http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Lucrece/table.htm
"Mère des Romains, charme des dieux et des hommes, bienfaisante Vénus [...] Fais cependant que les fureurs de la guerre s'assoupissent, et laissent en repos la terre et l'onde. Toi seule peux rendre les mortels aux doux loisirs de la paix, puisque Mars gouverne les batailles, et que souvent, las de son farouche ministère, il se rejette dans tes bras, et là, vaincu par la blessure d'un éternel amour, il te contemple, la tête renversée sur ton sein; son regard, attaché sur ton visage, se repaît avidement de tes charmes; et son âme demeure suspendue à tes lèvres. Alors, ô déesse, quand il repose sur tes membres sacrés, et que, penchée sur lui, tu l'enveloppes de tes caresses, laisse tomber à son oreille quelques douces paroles, et demande-lui pour les Romains une paix tranquille. Car le malheureux état de la patrie nous ôte le calme que demande ce travail."
"Jadis, quand on voyait les hommes traîner une vie rampante sous le faix honteux de la superstition, et que la tête du monstre leur apparaissant à la cime des nues, les accablait de son regard épouvantable, un Grec, un simple mortel osa enfin lever les yeux, osa enfin lui résister en face. Rien ne l'arrête, ni la renommée des dieux, ni la foudre, ni les menaces du ciel qui gronde; loin d'ébranler son courage, les obstacles l'irritent, et il n'en est que plus ardent à rompre les barrières étroites de la nature. Aussi en vient-il à bout par son infatigable génie: il s'élance loin des bornes enflammées du monde, il parcourt l'infini sur les ailes de la pensée, il triomphe, et revient nous apprendre ce qui peut ou ne peut pas naître, et d'où vient que la puissance des corps est bornée et qu'il y a pour tous un terme infranchissable. La superstition fut donc abattue et foulée aux pieds à son tour, et sa défaite nous égala aux dieux."
"Je sais que dans un poème latin il est difficile de mettre bien en lumière les découvertes obscures des Grecs, et que j'aurai souvent des termes à créer, tant la langue est pauvre et la matière nouvelle."
"Pour dissiper les terreurs et la nuit des âmes, c'est trop peu des rayons du soleil ou des traits éblouissants du jour; il faut la raison, et un examen lumineux de la nature. Voici donc le premier axiome qui nous servira de base: Rien ne sort du néant, fût-ce même sous une main divine.
Ce qui rend les hommes esclaves de la peur, c'est que, témoins de mille faits accomplis dans le ciel et sur la terre, mais incapables d'en apercevoir les causes, ils les imputent à une puissance divine."
"Si tout était périssable, tant de siècles écoulés jusqu'à nous devraient avoir tout dévoré; mais puisque dans l'immense durée des âges, il y a toujours eu de quoi réparer les pertes de la nature, il faut que la matière soit immortelle, et que rien ne tombe dans le néant."
"Il existe donc un espace sans matière, qui échappe au toucher, et qu'on nomme le vide. Si le vide n'existait pas, le mouvement serait impossible; car, comme le propre des corps est de résister, ils se feraient continuellement obstacle, de sorte que nul ne pourrait avancer, puisque nul autre ne commencerait par lui céder la place. Cependant, sur la terre et dans l'onde, et dans les hauteurs du ciel, on voit mille corps se mouvoir de mille façons et par mille causes diverses; au lieu que, sans le vide, non seulement ils seraient privés du mouvement qui les agite, mais ils n'auraient pas même pu être créés, parce que la matière, formant une masse compacte, eût demeuré dans un repos stérile."
"Si deux corps plats et larges, qui se touchent, se séparent tout à coup, il se fait entre ces deux corps un vide qui doit être nécessairement comblé par l'air. Mais quoique l'air enveloppe rapidement et inonde cet espace, tout ne peut se remplir à la fois; car il faut que l'air envahisse d'abord les extrémités, et ensuite le reste."
"Quelques détours que tu cherches pour échapper à l'évidence, tu es obligé enfin de reconnaître que la matière renferme du vide."
"Une propriété est ce qui ne peut s'arracher et fuir des corps, sans que leur perte suive ce divorce: comme la pesanteur de la pierre, la chaleur du feu; le cours fluide des eaux, la nature tactile des êtres, et la subtilité impalpable du vide. Au contraire, la liberté, la servitude, la richesse, la pauvreté, la guerre, la paix et toutes les choses de ce genre, se joignent aux êtres ou les quittent sans altérer leur nature, et nous avons coutume de les appeler à juste titre des accidents."
"Le temps n'existe pas non plus par lui-même: c'est la durée des choses qui nous donne le sentiment de ce qui est passé, de ce qui se fait encore, de ce qui se fera ensuite; et il faut avouer que personne ne peut concevoir le temps à part, et isolé du mouvement et du repos des corps."
"Animé de leur feu, soutenu par mon génie, je parcours des sentiers du Piérus qui ne sont point encore battus; et que nul pied ne foule. J'aime à m'approcher des sources vierges, et à y boire; j'aime à cueillir des fleurs nouvelles, et à me tresser une couronne brillante là où jamais une Muse ne couronna un front humain: d'abord, parce que mes enseignements touchent à de grandes choses, et que je vais affranchissant les cœurs du joug étroit de la superstition; ensuite, parce que je fais étinceler un vers lumineux sur des matières obscures, et que je revêts toute chose des grâces poétiques."
"La plus grande douceur est d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d'où s'aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s'épuisent en efforts de jour et de nuit pour s'élever au faîte des richesses ou s'emparer du pouvoir.
ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d'instants qu'est la vie ! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d'inquiétude et de crainte ?"
"La matière, assurément, ne forme pas une masse étroitement cohérente, puisque les corps s'usent, nous le voyons, et qu'ils semblent se fondre pour ainsi dire à la longue, jusqu'à dérober leur vieillesse à nos yeux, cependant que le grand tout demeure intact : c'est qu'en effet les particules qui se détachent des corps diminuent celui qu'elles quittent pour accroître celui qu'elles vont enrichir ; ainsi forcent-elles l'un à vieillir, l'autre à prospérer Encore ne s'en tiennent-elles pas là : l'ensemble des choses se renouvelle sans fin, et les mortels se prennent mutuellement de quoi vivre. Certaines espèces se développent, d'autres s'épuisent ; en peu de temps se remplacent les générations qui, tels les coureurs de la fête athénienne, se passent le flambeau de la vie."
"De tous les êtres dont nous apparaît la substance, il n'en est aucun qui soit formé d'une seule espèce d'atomes, aucun qui ne résulte d'un mélange d'atomes divers."
"Les dieux, en effet, doivent à leur nature même la jouissance de l'immortalité dans une paix absolue ; éloignés de nos affaires, ils en sont complètement détachés. Exempts de toute douleur, exempts de tout danger, forts de leurs propres ressources, indépendants de nous, ils ne sont ni sensibles à nos mérites, ni accessibles à la colère."
"Ne va pas croire pourtant que tous les atomes puissent se combiner de toutes les façons : car alors on verrait communément des monstres dans la nature ; des êtres mi-hommes mi-bêtes viendraient au monde, de hautes branches s'élanceraient du corps d'un animal vivant, des membres d'animaux terrestres s'uniraient à des parties d'animaux marins et des chimères soufflant la flamme par leur gueule effroyable seraient nourries par la nature sur la terre, mère de toutes choses. Aucun de ces prodiges n'apparaît ; c'est que tous les corps proviennent de semences définies, ont une mère déterminée et croissent avec la faculté de conserver chacun son espèce."
"La mort en détruisant les corps n'anéantit pas leurs éléments ; elle se borne à dissoudre leurs unions, puis à en combiner d'autres."
"Ainsi le tour viendra pour les murailles du vaste monde qui, succombant aux assauts du temps, ne laisseront plus que décombres et poussière de ruines."
"C'est dans les dangers qu'il faut observer l'homme, c'est dans l'adversité qu'il se révèle : alors seulement la vérité jaillit de son cœur ; le masque tombe, le visage réel apparaît."
"L'esprit et l'âme sont de nature corporelle : car s'ils portent nos membres en avant, arrachent notre corps au sommeil, nous font changer de visage, dirigent et gouvernent tout le corps humain, comme rien de tout cela ne peut se produire sans contact, ni le contact s'effectuer sans corps, ne devons-nous pas reconnaître la nature corporelle de l'esprit et de l'âme ?"
"La substance de l'esprit et de l'âme ne saurait être soustraite au corps sans que l'ensemble se dissolve. Leurs principes se trouvent dés l'origine si enchevêtrés entre eux qu'ils leur font un destin commun. Il ne semble pas que chacun puisse se passer du secours de l'autre."
"Parlant de l'âme, j'enseigne qu'elle est mortelle."
"Si le corps contracte de terribles maladies, des douleurs cruelles, l'âme a aussi à redouter les soucis cuisants du chagrin, de la crainte : comment n'aurait-elle pas sa part de la mort ?"
"Lorsqu'un homme se trouve en puissance d'un vin généreux, dont la chaleur se répand partout dans ses veines, on voit ses membres s'alourdir, l'embarras de ses jambes qui vacillent ; sa langue est engourdie, son intelligence est noyée, ses yeux flottants ; voici des cris, des hoquets, des injures, enfin toutes les tristes suites de l'ivresse. Pourquoi tout cela ? sinon parce que l'ardente force du vin est capable de troubler l'âme à l'intérieur même du corps ? Or tout être susceptible de trouble et de paralysie laisse assez voir que si une cause plus puissante l'atteignait, il devrait périr et renoncer à l'existence."
"Pour un être immortel le danger n'est point."
"Personne ne se réveille pour se relever, une fois que la glace de la mort est venue l'endormir."
"Supposons enfin que prenant soudain la parole, la Nature adresse à l'un de nous ces reproches : « Qu'est-ce donc qui te tient si à cœur, ô mortel, pour que tu t'abandonnes à tant de douleur et de plaintes ? Pourquoi la mort te fait-elle gémir et pleurer ? Si la vie jusqu'à ce jour t'a été douce, si tous tes plaisirs n'ont pas été s'entassant dans un vase sans fond et si donc ils ne se sont pas écoulés et perdus, que ne te retires-tu de la vie en convive rassasié ? Es-tu sot de ne pas prendre de bonne grâce un repos qui ne sera plus troublé ! Mais si toutes tes jouissances se sont consumées en pure perte et si la vie n'est plus pour toi que blessure, quelle idée de vouloir la prolonger d'un moment, lequel à son tour finirait tristement et tomberait tout entier inutile. Ne vaut-il pas mieux mettre un terme à ta vie et à ta souffrance ? Car des nouveautés pour te plaire, je ne puis en inventer désormais : le monde se ressemble toujours. Si ton corps n'est plus abîmé par les ans, si tes membres ne tombent pas de langueur, tu ne verras cependant jamais que les mêmes choses, même si ta vie durait jusqu'à tromper les âges ou même si tu ne devais jamais mourir. »
Qu'aurions-nous à répondre, sinon que la Nature nous fait un juste procès et qu'elle plaide la cause de la vérité. Mais si un malheureux plongé dans la misère se lamente sans mesure parce qu'il lui faut mourir, la Nature n'aurait-elle pas raison d'élever la voix pour l'accabler de reproches plus sévères ? « Chasse ces larmes, fou que tu es, et arrête tes plaintes. » Et si c'est un vieillard chargé d'ans : « Toutes les joies de la vie, tu les as goûtées avant d'en venir à cet épuisement. Mais tu désires toujours ce que tu n'as pas ; tu méprises ce que tu as, ta vie s'est donc écoulée sans plénitude et sans charme ; et puis soudain la mort s'est dressée debout à ton chevet avant que tu puisses te sentir prêt à partir content et rassasié. Maintenant il faut quitter tous ces biens qui ne sont plus de ton âge. Allons, point de regret, laisse jouir les autres ; il le faut. »."
"Rechercher le pouvoir qui n'est que vanité et que l'on n'obtient point, et dans cette poursuite s'atteler à un dur travail incessant, c'est bien pousser avec effort au flanc d'une montagne le rocher qui à peine hissé au sommet retombe et va rouler en bas dans la plaine."
"Cerbère et les Furies et l'Enfer privé de lumière, le Tartare dont les gouffres vomissent des flammes terrifiantes, tout cela n'existe nulle part et ne peut exister."
"Tu verras que les sens sont les premiers à nous avoir donné la notion du vrai et qu'ils ne peuvent être convaincus d'erreur. Car le plus haut degré de confiance doit aller à ce qui a le pouvoir de faire triompher le vrai du faux. Or quel témoignage a plus de valeur que celui des sens ? Dira-t-on que s'ils nous trompent, c'est la raison qui aura mission de les contredire, elle qui est sortie d'eux tout entière ? Nous trompent-ils, alors la raison tout entière est mensonge. Dira-t-on que les oreilles peuvent corriger les yeux, et être corrigées elles-mêmes par le toucher ? et le toucher, sera-t-il sous le contrôle du goût ? Est-ce l'odorat qui confondra les autres sens ? Est-ce la vue ? Rien de tout cela selon moi, car chaque sens a son pouvoir propre et ses fonctions à part. Que la mollesse ou la dureté, le froid ou le chaud intéressent un sens spécial, ainsi que les couleurs et les qualités relatives aux couleurs ; qu'à des sens spéciaux correspondent aussi les saveurs, les odeurs et les sons : voilà qui est nécessaire. Par conséquent les sens n'ont pas le moyen de se contrôler mutuellement. Ils ne peuvent davantage se corriger eux-mêmes, puisqu'ils réclameront toujours le même degré de confiance. J'en conclus que leurs témoignages en tout temps sont vrais.
La raison ne peut-elle expliquer pourquoi des objets carrés de près semblent ronds de loin ? Il vaut mieux, dans cette carence de la raison, donner une explication fausse de la double apparence, que laisser échapper des vérités manifestes, rejeter la première des certitudes et ruiner les bases mêmes sur lesquelles reposent notre vie et notre salut. Car ce n'est pas seulement la raison qui risquerait de s'écrouler tout entière, mais la vie elle-même périrait, si perdant confiance en nos sens nous renoncions à éviter les précipices et tous les autres périls, ou à suivre ce qu'il est bon de suivre. Ainsi donc, il n'y a qu'un flot de vaines paroles dans tout ce qu'on reproche aux sens."
"Tu n'ignores pas d'ailleurs quelles forces nous perdons et à quel point nos nerfs défaillent, lorsqu'il a fallu soutenir une conversation depuis la brillante naissance de l'aurore jusqu'aux ombres de la nuit noire, surtout si l'on s'est répandu en éclats de voix. La voix est donc nécessairement de nature corporelle, puisque parler beaucoup nous cause une perte de substance."
"Le genre humain est avide de fables captivantes."
"Enfin voilà deux jeunes corps enlacés qui jouissent de leur jeunesse en fleur ; déjà ils pressentent les joies de la volupté et Vénus va ensemencer le champ de la jeune femme. Les amants se pressent avidement, mêlent leur salive et confondent leur souffle en entrechoquant leurs dents. Vains efforts, puisque aucun des deux ne peut rien détacher du corps de l'autre, non plus qu'y pénétrer et s'y fondre tout entier. Car tel est quelquefois le but de leur lutte, on le voit à la passion qu'ils mettent à serrer étroitement les liens de Vénus, quand tout l'être se pâme de volupté. Enfin quand le désir concentré dans les veines a fait irruption, un court moment d'apaisement succède à l'ardeur violente ; puis c'est un nouvel accès de rage, une nouvelle frénésie. Car savent-ils ce qu'ils désirent, ces insensés ? Ils ne peuvent trouver le remède capable de vaincre leur mal, ils souffrent d'une blessure secrète et inconnaissable.
Ce n'est pas tout : les forces s'épuisent et succombent à la peine. Ce n'est pas tout encore : la vie de l'amant est vouée à l'esclavage. Il voit son bien se fondre, s'en aller en tapis de Babylone, il néglige ses devoirs ; sa réputation s'altère et chancelle. Tout cela pour des parfums, pour de belles chaussures de Sicyone qui rient aux pieds d'une maîtresse, pour d'énormes émeraudes dont la transparence s'enchâsse dans l'or ; pour de la pourpre sans cesse pressée et qui boit sans répit la sueur de Vénus. L'héritage des pères se convertit en bandeaux, en diadèmes, en robes, en tissus d'Alindes et de Céos. Tout s'en va en étoffes rares, en festins, en jeux ; ce ne sont que coupes pleines, parfums, couronnes, guirlandes . . . mais à quoi bon tout cela ? De la source même du plaisir on ne sait quelle amertume jaillit qui verse l'angoisse à l'amant jusque dans les fleurs. Tantôt c'est la conscience qui inspire le remords d'une oisiveté traînée dans la débauche ; tantôt c'est un mot équivoque laissé par la maîtresse à la minute du départ et qui s'enfonce dans un cœur comme un feu qui le consumera ; tantôt encore c'est le jeu des regards qui fait soupçonner un rival ou bien c'est sur le visage aimé une trace de sourire.
Encore est-ce là le triste spectacle d'un amour heureux ; mais les maux d'un amour malheureux et sans espoir apparaîtraient aux yeux fermés ; ils sont innombrables. La sagesse est donc de se tenir sur ses gardes, comme je l'ai enseigné, pour échapper au piège. Car éviter les filets de l'amour est plus aisé que d'en sortir une fois pris : les nœuds puissants de Vénus tiennent bien leur proie."
"De légers coups fréquemment répétés finissent par venir à bout de toutes choses : ne vois-tu pas que de pauvres gouttes d'eau, à force de tomber sur une roche, la percent à la longue ?"
"Il faut, semble-t-il, pour se plaire au changement, souffrir de son état. Mais pour qui n'a pas eu de malheurs, pour qui le passé n'a été qu'un courant de beaux jours, quelle raison de s'enflammer d'amour pour la nouveauté ?"
"L'évolution du monde entier est le fruit du temps, les choses passent nécessairement d'un état à un autre, aucune ne reste semblable à soi, tout s'en va, tout change, tout se métamorphose par la volonté de la nature. Telle existence tombe en poussière ou languit de vieillesse, tandis qu'une autre croît à sa place, sortie de la fange. C'est donc ainsi que le monde entier évolue dans le temps et que d'état en état passe la terre."
"Si l'on se conduisait par les conseils de la sagesse, l'homme trouverait la suprême richesse à vivre content de peu : car de ce peu jamais il n'y a disette. Mais les hommes ont voulu se rendre illustres et puissants pour donner une base solide à leur destinée et mener une vie paisible au sein de l'opulence : vaine ambition, car pour arriver au faîte des honneurs ils soutiennent des luttes qui en font la route périlleuse. Y arrivent-ils pourtant ? Une véritable foudre, l'envie, les frappe et les précipite honteusement dans l'horrible Tartare. Qu'il vaut mieux vivre dans l'obéissance et la paix que de vouloir régenter le monde et être roi ! Que les hommes donc suent le sang et s'épuisent en vains combats sur le chemin étroit de l'ambition. Tant pis pour eux s'ils ne voient pas que l'envie comme la foudre concentre ses feux sur les hauteurs, sur tout ce qui dépasse le commun niveau ! tant pis s'ils ne jugent que sur autorité d'autrui, s'ils règlent leurs goûts sur les opinions reçues plutôt que sur leur sentiment personnel. Hélas, ce que les hommes sont aujourd'hui, ce qu'ils seront demain, ils l'ont toujours été."
"Le genre humain se donne de la peine sans profit et toujours consume ses jours en vains soucis. Faut-il s'en étonner ? il ne connaît pas la borne légitime du désir, il ne sait les limites où s'arrête le véritable plaisir."
"Navigation, culture des champs, architecture, lois, armes, routes, vêtements et toutes les autres inventions de ce genre, et celles mêmes qui donnent à la vie du prix et des plaisirs délicats, poèmes, peintures, statues parfaites, tout cela a été le fruit du besoin, de l'effort et de l'expérience ; l'esprit l'a peu à peu enseigné aux hommes dans une lente marche du progrès. C'est ainsi que le temps donne naissance pas à pas aux différentes découvertes qu'ensuite l'industrie humaine porte en pleine lumière. Les hommes voyaient en effet les arts éclairés d'âge en âge par des génies nouveaux, puis atteindre un jour leur plus haute perfection."
-Lucrèce, De Natura rerum.
-Lucrèce, La Nature des choses, Chant IV, traduction Jackie Pigeaud, in Daniel Delattre & Jackie Pigeaud (éds), Les Épicuriens, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2010, 1481.
"D'abord en effet je parle de grandes choses,
et des nœuds serrés des religions je m'efforce de libérer l'esprit ;
ensuite sur une chose obscure je compose, si lumineux,
des chants, les imprégnant tous de la grâce des Muses." (p.390)
"Puisque notre doctrine souvent paraît trop sombre à qui ne l'a pas pratiquée, et que recule
la foule horrifiée devant elle, j'ai voulu pour toi, dans le
chant mélodieux
des Piérides, l'exposer." (p.391)
"Voici encore, aussi, parmi les premiers, un exemple qui montre vraiment la rapidité du mouvement des
simulacres:
dès qu'on place en plein air la surface brillante d'une eau,
sur-le-champ, quand le ciel est étoilé, les astres
sereins qui brillent dans la voûte céleste se reflètent dans
l'eau.
Ne vois-tu donc pas, désormais, comment l'image en un
instant descend
des rives de l'éther aux rives de la terre ?
C'est pourquoi encore et encore il faut reconnaître
l'étonnante vitesse des corps que les choses émettent." (p.397)
"Tant il est vrai que de toues choses des choses en flux sont transportées,
et se distribuent dans toutes les directions, partout ;
il n'y a ni trêve ni repos à l'écoulement,
puisque nous en avons sans cesse la sensation,
que nous pouvons toujours tout voir, tout sentir, et perce-
-voir le son." (p.398)
p.402.
-Lucrèce, La Nature des choses, Chant IV, traduction Jackie Pigeaud, in Daniel Delattre & Jackie Pigeaud (éds), Les Épicuriens, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2010, 1481.
"Mère des Romains, charme des dieux et des hommes, bienfaisante Vénus [...] Fais cependant que les fureurs de la guerre s'assoupissent, et laissent en repos la terre et l'onde. Toi seule peux rendre les mortels aux doux loisirs de la paix, puisque Mars gouverne les batailles, et que souvent, las de son farouche ministère, il se rejette dans tes bras, et là, vaincu par la blessure d'un éternel amour, il te contemple, la tête renversée sur ton sein; son regard, attaché sur ton visage, se repaît avidement de tes charmes; et son âme demeure suspendue à tes lèvres. Alors, ô déesse, quand il repose sur tes membres sacrés, et que, penchée sur lui, tu l'enveloppes de tes caresses, laisse tomber à son oreille quelques douces paroles, et demande-lui pour les Romains une paix tranquille. Car le malheureux état de la patrie nous ôte le calme que demande ce travail."
"Jadis, quand on voyait les hommes traîner une vie rampante sous le faix honteux de la superstition, et que la tête du monstre leur apparaissant à la cime des nues, les accablait de son regard épouvantable, un Grec, un simple mortel osa enfin lever les yeux, osa enfin lui résister en face. Rien ne l'arrête, ni la renommée des dieux, ni la foudre, ni les menaces du ciel qui gronde; loin d'ébranler son courage, les obstacles l'irritent, et il n'en est que plus ardent à rompre les barrières étroites de la nature. Aussi en vient-il à bout par son infatigable génie: il s'élance loin des bornes enflammées du monde, il parcourt l'infini sur les ailes de la pensée, il triomphe, et revient nous apprendre ce qui peut ou ne peut pas naître, et d'où vient que la puissance des corps est bornée et qu'il y a pour tous un terme infranchissable. La superstition fut donc abattue et foulée aux pieds à son tour, et sa défaite nous égala aux dieux."
"Je sais que dans un poème latin il est difficile de mettre bien en lumière les découvertes obscures des Grecs, et que j'aurai souvent des termes à créer, tant la langue est pauvre et la matière nouvelle."
"Pour dissiper les terreurs et la nuit des âmes, c'est trop peu des rayons du soleil ou des traits éblouissants du jour; il faut la raison, et un examen lumineux de la nature. Voici donc le premier axiome qui nous servira de base: Rien ne sort du néant, fût-ce même sous une main divine.
Ce qui rend les hommes esclaves de la peur, c'est que, témoins de mille faits accomplis dans le ciel et sur la terre, mais incapables d'en apercevoir les causes, ils les imputent à une puissance divine."
"Si tout était périssable, tant de siècles écoulés jusqu'à nous devraient avoir tout dévoré; mais puisque dans l'immense durée des âges, il y a toujours eu de quoi réparer les pertes de la nature, il faut que la matière soit immortelle, et que rien ne tombe dans le néant."
"Il existe donc un espace sans matière, qui échappe au toucher, et qu'on nomme le vide. Si le vide n'existait pas, le mouvement serait impossible; car, comme le propre des corps est de résister, ils se feraient continuellement obstacle, de sorte que nul ne pourrait avancer, puisque nul autre ne commencerait par lui céder la place. Cependant, sur la terre et dans l'onde, et dans les hauteurs du ciel, on voit mille corps se mouvoir de mille façons et par mille causes diverses; au lieu que, sans le vide, non seulement ils seraient privés du mouvement qui les agite, mais ils n'auraient pas même pu être créés, parce que la matière, formant une masse compacte, eût demeuré dans un repos stérile."
"Si deux corps plats et larges, qui se touchent, se séparent tout à coup, il se fait entre ces deux corps un vide qui doit être nécessairement comblé par l'air. Mais quoique l'air enveloppe rapidement et inonde cet espace, tout ne peut se remplir à la fois; car il faut que l'air envahisse d'abord les extrémités, et ensuite le reste."
"Quelques détours que tu cherches pour échapper à l'évidence, tu es obligé enfin de reconnaître que la matière renferme du vide."
"Une propriété est ce qui ne peut s'arracher et fuir des corps, sans que leur perte suive ce divorce: comme la pesanteur de la pierre, la chaleur du feu; le cours fluide des eaux, la nature tactile des êtres, et la subtilité impalpable du vide. Au contraire, la liberté, la servitude, la richesse, la pauvreté, la guerre, la paix et toutes les choses de ce genre, se joignent aux êtres ou les quittent sans altérer leur nature, et nous avons coutume de les appeler à juste titre des accidents."
"Le temps n'existe pas non plus par lui-même: c'est la durée des choses qui nous donne le sentiment de ce qui est passé, de ce qui se fait encore, de ce qui se fera ensuite; et il faut avouer que personne ne peut concevoir le temps à part, et isolé du mouvement et du repos des corps."
"Animé de leur feu, soutenu par mon génie, je parcours des sentiers du Piérus qui ne sont point encore battus; et que nul pied ne foule. J'aime à m'approcher des sources vierges, et à y boire; j'aime à cueillir des fleurs nouvelles, et à me tresser une couronne brillante là où jamais une Muse ne couronna un front humain: d'abord, parce que mes enseignements touchent à de grandes choses, et que je vais affranchissant les cœurs du joug étroit de la superstition; ensuite, parce que je fais étinceler un vers lumineux sur des matières obscures, et que je revêts toute chose des grâces poétiques."
"La plus grande douceur est d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d'où s'aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s'épuisent en efforts de jour et de nuit pour s'élever au faîte des richesses ou s'emparer du pouvoir.
ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d'instants qu'est la vie ! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d'inquiétude et de crainte ?"
"La matière, assurément, ne forme pas une masse étroitement cohérente, puisque les corps s'usent, nous le voyons, et qu'ils semblent se fondre pour ainsi dire à la longue, jusqu'à dérober leur vieillesse à nos yeux, cependant que le grand tout demeure intact : c'est qu'en effet les particules qui se détachent des corps diminuent celui qu'elles quittent pour accroître celui qu'elles vont enrichir ; ainsi forcent-elles l'un à vieillir, l'autre à prospérer Encore ne s'en tiennent-elles pas là : l'ensemble des choses se renouvelle sans fin, et les mortels se prennent mutuellement de quoi vivre. Certaines espèces se développent, d'autres s'épuisent ; en peu de temps se remplacent les générations qui, tels les coureurs de la fête athénienne, se passent le flambeau de la vie."
"De tous les êtres dont nous apparaît la substance, il n'en est aucun qui soit formé d'une seule espèce d'atomes, aucun qui ne résulte d'un mélange d'atomes divers."
"Les dieux, en effet, doivent à leur nature même la jouissance de l'immortalité dans une paix absolue ; éloignés de nos affaires, ils en sont complètement détachés. Exempts de toute douleur, exempts de tout danger, forts de leurs propres ressources, indépendants de nous, ils ne sont ni sensibles à nos mérites, ni accessibles à la colère."
"Ne va pas croire pourtant que tous les atomes puissent se combiner de toutes les façons : car alors on verrait communément des monstres dans la nature ; des êtres mi-hommes mi-bêtes viendraient au monde, de hautes branches s'élanceraient du corps d'un animal vivant, des membres d'animaux terrestres s'uniraient à des parties d'animaux marins et des chimères soufflant la flamme par leur gueule effroyable seraient nourries par la nature sur la terre, mère de toutes choses. Aucun de ces prodiges n'apparaît ; c'est que tous les corps proviennent de semences définies, ont une mère déterminée et croissent avec la faculté de conserver chacun son espèce."
"La mort en détruisant les corps n'anéantit pas leurs éléments ; elle se borne à dissoudre leurs unions, puis à en combiner d'autres."
"Ainsi le tour viendra pour les murailles du vaste monde qui, succombant aux assauts du temps, ne laisseront plus que décombres et poussière de ruines."
"C'est dans les dangers qu'il faut observer l'homme, c'est dans l'adversité qu'il se révèle : alors seulement la vérité jaillit de son cœur ; le masque tombe, le visage réel apparaît."
"L'esprit et l'âme sont de nature corporelle : car s'ils portent nos membres en avant, arrachent notre corps au sommeil, nous font changer de visage, dirigent et gouvernent tout le corps humain, comme rien de tout cela ne peut se produire sans contact, ni le contact s'effectuer sans corps, ne devons-nous pas reconnaître la nature corporelle de l'esprit et de l'âme ?"
"La substance de l'esprit et de l'âme ne saurait être soustraite au corps sans que l'ensemble se dissolve. Leurs principes se trouvent dés l'origine si enchevêtrés entre eux qu'ils leur font un destin commun. Il ne semble pas que chacun puisse se passer du secours de l'autre."
"Parlant de l'âme, j'enseigne qu'elle est mortelle."
"Si le corps contracte de terribles maladies, des douleurs cruelles, l'âme a aussi à redouter les soucis cuisants du chagrin, de la crainte : comment n'aurait-elle pas sa part de la mort ?"
"Lorsqu'un homme se trouve en puissance d'un vin généreux, dont la chaleur se répand partout dans ses veines, on voit ses membres s'alourdir, l'embarras de ses jambes qui vacillent ; sa langue est engourdie, son intelligence est noyée, ses yeux flottants ; voici des cris, des hoquets, des injures, enfin toutes les tristes suites de l'ivresse. Pourquoi tout cela ? sinon parce que l'ardente force du vin est capable de troubler l'âme à l'intérieur même du corps ? Or tout être susceptible de trouble et de paralysie laisse assez voir que si une cause plus puissante l'atteignait, il devrait périr et renoncer à l'existence."
"Pour un être immortel le danger n'est point."
"Personne ne se réveille pour se relever, une fois que la glace de la mort est venue l'endormir."
"Supposons enfin que prenant soudain la parole, la Nature adresse à l'un de nous ces reproches : « Qu'est-ce donc qui te tient si à cœur, ô mortel, pour que tu t'abandonnes à tant de douleur et de plaintes ? Pourquoi la mort te fait-elle gémir et pleurer ? Si la vie jusqu'à ce jour t'a été douce, si tous tes plaisirs n'ont pas été s'entassant dans un vase sans fond et si donc ils ne se sont pas écoulés et perdus, que ne te retires-tu de la vie en convive rassasié ? Es-tu sot de ne pas prendre de bonne grâce un repos qui ne sera plus troublé ! Mais si toutes tes jouissances se sont consumées en pure perte et si la vie n'est plus pour toi que blessure, quelle idée de vouloir la prolonger d'un moment, lequel à son tour finirait tristement et tomberait tout entier inutile. Ne vaut-il pas mieux mettre un terme à ta vie et à ta souffrance ? Car des nouveautés pour te plaire, je ne puis en inventer désormais : le monde se ressemble toujours. Si ton corps n'est plus abîmé par les ans, si tes membres ne tombent pas de langueur, tu ne verras cependant jamais que les mêmes choses, même si ta vie durait jusqu'à tromper les âges ou même si tu ne devais jamais mourir. »
Qu'aurions-nous à répondre, sinon que la Nature nous fait un juste procès et qu'elle plaide la cause de la vérité. Mais si un malheureux plongé dans la misère se lamente sans mesure parce qu'il lui faut mourir, la Nature n'aurait-elle pas raison d'élever la voix pour l'accabler de reproches plus sévères ? « Chasse ces larmes, fou que tu es, et arrête tes plaintes. » Et si c'est un vieillard chargé d'ans : « Toutes les joies de la vie, tu les as goûtées avant d'en venir à cet épuisement. Mais tu désires toujours ce que tu n'as pas ; tu méprises ce que tu as, ta vie s'est donc écoulée sans plénitude et sans charme ; et puis soudain la mort s'est dressée debout à ton chevet avant que tu puisses te sentir prêt à partir content et rassasié. Maintenant il faut quitter tous ces biens qui ne sont plus de ton âge. Allons, point de regret, laisse jouir les autres ; il le faut. »."
"Rechercher le pouvoir qui n'est que vanité et que l'on n'obtient point, et dans cette poursuite s'atteler à un dur travail incessant, c'est bien pousser avec effort au flanc d'une montagne le rocher qui à peine hissé au sommet retombe et va rouler en bas dans la plaine."
"Cerbère et les Furies et l'Enfer privé de lumière, le Tartare dont les gouffres vomissent des flammes terrifiantes, tout cela n'existe nulle part et ne peut exister."
"Tu verras que les sens sont les premiers à nous avoir donné la notion du vrai et qu'ils ne peuvent être convaincus d'erreur. Car le plus haut degré de confiance doit aller à ce qui a le pouvoir de faire triompher le vrai du faux. Or quel témoignage a plus de valeur que celui des sens ? Dira-t-on que s'ils nous trompent, c'est la raison qui aura mission de les contredire, elle qui est sortie d'eux tout entière ? Nous trompent-ils, alors la raison tout entière est mensonge. Dira-t-on que les oreilles peuvent corriger les yeux, et être corrigées elles-mêmes par le toucher ? et le toucher, sera-t-il sous le contrôle du goût ? Est-ce l'odorat qui confondra les autres sens ? Est-ce la vue ? Rien de tout cela selon moi, car chaque sens a son pouvoir propre et ses fonctions à part. Que la mollesse ou la dureté, le froid ou le chaud intéressent un sens spécial, ainsi que les couleurs et les qualités relatives aux couleurs ; qu'à des sens spéciaux correspondent aussi les saveurs, les odeurs et les sons : voilà qui est nécessaire. Par conséquent les sens n'ont pas le moyen de se contrôler mutuellement. Ils ne peuvent davantage se corriger eux-mêmes, puisqu'ils réclameront toujours le même degré de confiance. J'en conclus que leurs témoignages en tout temps sont vrais.
La raison ne peut-elle expliquer pourquoi des objets carrés de près semblent ronds de loin ? Il vaut mieux, dans cette carence de la raison, donner une explication fausse de la double apparence, que laisser échapper des vérités manifestes, rejeter la première des certitudes et ruiner les bases mêmes sur lesquelles reposent notre vie et notre salut. Car ce n'est pas seulement la raison qui risquerait de s'écrouler tout entière, mais la vie elle-même périrait, si perdant confiance en nos sens nous renoncions à éviter les précipices et tous les autres périls, ou à suivre ce qu'il est bon de suivre. Ainsi donc, il n'y a qu'un flot de vaines paroles dans tout ce qu'on reproche aux sens."
"Tu n'ignores pas d'ailleurs quelles forces nous perdons et à quel point nos nerfs défaillent, lorsqu'il a fallu soutenir une conversation depuis la brillante naissance de l'aurore jusqu'aux ombres de la nuit noire, surtout si l'on s'est répandu en éclats de voix. La voix est donc nécessairement de nature corporelle, puisque parler beaucoup nous cause une perte de substance."
"Le genre humain est avide de fables captivantes."
"Enfin voilà deux jeunes corps enlacés qui jouissent de leur jeunesse en fleur ; déjà ils pressentent les joies de la volupté et Vénus va ensemencer le champ de la jeune femme. Les amants se pressent avidement, mêlent leur salive et confondent leur souffle en entrechoquant leurs dents. Vains efforts, puisque aucun des deux ne peut rien détacher du corps de l'autre, non plus qu'y pénétrer et s'y fondre tout entier. Car tel est quelquefois le but de leur lutte, on le voit à la passion qu'ils mettent à serrer étroitement les liens de Vénus, quand tout l'être se pâme de volupté. Enfin quand le désir concentré dans les veines a fait irruption, un court moment d'apaisement succède à l'ardeur violente ; puis c'est un nouvel accès de rage, une nouvelle frénésie. Car savent-ils ce qu'ils désirent, ces insensés ? Ils ne peuvent trouver le remède capable de vaincre leur mal, ils souffrent d'une blessure secrète et inconnaissable.
Ce n'est pas tout : les forces s'épuisent et succombent à la peine. Ce n'est pas tout encore : la vie de l'amant est vouée à l'esclavage. Il voit son bien se fondre, s'en aller en tapis de Babylone, il néglige ses devoirs ; sa réputation s'altère et chancelle. Tout cela pour des parfums, pour de belles chaussures de Sicyone qui rient aux pieds d'une maîtresse, pour d'énormes émeraudes dont la transparence s'enchâsse dans l'or ; pour de la pourpre sans cesse pressée et qui boit sans répit la sueur de Vénus. L'héritage des pères se convertit en bandeaux, en diadèmes, en robes, en tissus d'Alindes et de Céos. Tout s'en va en étoffes rares, en festins, en jeux ; ce ne sont que coupes pleines, parfums, couronnes, guirlandes . . . mais à quoi bon tout cela ? De la source même du plaisir on ne sait quelle amertume jaillit qui verse l'angoisse à l'amant jusque dans les fleurs. Tantôt c'est la conscience qui inspire le remords d'une oisiveté traînée dans la débauche ; tantôt c'est un mot équivoque laissé par la maîtresse à la minute du départ et qui s'enfonce dans un cœur comme un feu qui le consumera ; tantôt encore c'est le jeu des regards qui fait soupçonner un rival ou bien c'est sur le visage aimé une trace de sourire.
Encore est-ce là le triste spectacle d'un amour heureux ; mais les maux d'un amour malheureux et sans espoir apparaîtraient aux yeux fermés ; ils sont innombrables. La sagesse est donc de se tenir sur ses gardes, comme je l'ai enseigné, pour échapper au piège. Car éviter les filets de l'amour est plus aisé que d'en sortir une fois pris : les nœuds puissants de Vénus tiennent bien leur proie."
"De légers coups fréquemment répétés finissent par venir à bout de toutes choses : ne vois-tu pas que de pauvres gouttes d'eau, à force de tomber sur une roche, la percent à la longue ?"
"Il faut, semble-t-il, pour se plaire au changement, souffrir de son état. Mais pour qui n'a pas eu de malheurs, pour qui le passé n'a été qu'un courant de beaux jours, quelle raison de s'enflammer d'amour pour la nouveauté ?"
"L'évolution du monde entier est le fruit du temps, les choses passent nécessairement d'un état à un autre, aucune ne reste semblable à soi, tout s'en va, tout change, tout se métamorphose par la volonté de la nature. Telle existence tombe en poussière ou languit de vieillesse, tandis qu'une autre croît à sa place, sortie de la fange. C'est donc ainsi que le monde entier évolue dans le temps et que d'état en état passe la terre."
"Si l'on se conduisait par les conseils de la sagesse, l'homme trouverait la suprême richesse à vivre content de peu : car de ce peu jamais il n'y a disette. Mais les hommes ont voulu se rendre illustres et puissants pour donner une base solide à leur destinée et mener une vie paisible au sein de l'opulence : vaine ambition, car pour arriver au faîte des honneurs ils soutiennent des luttes qui en font la route périlleuse. Y arrivent-ils pourtant ? Une véritable foudre, l'envie, les frappe et les précipite honteusement dans l'horrible Tartare. Qu'il vaut mieux vivre dans l'obéissance et la paix que de vouloir régenter le monde et être roi ! Que les hommes donc suent le sang et s'épuisent en vains combats sur le chemin étroit de l'ambition. Tant pis pour eux s'ils ne voient pas que l'envie comme la foudre concentre ses feux sur les hauteurs, sur tout ce qui dépasse le commun niveau ! tant pis s'ils ne jugent que sur autorité d'autrui, s'ils règlent leurs goûts sur les opinions reçues plutôt que sur leur sentiment personnel. Hélas, ce que les hommes sont aujourd'hui, ce qu'ils seront demain, ils l'ont toujours été."
"Le genre humain se donne de la peine sans profit et toujours consume ses jours en vains soucis. Faut-il s'en étonner ? il ne connaît pas la borne légitime du désir, il ne sait les limites où s'arrête le véritable plaisir."
"Navigation, culture des champs, architecture, lois, armes, routes, vêtements et toutes les autres inventions de ce genre, et celles mêmes qui donnent à la vie du prix et des plaisirs délicats, poèmes, peintures, statues parfaites, tout cela a été le fruit du besoin, de l'effort et de l'expérience ; l'esprit l'a peu à peu enseigné aux hommes dans une lente marche du progrès. C'est ainsi que le temps donne naissance pas à pas aux différentes découvertes qu'ensuite l'industrie humaine porte en pleine lumière. Les hommes voyaient en effet les arts éclairés d'âge en âge par des génies nouveaux, puis atteindre un jour leur plus haute perfection."
-Lucrèce, De Natura rerum.
-Lucrèce, La Nature des choses, Chant IV, traduction Jackie Pigeaud, in Daniel Delattre & Jackie Pigeaud (éds), Les Épicuriens, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2010, 1481.
"D'abord en effet je parle de grandes choses,
et des nœuds serrés des religions je m'efforce de libérer l'esprit ;
ensuite sur une chose obscure je compose, si lumineux,
des chants, les imprégnant tous de la grâce des Muses." (p.390)
"Puisque notre doctrine souvent paraît trop sombre à qui ne l'a pas pratiquée, et que recule
la foule horrifiée devant elle, j'ai voulu pour toi, dans le
chant mélodieux
des Piérides, l'exposer." (p.391)
"Voici encore, aussi, parmi les premiers, un exemple qui montre vraiment la rapidité du mouvement des
simulacres:
dès qu'on place en plein air la surface brillante d'une eau,
sur-le-champ, quand le ciel est étoilé, les astres
sereins qui brillent dans la voûte céleste se reflètent dans
l'eau.
Ne vois-tu donc pas, désormais, comment l'image en un
instant descend
des rives de l'éther aux rives de la terre ?
C'est pourquoi encore et encore il faut reconnaître
l'étonnante vitesse des corps que les choses émettent." (p.397)
"Tant il est vrai que de toues choses des choses en flux sont transportées,
et se distribuent dans toutes les directions, partout ;
il n'y a ni trêve ni repos à l'écoulement,
puisque nous en avons sans cesse la sensation,
que nous pouvons toujours tout voir, tout sentir, et perce-
-voir le son." (p.398)
p.402.
-Lucrèce, La Nature des choses, Chant IV, traduction Jackie Pigeaud, in Daniel Delattre & Jackie Pigeaud (éds), Les Épicuriens, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2010, 1481.