"Traduction de la Cyclopaedia d’un auteur anglais, Chambers, après l’abandon de son premier directeur, l’abbé de Gua de Malves, en 1747 ; il apparaît comme le seul capable — avec le mathématicien D’Alembert — de mener à bien ce projet d’envergure, qui devrait répandre les connaissances en faisant appel à toute une équipe de traducteurs, capables de corriger les erreurs de l’encyclopédie anglaise et d’en améliorer les articles 1. Mais c’est bientôt un homme qu’il faut sauver de la prison, quand en 1749 il est emprisonné à Vincennes, à cause de sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient qui fait vaciller les certitudes de la morale et sape les fondements de toute religion, et d’une Promenade du sceptique tout aussi audacieuse."
"Diderot n’a jamais bénéficié des protections d’un Voltaire, ou de l’assise d’un baron, de surcroît parlementaire, comme Montesquieu."
"Il ne s’agit pas seulement de couvrir tous les domaines des sciences en élargissant le champ jusqu’aux techniques, mais de faire souffler un esprit nouveau, de créer une relation nouvelle au savoir. Ce qui va devenir l’Encyclopédie n’est pas un magasin, un répertoire de connaissances commodément réparties par ordre alphabétique pour être plus facilement accessibles : c’est le moyen de libérer les esprits en invitant les lecteurs à se frayer un chemin dans une masse de dizaines de milliers d’articles, en stimulant leur curiosité, mais surtout en les incitant à s’interroger sur ce qu’ils lisent. De l’accumulation des savoirs on passe à leur construction ; l’ordre encyclopédique, raisonné, celui de l’esprit humain lui-même, se superpose à l’ordre alphabétique."
"Le travail de l’éditeur est ingrat : il lui faut traiter avec les auteurs, refuser, exiger, négocier ; il doit corriger les manuscrits — ce dont on ne saura rien, faute de documentation — mais aussi contourner la difficulté. L’addition lui permet de ne pas déjuger complètement l’auteur dont il n’est pas satisfait, tout en donnant libre cours à sa propre inspiration. Ainsi de Dezallier d’Argenville, auteur fort connu depuis la publication de La Théorie et la Pratique du jardinage en 1709."
"La reprise des définitions antérieures, loin d’être une faiblesse, apparaît ainsi comme un moyen de dénoncer leurs défauts — quand ce n’est pas un outil particulièrement retors pour retourner comme un gant l’argumentation à laquelle on feint d’adhérer. Parfois l’exemple fourni, à lui seul, permet de transformer le propos initial, de même qu’un développement bien orienté fait rendre un son nouveau à la définition la plus innocente ; entre toutes les modalités de détournement, on n’a que l’embarras du choix ; et Diderot est passé maître en la matière : écrire un article relève d’un art très subtil qu’aucune analyse quantitative n’arrivera jamais à éclairer. Qu’on lise ici l’article « Délicieux ». On y trouvera, après quelques remarques préliminaires sur les usages de l’adjectif, une définition du « repos délicieux » comme « situation de pur sentiment, où toutes les facultés du corps et de l’âme sont vivantes sans être agissantes » : moment intense et indéfini de bonheur, où seule existe la sensation de soi comme un corps, où la conscience n’est que conscience de soi sans pensée. Voilà où mène la grammaire, quand elle est aux mains de Diderot… La connaissance de la langue incite aussi à définir hebdomadaire ; mais on verra que c’est pour lui le moyen, ou le prétexte, de dire tout le bien qu’il pense des feuilles officielles, ou recueils de nouvelles ; quant à la définition d’immobile, elle permet d’évoquer le stoïcisme. Celui qui se laisse porter par Diderot ne s’ennuie jamais, car il fait de la surprise, principe inconnu des encyclopédies, un puissant levier."
"L’ironie est pour Diderot une arme de première importance, d’autant plus efficace qu’elle se concentre souvent à la fin de l’article."
"Ironie et critique impliquent que se manifeste une voix d’auteur ; aucune n’est plus forte que celle de Diderot, qui n’hésite pas à multiplier les occurrences d’un je dont sont ainsi mises en scène les hésitations, les interrogations, les convictions."
"Valeur fondamentale que Diderot accorde à l’homme, et la nécessité impérieuse de définir son propre positionnement philosophique en s’affirmant comme tel. L’article « Journée de la Saint-Barthélemy », qui aurait pu lui fournir l’occasion de longs développements critiques, tourne rapidement court : l’effroi indicible dont Diderot témoigne suffit à rendre compte de la barbarie des persécuteurs et vient manifester l’ethos d’un philosophe sensible dont l’humanisme sert de pierre de touche à de nombreux jugements implicites. « Je n’ai pas la force d’en dire davantage », conclut-il ainsi après quelques lignes. À l’article « Comédien », il complète le développement de l’abbé Mallet pour insister sur le traitement ignominieux que reçoivent les comédiens en terre catholique ; ailleurs, il plaide pour la prévention de la misère et non pour sa répression. Liberté, tolérance, bonheur… autant de notions dont on ne s’étonnera pas de trouver une défense sous sa plume. Mais il faut être attentif à la façon dont Diderot inscrit l’existence humaine dans les multiples dimensions qui viennent tout à la fois préciser les contours de ces notions et les justifier en raison. La notion de liberté, qui travaille profondément les articles, trouve un premier ordre de justification dans la prospérité économique qu’elle permet. C’est donc le cadre politique qui lui confère un sens et une légitimité, dont l’État tirera lui-même bénéfice — « on aura des hommes industrieux s’ils sont libres ». Mais les atteintes à la liberté sont d’autant plus graves qu’elles viennent entraver la liberté naturelle, qui est en particulier celle des corps. Si le célibat est condamnable d’un point de vue politique en ce qu’il contrevient à l’accroissement de la population — condition sine qua non de la puissance de l’État —, il met aussi à mal de façon problématique une impulsion qui nous vient de la nature."
"Les lecteurs ne s’y laissèrent jamais tromper, comme en témoignent les réactions virulentes, formulées en particulier par les jésuites."
-Myrtille Méricam-Bourdet et Catherine Volpilhac-Auger, Préface, à Denis Diderot, Articles de l’Encyclopédie, Gallimard, édition électronique 2015.
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-Denis Diderot, Articles de l’Encyclopédie, Gallimard, édition électronique 2015.
"Diderot n’a jamais bénéficié des protections d’un Voltaire, ou de l’assise d’un baron, de surcroît parlementaire, comme Montesquieu."
"Il ne s’agit pas seulement de couvrir tous les domaines des sciences en élargissant le champ jusqu’aux techniques, mais de faire souffler un esprit nouveau, de créer une relation nouvelle au savoir. Ce qui va devenir l’Encyclopédie n’est pas un magasin, un répertoire de connaissances commodément réparties par ordre alphabétique pour être plus facilement accessibles : c’est le moyen de libérer les esprits en invitant les lecteurs à se frayer un chemin dans une masse de dizaines de milliers d’articles, en stimulant leur curiosité, mais surtout en les incitant à s’interroger sur ce qu’ils lisent. De l’accumulation des savoirs on passe à leur construction ; l’ordre encyclopédique, raisonné, celui de l’esprit humain lui-même, se superpose à l’ordre alphabétique."
"Le travail de l’éditeur est ingrat : il lui faut traiter avec les auteurs, refuser, exiger, négocier ; il doit corriger les manuscrits — ce dont on ne saura rien, faute de documentation — mais aussi contourner la difficulté. L’addition lui permet de ne pas déjuger complètement l’auteur dont il n’est pas satisfait, tout en donnant libre cours à sa propre inspiration. Ainsi de Dezallier d’Argenville, auteur fort connu depuis la publication de La Théorie et la Pratique du jardinage en 1709."
"La reprise des définitions antérieures, loin d’être une faiblesse, apparaît ainsi comme un moyen de dénoncer leurs défauts — quand ce n’est pas un outil particulièrement retors pour retourner comme un gant l’argumentation à laquelle on feint d’adhérer. Parfois l’exemple fourni, à lui seul, permet de transformer le propos initial, de même qu’un développement bien orienté fait rendre un son nouveau à la définition la plus innocente ; entre toutes les modalités de détournement, on n’a que l’embarras du choix ; et Diderot est passé maître en la matière : écrire un article relève d’un art très subtil qu’aucune analyse quantitative n’arrivera jamais à éclairer. Qu’on lise ici l’article « Délicieux ». On y trouvera, après quelques remarques préliminaires sur les usages de l’adjectif, une définition du « repos délicieux » comme « situation de pur sentiment, où toutes les facultés du corps et de l’âme sont vivantes sans être agissantes » : moment intense et indéfini de bonheur, où seule existe la sensation de soi comme un corps, où la conscience n’est que conscience de soi sans pensée. Voilà où mène la grammaire, quand elle est aux mains de Diderot… La connaissance de la langue incite aussi à définir hebdomadaire ; mais on verra que c’est pour lui le moyen, ou le prétexte, de dire tout le bien qu’il pense des feuilles officielles, ou recueils de nouvelles ; quant à la définition d’immobile, elle permet d’évoquer le stoïcisme. Celui qui se laisse porter par Diderot ne s’ennuie jamais, car il fait de la surprise, principe inconnu des encyclopédies, un puissant levier."
"L’ironie est pour Diderot une arme de première importance, d’autant plus efficace qu’elle se concentre souvent à la fin de l’article."
"Ironie et critique impliquent que se manifeste une voix d’auteur ; aucune n’est plus forte que celle de Diderot, qui n’hésite pas à multiplier les occurrences d’un je dont sont ainsi mises en scène les hésitations, les interrogations, les convictions."
"Valeur fondamentale que Diderot accorde à l’homme, et la nécessité impérieuse de définir son propre positionnement philosophique en s’affirmant comme tel. L’article « Journée de la Saint-Barthélemy », qui aurait pu lui fournir l’occasion de longs développements critiques, tourne rapidement court : l’effroi indicible dont Diderot témoigne suffit à rendre compte de la barbarie des persécuteurs et vient manifester l’ethos d’un philosophe sensible dont l’humanisme sert de pierre de touche à de nombreux jugements implicites. « Je n’ai pas la force d’en dire davantage », conclut-il ainsi après quelques lignes. À l’article « Comédien », il complète le développement de l’abbé Mallet pour insister sur le traitement ignominieux que reçoivent les comédiens en terre catholique ; ailleurs, il plaide pour la prévention de la misère et non pour sa répression. Liberté, tolérance, bonheur… autant de notions dont on ne s’étonnera pas de trouver une défense sous sa plume. Mais il faut être attentif à la façon dont Diderot inscrit l’existence humaine dans les multiples dimensions qui viennent tout à la fois préciser les contours de ces notions et les justifier en raison. La notion de liberté, qui travaille profondément les articles, trouve un premier ordre de justification dans la prospérité économique qu’elle permet. C’est donc le cadre politique qui lui confère un sens et une légitimité, dont l’État tirera lui-même bénéfice — « on aura des hommes industrieux s’ils sont libres ». Mais les atteintes à la liberté sont d’autant plus graves qu’elles viennent entraver la liberté naturelle, qui est en particulier celle des corps. Si le célibat est condamnable d’un point de vue politique en ce qu’il contrevient à l’accroissement de la population — condition sine qua non de la puissance de l’État —, il met aussi à mal de façon problématique une impulsion qui nous vient de la nature."
"Les lecteurs ne s’y laissèrent jamais tromper, comme en témoignent les réactions virulentes, formulées en particulier par les jésuites."
-Myrtille Méricam-Bourdet et Catherine Volpilhac-Auger, Préface, à Denis Diderot, Articles de l’Encyclopédie, Gallimard, édition électronique 2015.
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-Denis Diderot, Articles de l’Encyclopédie, Gallimard, édition électronique 2015.