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    Clément Rosset, L'anti-nature: Éléments pour une philosophie tragique + Le Réel. Traité de l'idiotie + Principes de sagesse et de folie

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Clément Rosset, L'anti-nature: Éléments pour une philosophie tragique + Le Réel. Traité de l'idiotie + Principes de sagesse et de folie Empty Clément Rosset, L'anti-nature: Éléments pour une philosophie tragique + Le Réel. Traité de l'idiotie + Principes de sagesse et de folie

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 1 Jan - 18:43

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Cl%C3%A9ment_Rosset

    "L'idée fondamentale du naturalisme est une mise à l'écart du rôle du hasard dans la génèse des existences: l'affirmation que rien ne saurait se produire sans quelque raison, et qu'en conséquence les existences indépendantes des causes introduites par le hasard ou l'artifice des hommes résultent d'un autre ordre de causes, qui est l'ordre des causes naturelles. On sait seulement que la nature est ce qui reste quand on a de toutes choses biffé les effets de l'artifice et du hasard: nul ne précise ce qui reste ainsi, mais il suffit, pour que se constitue l'idée de nature, qu'on tienne pour acquis qu'il y a quelque chose qui reste."

    "L"idée de nature est invincible parce qu'elle est vague."

    "L'idée de hasard est peut-être, de toutes celles dont les hommes peuvent avoir à connaître, la plus lourde à assumer pour les affectivité, parce que impliquant l'insignifiance radicale de tout événement, de toute pensée et de toute existence."

    "L'idée de causes surnaturelles n'est possible qu'à partir de l'idée de "causes naturelles", qui autorise à interpréter tout phénomène comme le "résultat" d'un principe ou d'une série de principes: l'explication naturaliste des phénomènes apparaît dès lors comme le modèle idéologique dont s'inspirent toutes les explications y compris les explications religieuses.
    Une interprétation religieuse du monde n'est possible que s'il y a un monde à interpréter, c'est-à-dire si ce qui existe doit son existence à des principes et sa durée à des forces, en jeu dans l'existence, qui lui permette de survivre. L'idée de nature satisfait à cette double condition.
    "

    "Ce qui est contraire à l'idée de nature n'est pas l'idéologie religieuse, mais, à l'opposé, la pensée matérialiste, qui refuse de voir dans l'existence tant l'effet de forces que le résultat de principes: pour rendre compte de ce que les hommes appellent la nature, le matérialisme se contente d'invoquer deux "refus de principe" qui sont l'inertie (refus d'introduire l'idée de force dans l'existence) et le hasard (seul apte à rendre compte de la possibilité des productions sans entorse au principe d'inertie)."

    "La question fondamentale, à laquelle matérialisme et idéologie religieuse apportent des réponses divergentes, n'est pas de savoir si ce qui existe est l’œuvre de Dieu ou la nature, mais si on peut considérer ce qui existe comme quelque chose de fait. Estimer qu'il y a quelque chose de fait signifie estimer que ce qui existe ne peut exister que dans la mesure où il est le résultat d'un "faire": que le monde n'est pas un assemblage hasardeux, mais un produit fabriqué, même si aucun fabricateur ne peut être désigné à l'origine de cette fabrication. Religion et naturalisme, qui ont en commun cette intuition d'un faire à l'origine de l'existence, se trouvent investis d'une même signification idéologique ; l'idéologie religieuse se réduit même à un épiphénomène de l'idéologie naturaliste, puisque la première ne met en question que la personnalité de l'acteur, alors que la seconde introduit la notion d'acte, sans laquelle il ne saurait y avoir d'interrogation quand aux acteurs."

    "Le "matérialisme" de Diderot illustre assez bien ce mouvement de régression de l'idéologie religieuse vers l'idéologie naturaliste. Matérialisme qui demeure idéaliste parce qu'il est avant tout naturalisme -à la différence du matérialisme de La Mettrie, d'Helvétius et, dans une moindre mesure, de d'Holbach- et en vient ainsi à pratiquer une opération idéologique exactement opposée à une réduction matérialiste: loin de privilégier le principe d'inertie, il élève la matière à une dignité métaphysique d'une nature en subordonnant toute existence à des principes de sensibilité et de vie. Extrémisme idéaliste, en un certain sens: il n'est plus rien de matériel aux yeux de Diderot -au sens où matière signifierait inertie- puisque la matière est conçue originellement vivante."

    "Diderot se refuse à admettre que la matière puisse s'organiser en vie à partir du seul principe d'inertie."
    -Clément Rosset, L'Anti-nature. Éléments pour une philosophie tragique, PUF, 2015 (1973 pour la première édition).

    "La pensée tragique n'a guère trouvé, depuis Nietzsche, d'interprète philosophe."

    "Si la plupart des philosophes se firent ainsi logiciens de l’ordre, de la sagesse, de la raison, de la contradiction, de la synthèse ou du progrès — logiciens de la réparation —, certains autres furent des logiciens du pire, dont la tâche était de systématiser le tragique en œuvre dans telle ou telle littérature, d’en rechercher la logique."

    "Disqualifier la pensée par la pensée, selon un schéma par exemple pascalien (« rien de plus conforme à la raison que ce désaveu de la raison »), a été réputé une entreprise non philosophique."

    "On remarquera, en premier lieu, que ce souci d’expression tragique diverge fondamentalement de ce qui semble à première vue constituer la forme la plus élémentaire et la plus radicale de logique du pire : le pessimisme. Telle qu’elle se manifeste chez Lucrèce, chez Montaigne, chez Pascal, l’intention terroriste n’est pas commandée par une vision pessimiste du monde, même si la philosophie qui s’ensuit est, en un certain sens, plus pessimiste que tout pessimisme. Deux différences majeures, l’une de « contenu », l’autre d’intention, distinguent de tels penseurs des philosophes proprement pessimistes, tel Schopenhauer. La première consiste dans le fait même de la « vision du monde » : donnée première du pessimisme, elle est récusée en tant que telle par les philosophes tragiques. Le pessimiste parle après avoir vu ; le terroriste tragique parle pour dire l’impossibilité de voir. Autrement dit : le pessimisme — en tant que doctrine philosophique, en œuvre par exemple chez Schopenhauer ou Edouard von Hartmann — suppose la reconnaissance d’un « quelque chose » (nature ou être) dont il affirme après coup le caractère constitutionnellement insatisfaisant. En ce sens le pessimisme constitue, bien évidemment, une affirmation du pire.

    Mais précisément : seulement en ce sens, c’est-à-dire à partir d’un certain sens, ou un certain ordre, déjà donnés, dont il sera loisible de montrer — ensuite — le caractère insatisfaisant ou incohérent. Le pire affirmé par la logique pessimiste prend donc son point de départ dans la considération d’une existence donnée (tout comme le pessimisme de Zola se donne d’emblée un édifice à détruire). Il est une des limites auxquelles peut aboutir la considération du donné : soit la pire des combinaisons compatibles avec l’existence. Mieux : il est la limite à laquelle peut aboutir — et aboutit en effet, si la pensée est sans assises théologiques — la considération du déjà ordonné. Mauvaise ordonnance, mais ordonnance : le monde est assemblé (mal assemblé), il constitue une « nature » (mauvaise) ; et c’est précisément dans la mesure où il est un système que le philosophe pessimiste pourra le déclarer sombre in aeterno, non susceptible de modification ou d’amélioration. Non seulement donc le pessimiste n’accède-t-il pas au thème du hasard, encore la négation du hasard est-elle la clef de voûte de tout pessimisme, comme l’affirmation du hasard est celle de toute pensée tragique. Le monde du pessimiste est constitué une fois pour toutes ; d’où le grand mot du pessimiste : « On n’en sort pas. » Le monde tragique n’a pas été constitué ; d’où la grande question tragique : « On n’y entrera jamais. » Le « pire » dont parle la logique pessimiste n’a pas de rapports avec le « pire » de la logique tragique : le premier désigne un donné de fait, le second l’impossibilité préalable de tout donné (en tant que nature constituée). Ou encore : le pire pessimiste désigne une logique du monde, le pire tragique, une logique de la pensée (se découvrant incapable de penser un monde)."

    "Ce qui distingue ici Schopenhauer de Leibniz n’est pas l’humeur (pessimiste ou optimiste), mais le thème théologique : une fois reconnu que le monde est mauvais, ou du moins empreint de mal, rien de pire que la formule leibnizienne selon laquelle il n’en constitue pas moins le meilleur des mondes possibles ; le « pire » de Schopenhauer et le « meilleur » de Leibniz ont finalement la même signification. [...]
    Dès lors qu’il se donne — sans références théologiques ou téléologiques — une nature à penser, le pessimiste aboutit nécessairement à une philosophie de l’absurde ; ceci en deux temps :

    1) La logique du donné est forcément une logique de l’ordonné ;

    2) Rien ne légitimant cet ordonnancement, la logique de l’ordonné est une logique de l’absurde.

    Cet itinéraire est particulièrement net chez celui qui pensa le pessimisme de la manière la plus rigoureuse, Schopenhauer. On sait que Schopenhauer ne se donne qu’une pensée à penser pour être en mesure de décrire le monde : la volonté. Encore cette volonté est-elle aveugle, illusoire, se répétant mécaniquement : la plus pauvre des pensées, la plus maigre des « données ». Pourtant, elle suffit à faire passer du chaos au monde de l’ordonnancement : dans la mesure où elle constitue un événement.

    L’événement, qui signifie à la fois relief sur l’existence et échec au hasard, permet à lui seul, et quel qu’il soit, de passer du chaos à la pensée de l’ordre. Pour le penseur tragique, « ce qui existe » — qui n’est ni nature, ni être, ni objet adéquat de pensée — ne donne jamais lieu à des événements : « s’y passent » des rencontres, des occasions, qui ne supposent jamais le recours à quelque principe qui transcende les perspectives tragiques de l’inertie et du hasard. Car l’événement est la transcendance même : le signe d’une impossibilité fondamentale à rendre compte des péripéties de « ce qui existe » à partir seulement de « ce qui existe », la marque d’une intervention nécessaire pour « faire exister » ce qui existe. Or, Schopenhauer se représente précisément la volonté comme un tel événement : la volonté est l’événement à la faveur duquel il s’est trouvé du donné à penser, l’acte par lequel un donné — le monde — s’est constitué. Acte isolé et unique : après lui, il n’y aura plus jamais d’événements dans le monde, qui ne fera que se répéter aveuglément sur le mode inerte (de manière générale, Schopenhauer fut le plus grand pessimiste parce qu’il fut celui qui se donna le moins d’événements à penser : une fois « survenue » la volonté, tout le reste est silence). Mais l’événement donné livre un monde ordonné : car Schopenhauer dispose désormais d’une « nature », d’un « monde ». « II existe » — de la volonté."

    "Qu’il y ait de l’ordonné de donné est l’absurdité majeure, dès lors qu’il n’y a personne pour avoir donné. L’ordre de la volonté schopenhauerienne est donc désordre, l’explication par la volonté muette, la constitution du monde absurde : causalité sans cause, nécessité sans fondement nécessaire, finalité sans fin en sont les plus remarquables caractères.

    Cette philosophie de l’absurde n’est pas tant contraire à la pensée tragique que sans rapports avec elle. Il s’agit là, en effet, d’une absurdité seconde, conditionnée, prenant ses assises dans le sens une fois constitué : on montre que les « sens » présentés par le monde existant recouvrent autant de non-sens au regard de tout ce que l’homme peut se représenter en matière de finalité. Tout cela ne rime à rien, pense le philosophe pessimiste ; mais tout cela est : l’absurdité est là, constituée, installée, logeant à la même enseigne que le « sens » qui ordonne l’être et se confondant ainsi avec elle. Or, autre chose est le non-sens (l’absurde), autre chose l’insignifiance que la perspective tragique a en vue. Le premier part d’un sens donné dont il explore la minceur et l’insuffisance (du sens, dès qu’il y en a, il n’y en a pas assez : sur ce point, les analyses de Pascal sont définitives). Ce qu’il montre, c’est que l’ordre régnant est insensé. Mais l’ordre régnant règne, même s’il s’agit d’un désordre : ainsi le monde soumis à l’aveugle volonté schopenhauerienne. Règne dont la reconnaissance, quel que soit son mauvais gré, voue le « tragique de l’absurde » à une même superficialité que le « comique du nonsense » : l’un et l’autre célébrant, chacun à sa manière, un ordre établi. L’insignifiance tragique conteste l’existence d’un tel règne : aucun sens n’est donné pour elle, fût-il le plus absurde."

    "Une autre forme de logique du pire, très éloignée aussi de la pensée tragique, est à rechercher dans les différentes formes de masochisme : dans un plaisir d’ordre philosophique à faire apparaître le malheur. Logique du pire particulièrement rigoureuse parce que psychologiquement motivée : le malheur étant ici à la source de la jubilation. Ainsi Pascal a-t-il pu être considéré par beaucoup comme le tentateur-dégoûteur, offrant à la réprobation universelle toutes les occasions de réjouissance humaine, tirant de la ruine systématique de toutes les formes de bonheur une sorte de délectation morose. Un tel masochisme philosophique, dont l’existence est indéniable en de nombreux cas, mais très douteuse en ce qui concerne Pascal, est riche d’une composante psychologique d’ordre agressif et compensatoire. L’incapacité de supporter le malheur semble en être, ainsi que l’a pensé Nietzsche, la principale motivation : je ne supporterai de ne pas être heureux qu’à la condition de démontrer que personne ne peut l’être. Le plaisir masochiste de souffrir n’est ici qu’un reflet du plaisir plus profond — plus nécessaire — d’imposer à l’autre la souffrance. Il est possible qu’en ce sens le masochisme soit une instance psychologiquement superficielle, ne pouvant s’interpréter qu’à partir d’un sadisme lui-même dépendant d’un besoin compensatoire lié à la quête fondamentale du bonheur : telle est sur ce point, en dernière instance, l’opinion de Freud.

    L’élément démocratique du masochisme (« Si je souffre, ce ne peut être que comme tout le monde ; donc tout le monde souffre ») réduit le plaisir de souffrir au plaisir tout court, c’est-à-dire au plaisir de savoir qu’on ne souffre pas plus qu’un autre, assimilant ainsi l’énigme masochiste à la très simple recherche du bonheur sur laquelle le masochisme ne fait qu’un relief apparent. Il est certes vrai que le masochisme n’est pas le simple envers de la jouissance sadique ; elle a son autonomie : Gilles Deleuze, dans une récente Présentation de Sacher Masoch, a mis justement en garde contre une interprétation simpliste de la thèse freudienne. Cependant, l’instance agressive et compensatoire du masochisme donne raison, à un niveau plus profond, au lien entre le sadisme et le masochisme tel que l’affirme Freud : quelle que soit la différence de leurs résonances psychologiques, l’un et l’autre trouvent dans un besoin égalitaire et uniformisant une motivation commune."

    "Le bénéfice de l’affirmation du malheur — que ce soit pour en jouir (masochisme), pour l’infliger aux autres (sadisme), ou pour s’en plaindre (paranoïa) — n’est pas dans la représentation d’un malheur accidentel et évitable, mais dans l’assignation d’un point d’existence sur lequel la pensée pourra se reposer pour construire ses représentations ; l’affirmation « qu’il y a » quelque chose importe beaucoup davantage que le fait que ce quelque chose soit « du malheur ». Bref, l’affirmation du malheur est surtout l’affirmation d’un « être ».

    Nietzsche déclare, en terminant la Généalogie de la morale, que « l’homme préfère encore avoir la volonté du néant que de ne point vouloir du tout ». c’est-à-dire : il vaut mieux affirmer le malheur que de n’affirmer rien.

    C’est dans l’hésitation entre ces deux modes de représentation (le premier se représentant, l’autre s’avérant incapable de se rien représenter), qu’oscillent pensée tragique et pensée pessimiste. Le pessimiste s’accorde un bénéfice : en affirmant le malheur, il affirme toujours quelque chose. Bénéfice que se refuse la pensée tragique : pour elle l’être est impensable, mieux, aucun être n’ « est ». En ce sens, on peut distinguer deux formes antithétiques de logique du pire : l’une (paranoïaque) dont la logique est d’affirmer (le pire), l’autre (tragique) dont le « pire » est de ne rien affirmer."

    "Ce qui différencie, socialement parlant, le fou de l’homme normal est critère purement quantitatif et proportionnel : non un usage sain ou malsain de la logique, mais la quantité de temps, et l’ampleur du champ, qui sont attribués à l’interprétation. Tout homme, en tant qu’il est logicien, est paranoïaque. Et tout homme est paranoïaque, en tant qu’il est constitutionnellement motivé à passer de l’idée de relation à l’idée d’être. L’ordre n’est, à la limite, qu’un prétexte qui permet de passer à l’être (les recherches de Lacan sur l’origine de là paranoïa ont mis en relief le lien entre les tendances agressives propres à la paranoïa et l’impossibilité de penser un être : en l’occurrence, son être propre, le moi). S’il est une logique non paranoïaque, c’est celle qui se pense comme n’affectant que l’ordre des pensées : telle est, par exemple, la logique de David Hume, peut-être le philosophe non paranoïaque par excellence (parce que ayant allié à un génie proprement philosophique une allergie absolue à toute idée d’interprétation). Autre chose est de constater qu’un parallélisme peut être mené entre tel ordre de pensées et tel ordre d’ « objets » s’offrant à sa préhension, autre chose de conclure à un ordre inhérent aux « choses » : à des objets dont on oublie qu’ils sont objets de pensée. Sitôt qu’elle tire de ses agencements une mise en cause du hasard objectif, la logique verse dans l’ordre paranoïaque ; elle constitue la paranoïa. La relative permanence d’un certain ordre assurera l’illusoire fixité d’un certain être, permettra donc de penser l’être. L’être : c’est-à-dire quelque chose qui n’existe pas là par hasard. L’affirmation de l’être est la négation du hasard."

    "La réponse à toute l’inquiétude humaine est un livre qui, de l’invocation à Vénus à la peste d’Athènes, est le discours le plus terrifiant peut-être qui ait résonné dans la mémoire des hommes. Traité rigoureux de l’insignifiance radicale, le De rerum natura offre généreusement à la consolation et à la jubilation des hommes le hasard comme origine du monde, le vide comme objet fantasmatique des sentiments et des passions, la souffrance et la perdition comme le sort auquel est promise inéluctablement l’espèce humaine — quoique ce sort nécessaire soit lui-même privé de toute nécessité d’ordre philosophique. Cette consolation (qu’il y ait une certaine « nécessité » à l’origine des maux qui accablent l’homme) serait de trop et ressortit à la pensée religieuse et métaphysique — d’autres diraient plus brusquement : à la pensée interprétative, c’est-à-dire à la paranoïa ; Lucrèce le précise presque à chaque page. Il s’agit d’ôter à l’homme toute pensée consolante, à la faveur de la plus intraitable des pitiés. La peste d’Athènes, qui clôture l’œuvre, est la vérité de la condition humaine : mais à la condition d’ajouter que cette peste n’est qu’un événement fortuit, issu du hasard. [...]

    Le penseur ou l’écrivain tragiques estiment, en effet, que la conscience humaine est, de manière générale, suffisamment informée ; ce qui manque aux hommes — et dont le manque leur vaut un surcroît évitable de malheur — est surtout la parole. Ainsi chez Lucrèce : le hasard du monde, la mort, la vanité de l’amour sont déjà connus des hommes, mais ne sont pas parlés (différence essentielle, chez Lucrèce, entre ce qui est pensé et ce qui est dit, qui fait de Lucrèce un des précurseurs les plus immédiats, avec peut-être certains Sophistes, à la fois de Nietzsche et de la psychanalyse)."

    "Dans quelle perspective un tel accès à la parole est-il recommandé, tant par le terrorisme philosophique que par la pratique psychanalytique ? Dans une intention qui, et quel que soit le sens que l’on donne à ce terme, ne saurait en aucun cas être considérée comme « progressiste ». En effet, l’accès du tragique à la parole ne change rien à la « nature des choses », et ceci pour deux raisons. Tout d’abord, la cure tragique ne modifie en rien les éléments tragiques que l’homme, avant la cure, se contentait de penser en silence. De la même manière, la cure psychanalytique ne change rien à la nature des problèmes qu’elle a menés à la conscience (ou, plus précisément, à un usage psychologiquement conscient, c’est-à-dire à la parole). D’autre part, la cure tragique ne rend pas davantage le tragique « conscient », en ce sens que les éléments tragiques dont elle rend au patient l’usage psychologique n’étaient, à proprement parler, nullement inconscients. Elle apprend seulement à faire parler quelque chose qui se pensait sans s’exprimer. Tout aussi bien, l’objet de la cure psychanalytique n’est pas vraiment cet « accès à la conscience » sur lequel on a beaucoup insisté et, de par cette insistance même, beaucoup erré. En dernière analyse — c’est-à-dire, en fin de psychanalyse — le savoir révélé au patient coïncide exactement avec ce qu’il savait avant d’entreprendre la cure : une probable banalité que son excès de simplicité empêche, non de penser, mais de situer à sa place psychologiquement utile. Le patient sait ce dont il retourne dès le premier jour de la cure, et l’analyste expérimenté dès la première semaine. Ni pour l’un, ni pour l’autre, le problème n’est une question d’accès à la conscience.

    Le seul « progrès » qu’envisagé la cure — qu’elle soit d’ordre tragique ou psychanalytique — est à rechercher en un tout autre lieu : dans la notion d’usage, de disponibilité. Il s’agit de rendre l’homme capable de se servir de ce qu’il sait déjà (tel était bien, par exemple, le problème d’Œdipe dans la pièce de Sophocle). La grande distinction n’est pas entre savoir conscient et inconscient, mais entre savoir utilisable et non utilisable. La conscience de l’homme est une banque : certains des biens qui y sont déposés sont « en réserve », d’autres immédiatement disponibles — les liquidités. Il ne s’agit pas plus, pour le psychanalyste ou le philosophe tragique, de rendre plus ou moins conscients les éléments psychologiques que, pour le dépositaire en banque qui désire « réaliser » son avoir, d’augmenter ou de diminuer la somme possédée. Comme la banque possède tous ses biens, la conscience possède — à l’état conscient — tous ses éléments. Mais il peut survenir, pour l’un des problèmes de liquidité, pour l’autre des problèmes de disponibilité. Une pensée non disponible n’est pas inconsciente, mais elle ne parle pas et ne peut, de ce fait, être utilisée en cas de besoin ; de même qu’une valeur en banque non disponible n’est pas « absente », mais ne peut être dépensée sur l’heure. Rendre le tragique disponible, pour le philosophe tragique, n’est pas lui donner la conscience, mais la parole. De même, le naufragé sait fort bien qu’il se noie, mais ne peut utiliser ce savoir s’il ne se trouve pas à portée de voix quelque aide dont il puisse attendre du secours. [...] D’être n’est rien, pour un savoir, s’il est inutilisable."

    "Les vues populaires sur le monde sont de manière générale axées sur des idées de désordre, de hasard, d’une absurdité, inhérente à toute existence, que l’expression « c’est la vie » résume dans toutes les langues et à toutes les époques ; en revanche, l’idée que le monde est soumis à une quelconque « raison » ou ordre n’est l’apanage que d’un très petit nombre d’hommes, philosophes, savants, théologiens."

    "Qu’entend-on, au juste, par penser ? Qu’est-ce que passer de l’ « impensée » à la pensée ? A cette question une seule réponse : passer à la pensée, c’est parler, écrire, formuler. Un exemple caractéristique de ce passage est la rédaction d’une œuvre philosophique. Dira-t-on qu’avant d’être formulée l’œuvre philosophique — l’Ethique de Spinoza — était « impensée » ? Evidemment non. Alors, il faudra dire qu’elle était pensée avant d’être écrite ; car le schéma « théorique » n’offre pas d’autre alternative. Mais cette seconde hypothèse n’est pas plus recevable que la première. La représentation de la rédaction comme un passage d’un état pensé en silence à un état pensé tout haut est un fantasme de mauvais écrivain et de mauvais philosophe : l’expérience enseigne que toute œuvre ainsi prête avant sa réalisation est une œuvre morte. Ce qui constitue la pensée est bien le passage à l’expression. Mais cela ne signifie nullement qu’avant cet accès à la parole la pensée était « impensée », inconsciente. Avant que soient écrites l’Ethique ou la Généalogie de la morale, les vues de Spinoza sur le rationalisme cartésien et de Nietzsche sur le nihilisme n’étaient pas de purs « blancs », de purs « impensés ». De même, la représentation de la lutte des classes, du désir sexuel interdit, du ressentiment, existe bien chez le bourgeois, le névrosé, le théologien : non pas à l’état d’ « impensé », mais d’ « imparlé ».

    De cette assimilation sommaire du silence à l’inconscient il résulte, chez beaucoup de penseurs d’une nouvelle génération [althussérienne] qui se voudrait anti-idéologique dans le sillage de Marx, Nietzsche et Freud, une conception superficielle de l’objet même de leur souci majeur : l’idéologie. Pour avoir confondu l’impensé et l’imparlé, on a réduit l’économique, le psychologique, l’érotique à de l’impensé auquel il s’agissait seulement de donner, selon le vieux dessein du toujours inévitable Hegel, « les lumières de la conscience ». Or, ni chez Marx, ni chez Nietzsche, ni chez Freud, il ne s’est jamais agi de telles lumières. Il s’agissait de faire parler (de rendre économiquement ou psychologiquement utile), non de faire penser. En considérant ainsi que le silence dans la parole de l’idéologue reflétait un silence dans sa conscience, les apprentis anti-idéologues se sont accordé une conception un peu trop optimiste de l’entreprise anti-idéologique : il suffît désormais de « faire voir » les blancs, de contraindre l’idéologue au spectacle des « censures » qui émaillent son discours. Ce n’est pas seulement Hegel, c’est la sagesse de Platon qu’on appelle ici à la rescousse, pour le plus grand dommage de la pensée de ceux qu’on trahit ainsi en prétendant les servir par une « théorisation » : quittez votre ignorance, et vous deviendrez justes et bons. Ah, si seulement on savait ! Si le capitaliste savait qu’il exploite une certaine classe sociale ! Si le prêtre savait qu’il prêche aux hommes, non l’amour, mais la vengeance ! Si le névrosé savait qu’il ne se pardonne pas d’avoir tel désir incestueux ! Mais voilà : ils ne savent pas. Disons-leur donc la vérité : ils sauront. On la leur a bien dit, notamment depuis une vingtaine d’années. Or, aucun changement ne s’est produit, ni dans la lutte des classes, ni dans l’évolution des idées religieuses, ni dans les manifestations sociales d’interdit sexuel. Que s’est-il donc passé ? La réponse est nette : il ne s’est rien passé. Mais pourquoi ne s’est-il rien passé ? N’ont-ils donc pas compris ? Si, mais apparemment sans bénéfice.

    S’ils n’ont pas changé, c’est qu’on ne leur a rien appris : tout ce qu’on leur a dit, ils le savaient déjà. Il fallait leur apprendre à le parler. Cela, tel ou tel psychanalyste le réussit avec tel ou tel patient. Mais le discours anti-idéologique est, lui, sans pouvoir. Et précisément : parce qu’il est lui-même idéologique. Idéologique, parce qu’il se forge une conception superficielle, optimiste et rationalisante de l’idéologie : parce qu’il croit, tout comme les idéologues dont s’est moqué Marx, à la toute-puissance, la toute vérité des idées. Parce qu’il ne fait pas de différence entre l’inconscient et l’imparlé, et suppose de là qu’il suffit de livrer l’idée à quelqu’un pour, du même coup,
    lui donner la parole. Mais des idées aussi simples que celles de l’exploitation des classes pauvres par les classes riches, de la toute-puissance du ressentiment et des pulsions sexuelles, ces idées-là sont présentes depuis toujours dans ce qu’on a baptisé frivolement l’ « impensée » des hommes : en leur livrant ces idées en pâture, on n’a fait que répéter un savoir acquis. Et c’est en quoi on est resté idéologue. En voulant, à l’aide du discours anti-idéologique, démarquer le vide, le blanc, le creux du discours idéologique, on s’est masqué la vérité du discours idéologique qui est précisément d’être vide, blanc, creux — et de se penser en silence comme tel. En ce sens le discours anti-idéologique est, dans son principe même, exactement aussi vain que l’idéologie qu’il prétend renverser : une fois reconnu que l’idéologie recouvre un rien, l’inconséquence majeure est de vouloir effacer ce rien. Rien ne peut effacer rien. Ce qui caractérise ainsi finalement le discours anti-idéologique est, paradoxalement, une prise au sérieux de l’idéologie. On prend l’homme à la lettre : s’il dit que, c’est qu’il ne sait pas que, etc. Cette prise au sérieux de l’idéologie est caractéristique de l’idéologie ; mieux, elle est l’idéologie même. Sous couleur de « penser rigoureusement » la pensée de Marx, de Nietzsche, de Freud, elle ressuscite, mot à mot, l’idéologie de Platon et de Hegel.

    L’homme est beaucoup plus méfiant que ne se le figurent de telles entreprises anti-idéologiques. La méfiance est, autant et au même titre que le bon sens, une composante universelle et indéracinable de la pensée humaine. La légèreté, ou l’optimisme des philosophes est souvent d’en sous-estimer la puissance. Victor Brochard, dans son étude, jadis vantée par Nietzsche, sur Les sceptiques grecs, avait déjà souligné le fait : le scepticisme ne représente pas, comme essaient de le faire croire de nombreux philosophes, la voix de quelques penseurs rares et étranges, au pessimisme exacerbé, mais d’abord et avant tout la voix populaire, celle du sens commun.

    Cet aperçu du caractère idéologique de certains discours anti-idéologiques mène directement à une considération essentielle. Il permet de saisir la source commune d’où dérivent, mais aussi où se séparent, toutes les formes de pensée tragique et de pensée non tragique. Cette source commune est le problème de la nature du regard porté par l’homme sur ses idées — problème spécifique de l’ « idéologie » dans une moderne terminologie. Il est bien entendu que, de toute façon, ce qui caractérise l’idéologie est son inexistence : l’idéologie parle de non-êtres (comme la justice, la richesse, les valeurs, le droit, Dieu, la finalité) ; pour reprendre un mot de Roméo dans Shakespeare, elle « parle de riens ». C’est à partir de la reconnaissance de ce rien que divergent deux directions philosophiques qui ne se recroiseront jamais, caractérisées par une différence dans le mode de regard.

    Ou bien l’on considère que l’homme ne sait pas qu’il parle de riens — d’où la possibilité d’un discours anti-idéologique (qui, dans le cas où l’hypothèse serait fausse, verserait nécessairement, on l’a vu, dans l’idéologie) ; d’où aussi, de manière plus générale, la possibilité de toute philosophie non tragique, c’est-à-dire de presque toutes les philosophies (en ce sens que l’exercice de la pensée se trouve, grâce à cette hypothèse, munie d’un programme : on pourra toujours s’occuper à détromper les hommes). Ou bien, on considère que l’homme sait qu’il parle de riens, à la faveur d’un savoir tragique qui n’est ni du parlé, ni de l’ « impensé » : il sait tout cela, même s’il ne lui arrive jamais de parler de ce savoir-là. Or, le point de départ de la pensée tragique est précisément l’intuition de la vérité de cette seconde hypothèse : elle attribue d’instinct à l’homme la possession d’un savoir silencieux portant sur le rien de sa parole. D’où la vanité de toute entreprise anti-idéologique, et aussi, en un certain sens, de toute philosophie : l’éducation de l’homme étant, sur ce point fondamental, déjà faite. Tel est le principe différentiel qui sépare à l’origine pensée tragique et pensée non tragique : l’attribution, ou la non-attribution, d’un savoir débordant largement sur ce qui est dit ou écrit — la prise ou non au sérieux de l’idéologie.

    Une seule formule suffît à caractériser la pensée tragique : l’impossibilité de croire qu’il puisse y avoir de la croyance. Et, à l’origine de cette incroyance à la croyance, qui entraîne pour la pensée toute une série de conséquences désastreuses qui constituent l’ensemble de la « philosophie tragique », elle invoque un argument très simple : toute croyance, mise à l’épreuve, est incapable de préciser ce à quoi elle croit ; elle est donc toujours, rigoureusement parlant, une croyance à rien ; or, croire à rien équivaut à ne rien croire. L’homme peut donc croire à tout ce qu’il voudra, il ne pourra jamais s’empêcher de savoir silencieusement que ce à quoi il croit est — rien. L’intuition fondamentale de la pensée tragique est ici : l’incapacité des hommes, non pas à se débarrasser de leur idéologie (ceci n’étant qu’une conséquence d’un mal plus radical), mais à constituer une idéologie. Aux plus imaginatives, aux plus optimistes des croyances il manquera toujours un objet qui permettrait, à l’idéologue de véritablement adhérer à sa croyance, au penseur tragique d’estimer que le croyant croit à ce qu’il dit croire. Il s’ensuit immédiatement, pour la pensée tragique, trois conséquences essentielles :

    1) Se trouve définie la nature de la pitié tragique : dans la considération qu’aucun homme n’est dupe (ne peut être dupe, quelle que soit sa complaisance) de son discours, de ses représentations. Pour le penseur tragique, nul ne croit à ses thèmes de croyance : ni le juge à la justice, ni le névrosé à sa névrose, ni le prêtre à Dieu. D’où la pitié inhérente à la pensée tragique, lorsqu’elle découvre que le bénéfice de l’illusion est de toute façon refusé à une humanité qui en manifeste sans cesse le besoin par la multiplicité de ses pseudo-adhésions — adhésions à rien. D’où aussi le caractère nécessairement impitoyable de la pensée non tragique, dont l’optimisme est de croire qu’il y a adhésion lorsqu’on parle de croyance : philosophie du premier degré, qui ne pardonne pas aux hommes de défendre des discours odieux ou absurdes, là où une philosophie du deuxième degré (tragique) s’apitoie surtout de l’incapacité où sont les hommes d’adhérer à ces mêmes discours. Divergence fondamentale d’affectivité, de profondeur et de pratique philosophiques : l’accord est acquis sur l’absurde du discours, mais le désaccord majeur tient à ce que le penseur non tragique se représente l’homme heureux au sein du confort de son idéologie (heureux, parce que croyant), alors que le penseur tragique est d’abord sensible à la fragilité, mieux, à l’inexistence de ce bonheur en paroles. La pensée non tragique se caractérise ainsi par la possibilité d’une action, d’un programme philosophique : arracher les hommes à leur idéologie. Si elle avait un programme philosophique, l’ordre du jour de la pensée tragique serait exactement inverse : elle mettrait tout en œuvre pour parvenir à faire croire les hommes à leurs absurdités. Mais — et cette considération suffit à la laver du soupçon d’obscurantisme — un tel programme est de par les fondements mêmes de la pensée tragique, absurde
    en soi. Otée la possibilité d’une telle action, reste la pitié.

    2) Est établie l’impossibilité de constituer une quelconque lutte anti-idéologique, puisque, dans le meilleur des cas, une telle lutte aurait pour résultat de faire apparaître un « non-savoir » qui est déjà connu comme tel au sein de l’idéologie. Là où le discours anti-idéologique s’efforce de démolir, le discours tragique constate que rien n’a été construit. D’où, au regard de la pensée tragique, le caractère indéracinable par définition de toute croyance (car, comment détruire ce qui n’a pas encore été construit ?), et la frivolité de la plupart des considérations (non tragiques) sur la nature du fanatisme.

    3) Plus fondamentalement, apparaît l’impossibilité où est toute pensée non tragique de se constituer en tant que philosophie. Le problème initial de la possibilité d’une « philosophie tragique » se trouve ainsi renversé : ce n’est plus une telle possibilité qui fait problème, c’est l’existence même de toute autre forme de philosophie qui est maintenant mise en question. Si l’on appelle philosophie un corps de considérations qui soient l’objet d’une adhésion sans réticences ni arrière-pensées, on dira que les seules philosophies existantes sont les philosophies tragiques. Conséquence en apparence paradoxale des prémisses dont procède la pensée tragique : il n’y a pas de philosophies non tragiques. Sans doute il existe Platon, Kant, Hegel : mais, ni les « idées » de Platon, ni celles de Kant, ni l’ « esprit absolu » de Hegel n’existent — dans la mesure où ceux-ci définissent, pour le penseur tragique, non pas un contenu, mais seulement un mode de croyance. Constructions somptueuses faites de riens : ses éléments de base étant indéfinissables. S’il ne peut y avoir d’adhésion aux thèmes non tragiques, c’est qu’il n’y a pas, à proprement parler, de thèmes non tragiques : seulement des directions d’intention (non tragique). Aussi le non tragique est-il ce qui se dit sans réussir à se penser, et le tragique ce qui se pense sans, généralement, accepter de se dire.

    A la lumière de ces trois conséquences, apparaissent clairement les liens entre pensée tragique et pensée anti-idéologique, en même temps que se précisent les traits caractéristiques de la philosophie tragique. Aux yeux du penseur tragique, tout combat anti-idéologique procède d’un élément partiel et dégradé de savoir tragique. Le penseur tragique en sait seulement un peu plus. Il sait déjà à peu près tout ce dont peut parler l’idéologie, et l’anti-idéologie qui en résulte ; mais, à la différence du penseur anti-idéologique, il est muni d’un savoir supplémentaire : il sait que l’idéologue sait qu’il « parle de riens ». Pour reprendre une expression d’un psychanalyste contemporain, A. Green, dont un récent ouvrage (Un œil en trop) établissait précisément le lien entre la tragédie et un léger surcroît de savoir, il est doté d’un « savoir en trop » qui lui permet de connaître, outre la vanité de l’idéologie, la vanité de toute anti-idéologie.

    Sur l’idéologie, la pensée tragique en sait, par définition, un peu plus long que toute pensée anti-idéologique.

    Bien avant Marx, Nietzsche et Freud, des penseurs tragiques tels Lucrèce, Montaigne, Pascal, Hume, avaient centré le problème spécifique de la philosophie autour de la question de l’idéologie. Mais en un sens plus général, et aggravé par rapport à la plupart des interprétations « optimistes » de la pensée de Marx, Nietzsche et Freud (optimistes : en ce que, croyant à l’efficacité de l’idéologie, elles croient à l’efficacité de l’action anti-idéologique). L’inanité de l’idéologie, telle que la comprend la pensée tragique, signifie d’abord l’impossibilité où elle est de se constituer en croyance. La pensée tragique n’est pas anti-idéologique, mais non idéologique : en ce qu’elle ne croit pas même à l’efficacité de l’idéologie.

    Chez Lucrèce, chez Montaigne, chez Pascal, chez Hume, la critique de l’idéologie signifie : pas seulement la mise en évidence du « rien » dissimulé par l’idéologie, mais surtout la pensée que ce rien, qui n’est que parlé, n’est l’objet d’aucune adhésion. D’où une exacte définition du tragique de la « condition humaine » : l’homme est porté à parler le non tragique — l’idéologie ; donc il en a besoin ; or il n’a pas d’idéologie à sa disposition, et se trouve ainsi obligé à parler de riens auxquels, par définition, il ne peut croire. Contradiction insoluble : l’homme ayant besoin de quelque chose qui est rien. Se trouve ici rigoureusement confirmée la définition que propose Vladimir Jankélévitch du tragique : l’alliance du nécessaire et de l’impossible. Mais une telle formule doit être précisée.

    Il est très aisé, une fois arrivé en ce point, de dévier vers une interprétation non tragique du tragique, c’est-à-dire de quitter le tragique pour n’y plus revenir : il suffit d’interpréter le « rien » qui caractérise le désir humain comme un « objet manquant ». Une des questions fondamentales de la philosophie (l’une des plus importantes, en tout cas, pour l’orientation tragique ou non tragique de la pensée) consiste à se demander si l’on peut confondre l’idée de rien avec l’idée d’un manque. Autre formulation de cette question : le manque dont manque le désir pour définir son objet doit-il être reporté sur l’inaccessibilité de l’objet ou sur l’incapacité du sujet à définir son propre désir ? c’est-à-dire encore : pensée non tragique, ou pensée tragique ? Dans le premier cas, en effet, le monde se voit doublé d’un autre monde (quel qu’il soit), à la faveur de l’itinéraire intellectuel suivant : l’objet manque au désir ; donc le monde ne contient pas tous les objets, il en manque au moins un — celui du désir ; donc il existe un « ailleurs » qui contient la clef du désir (dont « manque » le monde). Pensée non tragique, de Platon et de Descartes. L’histoire de la pensée non tragique commence avec l’histoire platonicienne de la caverne : rien ne permet de rendre compte de « ce qui se passe », donc ce qui se passe tire son être d’un « ailleurs », donc il y a un ailleurs. Pensée non tragique, en ce qu’elle se dispense d’admettre ce qui existe au seul titre de ce qui existe : tout n’est pas dit, tout n’est pas fini (ainsi Hegel eut-il le génie de tirer l'ailleurs métaphysique du côté de l’historicité), il y a « autre chose ». Dans le deuxième cas, ce qui manque au désir n’est pas un objet, mais une existence: le désir est besoin — de rien. Il n’y a pas autre chose que « ce qui existe » où se logerait l’objet inaccessible du désir, car le désir lui-même ne renvoie à aucune satisfaction possible ni pensable. D’où l’inutilité de la métaphysique aux yeux du penseur tragique : à quoi bon fabriquer « autre chose », si l’on n’a, en définitive, rien à y mettre ? — l’expérience de l’histoire de la philosophie prouvant abondamment que toute fabrication métaphysique a été entreprise pour y loger l’objet d’un désir, même si elle ne parvenait pas à définir ni à penser cet objet. Le tragique est donc bien l’alliance du nécessaire et de l’impossible — à la condition de préciser que cette impossibilité n’est pas l’impossibilité d’une satisfaction, mais l’impossibilité de la nécessité même : le besoin humain se heurtant, non à l’inaccessibilité des objets du désir, mais à l’inexistence du sujet du désir. Toute forme de pensée non tragique commence ainsi par ajouter, à la définition brute du tragique, une insensible modification : elle estime que l’homme a besoin, non de quelque chose qui n’est rien, mais de quelque chose qui lui manque. Entre le besoin de rien et le besoin de quelque chose qu’on ne peut obtenir se situe l’écart décisif qui sépare pensées tragiques et pensées idéologiques (celles-ci fussent-elles d’intention anti-idéologique, comme les formes de progressisme hostiles aux thèmes supraterrestres ou suprasensibles, mais confiantes en un mieux que rendrait possible la disparition des superstitions idéologiques). Il est, à la limite, assez indifférent que l’objet d’un contentement humain soit réputé inaccessible ou non. Importe surtout qu’un tel objet soit réputé « rien » ou « inaccessible ». Le « rien » et l’ « inaccessible » recouvrent deux pensées, non seulement différentes, mais aussi inconciliables.

    L’inférence du rien du désir à un « quelque chose » situé en dehors de la préhension humaine est la source commune où se sont alimentées toutes les religions, toutes les métaphysiques et toutes les formes de pensée non tragique. Ce qui définit la pensée tragique est le refus de cette inférence : désirer rien (plutôt que « ne rien désirer », le « ne » explétif semblant déjà engagé dans la problématique d’un manque métaphysique) signifiant uniquement la reconnaissance d’un besoin sans objet, nullement la reconnaissance d’un manque d’objet au besoin.

    Nuance d’importance : la nécessité de l’insatisfaction étant attribuée, non plus au caractère inaccessible de ses visées, mais à l’impossibilité où est le désir lui-même de se formuler, c’est-à-dire de se constituer. La perspective tragique ne consiste aucunement à faire miroiter à l’horizon du désir un quelque chose inaccessible, objet d’un « manque » et d’une « quête » éternels dont l’histoire se confond avec l’histoire de la « spiritualité » humaine. Elle fait apparaître une perspective exactement inverse : elle montre l’homme comme l’être à qui, par définition, rien ne manque — d’où la nécessité tragique où il est de se satisfaire de tout ce qu’il a, car il a tout. Elle affirme que l’homme, qui désire rien, ne « manque », au sens le plus rigoureux du terme, de rien. Son argument est simple : si vous voulez être crus quand vous affirmez manquer de quelque chose, il vous faut dire ce dont vous manquez. Or, sur ce point, et depuis que la philosophie existe, vous n’avez jamais réussi à rien dire. Donc vous ne manquez de rien. Le tragique, considéré d’un point de vue anthropologique, n’est pas dans un « manque à être », mais dans un « plein être » : la plus dure des pensées étant, non de se croire dans la pauvreté, mais de savoir qu’il n’y a « rien » dont on manque.

    L’inaptitude de l’idéologie à se constituer en pensée, donc en objet d’adhésion, de croyance, a été dite en termes décisifs par les grands penseurs tragiques — et ce, encore une fois, avant Marx, Nietzsche et Freud: par Lucrèce, par Montaigne, par Pascal, par Hume. L’homme, qui désire rien (c’est-à-dire à la fois désire et est incapable de désirer quelque chose), constitue des discours où il est question de riens, et auxquels il ne peut, en définitive, ni se prendre, ni s’intéresser. L’idéologie — le non tragique — sont condamnés d’emblée à rester sur le plan de la parole : à parler « des rêves, ces enfants d’un cerveau en délire, que peut seule engendrer l’hallucination, aussi insubstantielle que l’air, et plus variable que le vent qui caresse en ce moment le sein glacé du nord », pour reprendre les mots que répond Mercutio au mot de Roméo cité plus haut. Chez Lucrèce, le propre de la « superstition » n’est pas d’être crue, mais, tout au contraire, de n’être pas l’objet d’une croyance : l’homme que décrit le De rerum natura est incapable d’adhérer aux thèmes dont il a fait vaine provision pour vivre, et dont il connaît la non-existence. Chez Montaigne, l’accent est mis constamment non tant sur la fragilité de la pensée humaine que sur l’inintérêt de l’homme à l’égard de ce qu’il éprouve (« peu de chose nous divertit et détourne, car peu de chose nous tient ») et, plus généralement, à l’égard de ce qu’il pense (« je ne sais si l’ardeur qui naît du dépit ou de l’obstination à l’encontre de l’impression et violence du magistrat et du danger, ou l’intérêt de la réputation n’ont envoyé tel homme soutenir jusqu’au feu l’opinion pour laquelle, entre ses amis, et en liberté, il n’eût pas voulu s’échauder le bout du doigt »). Chez Hume, l’analyse de la croyance — c’est-à-dire de son caractère incrédible — trouve son expression définitive : l’œuvre entière visant à établir que, si l’homme est toujours capable de défendre ses croyances, de dire pourquoi il croit, il est incapable, en revanche, de jamais préciser ce à quoi il croit. Aussi la croyance est-elle indéracinable : non d’adhérer de trop près à son objet, mais de n’adhérer à rien. On ne peut déraciner ce qui est soi-même sans racines. D’où le caractère inattaquable de tout fanatisme, dont Hume est le seul philosophe du XVIIIe siècle à avoir compris que, n’étant jamais attachement à « quelque chose », il ne pouvait être justiciable d’une mise en échec (d’où aussi le pessimisme de Hume à l’égard du progrès des « lumières » : toute croyance se définissant, non par un contenu, mais par un mode d’attachement, il est à prévoir que toute destruction de croyance aboutira à la substitution d’une croyance nouvelle qui reportera, sur un nouveau pseudo-contenu, une même manière de croire toujours vivace au sein de l’équivalence monotone des croyances). On sait d’ailleurs que le génie philosophique de Hume s’attache à faire apparaître l’absence de contenu propre à toute croyance non dans les cas de fanatisme en vue à son époque, mais dans les opérations les plus communes, les plus universelles de l’entendement, les plus « saines » en apparence. Ainsi la critique de la causalité, qui n’est pas de mettre en doute l’action efficace de la cause, mais de montrer que nul homme n’a réussi jusqu’à présent à dire ce qu’il mettait sous le mot « cause ». De même, les idées de Dieu, de moi, l’ordre, de finalité ne sont pas critiquées en tant que non démontrables, mais en tant que non exprimables, non définissables — en tant que « riens ». Il n’est pas question de se demander — comme le fait, par exemple, Kant — s’il y a ou non une finalité « objective » dans l’homme, dans la nature, quelle elle peut être, s’il pourrait y avoir une « meilleure » finalité ; la question que pose Hume est toute différente : pense-t-on quelque chose quand on parle de finalité ? La réponse est négative ; elle l’était déjà chez Lucrèce et chez Montaigne, pour lesquels le tragique humain n’est pas l’absence de destin assignable, de bonheur accessible, mais l’impossibilité même à se représenter une quelconque fin, un quelconque bonheur : « Laissons à notre pensée tailler et coudre à son plaisir, elle ne pourra pas seulement désirer ce qui lui est propre, et se satisfaire », dit Montaigne dans L’Apologie de Raimond Sebond. S’il était un dieu du bonheur, et qu’il fût mystificateur, sa tâche serait facile : il lui suffirait, pour être sûr de n’avoir jamais rien à accorder, d’annoncer aux hommes qu’il est disposé à leur accorder tous les bonheurs imaginables, pourvu qu’on veuille bien, d’abord, les lui décrire. Si vous voulez un bonheur, dites lequel. Mais, de nouveau, vous ne dites rien. Il se confirme que vous n’avez rien à désirer, rien à regretter : ο fortunatos… Le « rien » de la croyance éclate enfin dans le pari des Pensées, dont la nature tragique et émouvante ne tient pas au problème du choix (vaut-il mieux parier sur telle ou telle face de l’alternative ?), mais à l’incapacité où est Pascal de définir l’une des deux options : Dieu, qui (Pascal en convient expressément) ne représente rien de pensable. D’un côté, le tragique ; de l’autre quelque chose qui, pour l’esprit, est rien. Raison pour laquelle le savoir tragique peut être considéré comme « universel ». Universel, parce que le seul — tout « savoir » non tragique étant rien.

    Raison pourquoi, enfin, le savoir tragique, lorsqu’il se constitue en philosophie, n’a jamais été réfuté. Fait très remarquable, qui intéresse directement la logique du pire : si celle-ci voulait établir la « vérité » de la philosophie tragique, une des premières remarques à faire valoir serait qu’elle est la seule forme de philosophie à n’avoir jamais été critiquée, jamais prise en considération philosophique. Jamais, en tant que telle : si elle est attaquée, c’est de biais ; d’être tragique n’est pas pris en considération, probablement parce que là réside le motif réel de l’attaque, et que l’une des lois de l’attaque consiste à tout dire, hormis ses motivations.

    On chercherait en vain une philosophie tragique — Pascal ou Nietzsche par exemple — à avoir été critiquée au nom de son caractère tragique ; ni Voltaire ou Valéry parlant de Pascal, ni tels philosophes contemporains s’essayant à des réajustements de la pensée de Nietzsche, ne s’en prennent jamais à cela qui, en de telles pensées, seul importe à leurs auteurs, et seul répugne à leurs détracteurs : d’être tragiques. Les tentatives de dévalorisation (ou de récupération) portent immanquablement sur un vice de forme, une quelconque objection préalable qui dispense d’envisager la pensée en elle-même : tout se passe comme si, en toute philosophie, l’élément tragique était ce qui ne peut être dévalorisé. Le penseur tragique sera donc naturellement tenté d’inférer que le tragique est ce qui, en soi, ne peut être philosophiquement dévalorisé.

    Le premier exemple caractéristique de cette évacuation de la pensée tragique pour vice de forme — indice d’un refus de prendre en considération, mais aussi, sur un plan plus profond, d’une certaine considération à l’égard du tragique — est livré, dans l’histoire de la philosophie, par l’attitude de Platon à l’égard des penseurs grecs qui ne sont parvenus à la conscience de l’homme moderne que sous l’expression dévalorisée de Sophistes. Attaque pour vice de forme, telle est, on le sait, la conclusion du Protagoras, le seul dialogue de Platon directement dirigé contre les Sophistes : le sophiste, d’après ses propres prémisses, ne devrait pas enseigner ; or il enseigne ; donc il se contredit. Aucun thème de la pensée sophistique n’est abordé à aucun moment du dialogue (pas davantage d’ailleurs, ou si peu, dans aucun des autres écrits de Platon). En quoi Platon est un calomniateur de génie : d’avoir reporté sur les penseurs qu’il voulait éliminer (et qu’il a réussi, dans une large mesure, à éliminer matériellement, presque aucun texte des Sophistes n’ayant survécu à ses attaques) le vice propre de sa philosophie, la « sophistique ». Non seulement Platon invente la notion péjorative de « sophiste », encore il crée, par sa philosophie, le vice « sophistique » qu’il attribuera à ses ennemis. Reste que ce que Platon craint chez les Sophistes est leur conception tragique de la nature de l’homme et de l’exercice de la pensée. En ce sens, ce qu’il reproche aux Sophistes ressemble assez à ce qu’en un autre temps Rousseau reprochera aux grands classiques du XVIIe siècle français."
    -Clément Rosset, Logique du pire. Éléments pour une philosophie tragique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Bibliothèque de philosophie contemporaine», 2015 (1971 pour la première édition).





    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 23 Sep - 17:14, édité 14 fois


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    Clément Rosset, L'anti-nature: Éléments pour une philosophie tragique + Le Réel. Traité de l'idiotie + Principes de sagesse et de folie Empty Re: Clément Rosset, L'anti-nature: Éléments pour une philosophie tragique + Le Réel. Traité de l'idiotie + Principes de sagesse et de folie

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 30 Juil - 10:39



    " [Appendice I: Lucrèce et la nature des choses]

    S’il fallait résumer d’un mot le message du De rerum natura, la formule la plus juste, quoique en apparence la plus paradoxale, serait peut-être : il n’y a pas de nature des choses.

    L’objet spécifique du poème de Lucrèce, tel qu’il se déclare d’emblée et se répète sans cesse, est de lutter contre la superstition : c’est-à-dire contre la métaphysique, l’idéologie, la religion, tout ce qui se tient « au-dessus » —comme le suggère l’étymologie du mot superstitio— de la stricte observation empirique de « ce qui existe ». Or, ce procès de la métaphysique est intenté par Lucrèce au nom de la « nature ».

    Le problème de fond [...] est de déterminer si natura [qui traduit le grec phusis] désigne le simple état des choses ou, au contraire, le système à la faveur duquel les choses sont dotées d’un « état ». Dans le premier cas, natura désigne un constat, que caractérisent les principes d’addition et d’а posteriori : c’est une fois le poème terminé, quand auront été additionnés tous les éléments et combinaisons s’offrant à la perception humaine, que la somme des choses ainsi perçues viendra, sans autre principe que celui d’une addition empirique, remplir de manière exhaustive la signification du mot natura. Natura ne désigne donc, en ce premier sens, ni un principe de cohérence ni une idée d’aucune sorte ; ou plutôt, elle est une sorte d’idée négative, désignant le principe sur lequel on table pour récuser les idées.

    Dans le second cas, natura désigne un système, caractérisé par les principes d’explication et d’а priori : c’est elle qui rend compte des « raisons » de la production naturelle, et c’est seulement à partir d’elle que Lucrèce pourra entreprendre la description des choses qui viendront, l’une après l’autre, trouver leur place dans le système déjà organisé par l’idée de nature. En bref : natura désigne, soit simplement les choses (la somme des choses), soit ce qui rend les choses possibles (l’origine des choses).

    Une des principales difficultés de la lecture de Lucrèce provient de ce que le mot « nature », par lequel on traduit la natura rerum, relève plutôt du second sens, alors que la natura de Lucrèce ne sort jamais du cadre du premier sens. La notion moderne de « nature », quelle que soit la diversité des sens qui lui ont successivement été reconnus, prend toujours ses significations dans la perspective générale du second sens : celui d’une nature explicative, principe d’une « raison » des choses. Mais lorsque Lucrèce parle de natura, et à s’en tenir à la littéralité du texte, rien ne permet d’inférer une signification débordant le strict premier sens : celui d’une addition silencieuse, qui fait volontairement tautologie avec les choses elles-mêmes (natura rerum désignant à la fois et de manière équivalente « nature » et « choses »."

    "Le propos de Lucrèce est de montrer que l’idée d’une « raison » des choses est l’idée superstitieuse par excellence ; peu importent, en définitive, la « nature » de cette raison, son caractère divin, métaphysique ou naturaliste. L’important est qu’on veuille, au-dessus de « ce qui existe », chercher une origine cachée et transcendante ; faire renoncer les hommes à cette recherche est la tâche spécifique du De rerum natura. Il en résulte que, si l’idée de nature est utilisée par Lucrèce pour lutter contre la religion, ce ne saurait jamais être au titre d’une « raison » des choses. Paradoxe d’une nature qui suffit à tout expliquer mais n’est la raison de rien."

    "Le naturalisme est, lui aussi, une notion métaphysique et superstitieuse, qui se tient « au-dessus » de ce qui existe. Il serait illusoire d’y voir une pure affirmation de l’immanence, d’ordre matérialiste ou panthéiste. A une telle immanence le naturalisme ajoute une idée de nature : c’est-à-dire un principe transcendant à la faveur duquel ce qui existe vient à l’existence et constitue un système, un ensemble doté d’une raison de sa diversité. Quand Lucrèce dit d’une chose — c’est-à-dire de toute chose — qu’elle existe à titre « naturel », il n’entend pas intégrer cette chose à un système de la nature, mais au contraire l’affranchir de toute nécessité de système : montrer qu’elle n’a besoin, pour être, d’aucune « raison », qu’elle se passe de toute référence à un ensemble de significations dont elle dépendrait."

    "La natura de Lucrèce ne traduit pas exactement la phusis d’Epicure. La seconde désigne un monde constitué, d’où l’action des dieux est absente, mais qui n’en est pas moins muni d’un ordre fixe, presque confortable en sa stabilité (« l’univers a toujours été le même qu’il est maintenant et sera le même de toute éternité », dit la Lettre à Hérodote) ; la première une somme d’éléments épars, ouverte à tous les aléas et à toutes les catastrophes, et incapable de constituer un monde. Nature chez Epicure, non-nature chez Lucrèce. C’est pourquoi la morale d’Epicure peut proposer, comme on sait, une distinction entre les plaisirs naturels et les plaisirs non naturels : phusikai et non phusikai (Lettre à Ménécée) ; une telle distinction, qui suppose la référence à une nature constituée, n’aurait aucun sens chez Lucrèce. D’où l’impossibilité d’une morale lucrétienne : c’est nécessairement (c’est-à-dire dans la logique de sa propre philosophie, qui apparaît ici comme non épicurienne) que Lucrèce n’a conservé de l’épicurisme que la Physique, excluant du De rerum natura toute considération morale. Car il ne peut y avoir de norme à faire valoir dans un contexte philosophique qui substitue l’idée de hasard à celle de nature."

    "Epicure parle plutôt d’un monde d’où les dieux sont absents, Lucrèce plutôt d’une absence de monde."

    "En enfermant ce qui existe dans un système de normes, dans un ensemble qui n’est pas seulement additif mais signifie une raison du divers, on constitue une nature à partir de laquelle seulement pourra apparaître une « surnature » (tout ce qui ne viendrait pas s’y ranger pouvant être considéré comme surnaturel). Pour Lucrèce, il n’y a pas de surnaturel parce qu’il n’y a pas, à proprement parler, de naturel."

    "Le monde décrit par Lucrèce est dénué des caractères de monotonie qui lui sont habituellement reconnus (Martha, Bréhier, Bergson, parmi beaucoup d’autres). Un monde sans rien d’extraordinaire ne signifie pas du tout un monde où tout serait ordinaire ; tant s’en faut : un monde, au contraire, où rien n’est ordinaire non plus. Il est assez étrange que tant d’interprètes aient voulu voir dans le sentiment de la monotonie la source de la tristesse de Lucrèce. Non que cette mélancolie lucrétienne soit un mythe, comme l’a suggéré parfois l’interprétation marxiste : elle s’exprime à plusieurs reprises de manière évidente dans le De rerum natura. Mais on ne saurait en dire autant du sentiment de la monotonie. Pour justifier son interprétation, Bergson, dans son édition des Extraits de Lucrèce, cite sept passages dans lesquels il est dit seulement qu’à partir du moment où une généralité s’est constituée (un foedus naturai : « contrat » de la nature), tout s’y passe — provisoirement : tant que durera ce type particulier d’organisation — de manière strictement déterminée (certum). Par quoi Lucrèce affirme, non la monotonie de ce qui se passe, mais le fait qu’en tout domaine rien ne survient qui ne soit déterminé par sa seule « nature »."

    "L’hypothèse selon laquelle l’homme cesserait d’être mortel (si numquam sis morilurus) ne désigne pas un regard éternel jeté sur la nature des choses, mais l’arrêt imaginaire d’une certaine combinaison à un moment de son existence. Ce que l’homme immortel verrait serait donc bien la répétition du même, mais d’un même qui ne serait que son propre même, non le même de la nature des choses. Eadem sum omnia semper ne signifie donc pas que la nature soit immuable ; seulement que les possibilités offertes à une combinaison sont limitées par la « nature » de cette combinaison. Qu’en revanche la nature « des choses », considérée généralement, soit rien moins qu’immuable est affirmé par Lucrèce presque à chaque page de son poème ; ainsi dans ce passage : « Aucune chose ne demeure semblable à elle-même : tout passe, tout change et se transforme aux ordres de la nature. Un corps tombe en poussière, et s’épuise et dépérit de vieillesse ; puis un autre croît à sa place et sort de l’obscurité. Ainsi donc la nature du monde entier se modifie avec le temps ; la terre passe sans cesse d’un état à un autre : ce qu’elle a pu jadis lui devient impossible ; elle peut produire ce dont elle était incapable ». Loin d’insister sur la permanence et la stabilité des combinaisons, Lucrèce met sans cesse l’accent sur le caractère éphémère, fragile et périssable de tous les êtres existants, de toutes les combinaisons existantes, y compris le monde dans lequel vit l’homme, qui est destiné à périr. Toute organisation est sujette à une dissolution imminente par modification de l’équilibre atomique ; d’où l’importance, chez Lucrèce, du thème de la catastrophe imminente, qui est inscrite dans la « nature » même de toute existence : la peste d’Athènes, qui termine le De rerum natura, illustre de manière significative l’importance que revêtent, aux yeux de Lucrèce, les idées de cataclysme et de dissolution, leur place centrale dans la représentation lucrétienne de la nature. Aussi pourrait-on assez justement renverser la perspective bergsonienne et prétendre qu’une des sources de la mélancolie de Lucrèce est l’intuition qu’aucune chose n’est durable. Les choses ne sont « toujours les mêmes » que l’espace d’un instant ; dans une perspective plus lointaine, rien n’a d’avenir, et rien, pour les mêmes raisons, n’a de passé.

    Un des thèmes les plus saisissants de Lucrèce est ainsi celui de la nouveauté du monde : « Tout est nouveau dans ce monde, tout est récent ; c’est depuis peu qu’il a pris naissance ». L’aptitude à voir sous les auspices du radicalement nouveau ce qui est relativement vieux, à saisir comme insolite ce qui s’est déjà suffisamment répété pour constituer une généralité, est d’ailleurs un des traits les plus caractéristiques de la pensée du hasard. Le matérialisme de Lucrèce ne constitue donc pas un naturalisme ; si l’on veut garder ce terme pour le désigner, en raison de l’idée d’immanence qui lui est attachée, on dira qu’il s’agit, chez Lucrèce, d’un naturalisme sans idée de nature (comme, peut-être, le spinozisme est un panthéisme sans idée de Dieu), d’un naturalisme ayant remplacé l’idée de nature par un blanc auquel le terme moderne de hasard convient passablement. Il se distingue ainsi d’un certain nombre de systèmes matérialistes plus récents par l’exclusion de tout principe étranger à la stricte expérience de la matérialité : d’où un vide idéologique d’une pureté peut-être sans égale, qui fait du De rerum natura un des textes les plus parfaitement indigestes de la littérature philosophique. Vide propre à inquiéter le spiritualisme, mais aussi à dérouter à l’occasion un certain nombre de pensées se recommandant du matérialisme. Au matérialisme lucrétien, l’athéisme du siècle des lumières et un rationalisme de type marxiste reprocheront deux manques principaux : l’absence de toute perspective progressiste, et celle de tout véritable principe de déterminisme. L’absence de finalité historique de l’espèce humaine a été reconnue par tous les commentateurs ; certains la déplorent tant qu’ils en déduisent gratuitement, tel E. Bréhier dans son Histoire de la philosophie, l’affirmation chez Lucrèce, d’une décadence progressive de l’humanité : comme si l’absence de référence à une idéologie progressiste signifiait nécessairement l’idéologie pessimiste d’un progrès à rebours. En revanche, la plupart des commentateurs, quelles que soient leurs tendances philosophiques, s’accordent à voir en Lucrèce un rigoureux affirmateur du déterminisme. Il est en effet possible, si l’on s’en tient à l’examen des combinaisons (provisoirement) stables, de juger que Lucrèce considère tout « effet » comme déterminé (certus). A partir de quoi on conclura au déterminisme universel de la nature ; on dira, avec Bergson, que « la nature s’est engagée, une fois pour toutes, à appliquer invariablement les mêmes lois ». Toutefois cette affirmation de caractère déterministe du matérialisme lucrétien est appelée à trébucher sur un élément central de la pensée de Lucrèce, qui est principe de hasard : la théorie du clinamen."

    "La doctrine épicurienne aurait certes pu s’épargner la déclinaison, même dans l’hypothèse admise de la chute des atomes en ligne droite, mais à condition de supposer la vitesse de chute inégale : la différence des vitesses engendrant, en ce cas, des chocs entre atomes par effet de « rattrapage ». Celle-ci étant conçue comme uniforme, l’idée de déclinaison rend seule possibles les rencontres et les agrégats qui en résultent."

    "Un tel matérialisme fondé sur le hasard existe, par exemple chez Lucrèce ; et, aux yeux d’un tel matérialisme, c’est le matérialiste de type déterministe qui manque de cohérence et de rigueur en ajoutant, au silence idéologique de ce qui existe, un principe de détermination universelle qui sera, au matérialisme dans le sens le plus pur du terme, une « entorse » aussi sérieuse qu’à un matérialisme déterministe la notion de clinamen."

    "La manière dont Bergson interprète Lucrèce est un modèle de la manière sinueuse qu’ont certaines philosophies spiritualistes, en particulier chrétiennes, de se débarrasser du matérialisme lucrétien. On commence par déclarer que Lucrèce affirme un déterminisme naturel ne souffrant aucune exception ; rencontrant ensuite le clinamen, on déclare qu’un tel principe met en échec le déterminisme universel ; on en conclut enfin que l’existence du clinamen au sein de la doctrine atomiste constitue l’ultime aveu d’un manque, la preuve que la physique ne peut complètement se passer de la métaphysique."

    "Les étapes de l’interprétation marxiste sont approximativement les suivantes : 1) Lucrèce est un vigoureux affirmateur de la « raison » des choses, d’un déterminisme rationnel qui enchaîne les uns aux autres tous les événements de l’histoire du monde et des hommes ; 2) Cependant, les insuffisances de la science et de la philosophie de son temps lui interdisent de justifier entièrement cette raison, qu’il a plutôt pressentie que prouvée : il est donc, en certains cas, obligé de faire intervenir la notion de clinamen, qui vient combler le vide philosophique dû au manque de maîtrise d’une science dialectique ; 3) II s’ensuit nécessairement une faiblesse fondamentale du système lucrétien : l’absence de toute référence à une science véritable du devenir, fondée sur une connaissance des principes du matérialisme dialectique et du matérialisme historique ; en un mot, un manque du sens de l’histoire qui, à des oreilles marxistes, résonne aussi fâcheusement qu’aux oreilles chrétiennes le manque de considérations sur la grandeur morale de l’homme. A l’idéologie chrétienne comme à une certaine idéologie marxiste s’oppose ainsi une même indifférence lucrétienne à l’égard de toute idéologie, c’est-à-dire à l’égard de toute interprétation qui n’aurait pas le hasard pour principe unique. Il est évident que ce contre quoi s’insurgent l’interprétation marxiste et l’interprétation chrétienne désigne un même manque : ce qui inquiète n’est pas l’affirmation du matérialisme, mais l’affirmation du hasard ; plus précisément : la conception d’un matérialisme se passant de toute référence — y compris l’idée déterministe — pour rendre compte de ce qui existe.

    On n’en conclura pas, cependant, que le matérialisme de Lucrèce, s’il ignore les principes de nature et de déterminisme, constitue un irrationalisme. Le rejet du déterminisme ne signifie pas le rejet d’une certaine forme de rationalité universelle, excluant de l’ensemble de « ce qui existe » toute possibilité d’arbitraire. Doivent être ici distinguées les notions d’arbitraire et de fortuit. Sans doute ce qui existe est-il toujours fortuit puisque constitué par le hasard ; mais il ne s’ensuit pas que les êtres et les événements, une fois « naturellement » constitués par le hasard, apparaissent et disparaissent au gré du caprice. C’est là, si l’on veut, un des grands paradoxes de la pensée de Lucrèce : la raison est exclue du monde au bénéfice du hasard : mais, de son côté, le hasard constitue une raison, qui est précisément ce que Lucrèce entreprend de décrire sous le nom de « nature des choses ». Pourquoi, demandera-t-on, le hasard engendre-t-il le fortuit, mais non l’arbitraire ? En raison, dit Lucrèce (37), d’une nécessaire limite inscrite dans la nature, qui d’une part ne permet que certaines combinaisons, d’autre part que certains « effets » au sein de ces combinaisons. Il faut ici rappeler certaines données fondamentales de la théorie atomique, telle que la développe Lucrèce dans le livre II au De rerum natura : 1) Le nombre des formes d’atomes est fini ; 2) Le nombre des atomes de chaque forme est infini, mais limité — limité par les conditions de viabilité qui rendent, dit Lucrèce, telle combinaison « convenable » et possible, telle autre non. Il y a donc une distinction à faire entre le fini et le limité : que le nombre des combinaisons atomiques soit limité par un principe de viabilité (qui n’est pas très éloigné du principe leibnizien de compossibilité) ne signifie pas nécessairement que le nombre de ces combinaisons soit fini. Il est très possible de concevoir un nombre infini de cas possibles, au nombre duquel ne figurent cependant pas un certain nombre de cas impossibles : la limitation en « possibilité » ne signifiant pas limitation en « quantité ». Cette distinction assez subtile entre le fini et le limité explique la distinction entre l’arbitraire et le fortuit : le monde de la nature des choses serait arbitraire, et pas seulement hasardeux, si le nombre des combinaisons atomiques était à la fois infini et illimité (c’est-à-dire, non limité par des conditions de viabilité, de « compossibilité »). En d’autres termes : les combinaisons d’atomes d’où naissent les mondes sont limitées et non arbitraires, encore qu’elles soient, malgré cette limitation, infinies et hasardeuses. Cette conjonction de qualités apparemment contradictoires au sein du système lucrétien est la source de l’ambiguïté des interprétations : lesquelles, selon qu’elles s’en tiennent à l’un ou à l’autre aspect de la théorie atomique (aspect « limité », aspect « infini »), font de Lucrèce un rationaliste laïque du type libre penseur (perspective chrétienne), ou un irrationaliste n’ayant pas eu accès à une véritable scientificité (perspective marxiste)."

    "L’exaltation devant la vérité atomiste serait ainsi l’endroit d’une disposition d’esprit dont l’angoisse et la perdition constitueraient le revers. Les rares renseignements laissés sur Lucrèce par l’Antiquité font état d’un homme angoissé ayant mis fin à ses jours, avant l’achèvement de son poème, dans un accès de mélancolie ou de démence. Cette tradition du suicide, attestée par saint Jérôme dans ses Additions à la Chronique d’Eusèbe, reprises dans un manuscrit munichois du De rerum natura qui donne, en marge, des précisions sur les circonstances du suicide, a été combattue, à partir du XVIIIe siècle, par une autre tradition, celle de nier tous les renseignements de provenance chrétienne, surtout lorsqu’ils tendaient à la dépréciation des œuvres et des auteurs de l’Antiquité gréco-romaine, au nom d’un soupçon systématique de procès d’intention. Un des rares commentateurs modernes à avoir pris le contre-pied de cette seconde tradition est le Dr Logre qui, dans L’anxiété de Lucrèce (1946), a essayé de montrer en quoi l’hypothèse du suicide de Lucrèce, sans être, en attendant d’hypothétiques découvertes archéologiques, démontrable, était néanmoins psychologiquement et psychanalytiquement très vraisemblable. A l’appui de sa thèse, le Dr Logre fait remarquer que l’exaltation jubilatoire de Lucrèce présente les caractéristiques de l’exaltation propre aux tempéraments dits « cyclothymiques », par son aptitude à concevoir sur un mode allègre des vérités qui, en d’autres moments — lors des phases dépressives — paraîtraient désespérantes. Cette théorie d’une cyclothymie de Lucrèce — laquelle, au dire même du Dr Logre, n’attente en rien au génie philosophique de Lucrèce — a l’avantage de proposer une explication plausible de ce qui, aux yeux de tous les commentateurs, fait figure d’inexplicable mystère : la jubilation agressive et terroriste avec laquelle Lucrèce rend compte des plus tristes vérités (ainsi les descriptions de la mort, au livre III ; de l’amour, au livre IV).

    Dans cette hypothèse, Epicure aurait été pour Lucrèce exactement un médecin, un psychiatre, dont le génie thérapeutique aurait sauvé — provisoirement — Lucrèce lors d’une crise dépressive. D’où la reconnaissance exaltée que lui manifeste constamment Lucrèce, qui n’est pas sans rappeler, en effet, le type particulier de dévotion qu’à l’issue d’une maladie qu’il redoutait mortelle le patient guéri voue à son médecin, voire l’amour de l’analysé pour l’analyste pendant la période dite de « transfert ». D’où aussi le poème lui-même, sorte d’ex-voto reconnaissant, qui correspond, chez le cyclothymique, à la phase active et productive pendant laquelle le sujet, encore émerveillé de sa guérison subite, s’efforce de se rendre utile en faisant profiter de sa découverte l’humanité entière : trait fréquent dans l’évolution des cyclothymiques. En d’autres termes : les angoisses que veut dissiper Lucrèce seraient les propres angoisses de Lucrèce pendant les phases dépressives. Angoisses qui auront d’ailleurs, si l’on en croit saint Jérôme, le dernier mot, avec le suicide ; comme elles ont le dernier mot du De rerum natura, avec la description horrifiante de la peste d’Athènes. Se préciserait ainsi le contexte psychologique dans lequel se situe le fameux passage par lequel s’ouvre le livre II du poème, Suave mari magno : « II est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui : non que la souffrance de personne nous soit un plaisir si grand ; mais voir à quels maux on échappe soi-même est chose douce » (44). On a beaucoup écrit pour reprocher à Lucrèce ces quatre vers ; beaucoup plus encore pour essayer de laver Lucrèce du soupçon, à leur lecture, d’indifférence aux malheurs d’autrui. Tout cela est peut-être hors de propos. Il est possible que les dangers face auxquels Lucrèce se ménage, en ces deux vers, un confortable mais précaire abri, aient moins menacé autrui que l’auteur même du De rerum natura, en dehors des heures d’exaltation à la faveur desquelles il composait son poème."

    "Aux yeux de la pensée tragique, Lucrèce apparaît ainsi comme le philosophe par excellence, l’un des rares anti-idéologues sans restrictions mentales : penseur d’aucune idée — pas même celle de « nature » —, visionnaire du rien, auditeur du silence."
    -Clément Rosset, Logique du pire. Éléments pour une philosophie tragique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Bibliothèque de philosophie contemporaine», 2015 (1971 pour la première édition).




    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 23 Sep - 19:26, édité 12 fois


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    Clément Rosset, L'anti-nature: Éléments pour une philosophie tragique + Le Réel. Traité de l'idiotie + Principes de sagesse et de folie Empty Re: Clément Rosset, L'anti-nature: Éléments pour une philosophie tragique + Le Réel. Traité de l'idiotie + Principes de sagesse et de folie

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 10 Sep - 12:23

    "Il y a dans la joie un mécanisme approbateur qui tend à déborder l’objet particulier qui l’a suscitée pour affecter indifféremment tout objet et aboutir à une affirmation du caractère jubilatoire de l’existence en général. La joie apparaît ainsi comme une sorte de quitus aveugle accordé à tout et à n’importe quoi, comme une approbation inconditionnelle de toute forme d’existence présente, passée ou à venir.

    Conséquence curieuse de ce totalitarisme : l’homme véritablement joyeux se reconnaît paradoxalement à ceci qu’il est incapable de préciser de quoi il est joyeux, de fournir le motif propre de sa satisfaction."

    "Il n’est aucun bien du monde qu’un examen lucide ne fasse apparaître en définitive comme dérisoire et indigne d’attention, ne serait-ce qu’en considération de sa constitution fragile, je veux dire de sa position à la fois éphémère et minuscule dans l’infinité du temps et de l’espace. L’étrange est que cependant la joie demeure, quoique suspendue à rien et privée de toute assise. C’est même là le privilège extraordinaire de la joie que cette aptitude à persévérer alors que sa cause est entendue et condamnée [...] d’ignorer allégrement l’adversité la plus manifeste comme les contradictions les plus flagrantes."

    "Cette insistance de la joie révèle une disproportion, radicale et caractéristique, entre toute réjouissance profonde et l’objet particulier qui en est l’occasion, ou plus exactement le prétexte. La joie constitue ainsi toujours une sorte d’« en plus », soit un effet supplémentaire et disproportionné à sa cause propre qui vient multiplier par l’infini telle ou telle satisfaction relative à un motif déterminé ; et c’est cet en plus que l’homme joyeux est précisément incapable d’expliquer et même d’exprimer. [...] Perdue entre le trop et le trop peu à dire, l’approbation de la vie demeure à jamais indicible ; toute tentative visant à l’exprimer se dissout nécessairement dans un balbutiement plus ou moins inaudible et inintelligible."

    "Cette sorte de « vague à l’âme » de la joie, ainsi définie, correspond terme à terme à ce qui en est l’exact contraire : le vague à l’âme romantique, qui incline à la mélancolie et à la tristesse. Il ne suffirait pas de protester ici qu’il s’agit de deux dispositions d’esprit différentes et diamétralement opposées. Car la ressemblance formelle est si évidente qu’elle force l’attention : tout comme l’homme joyeux est incapable de dire le motif de sa joie et la nature de ce qui le comble, le mélancolique ne sait préciser le motif de sa tristesse ni la nature de ce qui lui manque, – sauf à répéter avec Baudelaire que sa mélancolie est sans fond et que ce qui lui manque ne figure pas au registre des choses existantes. Mais, si le monde dans son ensemble est aussi indescriptible que l’ensemble des choses situées hors du monde, anywhere out of the world, comme dit Baudelaire, il ne s’en différencie pas moins par un caractère majeur, qui est naturellement son existence. D’où la différence fondamentale entre le vague romantique et le vague joyeux : le premier échoue à décrire ce qui n’est pas, le second à faire le tour de ce qui est. En d’autres termes, la joie a toujours maille à partir avec le réel ; tandis que la tristesse se débat sans cesse, et c’est là son malheur propre, avec l’irréel."

    "On trouve un autre exemple frappant de cette euphorie contradictoire dans un souvenir d’enfance de Michelet : « Je me rappelle que dans ce malheur accompli, privations du présent, craintes de l’avenir, l’ennemi étant à deux pas (1814 !), et mes ennemis à moi se moquant de moi tous les jours, un jour, un jeudi matin, je me ramassai sur moi-même, sans feu (la neige couvrait tout), ne sachant pas trop si le pain viendrait le soir, tout semblant fini pour moi, – j’eus en moi, sans nul mélange d’espérance religieuse, un pur sentiment stoïcien, – je frappai de ma main, crevée par le froid, sur ma table de chêne (que j’ai toujours conservée), et sentis une joie virile de jeunesse et d’avenir. » De tels textes rappellent que la joie, telle la rose dont parle Angelus Silesius dans Le Pèlerin chérubinique, peut à l’occasion se passer de toute raison d’être."

    "L’accumulation d’amour en quoi consiste la joie est au fond étrangère à toutes les causes qui la provoquent, même s’il lui arrive de ne devenir manifeste qu’à l’occasion de telle ou telle satisfaction particulière. C’est pourquoi on peut parler ici, encore que l’expression semble heurter la logique, de cause inférieure à son effet : la cause étant si l’on peut dire non pas productrice mais simple révélatrice d’un « effet », ou plutôt d’un fait, préexistant à elle. Force est de se rendre sur ce point à ce que dit Spinoza dans l’Éthique : l’unique affection est la joie (et son contraire, la tristesse) ; toute autre affection n’est qu’une modification de cette affection première en tant que celle-ci est soumise aux aléas du hasard et de la fortune. Ainsi l’amour à l’égard d’une personne, que Spinoza définit comme simple interférence de la joie et de l’autre : « l’amour est la joie, accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ». Et de même, on le sait, la haine : tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure.

    La joie apparaît ainsi comme indépendante de toute circonstance propre à la provoquer (comme elle est aussi indépendante de toute circonstance propre à la contrarier)."

    "[Dans l'acte sexuel réussi] À la jouissance attendue se substitue une jouissance non seulement plus intense mais encore et surtout d’un autre ordre ; car ce n’est plus un certain corps qui apparaît alors comme source de jouissance, mais indistinctement tous les corps, et même le fait de l’existence en général, soudain ressenti comme universellement désirable. Ce qui s’accomplit lors de l’orgasme peut être ainsi décrit comme un passage du singulier au général, passage de la recherche d’un plaisir particulier à l’obtention d’une jouissance sinon universelle du moins ressentie comme telle. Et on sait qu’il y a au fond peu de l’une à l’autre : car le plaisir sexuel, tout comme le plaisir esthétique tel que l’analyse Kant dans la Critique de la faculté de juger, et comme d’ailleurs le plaisir pris à n’importe quelle chose, implique la pensée d’une prétention légitime à une reconnaissance universelle, même si cette unanimité n’a aucune chance de jamais se réaliser concrètement."

    "La saveur de l’existence est celle du temps qui passe et change, du non-fixe, du jamais certain ni achevé ; c’est d’ailleurs en cette mouvance que consiste la meilleure et plus sûre « permanence » de la vie. Y prendre goût implique nécessairement qu’on se réjouit précisément de ce qu’elle est d’essence indistinctement périssable et renouvelable, loin d’y regretter une absence de stabilité et de pérennité. Le charme de l’automne, par exemple, tient moins au fait qu’il est l’automne qu’au fait qu’il modifie l’été avant de se trouver à son tour modifié par l’hiver ; et c’est justement dans cette modification qu’il opère que consiste son « être » propre. Mais on ne voit guère en quoi pourrait consister le charme d’un automne « en soi », tel que pourrait tenter de se l’imaginer un disciple de Platon. Et j’ajouterai cette remarque qu’un automne en soi, de quelque façon qu’on se le figure, serait d’abord et surtout fort peu « automnal » : cela afin de faire entendre que le charme de l’existence, loin de s’apprécier à proportion d’une problématique participation à l’éternité, se mesure au contraire à proportion de son étrangeté à l’être tel que le conçoivent ontologues et métaphysiciens, – tout comme l’automne qui n’existe que si, et seulement si, il n’y a pas d’« être » de l’automne. C’est pourquoi Ulysse oppose à plusieurs reprises, dans l’Odyssée, la vigueur de l’existence, fût-elle la plus fugitive et misérable, à la pâleur et l’inconsistance de l’immortalité, fût-elle la plus glorieuse ; immortalité que lui offre Calypso dès le début de l’épopée mais qu’il refusera sans cesse, de même qu’il ne vantera que par urbanité l’immortalité posthume d’Achille, rencontré au hasard d’une visite chez les morts et qui l’interrompt dès le premier compliment : « Oh ! ne me farde pas la mort, mon noble Ulysse !... J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand-chère, que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint. » – En bref : le simple fait de vivre est par lui-même refus et réfutation de l’être et de ses attributs ontologiques, immortalité ou éternité. Mais, de cette incompatibilité entre la vie et l’être, il ne s’ensuit naturellement pas que la joie de vivre se confonde avec la joie.

    Pour aboutir à cette équation finale, il me faut ajouter ce troisième argument, emprunté à Spinoza, qu’il y a plus de « perfection » – c’est-à-dire de réalité – dans la joie de vivre que dans la joie tout court (à considérer celle-ci comme visée ou vision d’un être excédant toute forme d’existence) : la première étant actuelle et complète, la seconde virtuelle et en attente de sa propre complétude, pour ne pas dire de son propre contenu. C’est pourquoi toute joie parfaite consiste à mon sens en la joie de vivre, et en elle seule."

    "Que la simple existence soit en elle-même une source de réjouissance, quoique parfois à l’insu de ses propres bénéficiaires qui sur le moment n’y prennent pas garde, c’est ce dont témoigne par ailleurs l’observation d’un fait très banal et quotidien, si répandu qu’il peut être tenu pour exemplaire. Je veux parler de l’extrême intérêt que portent la plupart des hommes à l’évocation de leurs souvenirs, plus précisément au souci d’exactitude qu’ils manifestent en cette occasion, alors même que les souvenirs en question ne présentent rien de particulièrement remarquable ou réjouissant. Car il suffit que l’existence ait eu lieu pour qu’elle devienne, dès lors que ceux qui en furent les participants ou les héros l’évoquent par la suite, matière à discussion interminable et contestation passionnée ; débat dont l’intensité apparaît d’autant plus insolite que son enjeu est le plus souvent des plus minces. Mais rien n’est plus désormais laissé au hasard : autant on se souciait peu de ce qui se passait auparavant, quand on y était présent, autant on ne souffre plus maintenant d’entendre dire que ce jour-là on avait servi des artichauts alors qu’on se souvient d’excellentes asperges, que le ciel s’était dégagé en fin de journée alors qu’il s’était au contraire couvert, qu’un tel avait téléphoné alors qu’il n’avait, et contrairement à toute attente, justement pas téléphoné. On est en droit de se demander d’où provient un intérêt si vif porté à un passé généralement ressenti, lorsqu’il était présent, sur le mode de l’indifférence sinon d’un vague désagrément. Ce caractère pointilleux de la remémoration ne peut être interprété que comme la marque d’une reconnaissance, au double sens du terme, à l’égard de l’existence en tant que telle, de l’intérêt inhérent à toute existence quelle qu’elle soit. L’exercice de la mémoire témoigne ainsi en faveur de l’existence et de sa prérogative, encore qu’il n’en prenne conscience qu’après coup : sa manie d’exactitude, de conformité à la réalité passée, avouant tardivement que « les choses qui existent sont importantes », pour reprendre un mot de Claudel dans Le Pain dur."

    "J’en viens maintenant à l’examen du paradoxe central de la joie, que je n’ai fait jusqu’à présent qu’esquisser. Ce paradoxe peut s’énoncer sommairement ainsi : la joie est une réjouissance inconditionnelle de et à propos de l’existence ; or il n’est rien de moins réjouissant que l’existence, à considérer celle-ci en toute froideur et lucidité d’esprit. Il est sans doute inutile d’entrer ici dans le détail des attendus qui forcent la pensée, et l’ont de tout temps forcée, à se prononcer contre l’existence, à en reconnaître le caractère indéfendable et indésirable. Rappelons simplement que ceux-ci se ramènent, essentiellement à un manque de temps et à une faute d’espace : ce qui advient à l’existence, ce en quoi consiste son « être » propre, n’a aucune chance ni possibilité de durer, comme il n’a aucune chance ni possibilité d’occuper une place appréciable dans l’infinité de l’espace. Cette prise en considération du rien ou presque auquel se réduit nécessairement l’objet le plus attachant est le punctum pruriens de la philosophie, soit le lieu douloureux entre tous, le point où viennent proprement « pourrir » toutes les pensées ; elle constitue la « maladie à mort » dont parle Kierkegaard, la pensée sur laquelle vient fatalement se briser, siècle après siècle, tout essai de sauvetage philosophique, je veux dire toute tentative de conciliation raisonnable entre l’exercice jubilatoire de la vie et la reconnaissance de la précarité de l’existence. Avant Nietzsche, Montaigne y décelait la pensée la plus dangereuse, le mal absolument sans remède équivalent par conséquent à un arrêt de mort : « de nos maladies la plus sauvage, c’est mépriser notre être ». Il suffit de consulter à ce sujet l’histoire entière de la philosophie laquelle se résume, si l’on en excepte quelques cas isolés tels précisément Montaigne et Nietzsche, à un procès victorieusement intenté et justement gagné contre l’existence et sa fragilité. De Parménide et Platon jusqu’à Kierkegaard et Heidegger tout a été dit là-dessus, de la manière la plus claire et la plus incisive [...]

    Ou bien la joie consiste en l’illusion éphémère d’en avoir fini avec le tragique de l’existence : auquel cas la joie n’est pas paradoxale mais est illusoire. Ou bien elle consiste en une approbation de l’existence tenue pour irrémédiablement tragique : auquel cas la joie est paradoxale mais n’est pas illusoire."

    "C’est justement le privilège de la joie, et la raison du contentement particulier qu’elle dispense – contentement unique parce que seul à être sans réserve – que de demeurer à la fois parfaitement conscient et parfaitement indifférent au regard des malheurs dont se compose l’existence. Cette indifférence au malheur, sur laquelle je vais revenir, ne signifie pas que la joie y soit inattentive, encore moins qu’elle prétende en ignorer, mais au contraire qu’elle y est éminemment attentive, partie première prenante et première concernée ; cela précisément en raison de son pouvoir approbateur qui lui permet d’en connaître plus et mieux que quiconque. C’est pourquoi je dirai, pour me résumer d’un mot, qu’il n’est de joie véritable que si elle est en même temps contrariée, en contradiction avec elle-même : la joie est paradoxale, ou n’est pas la joie. De ce caractère paradoxal de la joie peuvent se déduire trois principales conséquences.

    Première conséquence : la joie est, par sa définition même, d’essence illogique et irrationnelle. Pour prétendre au sérieux et à la cohérence, il lui manquera toujours une raison d’être qui soit convaincante ou même simplement avouable et dicible. La langue courante en dit là-dessus beaucoup plus long qu’on ne pense généralement lorsqu’elle parle de « joie folle » ou déclare de quelqu’un qu’il est « fou de joie ». Pareilles expressions ne sont pas seulement des images ; elles doivent aussi être entendues à la lettre. Car elles expriment la vérité même : il n’est de joie que folle, – tout homme joyeux est nécessairement et à sa manière un déraisonnant.

    Seconde conséquence : la joie est nécessairement cruelle, de par l’insouciance qu’elle oppose au sort le plus funeste comme aux considérations les plus tragiques. Non seulement la joie n’est pas une affaire de psychologie, qui mettrait en cause le « je » et impliquerait le sentiment d’un bonheur personnel, mais encore elle apparaît comme indifférente à tout sentiment, provoquant une sorte d’insensibilisation générale un peu comparable à l’« anesthésie du cœur » dont parle Bergson à propos du rire. Toutefois, cette insouciance de la joie n’est pas tout à fait naïve ; ou plutôt elle ne l’est qu’au second degré et en dernière instance, c’est-à-dire une fois tout connu et éprouvé : telle cette « seconde naïveté » qu’un interprète moderne (Edwin Fischer) prêtait non sans raison au Mozart des dernières années de sa vie. Les témoignages ne manquent pas de cette alliance quasi originelle entre la joie et la cruauté, du caractère corrosif et impitoyable propre à toute gaieté profonde (comme on peut l’observer, par exemple, dans le tempérament espagnol). Cioran remarque au passage, dans La Chute dans le temps, que « la cruauté, en littérature tout au moins, est signe d’élection ». J’ajouterai quant à moi que la cruauté est de toute façon marque de distinction, et ce dans tous les domaines, – à entendre bien sûr par cruauté non un plaisir à entretenir la souffrance, mais un refus de complaisance envers quelque objet que ce soit.

    Troisième et dernière conséquence : la joie est la condition nécessaire, sinon de la vie en général, du moins de la vie menée en conscience et connaissance de cause. Car elle consiste en une folie qui permet paradoxalement – et est seule à le permettre – d’éviter toutes les autres folies, de préserver de l’existence névrotique et du mensonge permanent. À ce titre elle constitue la grande et unique règle du « savoir-vivre ». Or il n’est rien de plus dur ni de plus malaisé – rien qui ne paraisse plus compromis d’avance – qu’un tel savoir. On connaît sur ce cas le diagnostic célèbre de Montaigne, à l’extrême fin des Essais : « Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie. »."

    "Ce secours de la joie demeure à jamais mystérieux, impénétrable aux yeux mêmes de celui qui en éprouve l’effet bienfaisant. Car au fond rien n’a changé pour lui et il n’en sait pas plus long qu’avant : il n’a aucun argument nouveau à invoquer en faveur de l’existence, il est toujours parfaitement incapable de dire pourquoi ni en vue de quoi il vit, – et cependant il tient désormais la vie pour indiscutablement et éternellement désirable. C’est ce mystère inhérent au goût de vivre que résume un vers d’Hésiode, au début des Travaux et les Jours : krupsantès gar ékousi théoi bion anthropoisi, « Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes ».

    Je dis donc que l’appoint de la joie est nécessaire à l’exercice de la vie comme à la connaissance de la réalité."

    "La joie constitue la force par excellence, ne serait-ce que dans la mesure où elle dispense précisément de l’espoir, – la force majeure en comparaison de laquelle toute espérance apparaît comme dérisoire, substitutive, équivalant à un succédané et à un produit de remplacement.

    C’est pourquoi on doit rétorquer, à ceux qui reprochent à l’approbation inconditionnelle de la vie, en quoi consiste la joie, d’approuver du même coup toutes les outrances et cruautés humaines, que cet argument est invariablement avancé par ceux à qui justement manque la force de vivre et qui espèrent confusément qu’en faisant reculer scandales et horreurs perpétrés par l’homme – tâche justifiée et honorable – on réussira aussi à en finir avec le malheur inhérent à l’existence – pensée névrotique. Car il n’est guère de souci du mieux-vivre, surtout lorsque celui-ci prend le pas sur toute autre attention prêtée à l’existence, qui ne soit l’expression directe, ou à peine voilée, de cette incapacité à vivre tout court à laquelle se résume l’essentiel du dérangement mental. Tout « progrès » – ou plutôt toute idéologie progressiste, je veux dire toute attention excessive et enthousiasme suspect à l’endroit de ce qu’il y a, ou pourrait y avoir, d’effectivement amélioré dans la condition des hommes – sous-entend en effet et inévitablement le projet fou d’une résolution des
    maux essentiels par une diminution ou une suppression des maux accidentels : comme s’il pouvait suffire d’une découverte scientifique ou d’une meilleure organisation sociale pour arracher les hommes à leur nature insignifiante et éphémère, autant dire d’une amélioration de l’éclairage municipal pour triompher du cancer et de la mort. Cette estompe de
    l’essentiel, auquel on ne peut rien, au profit de l’inessentiel, sur lequel on peut agir, autorise sans doute une satisfaction d’ordre compensatoire et hallucinatoire. Mais elle est aussi, je le répète pour terminer, la marque d’une aberration profonde, d’une confusion à caractère nettement pathologique même si elle est le fait courant de personnes que nul ne songerait à faire soigner, – et ce à juste titre d’ailleurs, et doublement juste : car il s’agit généralement là d’une folie à la fois sans remède et sans réelle gravité ; encore qu’elle puisse, il est vrai, entraîner à l’occasion quelques inconvénients sérieux pour l’entourage, comme en témoigne le succès politique de certaines idéologies collectives."
    -Clément Rosset, La Force majeure, Éditions de Minuit, 1983.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    Message par Johnathan R. Razorback Sam 16 Sep - 7:38



    "
    -Clément Rosset, Le Principe de cruauté,

    "
    -Clément Rosset, Le réel. Traite de l’idiotie,

    "
    -Clément Rosset, Loin de moi. Etude sur l'identité,




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