"« Si vous croyez que l’être humain est une brute finie, vous opterez pour un gouvernement répressif. » (p.2)
« L’être humain est-il primordialement un être de nature circonscrit par sa biologie et, par conséquent, plus ou moins programmé ? Ou est-il aussi, et de plus en plus, déni par l’organisation sociale qui lui tracerait un destin plus ou moins ouvert ? Ces questions ne sont pas que théoriques. La façon d’y répondre débouche sur un horizon qui soulève la possibilité ou l’impossibilité de transformer la condition humaine. Si l’être humain est essentiellement une nature aux griffes rougies de sang, si ses pulsions le portent irrémédiablement à la violence, les perspectives sont sombres. Si, au contraire, l’organisation sociale modèle largement sa vie, les horizons sont ouverts, car il est possible de transformer ce que l’être humain a construit. » (p.3)
« On a presque tous la conviction intime de sa propre liberté. On pense être l’auteur de ses gestes et l’on croit que ses choix sont faits en toute connaissance de cause. On répugne à l’idée que l’on peut être contraint d’agir selon des forces qui échappent à notre contrôle, que ce soient nos molécules d’ADN ou notre éducation.
Pour illustrer cette idée, inspirons-nous de l’exemple de Thomas White. Vous trou- vez un portefeuille rempli de gros billets. En fouillant dedans, vous découvrez que le propriétaire est le PDG d’une rme multinationale. Vous avez le choix entre conserver le portefeuille ou le rendre. Or, vous décidez de le conserver. Vous êtes convaincu que son propriétaire n’a pas besoin d’une poignée de dollars de plus. Vous êtes motivé par la rage et la vengeance.
Imaginons un autre scénario. Supposons que vous racontiez l’histoire à votre petite amie, qui vous dit : « C’est malhonnête. Si tu ne remets pas le portefeuille, je ne veux plus te revoir. » Ou présumons qu’une éducation sévère vous a inculqué des valeurs telles que l’honnêteté et que tout sentiment de culpabilité vous est insupportable.
Dans tous les cas mentionnés, êtes-vous libre de conserver ou de rendre l’argent ? Selon le déterminisme strict, que vous décidiez de conserver l’argent ou de le rendre, votre geste est dicté par des forces internes (la vengeance, le sentiment de culpabilité) ou externes (les pressions de votre amie). Et ces forces vous contraignent à agir comme vous le faites. Un partisan du déterminisme biologique dirait que l’honnêteté ou le sentiment de culpabilité est un simple reflet de vos molécules d’ADN. Selon le déterminisme, il y aurait des forces et des processus à l’œuvre qui rendent inévitables les gestes et les comportements de tout être humain. Chacune de ses actions serait déterminée par des causes précises. De plus, s’il était placé dans les mêmes circonstances, il referait nécessairement le même geste. L’être humain n’est pas libre et ne dispose d’aucune autonomie. Cette position est celle du déterminisme strict.
Dans cette optique, la vie humaine se résume à une séquence précise de gestes. Un individu est programmé pour aller de A à R, en passant par C, F, G, et il ne peut déroger à ce parcours. Il lui est impossible, par exemple, de choisir de passer par E et O.
D’après le déterminisme strict, l’univers fonctionne selon un principe rigide : les circonstances qui amènent un individu à faire tel geste dépendent de celles qui pré- cèdent et conditionnent celles qui suivent, et ainsi de suite, dans un enchaînement sans n de causes et d’effets. Selon cette conception du monde, si un individu pouvait connaître tous les éléments qui forment l’état de l’univers à un moment donné, il pour- rait prédire son état futur. C’était la position de l’astronome et mathématicien français Pierre-Simon de Laplace (1749-1827).
Au XVIIIe siècle, la mécanique newtonienne pouvait servir d’assise à cette hypo thèse. En effet, grâce aux équations de Newton, on pouvait prédire des années à l’avance la trajectoire et la position des planètes.
Selon le déterminisme strict appliqué au comportement humain, on pourrait dire à peu près ceci : si l’on était en mesure de tout connaître d’une personne (l’ensemble de ses gènes, son histoire familiale, ses fréquentations, etc.), on pourrait prédire la profession qu’elle exercerait à 40 ans, son état civil, le nombre d’enfants qu’elle aurait, etc. Autrement dit, l’avenir serait contenu dans le passé. » (pp.8-9)
« Si tout, ou presque, est génétique, pourquoi dépenser des milliards en éducation ? Si le milieu n’a aucun effet sur le comportement, pourquoi se donner tant de peine pour élever les enfants ? » (p.10)
« Le déterminisme strict sous-tend un modèle précis de causalité qu’on appelle la causalité linéaire.
Pour parler de « cause génétique », il faut, selon le généticien Albert Jacquard, que chaque fois que l’on a tel gène ou telle combinaison de gènes, on obtienne tel caractère. Autrement dit, il doit exister un lien nécessaire et suffisant entre telle combi- naison de gènes et tel caractère : nécessaire, car telle combinaison de gènes doit être présente pour entraîner l’effet, par exemple l’appartenance à tel groupe sanguin ; suffisant, car l’appartenance à ce groupe sanguin ne dépend d’aucun autre facteur. Pour parler de « cause », il ne suffit pas que deux événements soient associés ou liés, il faut que cette association fournisse toujours les mêmes résultats. » (p.11)
« De nombreux phénomènes sont « la résultante d’un grand nombre de circonstances qui interagissent les unes avec les autres, sans qu’aucune soit suffisante, c’est-à-dire puisse à elle seule entraîner l’événement indépendamment des autres ». Pour les expliquer, il faut faire appel à de nombreux facteurs, car il est impossible de les rapporter à une seule cause. Cela est particulièrement vrai dans le domaine des conduites humaines. En effet, la présence d’un facteur donné n’entraîne pas nécessairement l’effet prévu. Par exemple, certaines personnes venant d’une famille alcoolique seront portées à boire, alors que d’autres seront d’une sobriété exemplaire. Autrement dit, un facteur donné peut avoir une influence ou ne pas en avoir. De plus, la présence de certains autres facteurs peut annuler la production de l’effet. » (p.12)
« Si l’on tient absolument au terme « causalité », qui embrouille davantage qu’il n’éclaire, il faut l’envisager sous un angle complètement différent de l’angle traditionnel. C’est ce que propose le philosophe australien John Anderson avec son concept de champ causal. Il souligne qu’un facteur donné doit agir dans un champ précis pour produire un effet donné. Par exemple, le facteur C produira l’effet E dans le champ Z. Or, ce même facteur peut ne pas produire l’effet E dans un autre champ : il ne produira rien, ou il produira l’effet F. » (note 7 p.12)
« Aristote disait déjà que les ivrognes engendrent les ivrognes […] Évelyne Dumont-Damien et Michel Duyme, deux spécialistes de l’analyse génétique des comportements, ont regardé à la loupe pas moins de 350 études sur la question. Ils concluent qu’aucune ne permet d’affirmer qu’il y a une composante génétique de l’alcoolisme. » (pp.12-13)
« Parmi les couples de vrais jumeaux où la schizophrénie est présente, on estime généralement que les deux sont schizophrènes dans environ 50 % des cas. C’est ce qu’on appelle le taux de concordance. Autrement dit, le vrai jumeau d’un schizophrène serait atteint une fois sur deux, ce qui, selon toute vraisemblance, est indûment élevé. En fait, la plus vaste étude de population à ce sujet a montré que ce taux de concordance serait plutôt de 31 %. Or, si la schizophrénie était d’origine purement génétique, dès qu’un des vrais jumeaux serait atteint, l’autre le serait automatiquement, puisqu’ils partagent les mêmes gènes. Il est conséquemment impossible d’affirmer l’existence d’un lien nécessaire et sufsant entre gènes et schizophrénie. Ici, nous avons affaire à un cas très différent de celui de l’appartenance à un groupe sanguin ou de celui de la fibrose kystique. Il est, en effet, impossible de parler d’une cause ou d’un gène de la schizophrénie.
Combien de fois n’avons-nous pas lu et entendu dire que des scientiques avaient découvert le gène de la schizophrénie ? Depuis une cinquantaine d’années, plus de 1 700 études ont été publiées sur le sujet, ce qui représente un investissement énorme. Or, aucune de ces « découvertes » n’a pu être répliquée, et ce, en dépit du décryptage du génome et malgré des méthodes à la fine pointe de nos connaissances, comme les études d’association pangénomique qui passent l’ensemble de nos gènes en revue. Le généticien Jean-Louis Serre souligne que les méthodes employées pour localiser les gènes suspects dans les troubles comme la schizophrénie sont inadéquates. Ces méthodes sont adaptées aux maladies monofactorielles comme la fibrose kystique.
Or, la schizophrénie fait intervenir des facteurs complexes, environnementaux et génétiques. De là vient l’impossibilité de se « référer au concept de “gène responsable” (même au pluriel) ». Des études ont lié l’expérience vécue à la probabilité de développer cette affection. D’après ces recherches, jusqu’à 97 % des personnes atteintes de schizophrénie auraient subi des sévices sexuels ou physiques durant leur jeunesse. En outre, les enfants violés durant les premières années de l’adolescence sont 15 fois plus susceptibles que la moyenne de présenter ce trouble. L’épigénétique (voir l’encadré 1.4, p. 21), qui étudie les changements d’activité des gènes sans faire appel aux mutations d’ADN, tend à démontrer que les traumatismes de l’enfance augmenteraient le risque de développer cette affection. » (pp.13-14)
« Il est intéressant de noter que le QI des enfants noirs adoptés avant l’âge de 1 an par des Blancs dont les revenus et l’éducation sont au-dessus de la moyenne est de plus de 15 points supérieur à celui des enfants noirs issus de milieux défavorisés. » (p.18)
« Le déterminisme biologique réconforte les personnes qui pensent avoir gagné à la loterie génétique. Dans leur tête, elles méritent d’occuper les hautes sphères de la société, de faire partie de l’élite. Le directeur du périodique français Le Figaro Magazine, Louis Pauwels résumait ce point de vue dans une image simple et crue : il y a d’un côté le « diamant », dont M. Pauwels fait partie, et, de l’autre, la « merde ». C’est moins culpabilisant de savoir que les perdants méritent leur sort – ils n’ont pas reçu les bons gènes. En outre, on n’aurait plus à investir dans l’éducation des pauvres et l’on paierait alors moins d’impôt. » (p.20)
« Les conduites humaines sont relativement indépendantes des déterminismes contraignants. À partir « de conditions de départ identiques, des différences de comportement existent toujours ». C’est ainsi que la plupart des délinquants viennent de familles défavorisées, mais tous les individus issus d’un tel milieu ne deviennent pas pour autant délinquants. » (p.22)
« Le rejet du déterminisme strict ne veut pas dire que tout est aléatoire, incertain et livré au hasard. À l’opposé, il ne signife pas non plus que chacun peut choisir sa vie comme il l’entend et que les contraintes n’existent pas. Cette position serait plutôt celle de l’indéterminisme. » (p.23)
« Si, par « indéterminisme », on entend que rien ne détermine les gestes d’un individu, on revient au même problème que celui que présentait le déterminisme strict. Si les actes d’un individu ne sont motivés par aucune circonstance (histoire familiale, conditions so ciales et économiques, etc.), en quoi sont-ils ses actes ? S’ils ne sont produits par rien, il n’a aucune prise sur eux49, toute possibilité de choisir entre deux ou plusieurs séquences d’actions s’avère impossible. Si tout est livré au hasard, l’individu n’est pas plus libre que si tout est rigoureusement déterminé. […]
On n’a pas à choisir entre le déterminisme strict et l’indéterminisme. Entre les deux, il y a place pour une forme de déterminisme souple. Il serait préférable d’utiliser un autre terme, car il prête à confusion, mais faute de mieux parlons de déterminisme probabiliste. Cette forme de déterminisme admet une marge d’indétermination. Elle est non seulement compatible avec la liberté, mais elle en constitue l’une des conditions. En effet, c’est parce que les comportements ou les attitudes d’un individu ou d’une col lectivité s’expliquent par des circonstances déterminables (organisation sociale, culture, histoire et, dans certains cas, gènes) que celui-ci a une prise sur eux et que s’ouvre la pos- sibilité de les changer, donc d’augmenter sa marge de liberté. C’est parce qu’il a été possible d’établir les raisons qui ont entraîné l’infériorisa tion des femmes que ces dernières ont collectivement, et en partie, réussi à défaire les conditionnements qui les maintenaient dans cette situation. » (pp.23-24)
« Un premier courant décrit l’être humain comme le reet passif des conditions environ- nantes, comme s’il était biolo- giquement vide. Cette forme deréductionnisme environne - mental se retrouve chez certains marxistes vulgaires et chez les tenants du behaviorisme tels que le psychologue américain B. F. Skinner (1904-1990). Ainsi, pour Skinner, l’être humain est un automate entièrement conditionné par son milieu. Il n’a aucune autonomie et sa liberté est une illusion. Skinner arrive aux mêmes constatations que les déterministes biologiques purs et durs, mais en invoquant des raisons diamétralement opposées.
Skinner s’appuie plutôt sur l’étonnante capacité d’apprentissage de l’être humain. Ce dernier serait à la merci des renforcements positifs (« On t’achètera une automobile si tu réussis ton cégep ») ou négatifs (« On t’enlèvera ton allocation si tu échoues à ton examen de maths »). » (p.25)
« L’être humain n’est pas pour autant un robot génétique. Il n’existe pas de preuves que son destin ou ses caractères et comportements complexes (intelligence, criminalité, croyances religieuses, réussite sociale) sont causés génétiquement. Et les théories de rechange plus plausibles ne manquent pas. Cela veut dire que l’aventure que l’être humain vivra est plus ou moins ouverte, qu’il a un poten tiel et un registre de comportements vaste. Il a la capacité de s’autoconstruire. Mais ce pouvoir d’invention et d’autoconstruction est souvent contrecarré. Car l’être humain ne peut rien tout seul. Il est un animal social. » (p.26)
« Le déterminisme strict est indémontrable. » (p.27)
-J.-Claude St-Onge, La Condition humaine. Quelques conceptions de l’être humain, TC Média Livres Inc, 2015 (1997 pour la première édition canadienne), 224 pages.