"Marx est convaincu que la connaissance n’est pas une création ex nihilo, mais bien une tâche qui ne peut véritablement être menée à bien qu’à condition d’examiner de manière critique les catégories que la science utilise pour penser son objet : critique et connaissance sont pour lui indissociables."
"Que reproche Marx aux économistes classiques ? Plusieurs choses, bien entendu, mais l’une des principales est sans doute d’utiliser les catégories comme s’il s’agissait d’idées éternelles. Sans jamais s’interroger sur leur origine. Une telle attitude acritique constitue déjà, en soi, inconsciemment, une position philosophique. On trouve un exemple d’une telle critique dans la deuxième partie de Misère de la philosophie, intitulée « La métaphysique de l’économie politique » :
« Les économistes expriment le rapport de la production bourgeoise, la division du travail, le crédit, la monnaie, etc., comme des catégories fixes, immuables, éternelles […] Les économistes nous expliquent comment on produit dans ces rapports donnés, mais ce qu’ils ne nous expliquent pas, c’est comment ces rapports se produisent, c’est-à-dire le mouvement historique qui les a fait naître »." (K. Marx, Misère de la philosophie, in Œuvres, Économie I, Paris, Gallimard, 1965, pp. 74-75)."
"Privilégier l’universalité n’est pas sans conséquence, dans la mesure où cela conduit à une réification des catégories en question, ce qui, par extension, entretient l’idée que les relations désignées par ces catégories correspondent à des objets intemporels, donnés dans une nature toujours identique. L’abstraction est un moment analytique indispensable dans l’itinéraire de la pensée, mais, à force de se limiter à ces caractères communs, on risque « de confondre et d’éteindre toutes les différences historiques dans des lois humaines générales ». Voilà donc un premier élément permettant de comprendre ce que signifie « l’histoire dans la raison » : connaître un mode de production revient précisément à le situer dans sa différence spécifique par rapport à d’autres modes de production. Or connaître sa différence spécifique implique que l’on établisse les déterminations de pensée (catégories) qui l’identifient comme le mode de production qu’il est, différent de tous les autres."
"Une critique aspirant à produire de la connaissance doit donc suspendre l’évidence immédiate de l’objet et ce qu’elle croit savoir de la pensée. Cela implique de ne rien admettre comme étant « immédiatement donné », qu’il s’agisse des rapports de production ou des catégories visant à rendre ces rapports intelligibles. La connaissance doit agir sans aucune présupposition, et sa tâche consiste à fonder simultanément l’expérience et la réflexion sur cette expérience. Or, on observe, au contraire, chez les économistes classiques une subordination complète aux données empiriques ; n’ayant d’autre horizon que le présent, l’opération intellectuelle qu’ils effectuent est toujours la même : les traits qu’ils déclarent naturels et universels sont ceux du moment présent, c’est-à-dire ceux qui reflètent leur propre image."
"[Marx] ne se demande pas si [les catégories de l'économie politique] sont de simples représentations phénoménales auxquelles échappent les choses en soi, pas plus qu’il ne met en doute la réalité de nos connaissances ou qu’il ne suppose l’existence de quelque préétabli de la connaissance humaine. Pour lui, les catégories de l’économie politique classique sont des déterminations pensées de l’objet réel : « Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de pensée qui ont une validité sociale et donc une objectivité pour les rapports de production de ce mode de production social historiquement déterminé ». Si ces catégories ne sont pas toujours des idées vraies, ce sont néanmoins toujours de vraies idées, c’est-à-dire des formes objectives d’appréhension d’un objet. Elles ont une raison d’être, c’est pourquoi la critique consiste à analyser les raisons pour lesquelles ces catégories ne parviennent pas à expliquer de manière satisfaisante les rapports sociaux."
"Il existe un rapport indissoluble entre l’objectivité des choses et l’activité de la pensée : les êtres humains créent l’objectivité des rapports de production (même s’ils ne le font pas consciemment), tout comme ils créent les catégories à l’aide desquelles ils réfléchissent sur ces rapports. La connaissance rationnelle, la raison, est précisément le rapport entre ces deux processus ; la connaissance doit rendre compte à la fois de l’apparition de ces rapports de production sur le plan historique et de l’élaboration de ces catégories sur le plan de la pensée. En effet, si elle ne rend pas compte de cette double genèse, la raison reste dépendante d’un objet qu’elle ne parvient pas à expliquer ou de principes qu’elle ne parvient pas à justifier, et dès lors, elle ne peut être considérée comme une véritable « critique »."
"La critique devient radicale dès lors qu’elle parvient à démontrer que les conditions historiques d’émergence de l’objet et la formation des catégories qui cherchent à rendre cet objet intelligible émergent simultanément."
"Si ces objets sont observés de manière acritique, comme des données empiriques, il est possible d’examiner jusqu’à un certain point leurs rapports, comme le fait l’économie classique. Mais cette connaissance est incomplète, affirme Marx, dans la mesure où elle ne prend pas en compte les conditions historiques qui déterminent son objet, c’est-à-dire la série de déterminations qui font que cet objet est ce qu’il est. Si, au contraire, elle les prenait en compte, il en résulterait que les rapports de production capitalistes auraient quelque chose de transitoire, sans pour autant être arbitraires, puisqu’ils résultent logiquement de leurs conditions historiques de possibilité. Connaître rationnellement revient à unifier, par l’intermédiaire du concept, l’unité de leur essence, leur « forme » replacée dans son contexte historique, avec leur contenu, leur existence matérielle."
"L’incapacité d’introduire le problème de la forme (historique) au sein de la théorie empêche les économistes classiques de définir leur objet autrement que par sa simple existence matérielle, ce qui revient à définir le capital comme l’ensemble des moyens de production : « Quand on dit que le capital est du travail accumulé (réalisé) – à proprement parler du travail objectivé – servant de moyen au travail actuel (production), on ne prend en compte que la matière du capital et on en omet la détermination formelle ». Il s’agit du point d’inflexion décisif chez Marx, dans la mesure où introduire la forme dans ce contenu revient à transformer en profondeur la notion d’objet, celui-ci n’étant plus « ce qui se manifeste », mais le produit des déterminations qu’il acquiert au cours du processus historique. En soi, le travail accumulé (les moyens de production et la matière première) n’est pas le capital ; il ne le devient que lorsque les rapports de production le confrontent au travail salarié, or il s’agit d’un moment qui s’inscrit dans un contexte historique. Ce qui fait que le capital est ce qu’il est, ce ne sont pas les éléments généraux de la production, mais bien la « forme sociale » que ces derniers adoptent au sein du processus historique auquel ils appartiennent. Du point de vue de la raison, la question qui se pose n’est pas celle de savoir comment les différents objets qui constituent le capital établissent certains rapports entre eux, mais plutôt celle de la définition qu’il convient de donner à ces objets du fait qu’ils participent aux rapports capitalistes de production. En effet, ce sont ces déterminations qui confèrent au capital sa véritable objectivité incluant, outre les moyens concrets de production, beaucoup d’autres formes et instances, telles que le travail salarié, l’argent, les processus de travail, etc. Naturellement, le capital ne perd pas pour autant son contenu matériel, mais son essence, sa substance, se trouve dans la « forme » sociale qu’il acquiert à travers l’échange de la « force de travail » en tant que marchandise."
"Pour les économistes classiques, chaque catégorie est une synthèse qui permet d’appréhender un groupe d’attributs et de prédicats applicables à un objet donné empiriquement. Pour Marx, en revanche, les questions que l’on doit se poser sont plutôt : comment ce contenu matériel a-t-il acquis cette forme au sein de cette société ? Pourquoi les moyens de production au sein de cette société ont-ils pris la forme du capital ? Pourquoi l’augmentation de la productivité du travail prend-elle la forme de plus-value ? La perspective s’en trouve par conséquent modifiée : chaque catégorie est une synthèse, non pas des attributs d’un objet donné, mais de sa « forme », c’est-à-dire des transformations historiques qui lui confèrent une existence ainsi que de la série des liens conceptuels qui le rendent intelligible dans l’expérience. Ce sont ces séries qui constituent toute l’essence de l’objet : avant le processus historique, l’objet n’avait aucune présence et il ne pouvait mobiliser la pensée ; et avant le processus consistant à penser cet objet, la pensée ne disposait ni de la forme, ni des catégories qui lui permettent maintenant de l’appréhender."
"Le point de départ est l’objectif immédiat, car la connaissance ne peut que commencer par ce point. Mais il s’agit d’un bon point de départ conceptuel problématique en raison de l’aspect chaotique de sa diversité bigarrée. La pensée doit donc analyser, segmenter, afin de discerner des déterminations plus générales : ainsi « la représentation pleine est volatilisée en une détermination abstraite ». Toutefois, le processus permettant d’identifier ces déterminations abstraites est loin d’être simple. De fait, il s’inscrit dans un parcours historique de plusieurs siècles : « Les économistes du XVIIe siècle, par exemple, commencent toujours par une totalité vivante : population, nation, État, plusieurs États ; mais ils finissent toujours par dégager par l’analyse quelques rapports généraux abstraits déterminants tels que la division du travail, l’argent, la valeur, etc. »
Prenons, à titre d’exemple, l’une de ces catégories abstraites, le travail : « Le travail semble être une catégorie toute simple ». Cette apparente simplicité est due au fait que les êtres humains ont toujours établi avec la nature un rapport d’appropriation, une symbiose active, afin d’en extraire leurs conditions matérielles d’existence. Par conséquent, la représentation du travail est très ancienne. « Cependant, conçu du point de vue économique sous cette forme simple, le ‘travail’ est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple ». Au sein des sociétés antérieures, où les produits du travail n’étaient pour la plupart pas destinés aux échanges, le travail ne pouvait être considéré que comme spécifique : travail du boulanger, du charpentier, de l’agriculteur… Un double processus fort complexe a été nécessaire pour que puisse apparaître sur le plan conceptuel la catégorie de « travail » sans autre qualificatif, de travail « en général », de travail « abstrait ».
De même que toutes les catégories abstraites, celle du « travail abstrait » n’est pas un simple « instrument de la pensée », mais une production de la raison, c’est-à-dire la synthèse pensée d’un « contenu » matériel et d’une « forme » historique. Tout d’abord, les conditions dans lesquelles ce concept pouvait être formulé renvoient à une vaste division du travail, qui s’est traduite par une certaine indifférence du travailleur vis-à-vis du genre de travail déterminé qu’il réalisait. Cette évolution a été jalonnée d’étapes importantes : au cours d’une longue période, le travail productif dominant a été le travail agricole, qui a par la suite dû partager ce privilège avec le travail de commerçant, jusqu’à ce qu’ils soient tous les deux remplacés par le travail manufacturier et industriel en tant que principal générateur d’accumulation. Sans ces présupposés réels, malgré son apparente simplicité et universalité, la catégorie de travail en général n’aurait pas pu apparaître. C’est pourquoi, à l’instar de nombreuses catégories abstraites sur lesquelles s’appuie notre univers conceptuel (telles que « l’humanité », « la société », « l’individu »), l’apparition de cette catégorie est relativement tardive, car elle implique toute une série de mutations historiques productrices d’homogénéisation sociale et politique des individus : « Ainsi, les abstractions les plus générales ne prennent somme toute naissance qu’avec le développement concret le plus riche, où un caractère apparaît comme commun à beaucoup, comme commun à tous »."
"Lorsqu’on dit qu’une catégorie « abstraite » est le fruit d’une « abstraction », ce terme est ambigu et quelque peu trompeur, car il laisse entendre qu’il pourrait s’agir du résultat de l’action d’un penseur individuel, qui, en regroupant une série de cas au sein d’un même concept, serait sa seule origine. Or l’apparition du concept de « travail en général » est au contraire le fruit d’un processus historique et logique, d’une élaboration synthétique de nombreux éléments communs permettant qu’une entité linguistique unique, jusqu’alors inconnue, fasse son apparition au sein du discours théorique. Ce travail de synthèse ne peut être réduit à une simple opération négative consistant à « faire abstraction »."
"Les conditions de possibilité d’un objet (aussi bien historiques que conceptuelles) sont indissociables de l’existence de cet objet. Il n’est pas possible de séparer l’objet de la série de déterminations qui fonde son existence. Par conséquent, la catégorie est indissociable de l’objet qu’elle sert à appréhender, car celui-ci n’est ce qu’il est qu’à travers celle-là. Et parallèlement, la catégorie n’est applicable qu’à cet objet et est intransférable à un autre objet. C’est pourquoi, paradoxalement, les catégories, bien qu’elles relèvent de l’intemporalité de la pensée, ne peuvent traverser les époques historiques sans altérations. La catégorie du « travail en général » est une forme spécifique et intransférable des rapports capitalistes de production."
"La connaissance de l’objet est simultanément une connaissance de la pensée qui pense cet objet."
"Marx indique qu’une fois que l’on a atteint les catégories les plus « simples », il faut revenir en arrière afin d’atteindre « un tout riche en déterminations, et en rapports complexes ». Cette élaboration – que Marx qualifie de « concret de pensée » – nous ramène à la diversité du monde objectif, mais cette fois à travers le prisme de la réflexion : il s’agit bien d’une existence, mais d’une existence raisonnée. Ce n’est plus une simple objectivité, mais une objectivité enrichie par ses conditions essentielles d’existence. La théorie prend alors toute sa dimension : elle doit rendre compte non seulement de la raison d’être des objets mais aussi de la raison d’être de la conscience qui vit et pense ces mêmes objets."
"Le concept de capital est celui d’« une valeur qui se valorise elle-même », mais qui, pour ce faire, doit adopter différentes formes tout au long de son parcours ; cette valeur est le véritable sujet du processus, la substance qui ne perd jamais son identité propre, tout en modifiant constamment sa forme [argent, marchandise ou moyen de production]."
"Ce qui fait que Marx occupe une place à part dans la modernité, c’est qu’il ne considère pas la raison comme une sorte d’observatoire indépendant à partir duquel l’individu observe et juge le monde, pas plus qu’il ne fait d’elle un idéal normatif devant être appliqué au monde. Pour lui, la raison est active à travers des formes de rationalité inscrites dans des processus concrets. La question décisive est de montrer que la raison est étroitement liée à l’histoire, à sa propre histoire, à une histoire où la rationalité puise ce qui la constitue et où elle trouve ce qui l’incite à se transformer, dans une critique immanente, sans avoir à admettre une quelconque présupposition de ce qu’est ou de ce que devrait être la raison. Il n’est pas difficile de montrer où la raison trouve le principe général de l’égalité :
« De fait, aussi longtemps que la marchandise ou le travail ne sont encore déterminés que comme valeur d’échange […] les individus, les sujets entre lesquels se déroule ce procès ne sont déterminés que comme sujets interchangeables. Il n’existe absolument aucune différence entre eux, pour autant qu’on considère la détermination formelle, et cette absence de différence est leur détermination économique, la détermination dans laquelle ils se trouvent les uns à l’égard des autres dans un rapport de commerce : c’est l’indicateur de leur fonction sociale, ou de la relation sociale qu’ils ont entre eux. Chacun des sujets est interchangeable ; c’est-à-dire que chacun a la même relation sociale envers l’autre que l’autre envers lui. En tant que sujets de l’échange, leur relation est donc celle d’égalité ».
On peut dire la même chose du principe général de la liberté :
« Dans la mesure où, désormais, cette différence naturelle des individus et de leurs marchandises […] constitue le motif de l’intégration de ces individus, de leur relation sociale comme sujets interchangeables, dans laquelle leur égalité est présupposée et vérifiée, la détermination de liberté vient maintenant s’ajouter à celle d’égalité ». La liberté et l’égalité font assurément partie des grands principes de la raison au sein de la modernité, mais ils ne sont pas tant des idéaux de la raison que des synthèses pensées de ce qui est réalisé et approfondi dans le cadre des processus objectifs de travail et d’échange. « Non seulement donc l’égalité et la liberté sont respectées dans l’échange, qui repose sur des valeurs d’échange, mais l’échange de valeurs d’échange est la base réelle qui produit toute égalité et toute liberté »."
-Sergio Pérez, « Connaissance et critique. Marx et la critique de la raison au sein de la modernité », Actuel Marx, 2011/2 (n° 50), p. 79-97. DOI : 10.3917/amx.050.0079. URL : https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2011-2-page-79.htm
« La matière est le déterminé indifférent et l’élément passif, alors que la forme est l’élément actif. […] La matière […] doit être formée comme d’autre part la forme doit être matérialisée, réaliser son identité dans la matière, en faire son habitat ou réceptacle. »
-Hegel, cité par R. Rosdolsky, dans La Genèse du « Capital » chez K. Marx, Paris, Maspéro, 1976, p. 118.