aucun autre moyen d’accéder au réel que la praxis :
On ne peut concevoir le réel qu’à travers la praxis, qui s’exerce par une intervention active. Même la plus élémentaire sensation n’émane pas de la pure contemplation, mais d’une praxis sensible. (Pak 1998 : 336)."
"Politiquement et socialement, ils étaient plutôt conservateurs et libéraux. Une fois libérés du joug de la colonisation japonaise en 1945, ils ont joué un rôle important dans l’instauration d’une démocratie libérale en Corée du Sud. An devint le premier ministre de l’éducation, Han fut nommé consul auprès du gouvernement militaire américain provisoire et donna des conférences radiophoniques sur la démocratie. Il fut enlevé en Corée du Nord pendant la Guerre de Corée (1950-1953). Un autre groupe de philosophes œuvrait, pour sa part, pour un changement passionné et révolutionnaire de la réalité sociale. Ils s’efforçaient de transformer le réel à travers leurs idées. Après la libération du pays, tous à l’exception de Pak Chonghong adhérèrent au parti communiste et travaillèrent avec la Corée du Nord. Sin partit en Corée du Nord ; Pak Ch‘iu, devenu officier dans l’armée nord-coréenne, trouva la mort pendant la Guerre de Corée."
-Young Ahn Kang, « Les premiers philosophes coréens », Diogène, 2014/4 (n° 248), p. 99-111. DOI : 10.3917/dio.248.0099. URL : https://www.cairn.info/revue-diogene-2014-4-page-99.htm