"Alors, en effet, que le sage antique, le théologien médiéval, le professeur de philosophie au lycée ou à l’université et l’intellectuel engagé ont souvent fait profession de mépriser l’argent et de le condamner vertueusement au point de dire parfois qu’il était « bête6 », on peut constater de fait un parallélisme assez frappant entre l’histoire de la spéculation intellectuelle et celle de la spéculation financière à travers les siècles.
Si l’on remonte aux origines de la philosophie en Occident, on tombe en effet sur la figure de Thalès de Milet (625-547 avant notre ère), l’un des tout premiers philosophes. Or, Thalès était aussi fils de marchand, marchand lui-même et spéculateur plus qu’avisé qui n’hésitait pas à mettre le savoir apparemment « désintéressé » au service du profit. [...]
C’est un fait que la monnaie frappée apparaît au même moment que la philosophie en Occident. Comme le logos (discours rationnel, aussi philosophique que scientifique), l’argent est un étalon de mesure universel qui fait concurrence au mythos (discours religieux de la tradition) et qui rend possibles les échanges. Les idées circulent ainsi comme les biens. Comme l’a montré en effet Jean-Pierre Vernant dans Les Origines de la pensée grecque8, l’apparition de l’argent a contribué à la naissance de la philosophie en Grèce comme débat rationnel argumenté, le marchandage et la discussion sur le « juste prix » en fonction de la valeur de la marchandise pouvant être vus, au même titre que le débat politique, comme des modalités de l’essor de la raison face à une tradition immuable ne souffrant pas discussion, seulement transmission.
À l’époque moderne, à partir de la Renaissance, on assiste au même parallèle entre le destin de la philosophie et celui de l’argent. La monnaie s’éloigne en effet de la matérialité métallique et devient monnaie fiduciaire, monnaie de papier. Les banques vénitiennes remplacent petit à petit les pièces de monnaie par des lettres de change, des billets de banque et des chèques. En 1609 est créée la Banque d’Amsterdam. Les clients déposent leurs pièces (notamment d’or, le métal le plus précieux) en échange de billets : ils font confiance à la banque pour pouvoir les récupérer plus tard (c’est la « fiduciarisation », du latin fides qui veut dire « confiance »). Un demi-siècle plus tard, évolution notable : la Banque de Suède émet des billets de façon autonome sans contrepartie de pièces ou de métal précieux. Un nouveau pas est franchi. Malgré les premières crises financières du XVIIIe siècle (banqueroute de Law, crise des assignats sous la Révolution française), il est acté que le papier devient monnaie à part entière et n’est plus un simple substitut de la pièce. La monnaie devient donc abstraite, comme la révolution scientifique de l’époque moderne qui, avec Galilée, mais aussi Descartes ou Spinoza, promeut une rationalité abstraite capable de mettre les lois de la nature en équation.
Après 1945, on assiste à une nouvelle étape : l’abandon des références. En 1944, les accords de Bretton Woods consacrent la fin de l’indexation des monnaies à l’or, et le dollar, la devise des vainqueurs, devient la monnaie de référence. En 1971, la convertibilité du dollar en or elle-même est abandonnée par Nixon. Au même moment, en philosophie et en sciences humaines, des auteurs comme Derrida ou Lévi-Strauss nous disent qu’il faut renoncer à une source absolue et divine de vérité. La philosophie acte sa rupture, déjà bien entamée, avec la théologie, de même que la monnaie coupe son lien pluriséculaire avec la norme souveraine et transcendante qu’est l’or et qui a constitué, en quelque sorte, le « grand récit » de l’humanité dans son rapport à la monnaie depuis les origines.
L’ère du numérique et de l’informatique vient accentuer encore ce mouvement de dématérialisation de l’argent et d’athéisme fiduciaire. De même que pour le structuralisme et une partie des sciences humaines des années 1950 à 1980, tout est écriture, langage, signe et texte, de même la monnaie s’abstrait petit à petit du billet de banque pour devenir simple geste d’écriture (virement bancaire ou carte de crédit). Nous arrivons ainsi à l’époque actuelle : porte-monnaie électronique, paiement sans contact, peut-être bientôt disparition totale de l’argent liquide9 au profit d’une puce greffée sur notre corps ? L’argent à l’âge transhumaniste commence à se profiler et, là encore, il semble suivre en gros le mouvement des idées, de certaines d’entre elles du moins."
-Henri de Monvallier, Le portefeuille des philosophes. Essai intempestif, Le Passeur, 2021.