"Quelles étaient les raisons philosophiques qui ont rendu impossible toute interaction constructive entre le thomisme de Maritain et la pensée de Bergson, alors même qu’ils poursuivaient la même finalité : proposer une voie contre le matérialisme et le scientisme exacerbés qui dominaient la pensée universitaire de leur temps.
Parmi les quatre critiques fondamentales de Maritain à l’égard de la philosophie de Bergson, notre contribution s’attachera plus particulièrement à celle de l’intuition et de son rapport avec l’intelligence, entendue à partir de son interprétation de l’intellect thomasien, et à celle de la durée, jugée incompatible, selon Maritain, avec la définition de la substance chez saint Thomas. Nous montrerons que ces deux éléments de la critique maritainienne ont perduré depuis La philosophie bergsonienne, le premier ouvrage de Jacques Maritain sur la question, daté de 1914, jusqu’à son livre, De Bergson à Thomas d’Aquin. Essais de métaphysique et de morale, paru en 1944."
"Bergson, Brunschvicg, Blondel et Maritain rejetaient une même tendance positiviste de la philosophie, une même vision matérialiste."
"Le bergsonisme d’intention, c’est l’union « négative » à laquelle nous faisions allusion : ce qui unit Bergson et Maritain, c’est cet ennemi commun, ce matérialisme qui dominait ce début du XXe siècle. Le bergsonisme de fait fonde ainsi toute la critique de Maritain, dont il convient maintenant de décliner les éléments."
"La critique de Jacques Maritain à l’égard de la philosophie bergsonienne porte essentiellement sur quatre points :
1: la durée bergsonienne détruit totalement la notion de substance. Il n’est aucune permanence dans l’être, toute chose est constamment soumise à un flux perpétuel, interdisant toute métaphysique de l’être en tant qu’être. Le bergsonisme est ainsi jugé un héraclitéisme ;
2: l’intuition bergsonienne contrevient à la définition de la connaissance entendue comme une appréhension de l’intellect : toute critique de l’intelligence rend la compréhension du monde impossible. Une telle intuition ne remet pas seulement en cause la démarche épistémologique, mais elle interdit toute articulation de l’intuition et de l’imagination avec l’intelligence de l’homme. Le bergsonisme est ainsi considéré comme un irrationalisme et un anti-intellectualisme ;
3: du fait de la critique bergsonienne de l’intelligence associée à celle de la substance, les concepts sont totalement vidés de leur contenu intellectuel et de leur sens. L’intuition bergsonienne ne conserve que les mots des choses. Le bergsonisme est ainsi ramené à un nominalisme, voire à un nihilisme de fait ;
4: l’élan vital de l’Évolution créatrice n’est que le jaillissement et le déploiement d’une forme première qui comprend tout ce qui relève de la vie. Il n’est donc nulle distinction entre un Dieu créateur et une nature créée. Quoique Bergson s’en défende, sa thèse est très proche d’un spinozisme. Le « naturalisme » bergsonien est ainsi jugé un panthéisme. Corrélativement, l’anti-intellectualisme bergsonien exclut tout rapport analogique entre le Créateur et la créature conduisant ainsi, soit à une méconnaissance totale de Dieu (agnosticisme), soit à une connaissance totale de Dieu par cette même intuition qui nous fait connaître le monde (panthéisme). Le bergsonisme est ainsi considéré comme un athéisme.
Ces quatre critiques fondamentales ne sont pas construites de manière indépendante, elles sont corrélatives entre elles. Ainsi, irrationalisme et héraclitéisme vont de pair : le changement pur interdit toute expression de la substance et donc toute possibilité de connaissance comme accès au vrai intemporel ; l’anti-intellectualisme ne permet aucune connaissance rationnelle de Dieu et le devenir pur dissout tout être dans le non-être, ou du moins, dans l’être contingent, rendant impossible toute voie cosmologique de preuve de l’existence de Dieu et s’affirmant ainsi comme une philosophie profondément athée. D’autres critiques viennent compléter ce tableau : d’un point de vue anthropologique, le monisme bergsonien nie tout dualisme de l’âme et du corps, sans donner raison de l’unité de l’homme ; la liberté est définie comme pure spontanéité ; le mysticisme, tel qu’il est décrit dans le dernier livre de Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, ne permet pas de comprendre la relation de l’homme à Dieu.
Le jugement de Maritain sur ces quatre dimensions de la philosophie de Bergson s’établit, selon lui, à partir de sa conception de « la philosophie réaliste » de Thomas d’Aquin ; mais de fait, elles reprennent l’essentiel des critiques adressées à Bergson par le monde académique, mais également spécifiquement catholique, de l’époque."
"Maritain présente avec justesse le refus bergsonien du changement, tel qu’il est usuellement compris : un changement défini sous la forme d’alternance de repos et de mouvement, une succession d’états immobiles, unis entre eux par une « substance » qui est le sujet du changement, mais qui n’est qu’un « fil imaginaire » reliant tous ces « instantanés ». Reprenant la fameuse métaphore cinématographique, Maritain rappelle la confusion introduite par la spatialisation de la durée. Mais, interroge-t-il, cette durée bergsonienne, quelle est-elle si ce n’est un « changement pur » ? Or qu’est-ce qu’un changement pur, si ce n’est un « flux d’impermanence », c’est-à-dire « ce qu’il y a de moins substantiel au monde » ? Au lieu de se conformer à la définition aristotélicienne du « temps, nombre du mouvement selon l’avant et l’après », Bergson fait du temps « quelque chose de substantiel »."
"Derrière le refus de la durée bergsonienne, c’est la conception du moi substantiel, autrement dit de l’être, qui est en jeu. Si Maritain rejoint Bergson sur sa critique de la philosophie anglaise qui atomise le moi sans retrouver l’unité de l’association des états psychiques, il en refuse les implications ontologiques. La position de Maritain n’a guère varié sur ce point. Il suffit de lire ce qu’il soutenait dès sa première critique : « … la philosophie nouvelle supprime l’être, dont elle fait une illusion conceptuelle, et lui substitue le changement, qui, sans l’être, est totalement inintelligible. » Plus de principe d’identité, pour Maritain ! Plus de principe de causalité ! Et finalement, plus d’être. Car poser la substance comme toujours en mouvement sans substrat, c’est poser la contingence absolue des choses, la puissance sans acte, l’altérité sans identité."
"Dans sa première critique de Bergson, Maritain n’hésite pas à dire qu’une telle conception « détruit absolument la personne humaine », car poser un changement sans chose qui change, c’est justement confondre notre être et notre agir et détruire le premier pour fonder le second. Comment est-il possible de concevoir ainsi le « moi » bergsonien qui, justement, cherche à retrouver l’être du moi par-delà les exigences de l’homo faber ? C’est que, pour Maritain, remplacer l’être par le changement, c’est transformer le « je » en un être accidentel, et ainsi, ultimement être le changement, sans pouvoir même dire « je » suis un changement. S’il n’y a plus de « je » qui change, il n’est plus possible même de parler d’un « je » : toute subjectivité est ainsi niée ; c’est un « phénoménisme absolu »."
"La philosophie de Bergson implique un « empirisme radical »."
"L’intelligence est incapable de percevoir la durée et l’intuition n’apporte pas la même connaissance à l’homme : il suffit d’ailleurs de constater à quel point le poète ou l’homme intuitif est peu adapté au monde quotidien. Par ailleurs, Bergson le souligne fréquemment, il n’est pas possible pour l’homme de vivre constamment sur le mode de l’intuition : « avant de philosopher, il faut vivre ! »."
"Maritain au contraire reproche à Bergson de détruire la hiérarchisation des facultés établies par la philosophie scolastique : accordant à l’imagination ou à l’intuition au sens commun du terme, la place de la raison, l’homme bergsonien est livré à sa fantaisie irrationnelle et ne peut plus rien connaître de certain. La sensibilité et l’attention au phénomène envahissent totalement sa conscience. Si Bergson, comme Thomas, a raison d’insister sur la fécondité de l’expérience pour la démarche cognitive, le premier va cependant trop loin et tombe dans l’excès de « l’expérience intégrale ». Suivant les enseignements de Thomas, Maritain souligne que la définition même de l’humanité repose sur la possession de l’intellect. Or, la philosophie de Bergson est fondée sur le postulat que l’intelligence n’est pas constitutivement faite pour comprendre le réel. Il y a une abdication de l’intelligence, parce que Bergson attribue à l’intelligence ce qu’il convient d’accorder à l’imagination. Ainsi, les erreurs portant sur l’espace (la spatialisation de la durée par exemple) viennent de l’imagination mais n’affectent pas l’intelligence. Faute de comprendre l’articulation de l’imagination et de l’intelligence dans le processus cognitif, faute de comprendre que la pensée ne s’effectue pas sans imagination, « le bergsonisme confond régulièrement l’imagination et la pensée […] Lorsqu’il critique l’intelligence, c’est à l’imagination prise pour l’intelligence qu’il s’adresse en réalité »."
"La théorie de l’abstraction montre bien que l’idée n’est pas un voile qui obscurcit la connaissance de l’objet. Elle est la ressemblance de l’objet grâce à laquelle l’intellect connaît. C’est cette idée que l’intuition bergsonienne prétend condamner au nom d’une coïncidence entre le sujet et l’objet. Mais sans le recours à l’intelligence et à l’idée, une telle coïncidence est fondée sur le mode de connaissance de l’objet."
"C’est ainsi que la matière est connue de manière matérielle, le végétal ou le minéral sur le mode du végétal ou de l’inanimé, et non pas, comme le veut la philosophie de Thomas, sur le mode du sujet connaissant."
"Maritain n’a pas compris ce qui fait l’originalité de l’intuition bergsonienne. Car s’il s’agit, pour Bergson, de sortir des cadres du concept synthétique a priori du kantisme, il s’agit tout autant de naviguer entre les deux écueils du subjectivisme de la phénoménologie et de la passivité pure de l’empirisme. Certes, il y a chez Bergson une volonté de laisser entrer en soi l’écoulement-même de l’objet, d’en laisser venir à lui l’être déjà structuré de manière intensive, mais elle ne signifie pas la dissolution de la conscience. Tel est le sens des expériences de la cloche qui sonne ou du déploiement de la mélodie. Il y a une certaine « organisation » de l’objet indépendante du sujet. Sinon, comment pourrait-on fonder l’inter-subjectivité ? Comment comprendre la communication d’une expérience similaire, lorsqu’une même mélodie affecte également nos sens ? Mais en même temps demeure une constitution du sujet, une élaboration subjective, dans un acte de conscience qui ne se réduit pas à une réception passive de l’objet."
"Maritain n’arrive pas à sortir de la compréhension du temps, défini comme l’accident des accidents."
"La philosophie bergsonienne de l’intuition ne nie pas la validité du concept : elle est une inversion de la manière courante de connaître. Au lieu d’aller du concept aux choses, elle part des choses pour remonter à une certaine représentation des concepts. Ce seront des « concepts fluides »."
"La lecture du P. Sertillanges présente un thomisme moins radicalement anti-bergsonien que celui de Jacques Maritain. Et c’est bien ce que souligne Bergson lui-même. S’entretenant de la réédition de l’ouvrage d’A. D. Sertillanges, Philosophie de saint Thomas d’Aquin, il a cette phrase : « J’ai été frappé de voir combien saint Thomas est moderne, combien il est large, à l’encontre d’un certain thomisme étriqué qu’on présentait au temps de ma jeunesse. » Le P. Sertillanges cherchant ensuite à montrer comment la durée bergsonienne, exprimée sous la forme d’une mélodie, serait compatible avec la conception de la durée divine dans laquelle Dieu se fait « musicien de la mélodie universelle », Bergson s’exclame : « C’est vrai ! c’est vrai ! Je vous disais que votre thomisme est très ouvert. J’en vois à chaque pas la preuve76. » Il l’avait d’ailleurs déjà souligné dans une lettre qu’il lui avait adressée, datée du 19 janvier 1937, à propos de la liberté : « Rapprochant alors mes vues de celles de saint Thomas, les fondant même avec elles, vous aboutissez à une conception de la liberté que je crois être la vérité même. »"
"Il est bien évident que cette « ouverture » au bergsonisme de la part du P. Sertillanges, s’est refermée en 1943, lors de la parution de son ouvrage Lumière et périls du bergsonisme, Paris, Flammarion. Ce dernier ouvrage souffre d’ailleurs des mêmes graves défauts de confusion des méthodes dont sont affectés les textes maritainiens."
"L’expérience intégrale de Bergson ne se satisfait pas d’un hylémorphisme thomasien."
"Le dialogue manqué entre Henri Bergson et Jacques Maritain ne peut s’expliquer que par le contexte historique, le contexte d’un certain thomisme exacerbé dominant la pensée intellectuelle catholique de cette période qui a fait suite à la crise moderniste qui cherchait sa voie entre la présence de Bergson au Collège de France et la statue d’Auguste Comte place de la Sorbonne."
"Ces correspondances sont à chercher dans un refus de mathématisation systématique du réel, dans un refus du déterminisme, mais également dans un « réalisme » qui impliquerait une « certaine connaturalité entre l’intelligence humaine et les choses matérielles »."
-Isabelle Moulin, « Le bergsonisme à l’épreuve du thomisme : la métaphysique de Bergson lue par Jacques Maritain », Revue des sciences religieuses [En ligne], 94/2-4 | 2020, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 24 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/rsr/9488 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rsr.9488
« Jacques fut bientôt réputé à l’Université comme un disciple de Bergson. Il promenait dans les salles de cours la flamme révolutionnaire d’un socialisme ardent et de la philosophie de l’intuition. Et le maître lui-même disait qu’il était celui de ses élèves qui comprenait et interprétait le mieux sa pensée » -R. Maritain, Les grandes amitiés, Paris, Desclée de Brouwer, 19495, p. 107-108.