"C’est surtout peut-être sous forme d’adjectif (« relations eurafricaines », « partenariat eurafricain »), d’apparence assez innocente, purement descriptive, qu’on a l’habitude de le rencontrer. Mais périodiquement le nom resurgit, avec son emphase et ses promesses implicites, qui ne sont peut-être que l’autre face de certaines fatalités : que signifie-t-il ? à quoi et à qui sert-il ? quelles sont ses implications ? et d’abord d’où vient-il, et en quoi ses origines peuvent-elles encore être considérées comme déterminant ses usages ?"
"Question, par conséquent, de la « postcolonialité », pour reprendre le terme intentionnellement ambigu forgé par Achille Mbembe dans son livre de 2000 auquel il fournit son titre (De la postcolonie), et devenu depuis un concept universel qui commande toute une part de notre compréhension de l’histoire contemporaine et de la géographie qui la sous-tend. L’Europe serait donc, elle aussi, en tant que telle une « postcolonie » ou une construction postcoloniale plongeant ses racines dans la colonie elle-même."
"Il est clair que, de façon répétée, les dirigeants politiques de l’impérialisme français, membres des formations politiques participant à l’alliance de fait entre la social-démocratie et le « bloc bourgeois », ont tenté de trouver en Europe le soutien diplomatique, financier et même (indirectement) militaire sans lequel il devenait de plus en plus difficile de « garder » et de « mettre en valeur » leur empire (y compris l’Algérie), et cependant d’interdire à leurs concurrents d’y exercer avec la France une souveraineté partagée. Sans doute de ce point de vue, malgré certaines continuités frappantes (au Sahara), le retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958, dans les conditions que l’on sait, apporte-t-il des infléchissements stratégiques mais pas de rupture fondamentale (comme en témoignerait la reconduction de l’alliance personnelle des politiciens français avec le chancelier allemand Adenauer, dont l’implication intense et ancienne en faveur de l’Eurafrique est l’une des révélations de ce livre)."
"Ce qui retiendra l’attention du lecteur, c’est le renversement de perspectives typiquement « postcolonial » auquel on assiste ici : jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre et aux travaux préparatoires du traité de Rome lui-même, ce qui obsède les idéologues et dirigeants politiques européens, c’est l’excédent démographique de l’Europe auquel la mise en valeur commune de l’Afrique pourrait offrir un débouché (en même temps qu’on y investit, on envoie une main-d’œuvre qualifiée, donc « civilisée », s’établir en Afrique). Significativement, cette perspective est invoquée pour neutraliser les conflits intra-européens liés aux migrations (par exemple, en France, les « risques » pour l’emploi et pour la paix sociale qui seraient liés à l’afflux de migrants italiens chassés par le sous-développement du Mezzogiorno et d’autres régions de la Péninsule). Mais elle fait partie aussi des préoccupations qu’expriment les dirigeants politiques africains même favorables à la perspective générale d’un « codéveloppement » (comme Senghor) et qui veulent protéger le travail des citoyens africains. Évidemment, aujourd’hui, l’Europe institutionnelle et une bonne partie de sa classe politique renouvellent cette obsession dans l’autre sens : une association eurafricaine doit « nous » protéger de l’afflux des migrants et des réfugiés."
-Étienne Balibar, préface à Peo Hansen & Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l'Union européenne, La Découverte, Paris, 2022.
"En 2018, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, lance une « Alliance Afrique-Europe pour un investissement et des emplois durables », focalisée sur une série de questions économiques mais aussi sur la sécurité et, comme toujours, sur des mesures pour empêcher l’immigration clandestine. Comme Juncker l’explique lui-même dans son discours sur l’état de l’Union en 2018 au sujet de la nouvelle Alliance Afrique-Europe : « L’Afrique n’a pas besoin de charité, elle a besoin de partenariat équilibré, d’un vrai partenariat. Et nous, Européens, avons besoin au même titre de ce partenariat. »
La Commission européenne entrée en fonction le 1er décembre 2019 lui emboîte le pas et s’engage à faire du partenariat européen avec l’Afrique sa priorité numéro un en matière de politique internationale. La nouvelle présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, se met immédiatement au travail. Avant même son centième jour à la tête de la Commission, elle se rend deux fois au quartier général de l’UE en Afrique à Addis Abeba ; elle pose aussi les jalons d’une toute nouvelle « Stratégie globale avec l’Afrique ». Le document qui expose cette stratégie a été préparé conjointement avec le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, également vice-président de la Commission européenne. « Une partie de l’avenir de l’Europe se joue en Afrique. Pour faire face à nos défis communs, nous avons besoin d’une Afrique forte, et l’Afrique a besoin d’une Europe forte », souligne Borrell lors de la présentation du texte .
Comme nous allons le voir, cette rhétorique de la mutualité et de l’interdépendance n’est pas nouvelle : elle a été utilisée dès la naissance de l’UE dans les années 1950 pour justifier l’annexion dans le projet européen des colonies africaines des États membres. Ce qui est bon pour l’Afrique est bon pour l’Europe, dit-on, et vice versa. Certes, la stratégie actuelle reconnaît que « le potentiel de l’Afrique suscite un intérêt accru de la part de nombreux acteurs sur la scène mondiale ». Mais elle souligne aussi que la Chine et les États-Unis restent des acteurs mineurs en Afrique comparés à l’Union européenne. Le texte de présentation de cette « Stratégie globale » insiste sur ce point à plusieurs reprises : « [L]’UE reste le principal partenaire de l’Afrique en termes d’investissements, d’échanges commerciaux et d’aide au développement. » Même si, ces dix dernières années, les représentations médiatiques peuvent donner l’impression du contraire, la Chine comme les États-Unis restent loin derrière l’Europe en matière de commerce et d’investissements en Afrique.
En dépit de cette suprématie européenne, les instances dirigeantes de l’UE ne se laissent guère gagner par l’autosatisfaction. Pour se développer et se renforcer, le partenariat économique entre les deux continents « devrait désormais se traduire aussi par une alliance politique solide », insiste le texte de présentation de la nouvelle stratégie. De tels liens « sont essentiels dans un monde multipolaire où l’action collective est plus que nécessaire. La coopération renforcée sur les questions mondiales et multilatérales sera au cœur de notre action commune ». Il s’agit clairement de l’élément le plus audacieux et le plus intéressant de cette stratégie. Bruxelles fait remarquer que « l’Afrique et l’Europe forment, ensemble, le plus grand bloc électoral au sein des Nations unies » et que cette force mutuelle devrait être utilisée pour défendre des causes communes, comme le développement durable et la lutte contre le changement climatique. De plus, l’UE et l’Afrique devraient agir de concert « sur la scène internationale pour renforcer l’ordre multilatéral fondé sur des règles, [la] promotion des valeurs universelles, des droits de l’homme, de la démocratie, de l’état de droit et de l’égalité entre les femmes et les hommes ».
En évoquant un « monde multipolaire », le texte de présentation de la nouvelle stratégie reconnaît que la position solide de l’Europe en Afrique ne devrait en aucun cas être considérée comme acquise ; d’où ce besoin d’une alliance politique avec le continent africain.
Josep Borrell l’énonce clairement dans le discours qu’il prononce lors du débat en séance plénière au Parlement européen sur la politique étrangère et économique commune de l’UE, le 14 janvier 2020. En mentionnant les troubles dans le « voisinage méridional » de l’UE, en particulier en Libye, Borrell tire la sonnette d’alarme au sujet des récents progrès de la Russie et de la Turquie dans cette zone. « La Russie et la Turquie n’y mettaient pas les pieds il y a encore six mois. Aujourd’hui, elles ont pris les choses en main pour tenter de résoudre le problème. » L’UE doit donc se préoccuper davantage de l’Afrique, poursuit Borrell : « Parlons abondamment de l’Afrique. Un continent à la fois plein de promesses et de défis. » Et Borrell en parle beaucoup, en effet. Dans ce discours concis d’à peine trois pages, le continent africain est mentionné à pas moins de neuf reprises. Alors que la Libye et le Sahel sont évoqués respectivement six et quatre fois, la Chine n’est citée qu’une seule fois, en passant, tout comme l’Inde. Et le vice-président de la Commission européenne n’a pas un seul mot pour les États-Unis, alors que son discours traite de la politique étrangère générale de l’UE.
La proposition de l’Union européenne de forger une nouvelle alliance politique avec l’Union africaine (UA) est un fait nouveau particulièrement frappant. Surtout parce que cette alliance est explicitement présentée comme un moyen d’aider l’Europe à retrouver son lustre d’antan en matière de géopolitique et à naviguer dans les eaux tumultueuses d’un « monde multipolaire ». Deux jours avant le discours de Borrell devant le Parlement européen, Angela Merkel livrait ses impressions et précisait que « l’Europe devrait aussi développer ses propres capacités militaires ». Elle ajoutait : « Il existe de nombreuses régions en dehors du principal point de mire de l’OTAN où l’Europe doit être prête à s’investir si nécessaire. Pour moi, l’Afrique en fait partie . » La chancelière allemande avait déjà promis un « plan Marshall avec l’Afrique » : un plan directeur général sur le long terme pour le développement économique, la paix, la démocratie et la gestion des migrations en Afrique."
"C’est dans ce contexte que The Economist consacrait en septembre 2018 un article à cette thématique, sous le titre « La renaissance de l’Eurafrique » : « Pourquoi l’Europe devrait se concentrer sur son interdépendance croissante avec l’Afrique . » Comme l’illustre le choix du mot « renaissance », l’article soutient que l’Eurafrique faisait déjà partie intégrante des « Empires romain, carthaginois et vénitien ». Cependant, il n’est nulle part fait mention de la manifestation historique la plus récente de l’Eurafrique : son association à l’Union européenne lors de la fondation de celle-ci en 1957."
"De nombreux lecteurs du livre ont été surpris et intrigués par la détermination, l’énergie et finalement le succès avec lesquels les décideurs politiques, économiques et militaires ainsi que les intellectuels français de la fin de la IIIe République, du régime de Vichy et de la IVe République ont défendu le projet eurafricain. Aux yeux de ces décideurs, aucune communauté européenne n’était envisageable sans l’inclusion des colonies africaines de la France et des autres États membres. En poursuivant cet objectif, la France échappait au dilemme d’avoir à choisir entre sa vocation européenne et ses ambitions impériales. Du point de vue français, l’Eurafrique était donc une innovation géopolitique permettant de placer Paris au centre du projet européen en s’appuyant sur sa domination de l’Afrique et d’assurer la perpétuation de cette domination en s’appuyant sur le projet européen."
"Si vous consultez une carte officielle de l’Union européenne, vous serez peut-être frappé par la multitude de petits points éparpillés à travers le globe qui signalent des territoires faisant partie intégrante de l’actuelle UE. Réunis sous l’appellation officielle de « Régions ultrapériphériques », ils comprennent les départements français de la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion, la Martinique, Mayotte et la collectivité française d’outre-mer de Saint-Martin ; mais aussi les régions autonomes portugaises de Madère et des Açores, ainsi que les îles Canaries, communauté autonome espagnole. Même si elles n’apparaissent pas dans la liste des « Régions ultrapériphériques », les enclaves (ou colonies) espagnoles controversées de Ceuta et Melilla méritent d’être mentionnées, car elles font également partie de l’Union européenne. S’ajoutent à cela treize « Pays et territoires d’outre-mer » (PTOM) non souverains, associés à l’UE du fait de leurs liens constitutionnels avec certains États membres (Danemark, France et Pays-Bas) [1] . Bien que les PTOM ne fassent pas partie intégrante de l’UE, la plupart des habitants de ces territoires pas encore décolonisés sont tout de même des citoyens européens et peuvent, à ce titre, voter aux élections européennes par exemple.
Les territoires en question sont rarement évoqués dans la vaste littérature consacrée à l’intégration européenne [2] . Au vu de leur prétendue insignifiance, cela n’a rien d’étonnant. Mais, tout bien considéré, il s’avère que nombre de ces petits territoires sont au cœur d’enjeux économiques et géopolitiques majeurs, aussi bien pour les États membres à titre individuel que pour l’Union européenne dans son ensemble. Outre leur intérêt stratégique évident pour l’accueil de bases navales et autres installations militaires, les nombreuses possessions ultramarines de l’UE lui procurent des frontières maritimes et des eaux territoriales qui représentent autant de droits et d’accès aux ressources maritimes actuelles et futures (comme la pêche, le pétrole ou les minéraux) [3] . De plus, alors que les possessions espagnoles de Ceuta et Melilla en Afrique du Nord servent de plateformes pour les opérations militaires européennes visant à contrôler l’immigration en provenance d’Afrique, la Guyane française fournit depuis des décennies à l’Agence spatiale européenne, étroitement liée à l’UE, un site de lancement idéal pour ses fusées. La « base spatiale européenne » se situe donc à Kourou, en Guyane française.
Si l’on considère que l’existence même de ces territoires est en complet décalage avec l’image que l’UE se donne à elle-même, on est en droit de se demander comment un symbolisme si fort et si contradictoire a bien pu échapper aux chercheurs qui se consacrent à l’étude de l’UE. En effet, depuis la fondation de l’Union européenne actuelle en 1957, les traités européens ont toujours comporté un paragraphe stipulant que seuls les « États européens » peuvent devenir membres ; à notre connaissance, ce paragraphe n’a été utilisé qu’une seule fois, pour rejeter la demande d’adhésion du Maroc en 1986 [4] . Pour pouvoir « intégrer l’Europe », un pays doit donc d’abord être européen. Mais, dans ce cas, que faut-il penser de ces États membres qui continuent d’être établis sur différents continents, plus précisément de ces États qui sont à la fois européens et africains, européens et sud-américains, et ainsi de suite ?
D’une certaine façon, ce livre est né de cette curiosité. Nous suspectons que cette négligence ou cette réticence des chercheurs spécialistes des questions européennes et de l’Union européenne elle-même à reconnaître l’existence de ces avant-postes d’outre-mer est symptomatique de leur réticence à aborder l’histoire et l’héritage du colonialisme."
"L’objet de nos recherches est de placer l’histoire de l’intégration européenne sur de nouvelles bases solides, en lui redonnant ses dimensions coloniale et géopolitique. Ce faisant, nous réfutons le récit dominant de l’histoire de l’UE, souvent officiellement cautionné. [...]
Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’histoire officielle de l’Union européenne promue par Bruxelles insiste sur l’approbation populaire qui aurait accompagné sa fondation au sortir de la Seconde Guerre mondiale, période à laquelle les dirigeants politiques auraient cherché, à travers l’intégration européenne, à favoriser la paix et la coopération et à vaincre ainsi les rivalités nationalistes et les aspirations impériales. Cela apparaît nettement dans la promotion par la Commission européenne de divers récits, concernant les étapes historiques de la construction européenne, les pères fondateurs et autres tropes historiques, tous destinés à donner aux citoyens européens d’aujourd’hui l’image d’une organisation défendant une noble cause et n’ayant d’autre finalité historique que bienfaisante [...]
Dans sa quête de légitimité populaire, elle utilise les mêmes méthodes et stratégies que les États-nations durant leur édification. Sachant que l’historiographie constitue l’une de ces stratégies les plus puissantes, il devient crucial de considérer la complicité des historiens et des chercheurs spécialistes des questions européennes dans l’établissement d’une interprétation sélective et partiale du passé de l’UE. [...] La substitution du mythe à l’histoire est dangereuse."
-Peo Hansen & Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l'Union européenne, La Découverte, Paris, 2022.