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    Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse Empty Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 30 Mai - 15:59



    "Vivre à l’aise et à son aise, c’est-à-dire heureux et libre, jouir de sa vie ou plutôt jouir sa vie, sans éclat, doucement, quiètement, un peu douillettement mais pourtant avec une conscience intensifiée et une sorte de concentration religieuse, comme si vivre – sans plus – était la seule tâche humaine sérieuse, et comme s’il fallait l’accomplir avec le respect et la ferveur que l’on a pour les choses sacrées : voilà tout ce qui intéresse Montaigne. Seul importe pour lui l’acte de jouir de vivre. Mais ce recueillement de la vie en elle-même et dans la jouissance de soi ne va pas, il le sait bien, sans conditions favorables et, avant tout, sans la faveur d’une bienfaisante paix. Paix en soi-même – celle de la conscience –, paix autour de soi – celle de la cité –, sont le premier besoin de qui a vocation de sagesse. Quelles sont donc les conditions de la paix ? C’est ce qu’il faut demander – et c’est ce que Montaigne demande – à la morale et à la politique. Quelle est la condition d’une bonne conscience ? Que l’on s’abstienne de tout mal, que l’on fasse le bien quand l’occasion s’en présente, dit la morale. Quelle est la condition de la tranquillité civile ? Que les hommes, sauf urgence exceptionnelle, ne s’occupent des affaires publiques que selon les lois établies, dit la politique. De la sorte, morale et politique, en organisant (mais bien sûr seulement sur le plan des principes) la paix dont le sage – le sage montanien  – a besoin pour édifier son bonheur, aménagent les avenues de la sagesse.

    Il est aisé de situer la morale de Montaigne si l’on veut bien distinguer deux sortes de morales selon que l’accomplissement du devoir est conçu comme tâche finie ou infinie. Selon les morales « finitistes », il est possible de venir à bout de son devoir ; après quoi, le devoir accompli, la vie n’appartient plus qu’à nous, nous pouvons légitimement en disposer à notre gré. Selon les morales de l’exigence infinie, nous ne sommes jamais sans aucun devoir (au sens de tâche due), une dette semble peser sur toute la vie, en assombrir tous les instants. Les premières sont des morales de l’honnêteté et de l’occasionnelle bienfaisance ; pour les secondes, il ne doit pas y avoir de limite à notre dévouement, notre générosité, notre amour. Telles sont, parmi celles-ci, la morale chrétienne, ou celle de Lénine. Le chrétien ne doit pas oublier qu’il y a toujours des hommes à aimer et à aider, à aimer mieux, à aider plus, il se condamne donc à n’avoir pas de repos. La satisfaction d’avoir achevé de faire son devoir lui est – évidemment – interdite. Ni le bonheur, ni même le droit au bonheur ne sont de ce monde. Pour Lénine de même, nul n’a droit à la tranquillité et au bonheur tant qu’il y a des opprimés et des exploités dans le monde. Selon les morales de la première espèce, l’action morale est quelque chose d’extérieur et d’accidentel à la vie proprement dite – laquelle est faite, en elle-même, pour l’oisiveté, le bonheur, la fête ; pour les secondes, au contraire, elle est la signification de la vie – qui devrait n’être qu’une action morale ininterrompue. Les premières laissent non résolu le problème de la meilleure façon de vivre, c’est-à-dire de la sagesse (problème qui prend la forme : comment vivre heureux ?), les secondes le résolvent en subordonnant la vie entière à l’exigence morale. En bref, pour celles-ci la morale tient lieu de sagesse, pour les autres la sagesse reste à rechercher.

    On devine de quel côté se place Montaigne. En ce temps de guerres civiles, de famine, d’épidémies et de misère universelle, que nous conseille-t-il ? « Ramenons à nous et à notre aise [bonheur] nos pensées et nos intentions » (I, XXXIX, 141) [2] . Et si les autres ont besoin de nous ? Ils auront toujours besoin de nous : si nous partons de ce pied, nous ne serons jamais à nous. Ce qui leur est dû est limité. Qu’est-ce ? Rigoureuse justice, honnêteté scrupuleuse, entière bonne foi, respect de leurs personnes et de leurs biens, une aide matérielle le cas échéant mais qui ne nous appauvrisse point. Leur donner notre temps, notre vie, notre substance serait injuste : « qui abandonne en son propre [en ce qui le concerne] le sainement et gaiement vivre pour en servir autrui prend à mon gré un mauvais et dénaturé parti » (III, X, 95). Sur les bords, nous nous devons aux autres, au centre, nous ne nous devons qu’à nous. Morale qui, malgré les apparences, va plus loin que celle dont nombre d’hommes se contentent. Car si les exigences en sont limitées et de forme presque exclusivement négative, elles repoussent l’exception et le compromis. Montaigne qui jamais ne tricha, même en ses jeux d’enfant, qui ne peut souffrir le mensonge, fût-il léger et sans conséquence, se fait une idée haute et belle de la droiture de la conscience, de la sévérité qu’elle doit avoir envers elle-même. Il faut garder sa foi. Est-ce à dire qu’il faille donner à des brigands l’argent qu’on leur a promis sous la contrainte ? Cela est hors de doute pour un homme d’honneur : « ce que la crainte m’a fait une fois vouloir, je suis tenu de le vouloir encore sans crainte » (III, I, 24). Notons que Turenne qui s’est trouvé dans une situation semblable l’a compris ainsi. Sauf légitime défense, il n’est pas permis de tuer. Et s’il n’y a pas d’autre moyen de sauver sa vie ? Ici encore un homme de bien n’hésitera pas : « où, en quelques bicoques forcées de mon temps, j’ai vu des coquins, pour garantir leur vie, accepter de pendre leurs amis et consorts [compagnons], je les ai tenus de pire condition que les pendus » (ibid., 21). L’exception aux règles morales n’est permise que s’il y a risque d’iniquité à les appliquer : c’est ainsi qu’il est permis de faillir à sa promesse si l’on a promis « chose méchante et inique de soi » (ibid., 24). Ces règles ne sont pas toutes négatives : outre celles qui fixent simplement des bornes à notre vouloir, il en est qui déterminent le contenu du vouloir. Par exemple, venir en aide à autrui ne se peut, en certains cas, humainement refuser. Cela est donc commandé. Mais on n’ira pas au-devant des occasions, on attendra qu’elles se présentent, on ne les provoquera pas ! La charité pourra intervenir dans la vie d’une manière accidentelle, fortuite, elle n’a pas à inspirer toute l’existence. Si, bien au-delà de la simple honnêteté, le chrétien doit vivre, ou tenter de vivre, selon la loi d’amour (« Tu aimeras ton prochain comme toi-même »), la morale de Montaigne n’est aucunement chrétienne. Elle est celle de l’honnête homme – et n’importe quel païen peut être honnête homme.

    De cela, Montaigne est pleinement conscient. C’est en connaissance de cause qu’il repousse l’idéal évangélique. Le jugeant trop élevé pour lui, il entend se tailler un idéal à sa mesure – qui est « médiocre ». La charité, il l’admire chez les autres – chez son père par exemple : « il ne fut jamais âme plus charitable et populaire [amie du peuple]… il avait ouï dire qu’il se fallait oublier pour le prochain, que le particulier ne venait en aucune considération au prix du général » (III, X, 93). Aimer le prochain, se dévouer pour autrui au point de négliger ses propres intérêts, cette conduite, qui fut celle de son père à la mairie de Bordeaux, Montaigne la loue sans intention de l’imiter : « ce train, que je loue en autrui, je n’aime point à le suivre » (ibid.). C’est qu’il ne croit pas devoir se proposer un idéal hors de sa portée. Mais c’est cet idéal même qu’il rejette lorsqu’il prend le contre-pied de la conception chrétienne de l’amour. Un enfant doit-il être moins aimé parce qu’il est contrefait, malade, malchanceux ? Un chrétien n’hésiterait pas. Montaigne non plus : « j’approuve celui qui aime moins son enfant d’autant qu’il est ou teigneux ou bossu, et non seulement quand il est malicieux mais aussi quand il est malheureux [malchanceux] et mal né » (III, IX, 39). L’amour doit être proportionné aux qualités de l’objet : un enfant moins beau, moins intelligent, sera légitimement moins aimé. Dès lors, ne nous étonnons pas qu’il n’y ait pour Montaigne aucun devoir de prendre part au malheur des autres. Non seulement un chrétien souffre de la douleur d’autrui, de sa misère, de sa mort, mais il estime devoir souffrir car, où est la souffrance, Jésus-Christ même est présent. Il ne lui est pas permis de rester insensible. Pour Montaigne, au contraire, il ne saurait y avoir de devoir de souffrir. « Il faut étendre la joie, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse » (III, IX, 56) : ce principe s’applique même aux douleurs de participation. Montaigne souhaite que les autres ne s’affligent pas de ses maux : de sa maladie, de sa mort. Quand il a une crise de coliques néphrétiques, il garde, autant que possible, bon visage, poursuit une conversation commencée, plaisante par intervalles avec ses gens. Mais, de son côté, il n’entend pas embarrasser son âme des maux d’autrui. Les siens lui suffisent. À chacun de faire face. « Les maux d’autrui ne nous doivent pas poindre comme les nôtres » (ibid., 46) : fuyant le plus possible les « pensements fâcheux », il part en voyage pour ne pas avoir toujours sous les yeux le spectacle de la misère et du malheur de ses paysans. Point d’exception pour ses proches : « Notre mort ne nous faisait pas assez de peur, chargeons-nous encore de celle de nos femmes, de nos enfants et de nos gens » (I, XXXIX, 141) ! La mort d’un enfant est dans l’ordre des choses. Lui-même en a perdu « deux ou trois » – il n’est plus très sûr du chiffre – « sinon sans regret, au moins sans fâcherie » (I, XIV, 80), et il a éprouvé depuis qu’il était fort possible de vivre « commodément après leur perte ». Au reste il se reconnaît un « privilège d’insensibilité » qu’il range parmi les meilleures qualités de sa nature. Aux yeux d’un chrétien, je dois aimer les autres ; si je les aime, il va de soi que leur souffrance me fait souffrir, et je ne dois point fuir cette souffrance. Pour Montaigne, la souffrance, quelle qu’elle soit, est à fuir ; il y a assez de souffrance dans le monde, ne la multiplions pas inutilement. Restreignons-la plutôt aux douleurs purement physiques et inévitables ; pour le reste, soyons courageusement gais ; et ne nous croyons pas obligés à un amour qui accroîtrait la tristesse."

    "Il est tout le contraire du chrétien. Alors que celui-ci ne s’estime jamais en droit d’être complètement satisfait de soi – puisqu’il demeure toujours à une distance immense du modèle, Jésus-Christ –, Montaigne, lui, est aussi satisfait que possible. Il a vécu comme il devait, sa conscience est en repos et « se contente de soi » (III, II, 30). S’il avait à revivre que pourrait-il faire de mieux ? Il cherche et ne voit pas : « si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu » (ibid., 45). Il imagine certes « infinies natures » plus hautes et meilleures que la sienne mais il n’a pas à se régler sur elles. Il n’a pas à se juger en se comparant à Jésus-Christ. Ce serait se condamner. Fixer son idéal si haut serait comme s’ordonner d’être en faute : vraiment « il n’est guère fin de tailler son obligation à la raison [à la mesure] d’un autre être que le sien » (III, IX, 73). À l’impossible, nul n’est tenu ; c’est à nos moyens qu’il faut mesurer l’étendue de notre devoir – moyens divers selon les natures et inégaux. Les siens sont médiocres ; qu’on ne lui reproche donc pas de n’être pas un saint. Il n’était pas fait pour la sainteté et il en resterait toujours aussi loin, revivrait-il cent fois : « mes actions sont réglées et conformes à ce que je suis et à ma condition. Je ne puis faire mieux » (III, II, 40). Rien n’est plus étranger à Montaigne que le sentiment de culpabilité, il en est totalement exempt."

    "Outre la joie encore négative d’être sans reproche, une sorte de supplément de satisfaction : il est positivement content de lui-même et de son être – du contentement qui accompagne la bonté. Tel est le cas de Montaigne. Car Montaigne est bon. Cette bonté est faite de pitié, de tendresse, d’horreur de la souffrance, de compréhension aussi et d’incapacité de haïr : « j’ai une merveilleuse lâcheté vers la miséricorde et la mansuétude » (I, I, 4). Incapable d’être « mauvais aux méchants », il n’a pas le courage de punir : « aussi ne hais-je personne, dit-il, et suis si lâche à offenser [si peu enclin à faire de la peine] que, pour le service de la raison même, je ne le puis faire » (III, XII, 177). Lorsqu’il a dû, étant magistrat, prononcer des condamnations criminelles, il a « plutôt manqué à la justice ». Il ne parvient pas à partager la haine des catholiques pour les protestants. Mieux, au cours des guerres de Religion, son cœur est avec ceux qui ont le dessous, fussent-ils protestants. S’il lui arrive de vouloir fuir le spectacle de « l’indigence et oppression [malheur] » des gens de peu, c’est qu’il en souffre. Spontanément il leur est attaché et dévoué : « je m’adonne volontiers aux petits, soit pour ce qu’il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion qui peut infiniment en moi » (III, XIII, 232). Cette tendresse s’étend jusqu’aux bêtes, aux plantes, à toute la nature : « je ne prends guère bête en vie à qui je ne redonne les champs » (II, XI, 145). Un arbre abattu lui fait peine."

    "Il a pris des risques quand il le fallait. En voici des exemples. Le premier a trait aux enfants. Ils l’ennuient, c’est entendu, il tient pour une chance de n’en avoir pas, et il n’a certes pas besoin de se sentir père pour être heureux. Cependant, si enfants il y a, nous avons des devoirs envers eux, et Montaigne a su le rappeler sévèrement. Il parle avec une colère mal contenue de ces enfants souffre-douleur de parents indignes (II, XXXI, 163). Cette colère a dû éclater lorsque, devenu maire de Bordeaux, il fut informé des abus dont étaient victimes, au prieuré Saint-James, les enfants trouvés. Négligés par ceux qui avaient accepté la charge de les héberger et nourrir, ils mouraient en grand nombre. Peut-on croire que sans Montaigne et sa juste colère, la commission municipale eût condamné les Jésuites, eux si puissants en cette ville et en ce temps-là  ? Après les enfants, les pauvres. La lettre-remontrance au roi du 31 août 1583 fait entendre la voix du « pauvre peuple », de « ceux qui ne vivent qu’avec hasard et de la sueur de leur corps » contre les exemptions d’impôts dont bénéficient ceux qui pourraient payer, l’augmentation des frais de justice et l’obligation de payer pour faire valoir ses droits, etc. Dans les Essais, la bonté, l’humanité, le simple bon sens ont inspiré à Montaigne mainte page courageuse… et dangereuse. En période de déchaînement universel contre les sorciers (ne sont-ils pas associés et complices du démon, coresponsables des actions malicieuses de celui-ci ?), il réprouve les procès de sorcellerie – procès qu’Henri III encourage, que l’Église ordonne, que des bulles papales justifient, que les esprits les plus éclairés du temps (un Ambroise Paré, un Jean Bodin) approuvent (Bodin réclamait les mêmes supplices contre les sorciers et ceux qui n’y croyaient pas). Pour Montaigne les prétendus « sorciers » ne sont que des malades qu’il faut soigner. Même condamnation, déjà toute moderne, de la torture. En tant qu’ex-conseiller au Parlement de Bordeaux, il n’ignore rien des us et coutumes de la procédure criminelle : interrogatoires fatigants et captieux, torture avant le jugement pour obtenir l’aveu, torture après le jugement pour découvrir les complices. Il sait que de telles pratiques sont monnaie courante dans les tribunaux de l’Inquisition, qu’une ordonnance royale de 1539 les consacre en justice civile. Pourtant il les condamne comme aussi inutiles que méchantes, et sa protestation s’affermit d’édition en édition bien qu’on lui ait paternellement reproché à Rome, en 1581, « d’estimer cruauté ce qui est au-delà de mort simple ». Le blâme s’étend, comme il est naturel, aux supplices infligés aux condamnés à mort à titre d’avertissement pour les autres : « en quel état peut être l’âme d’un homme attendant vingt-quatre heures la mort, brisé sur une roue, ou, à la vieille façon, cloué à une croix ? » (II, XXVII, 143). Des chrétiens devraient y songer. Montaigne ne nie pas l’effet d’intimidation mais il pense qu’il suffirait de maltraiter publiquement les cadavres comme il l’a vu faire en Italie. Enfin, si l’on veut avoir une idée de la véhémence à laquelle il peut atteindre lorsqu’il défend l’humanité, que l’on lise les pages sur la colonisation du Nouveau Monde (cf. Textes, n° 2) : « Notre monde vient d’en trouver un autre… un monde enfant » et a abusé de son enfance, l’a trompé et perverti comme il est aisé de tromper et de pervertir un enfant. Éducation ? Civilisation ? Non, mais plutôt leurs contraires. Le plus riche assortiment de crimes et de vices qui fut jamais, tel fut l’apport chrétien à l’Amérique. Car Montaigne entend ne pas oublier qu’il s’agit de chrétiens – et de souligner la responsabilité morale du Pape attribuant au roi de Castille droit de propriété sur les Indes occidentales. Les vertus morales sont indépendantes de la foi chrétienne car on les trouve toutes en Julien l’Apostat (cf. Textes, n° 1). Le christianisme ne pouvait donc rendre les hommes meilleurs. Mais il les a rendus plus mauvais. Les païens valent mieux que les chrétiens. Qu’il s’agisse des « sauvages » du Brésil, du Mexique, du Pérou ou des anciens Grecs et Romains, Montaigne insiste sur leur supériorité morale. Corrélativement, il n’a pas de mots assez durs pour flétrir la bassesse des hommes de son temps, leur cruauté, leur ingéniosité à mal faire – particulièrement en ces inexpiables guerres dites de religion (II, XI, 145). On voit par ces exemples combien Montaigne, dans sa conduite morale, va au-delà de lui-même : il exige peu mais donne beaucoup, il ne veut qu’être honnête homme et, en fait, il prend, à ses risques et périls, la défense de toutes les victimes de l’iniquité. Par le cœur, il est au-dessus de son temps. Bref, il est meilleur qu’il estime devoir l’être, et, de cet excédent de bonté, vient, nous l’avons dit, le contentement fondamental qu’il a de son être."

    "Une telle paix intérieure est ce qu’il y a de plus précieux car sans elle aucun bonheur ne serait possible et la philosophie même, qui est recherche du bonheur par la sagesse, perdrait sa signification. Rien par conséquent ne vaut qu’on la compromette. C’est pourquoi on se tiendra à l’écart de la politique. Et pourtant Montaigne a joué un rôle politique. Ici encore son action va au-delà de ses idées sur l’action. Celles-ci peuvent se résumer d’un mot : ne rien faire, c’est ce qu’un homme politique peut faire de mieux. Il a une méfiance profonde, paysanne, de la politique.

    L’idée que la morale nous fait peut-être une obligation de nous mêler aux luttes politiques l’aurait beaucoup surpris. On sait que, selon une idée aujourd’hui répandue, c’est pour l’homme un devoir de ne pas se borner à être juste en privé mais de contribuer, dans la mesure de ses moyens, à la réalisation, par la politique, des objectifs de la morale. Une exigence infinie arrache l’individu à sa tranquillité privée, le jette en un combat où nul ne peut se permettre de songer à soi. Le point de vue de Montaigne est inverse. Son « finitisme » lui permet de faire la part de la morale, et cette part consiste en inaction plutôt qu’en action. L’agir proprement dit, à l’intérieur de ses limites légitimes, échappe aux catégories du bien et du mal, il est la vie même, et la vie de chacun appartient, avant tout, à chacun : « nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie à nous » (II, XVIII, 95).

    Au moins peut-on choisir la politique par goût ou vocation ? Oui, si l’on a le goût de perdre son âme. Car on ne saurait – à moins d’être Épaminondas – atteindre en politique à des résultats décisifs sans faire le sacrifice de son honnêteté. Mais un Épaminondas est impossible en ce siècle : « qui se vante, en un temps malade comme celui-ci, d’employer au service du monde une vertu naïve et sincère, ou il ne la connaît pas, les opinions se corrompant avec les mœurs… ou, s’il la connaît, il se vante à tort » (III, IX, 76). Les vices servent au maintien du corps social comme les venins à la conservation de la santé. Les mauvaises actions sont non seulement utiles, mais politiquement inévitables : « le bien public requiert qu’on trahisse et qu’on mente et qu’on massacre » (III, I, 9). Le Prince doit s’attendre à devoir, s’il veut assurer son salut et celui de son peuple, « gauchir sa parole et sa foi ». François Ier pouvait-il faire autre chose, de ce point de vue, que signer le traité de Madrid avec l’intention de le violer ? Les machiavéliens ont raison de penser que la sincérité, au moins en ce siècle, ne peut produire de grands effets en politique. L’avantage est à ceux qui rusent, trompent, dissimulent : « L’innocence même ne saurait ni négocier entre nous sans dissimulation, ni marchander sans menterie » (ibid., 14). À cette école, et chacun ne pouvant défendre sa cause qu’« avec déguisement et mensonge », les plus belles natures se corrompent – jusqu’à celle d’Henri de Navarre : « nous avions assez d’âmes mal nées sans gâter les bonnes et généreuses » (III, XII, 146). Les hommes ne sont plus vertueux que relativement (les uns par rapport aux autres), absolument il n’y a plus de vertu chez les hommes politiques.

    C’est donc ailleurs qu’il faut la chercher parce que c’est ailleurs qu’elle est possible. Où donc ? Montaigne, ici, n’a qu’à s’observer lui-même : « ce n’est pas un léger plaisir de se sentir préservé de la contagion d’un siècle si gâté » (III, II, 31). Pourquoi sa conscience, en ce siècle méchant et malheureux, est-elle en « éjouissance naturelle » ? Tout simplement parce qu’il a la science et la pratique de l’abstention. L’abstention est ce qui vaut le mieux en politique : d’abord du point de vue moral, ensuite même du point de vue politique – du point de vue moral parce que le bien public requiert l’emploi de moyens malhonnêtes, du point de vue politique parce que l’inaction est la meilleure des actions. Sur le premier point, il se refuse à tout compromis : la malhonnêteté est un mal ineffaçable, quelque bien qui en résulte. La fin ne saurait justifier les moyens car il n’y a aucune justification possible du mal moral comme tel. C’est un mal absolu, c’est-à-dire qui demeure tel à quelque point de vue que l’on se place. Machiavel met en balance fautes morales et avantages politiques : il vaut la peine de commettre une faute morale si l’avantage est grand (par exemple, si Giovampagolo eût tué le Pape, la grandeur de son geste en eût de loin surpassé l’infamie). Aux yeux de Montaigne, une telle appréciation implique une méconnaissance totale de la nature du mal moral. De là aussi ses idées sur le sens de l’histoire : si la signification politique d’une action n’est jamais fixée une fois pour toutes puisqu’elle dépend de ses conséquences, sa signification morale est immodifiable. Ce qui est honteux le reste éternellement. C’est pourquoi il est permis de juger les Anciens, de louer Épaminondas ou Scipion, de condamner César. On comprend dès lors le rigorisme de Montaigne, car si par l’action politique nous construisons le temps, par l’action morale nous construisons l’éternité. Qu’on ne lui demande pas, au nom de la plus juste des causes, ou du salut public, d’être injuste, menteur, déloyal, parjure : il s’y refusera, quelles que soient les conséquences. Il comprend qu’un Prince manque de parole si de grands intérêts sont enjeu, il l’excuse si le mal commis permet d’éviter un mal beaucoup plus grand, mais il ne voudrait pas être à sa place : car, s’il l’excuse, il ne le justifie pas. Celui-là a tort qui assure le salut de l’État et de son peuple aux dépens de la foi et de l’honneur ; il aurait dû préférer périr. Mauvais calcul, pour sauver ce qui est périssable, de sacrifier ce qui ne l’est pas. À un tel calcul, Montaigne s’est toujours refusé ; aussi sa conscience est-elle en repos, et heureuse de l’être."

    "Montaigne est profondément pessimiste au sujet de la valeur des interventions humaines : dès que l’homme se mêle de vouloir régenter le cours naturel des choses et des événements, tout va plus mal, et de mal en pis. Non que Montaigne croie en la valeur des institutions existantes ; seulement il faut songer, non qu’il pourrait y avoir mieux mais qu’il y aurait facilement pire. La monarchie n’est pas en soi le meilleur des régimes ; simplement, il faut être monarchiste dans une monarchie comme il faut être républicain dans une république : « l’excellente et meilleure police [forme de gouvernement] est à chaque nation celle sous laquelle elle s’est maintenue… d’aller désirant le commandement de peu en un État populaire, ou en la monarchie une autre espèce de gouvernement, c’est vice et folie » (III, IX, 24). Montaigne a un faible pour les républiques : celles de l’Antiquité, et les républiques italiennes, allemandes, suisses. Passant à Mulhouse, il prend un « plaisir infini à voir la liberté et bonne police de cette nation ». De La Boétie, il avait écrit, en 1580, qu’il « eût mieux aimé être né à Venise qu’à Sarlat » (I, XXVIII, 78), il ajoutera : « et avec raison » [9] . La « domination populaire » lui semble – il le dit lui-même – « la plus naturelle et équitable » (I, III, 22). Bref il est, en imagination, républicain – mais en imagination seulement. Né sujet du roi de France – cela se trouve ainsi –, il entend être un sujet fidèle et obéissant ; pour la France de 1580 il est royaliste, et il le fût resté… jusqu’au dernier roi. Le sentiment n’a aucune part dans cet attachement, seulement le « devoir public ». Il faut maintenir les choses comme elles sont. Les révolutionnaires songent au mieux qu’il pourrait y avoir et, au nom du principe du moindre mal, bouleversent l’ordre public. Le calcul est-il bon ? Cela est indécidable : on peut se risquer à le croire, faire confiance à l’avenir. Seulement Montaigne refuse le pari : il préfère s’en tenir aux maux que l’on connaît, auxquels on est familiarisé plutôt que d’aller au-devant de maux imprévisibles."

    "L’homme qui vit pour la politique se trouvera inévitablement, un jour ou l’autre, devant la nécessité, ou de renoncer à ses desseins, ou de sacrifier honneur et conscience. Mais il n’en résulte pas qu’un acte politique ne puisse être à la fois honnête et utile. Tout serait bien si l’homme politique (mais serait-il encore un homme politique ?) savait s’arrêter à temps, si le souci de l’efficacité ne finissait par étouffer en lui le jugement moral, l’entraînant sur une pente sans fin. Montaigne n’a eu et ne conseille d’avoir que des desseins à court terme, dont on voit le bout, modestes et limités. Le danger est dans la tentation de l’illimité. Nourrir des desseins à long terme, c’est ne pas savoir où l’on va, jouer avec le bonheur des hommes ; pour savoir ce que l’on fait – et il convient de savoir ce que l’on fait – il faut agir par volontés de détail, de proche en proche, presque au jour le jour. La grande politique est bannie, mais il y a place pour des tâches sans lustre – mais utiles – de raccordement, de conciliation, de replâtrage, pour une administration probe, huilée, conservatrice, enfin."
    -Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse, Paris, PUF, 2015 (1964 pour la première édition).




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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