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    Ève Charrin, Rire pour se protéger du monde

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Ève Charrin, Rire pour se protéger du monde Empty Ève Charrin, Rire pour se protéger du monde

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 9 Juin - 19:43

    "Imagine-t-on vivre sans ironie ? Pour peu que l’on considère sérieusement cette option, alors la réponse est non. Le renoncement à l’ironie nous laisserait vulnérables, trop brutalement exposés ici et maintenant à tout ce que nous côtoyons et désapprouvons sans pour autant nous croire capables d’y changer grand-chose. Providentielle ironie ! Telle une carapace hérissée de piques, elle nous protège. Du même coup elle sauvegarde notre intégrité et supplée comme par magie à notre impuissance.

    Elle seule en effet nous permet de supporter ce que nous n’aimons guère, puisqu’en une antiphrase, en un clin d’œil complice, elle nous permet de prendre nos distances – presque des distances de sécurité, comme celles que l’on observe au volant pour éviter les chocs. Appliquée à la vie quotidienne, l’ironie est un réflexe extrêmement actuel. Car le monde qui nous entoure offre assez peu matière à l’adhésion enthousiaste, on en conviendra ; peut-être est-ce même sa principale caractéristique, très lisible notamment sur le plan politique. Ce monde, le nôtre, incite plutôt aux réticences, aux réserves. Et de là, ou bien à l’indignation, ou bien à l’ironie, dure ou douce, comme une fuite immobile. Ou les deux, en alternance, selon l’humeur ; mais l’ironie s’avère d’un usage plus facile, donc plus fréquent.

    L’ironie impuissante
    Les Sdf sur nos trottoirs nous rappellent-ils brutalement l’âpreté de la crise et la dureté de la vie ? À défaut de pouvoir soulager « toute la misère du monde » (pour citer des mots qui ont fait date), l’humoriste et chroniqueur de télévision Luigi Li les dote opportunément de pancartes humoristiques (« J’ai perdu ma situation, vous ne l’auriez pas retrouvée, par hasard ? » ou « Qui est le con qui a éteint le chauffage ? »), autant de clins d’œil censés remplacer avantageusement les appels trop directs à la solidarité (« J’ai faim », par exemple, terriblement premier degré). Tandis que l’extension de la pauvreté nous désole, les nouveaux riches nous exaspèrent-ils ? Qu’à cela ne tienne, il suffit d’en rire, par exemple en écoutant Gangnam style, le hit du chanteur coréen Psy : le clip musical le plus vu au monde parodie justement la vie dorée des privilégiés, ceux qui, dans le quartier le plus huppé de Séoul, Gangnam, exhibent avec extravagance voitures de sport, pur-sang et sexy ladies. Astucieusement, Gangnam style joue également sur les codes du show-biz et de la pop, c’est-à-dire que par un jeu de miroirs ce tube constitue lui-même sa propre parodie. Aussi, quoique très entraînante, la chanson ne peut être aimée qu’au second degré. Au premier degré, peut-être nous paraît-elle tout simplement ridicule, le clip hideux, son succès planétaire aberrant ? Qu’importe, parodions encore ! Caricature de la vulgarité, la chanson a été mille fois reprise et détournée sans que l’on puisse déceler d’ailleurs dans ces parodies de parodie ce qu’il entre d’hommage et de critique, de complicité et de distance. Dansant aux rythmes de la pop coréenne avec menottes et bâillon, l’artiste et dissident chinois Ai Weiwei a ainsi réinterprété le hit mondial à sa façon, comme un hymne hilare à la liberté d’expression.

    De quoi plaire aux internautes et aux médias – mais sans doute ces derniers nous irritent, friands qu’ils sont d’anecdotes et de scandales. Allons, nous ne sommes pas dupes de leurs ficelles ; nous adorons en sourire, par exemple avec cette Agence France Presque qui publie de fausses dépêches Afp émaillées des fameux conditionnels de précaution. Et pour mieux manifester que nous savons à quoi nous en tenir, nous allons applaudir (par exemple) une adaptation théâtrale des Exercices de style de Queneau1, qui nous donne à voir les mille travers de la télévision, caricaturés jusqu’à l’absurde… Bien sûr, ce n’est pas tout : téléspectateurs avertis, nous ne sommes pas non plus des citoyens naïfs, oh ! non. Les responsables politiques nous agacent, leurs querelles nous irritent, leur impuissance nous pèse face à des plans sociaux qui nous attristent ? D’une actualité déprimante, les marionnettes des Guignols de l’info offrent chaque soir une caricature caustique où des politiques privés de tout pouvoir côtoient de tout-puissants et cyniques patrons de multinationales – le numéro est bien rodé, ses variations infinies. Quant aux médias qui transmettent pour de bon informations et idées, ceux-là aussi se prennent au jeu : historiquement blagueur, le quotidien Libération joue astucieusement des images et des mots pour faire d’une réalité pesante l’occasion furtive d’un sourire – ainsi, au hasard, ce titre à la une du 27 mars 2013, alors que le nombre des demandeurs d’emploi vient de battre un nouveau record en France : « Chômage : la croissance durable. » En même temps qu’il attire l’attention sur un sujet grave, le jeu de mots le met à distance, forcément il amortit le choc, adoucit le scandale. Mieux, il offre en plus du sourire un semblant de surplomb – un semblant de pouvoir là où, en fait, le lecteur n’en a aucun : en l’occurrence, que peut-il faire face à la montée d’un chômage de masse ?

    Ce moment de l’impuissance est intéressant et mérite d’être observé. Car à ce stade, que peut l’ironie ? Que produit la complicité fugace, le sentiment bien peu fondé de maîtrise qu’offre brièvement à son destinataire le discours ou l’image ironique ? En d’autres termes, qu’advient-il du potentiel subversif de l’ironie là où manifestement ses assauts répétés ne changent guère le cours des choses ? Qu’advient-il à ce moment limite où l’ironie omniprésente n’exerce plus d’effet décelable sur la réalité qu’elle vise ? En somme, que devient l’ironie libérée et, surtout, l’ironie réitérée ? Bien sûr, la question n’est pas uniquement d’ordre théorique : ce moment limite, c’est le nôtre.

    De la subversion à la mélancolie : le cycle de l’ironie
    Entre l’époque du Charivari, quotidien créé en 1832 par le caricaturiste Charles Philipon, incarcéré à plusieurs reprises pour ses dessins irrévérencieux et son opposition au régime, et celle des Guignols de l’info, l’ironie politique ne comporte évidemment pas les mêmes risques et ne produit pas les mêmes effets. Autrefois, la révolution de 1848 – mais aujourd’hui ? Il est probable qu’au passage la plaisanterie ait changé de nature. À un siècle et demi d’écart, elle n’a plus la même valeur. Comme dans le roman de Kundera, elle ne pèse pas le même poids pour les uns et les autres : le drame de la Plaisanterie se noue précisément autour d’un tel décalage. Alors qu’un gouvernement communiste tout neuf a pris depuis peu le contrôle de la Tchécoslovaquie, le jeune Ludvik partage les convictions et les espoirs de son temps, mais il s’agace de la naïveté de sa petite amie. Plutôt que de passer l’été avec lui à Prague, celle-ci se réjouit de suivre un stage de formation du Parti dans un lointain château de Bohême.

    Alors, j’achetai une carte postale et (pour la blesser, la choquer, la dérouter) j’écrivis : l’optimisme est l’opium du peuple ! L’esprit sain pue la connerie. Vive Trotski ! Ludvik2.

    Le second degré n’est évidemment pas perçu par la jeune fille, ni par les cadres du Parti aussitôt informés ; la plaisanterie si légère s’avère démesurément lourde de conséquences puisqu’elle ruine la carrière (et la vie) de Ludvik. Kundera offre là un magnifique exemple de déphasage : son héros s’est trompé de temps et de lieu. Quinze ans plus tard, face à un régime usé, son trait aurait pu faire rire, l’affaire se tasser, qui sait ? Mais la ferveur révolutionnaire des premiers temps ne pouvait souffrir le second degré, la distance, la pirouette ; le parti de l’avenir radieux exigeait au contraire l’adhésion totale, l’accord parfait.

    Il existe donc un cycle de l’ironie. Naissance, épanouissement, maturité, vieillesse… Pour comprendre la fin de cycle que nous vivons depuis deux ou trois décennies, il faut commencer par le commencement. En début de cycle, l’ironie est effectivement subversive. Elle fissure une unanimité de façade, menace le pouvoir en place. Lequel se sent effectivement menacé et réagit en conséquence : la blague est risquée, d’autant plus explosive. Elle porte comme contrepartie plus ou moins implicite une critique sérieuse de sa cible, de surcroît une critique délibérément constructive. L’impertinence du trait conforte la pertinence du propos, et inversement ; les deux démarches sont liées bien sûr, l’une ne marche pas sans l’autre.

    À l’époque de Thiers et de Guizot, le caricaturiste et publiciste Philipon promeut ainsi une autre politique, plus ouverte, plus transparente, plus libérale en somme, au sens politique que l’on donnait alors à ce terme. Il croque l’effigie royale en poire en même temps qu’il argumente dans le Charivari pour l’élargissement des libertés. La jeune graphiste tunisienne Nadia Khiari fait de même lorsqu’en janvier 2011 elle oppose au discours de Ben Ali sur la liberté d’expression le franc-parler goguenard du chat Willis3 : l’ironie véhicule un projet de société, une aspiration dont l’expression massive et multiple, moqueuse et sérieuse, bouleverse immédiatement un régime peu rompu à la contestation. De fait, Ben Ali s’enfuit à l’étranger le lendemain de la naissance de Willis. (Par contraste, les poires apparaissent moins radicalement efficaces que le félin : il avait fallu dix-huit ans pour en finir avec la Monarchie de Juillet.)

    C’était difficile, douloureux et productif – ce sombre diagnostic d’un mal trop longtemps dénié. Pourtant, les présupposés d’une telle ironie […] étaient encore ouvertement idéalistes : cette étiologie et ce diagnostic tendaient vers le remède ; la révélation de l’emprisonnement apportait la liberté4.

    Les lignes ci-dessus pourraient décrire la période qui a précédé le printemps des peuples de 1848, ou l’effervescence du printemps arabe. Leur auteur, l’écrivain américain David Foster Wallace, évoque en fait l’« ironie postmoderne des premiers temps » (early postmodern irony), celle de la contre-culture des années 1960 : il l’analyse comme une arme dirigée contre une morale traditionnelle à la fois oppressive et hypocrite, une arme que manient des écrivains comme Pynchon, Burroughs ou DeLillo au service d’idéaux libertaires. « L’ironie des premiers temps » (je souligne), précise Wallace avec justesse, car pour comprendre l’ironie, ses vertus politiques et ses dérives paradoxales, il faut toujours la replacer dans le temps collectif des cycles politiques et sociétaux. Dans la contre-culture de l’Amérique d’avant Woodstock, en France dans les caricatures en poire d’il y a un siècle et demi, jusqu’aux blogs de dissidents à Tunis, au Caire, à Pékin, dans tous les cas, une early irony bienvenue corrode avec jubilation un pouvoir abusif. Indispensable, salvatrice, l’ironie des débuts : en un clin d’œil, elle permet de reconnaître ceux qui partagent les mêmes convictions que soi, peut-être est-elle le premier pas à franchir pour sortir de la solitude, pour faire groupe (ou réseau), pour se compter avant d’éprouver sur un autre terrain, plus rude, la force du nombre et la résistance du pouvoir. Avant tout, elle prépare le terrain ; elle rend le changement pensable, possible.

    Et après ? Après, les choses se compliquent. Certes, l’ironie permet de démasquer les hideux rapports de force derrière les belles apparences, certes, elle est l’outil d’une prise de conscience – mais par définition, une prise de conscience constitue un événement ponctuel. Ce qui est vrai à l’échelle d’un individu le demeure à peu près à l’échelle d’un groupe. Le processus peut prendre un peu plus de temps, mais enfin, une fois démystifié le pouvoir, une fois opéré le basculement de l’opinion, eh bien, ce qui est fait n’est plus à faire, il est inutile d’y revenir – inutile de réitérer indéfiniment un « sombre diagnostic » que nul ne serait plus assez candide pour ignorer. En d’autres termes,

    l’ironie n’est utile que dans l’urgence. Installée dans la durée, elle est la voix des prisonniers qui ont fini par apprécier leur cage5.

    Que l’ironie perdure, que son objet reste peu ou prou le même, c’est alors que la cage a fait ses preuves : solidement verrouillée, elle résiste manifestement aux saillies démystificatrices… Car à elle seule, « l’ironie apparaît singulièrement inapte à construire quoi que ce soit qui remplace l’hypocrisie qu’elle ridiculise6 ». Preuve est faite : la révélation de l’emprisonnement n’a pas apporté la liberté. Aussi astucieux soit-il, le discours ironique ne parvient à ce stade qu’à confirmer longuement ce triste constat. Il continue pourtant, trait après trait, blague après blague. Ce que l’on ne peut que subir, après tout, mieux vaut en rire. Ainsi, les blagues soviétiques de l’ère Brejnev caractérisent un régime totalitaire dont nul n’est plus dupe mais que chacun subit pourtant avec la certitude qu’il durera toujours : entre l’adhésion impossible et la révolte impossible, l’ironie perd toute effectivité pour se réduire à n’être qu’une simple soupape, nécessaire au fond à la conservation de l’ordre politico-social.

    Le système soviétique ? C’est un peu comme ma femme. Je l’aime un peu, je la crains un peu, je m’en moque un peu, j’en aimerais bien une autre. En gros, je m’y suis habitué.

    Ce quant-à-soi ironique est vital : à ce stade final du cycle, l’ironie ne subvertit guère mais elle protège ; elle préserve un sentiment ténu d’intégrité, comme une ultime liberté, et ce sentiment-là est précieux. Reste qu’objectivement, l’ironie devenue habitude marche de pair avec le consentement ; loin de ses origines rebelles, elle accompagne désormais la résignation : l’ironiste n’aime sans doute pas sa cage mais il l’accepte. Peut-être même contribue-t-il par ailleurs (par son travail, par son rôle social) à la verrouiller un peu plus. Dans l’Union soviétique de Brejnev, les apparatchiks n’étaient pas les derniers à sourire discrètement des blagues sur le Parti. Plus subtilement, c’est l’ironie elle-même qui verrouille davantage encore le système qu’elle croit dénoncer, puisque par chaque trait elle vérifie sa propre impuissance, et par contrecoup la puissance de l’objet moqué : ridicule peut-être, mais inébranlable manifestement, donc digne de crainte, sinon de respect. On a tort de prendre l’ironie, en tout temps et tout lieu, comme une forme discrète de résistance. En réalité le lieu importe, le temps plus encore. En somme, l’effet de l’ironie varie en fonction des circonstances. Si elle n’est pas suivie d’actes efficaces, si la plaisanterie transgressive tourne à vide, elle suscite au contraire une certaine mélancolie – comment ne pas plier face à un système si peu ébranlé par la révélation de ses travers ? Puisque l’inacceptable est accepté, puisque le pouvoir moqué reste en place, c’est donc que la moquerie ne peut rien, c’est que le moqueur lui-même n’est rien : à coup sûr, un tel état d’esprit ne galvanise pas les énergies.

    Quel conseil peut-on donner à un intellectuel ? D’abord, ne pas penser. S’il ne peut s’en empêcher, ne pas parler. S’il ne peut s’en empêcher, ne pas écrire. S’il ne peut s’en empêcher, ne pas signer. S’il ne peut s’en empêcher, ne pas s’étonner7.

    Empreinte à la fois de drôlerie et de fatalisme, cette dernière blague révèle un paradoxe essentiel : l’ironie procède d’un brouillage significatif entre transgression et conformisme, parodie et police. Bien sûr, la formulation très explicite des mécanismes policiers du régime soviétique a valeur de critique ; c’est justement ce caractère ultra-explicite qui fait sourire (et aussi la succession bien rythmée des interdits, jusqu’à la chute finale). Le problème, c’est que les conseils en question méritent d’être pris tout à fait au sérieux. Puisque évidemment la plaisanterie est impuissante à rétablir la liberté d’expression, le rieur se contente en fait de dresser une liste d’actes dont il rappelle (à juste titre) les risques. La révélation ne rend pas la liberté, au contraire elle confirme l’emprisonnement : voyez camarades, comme la cage est bien fermée ! Comme il serait imprudent de chercher à l’ouvrir ! Contre le pouvoir, nous ne pouvons rien, assène la plaisanterie, sauf peut-être sourire sous cape ; alors sourions un bon coup, et tenons-nous tranquilles. Et sinon, ne vous étonnez pas… Avec une amusante distorsion formelle, le discours ironique mime celui du pouvoir : c’est le propre du second degré. Ce faisant, ne contribue-t-il pas à l’amplifier, et sous couvert de transgression, à lui donner plus de résonance encore ?

    Pièges contemporains
    Si la conjonction brejnévienne de la puissance et du sourire nous paraît édifiante, si elle éveille des échos, c’est que sous l’angle de l’ironie cette fin de cycle-là ressemble assez à ce que nous vivons actuellement en Europe.

    Certes, l’ironie aujourd’hui ne se cache plus, elle est ouvertement omniprésente ; certes, elle ne présente quasiment aucun risque8. Mais, comme hier dans le bloc de l’Est, elle se révèle assez impuissante à changer ce qu’elle moque ; de cette impuissance, elle apporte des preuves toujours renouvelées. Sans doute, elle peut fragiliser telle ou telle personnalité politique, et plus généralement contribuer au discrédit de la parole politique9 – ainsi la marionnette de François Hollande aux Guignols de l’info offre l’image même de l’impuissance, à la fois grotesque et navrante. Mais ce serait prêter beaucoup trop de pouvoir à l’ironie que de la rendre responsable d’un tel discrédit. Si la parole politique se discrédite, c’est que la capacité d’action politique s’amenuise – nous savons bien aujourd’hui que « l’État ne peut pas tout ». Dérangeants au tournant du siècle, ces propos nous apparaissent désormais comme une litote : de plan social en délocalisation sur fond de hausse du chômage et de délitement des classes moyennes, nous avons appris avec une certaine tristesse que l’État ne peut plus grand-chose. Or, tourner l’impuissance en ridicule n’est pas transgressif, ni drôle. On peut dire : « Le roi est nu ! », créer le choc, le scandale, le fou rire, mais après ? Que dire de neuf sur la nudité du roi ? Que dire sur une succession des rois nus ? D’être répétée tous les soirs, la plaisanterie s’use, elle aussi perd tout pouvoir.

    Où est donc le pouvoir ?

    À l’évidence la concurrence internationale, la montée des grands pays émergents, l’accélération des flux financiers et la contrainte budgétaire imposée par nos engagements européens exercent sur nos vies des effets très réels. Dans son court roman Un dieu, un animal10, Jérôme Ferrari évoque (d’un ton prophétique radicalement dépourvu d’ironie)

    un projet d’une ampleur inimaginable, que personne n’arrivait à saisir dans son ensemble, ni même à nommer, et qui étendait sur tous son règne souverain avec d’autant plus d’autorité qu’il n’avait pas été conçu par un esprit humain.

    Que désignent ces mots ? Un monde, le nôtre, privé d’horizon utopique, où règnent les hiérarchies d’argent et la concurrence comme valeurs cardinales.

    Ce pouvoir-là, aux mille visages, il paraît impossible de le changer, mais il reste toujours possible de s’en moquer. À vrai dire, c’est ce que nous faisons tout le temps, puisque l’ironie nous permet miraculeusement de nous dédoubler ; grâce à elle, nous pouvons tenir notre place dans ce monde (que faire d’autre ?) sans réellement y adhérer (ce qui nous serait impossible).

    Dans un système […] comme celui qui prévaut au sein de l’Union européenne, le pouvoir est suffisamment dilué pour être hors d’atteinte. Il ne reste pour témoigner de son mécontentement que le rejet et le ricanement. De la même façon, en Urss, les anecdotes contre le régime étaient le principal moyen de contestation, un procédé passif et sans risque pour le pouvoir en place… jusqu’à son enlisement final11.

    Alors, parodions l’expertise économique, rions de la crise :

    Quel modèle de prévision économique décrit le mieux les perspectives de l’économie européenne ? Une double récession en W ou une reprise en V ? Ni l’une, ni l’autre. Le modèle le plus juste, c’est celui de la baignoire. Une forte déclivité suivie d’une période de stagnation, avant que tout ne s’écoule par la bonde12.

    Rebelle, la blague ? Peut-être, mais elle nous permet aussi d’apprivoiser l’austérité, nous dissuadant de nourrir rêves et revendications.

    Autre exemple, personnel celui-ci, pour inciter chacun(e) à en retrouver d’autres, équivalents, dans sa propre expérience. De retour de reportage, je découvre la nouvelle « une » de l’hebdomadaire économique qui m’emploie, à la ligne éditoriale duquel j’adhère peu : « Les patrons sous pression. » Le pouvoir d’achat s’amenuise, le chômage progresse, mon journal s’inquiète pour les patrons du Cac 40. Je désigne la « une » et avec un sourire, glisse auprès d’un confrère : « Mon cœur saigne ! » L’antiphrase ne lui échappe pas, avec un sourire il me répond par une litote : « Que veux-tu, on n’est pas chez Politis. » Puis, contents de nos antiphrases et de nos litotes, nous retournons l’un et l’autre, sagement, dans nos bureaux respectifs pour préparer le numéro suivant. Pas dupes, mais dociles. Magie de l’ironie : comme les nouvelles technologies dont nous ne saurions plus nous passer, elle offre le don d’ubiquité. Je suis là, croyez-vous ? Oh, moi… Pas tant que ça. Je sais à quoi m’en tenir, je garde une certaine distance. Je sais décaler – maître mot, mot fourre-tout qui évoque à tout propos l’art consommé d’une esquive permanente. Je joue un rôle, voilà tout ; sans doute n’est-il pas très plaisant, d’ailleurs à moi non plus, il ne me plaît guère – sourire, clin d’œil, voyez ? Je n’y suis pas tout à fait. En fin de cycle, il en est des pauses ironiques comme des pauses café : répits indispensables, mais sans conséquences.

    Sans conséquences ? Vite dit : en réalité, on le voit, l’ironie produit bel et bien des effets, mais ce sont des effets collatéraux, en quelque façon des effets pervers, qui passent largement inaperçus et qu’il faut mettre au jour. Sans doute, l’ironie joue le rôle d’un cocon – mais attention, elle reste corrosive. Et que corrode-t-elle ? L’objet de la moquerie, ou bien le moqueur ? Aux Guignols de l’info, nous regardons des caricatures de grands patrons tout-puissants jouer à qui supprimera le plus d’emplois : Aulnay-sous-Bois pour Psa, Florange pour Mittal, qui dit mieux ? Dans le même registre, nous pouvons aussi entamer une partie d’un nouveau jeu de plateau créé en 2011, sobrement intitulé « Plan social ». La règle est simple :

    Tous les joueurs sont actionnaires. Chaque carte représente un salarié. Cadres supérieurs, techniciens, employés, ouvriers, le premier joueur qui parvient à se débarrasser de tous ses salariés réussit son Plan social et gagne le droit de délocaliser dans un pays totalitaire où la main-d’œuvre est bon marché (sic).

    Désopilant ? « Le jeu a été très bien accueilli, explique l’un de ses distributeurs, se défendant d’exploiter le désarroi des salariés. Tout le monde a compris qu’il s’agissait de provocation13. » Mais que provoque au juste un tel jeu ? La question, celle des effets de l’ironie, est assez indécidable. Le « sombre diagnostic » peut susciter l’empathie avec les salariés dont on se débarrasse… mais aussi bien avec l’actionnaire que l’on incarne le temps d’une partie. Il peut semer la révolte (« Indignez-vous ! »), ou alors conforter le désir très naturel de se trouver du côté des gagnants plutôt que des victimes. Il peut encourager l’engagement (syndical, politique, ou simplement humain) mais peut-être davantage encore le décourager : à quoi bon, en effet ? Changer les règles peut nous apparaître au-dessus de nos forces. Si rien ne vient ébranler le système que mime le jeu (ou que parodie le discours ironique), si rien d’extérieur ne vient suggérer que nous avons le choix, alors c’est le deuxième effet qui l’emporte : l’ironiste se mue en fataliste, bientôt happé par le cynisme ou la mélancolie. Et nous voilà bien inconfortablement enfermés dans notre cocon corrosif.

    La vieille dénonciation de gauche de l’empire de la marchandise est devenue une forme d’acquiescement ironique ou mélancolique à cet inévitable empire14.

    Aussi les tentatives de subversion par la satire sont-elles pour le moins ambiguës dans leurs effets, voire carrément contre-productives. Exemple : les Yes Men, qui détournent des discours comme d’autres des avions. À des fins assumées de critique politique, ils usurpent divers rôles institutionnels. En 2001, se faisant passer pour un représentant du Gatt (ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce), Andy Bichlbaum, l’un des Yes Men, démontre tranquillement devant un public de décideurs économiques la supériorité des délocalisations sur l’esclavage. Scandaleux, explosif ? Sans doute, mais la démonstration n’a causé ni explosion d’indignation ni éclat de rire15 : l’orateur a été salué par les habituels applaudissements polis. Les Yes Men testent la capacité de révolte de l’auditoire, mais ne peuvent la susciter : la satire n’y suffit pas. Faisant le bilan de leurs actions,

    les Yes Men parlaient d’un succès total qui avait été en même temps un échec total : un succès total, puisqu’ils avaient mystifié leurs adversaires en épousant leurs raisons et leurs manières. Un échec total, puisque leur action était demeurée parfaitement indiscernable16.

    Peut-être d’ailleurs est-ce une caractéristique de l’humour fin de cycle que d’imiter trop parfaitement sa cible. Est-ce parce que l’objet caricaturé se rapproche alors insensiblement de sa propre caricature ? Mais la caricature n’a-t-elle pas d’abord ouvert la voie, lancé un ballon d’essai, faisant ainsi involontairement monter le seuil de tolérance face à l’inacceptable ? Un brouillage s’opère ; il arrive qu’on s’y perde, qu’on trouve à la « une » du très libéral hebdomadaire britannique The Economist un titre qui ne serait pas déplacé dans les colonnes de Politis ou sur une banderole des Indignés. Par exemple celui-ci, « Inégalités : les riches et les autres17 ».

    Il arrive aussi que soit utilisée une forme larvée d’ironie (ni premier degré, ni exactement antiphrase non plus) pour dire quelque chose qui pourrait être une caricature odieuse mais qui n’est en fait que la pure vérité. Un exemple aidera peut-être à reconnaître autour de soi ce genre d’ironie, instrument de domination plus que de transgression : « Ici, on n’aime pas les pauvres. » Ces mots sont prononcés au sein de la rédaction de l’hebdomadaire économique évoqué plus haut. Ironie discrète et mordante d’un autre journaliste de gauche rongeant son frein dans un journal proche du Medef ? Pas du tout : c’est le directeur de la rédaction qui parle. Ce n’est pas du second degré : il s’agit bien d’écarter tel sujet (surendettement, développement…) pour retenir tel autre, plus conforme au lectorat et aux visées du magazine en question ; en somme, c’est un rappel de la ligne éditoriale. Pourtant, il ne s’agit pas de premier degré non plus (cet homme n’est ni un idiot ni un monstre). Pour produire leur effet, pour être entendus, acceptés, de tels mots ne peuvent être prononcés qu’appuyés par un léger sourire – un sourire complice, oui, puisqu’il cherche à susciter (ou à forcer) la complicité, testant au passage son pouvoir. L’ironie demeure, qui consiste désormais à retourner l’antiphrase18 ; quand l’antiphrase dit la stricte vérité, alors l’ironie se fait retorse, piégée – d’autant plus effective, mais en rien subversive.

    À ce stade, c’est-à-dire en fin de cycle, se pose la question suivante : faut-il éviter l’ironie ? En littérature, David Foster Wallace prônait la « sincérité » contre la vacuité mélancolique d’un perpétuel second degré. En France, face au foisonnement de romans pleins d’humour, qui ne se prennent pas au sérieux et jouent astucieusement de leurs propres codes (Jean Echenoz, Éric Chevillard), s’affirme ici et là un ton différent. « La seule écriture que je sentais “juste” était celle d’une distance objectivante, […] sans aucune complicité avec le lecteur cultivé », écrit Annie Ernaux.

    [C’est] l’écriture plate […], à la limite du dépouillement, sans effets de style, sans humour. […] J’importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu’à dix-huit ans. Toujours quelque chose de réel19.

    De fait, des textes comme la Honte ou le Journal du dehors exercent à la lecture un réel effet libérateur, dans la mesure où ils offrent le sentiment de savoir mieux se situer ici et maintenant, sans faux-semblants, sans pirouette, sans échappatoire non plus.

    En politique aussi, il semble qu’une certaine naïveté tactique se soit avérée historiquement plus productive que cette sempiternelle dénonciation ironique des inégalités que Jacques Rancière appelle « le bon sens des démystifications20 ». Ainsi, il peut être très efficace de prendre au sérieux le principe d’égalité écrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, dans la Charte de 1830 ou tout autre texte juridique, afin d’opposer la Loi au pouvoir qui dénie ces droits. Rire de pareille illusion juridique, en dénoncer inlassablement la candeur ou l’hypocrisie prive au contraire le rieur de ce qui devrait être son levier. En ridiculisant le texte il s’affaiblit, là où des exigences sérieuses pourraient à leur tour être prises au sérieux. Croyant n’être pas dupe, il ne l’est que plus, piégé par sa propre ironie. Il faudrait finalement être assez roué pour ne pas l’être trop. Jouer sur les deux tableaux : d’une part, pratiquer à ses risques et périls une ironie jubilatoire, d’autre part s’appuyer solidement et « naïvement » sur les principes qu’affiche le pouvoir en place, pour mieux les lui opposer. Cette méthode double, qui a fait ses preuves dans la France de Louis-Philippe, s’expérimente aujourd’hui dans la Chine de Xi Jinping21. Et, certainement, nous aurions tort de l’oublier.

    -Ève Charrin, "Rire pour se protéger du monde", Esprit, Mai 2013: https://esprit.presse.fr/article/eve-charrin/rire-pour-se-proteger-du-monde-37443

    *. Journaliste. Elle vient de publier la Voiture du peuple et le sac Vuitton : l’imaginaire des objets, Paris, Fayard, 2013.
    1. Exercices de style, de Raymond Queneau, mis en scène par Stéphanie Hédin au théâtre du Lucernaire, à Paris, 2008.
    2. Milan Kundera, la Plaisanterie, Paris, Gallimard, 1975.
    3. Voir l’article de Hind Meddeb dans ce numéro, p. 30.
    4. David Foster Wallace, E Unibus Pluram: Television and US Fiction, 1993, http://jsomers.net/DWF_TV.pdf
    5. Lewis Hyde, Alcohol and Poetry: John Berryman and the Booze Talking, Dallas Institute of Humanities and Culture, 1986.
    6. D. F. Wallace, E Unibus Pluram, op. cit.
    7. Antoine et Philippe Meyer, Le communisme est-il soluble dans l’alcool ?, Paris, Le Seuil, 1978.
    8. Cette affirmation est à nuancer : elle vaut dans l’espace public sur les sujets d’intérêt général ; elle est moins exacte à l’intérieur des entreprises et institutions, où l’ironie à l’égard de la hiérarchie et des valeurs qu’elle promeut demeure souvent une pratique risquée, donc discrète.
    9. Voir l’entretien avec Benoît Peeters dans ce numéro, p. 51.
    10. Jérôme Ferrari, Un dieu, un animal, Arles, Actes Sud, 2009.
    11. André Grjebine, « Une construction européenne kafkaïenne », Le Monde, 6 mars 2013.
    12. Michael Roddy, « La crise de la zone euro inspire les humoristes », Reuters France, 26 octobre 2011.
    13. Cité par lexpress.fr, « Plan social, le jeu où il faut virer ses salariés pour gagner », 27 janvier 2011.
    14. Jacques Rancière, le Spectateur émancipé, Paris, La fabrique éditions, 2008.
    15. Contrairement à la Modeste proposition de Swift qui, près de trois siècles auparavant, préconisait de manger les enfants des pauvres « à la vapeur, rôtis, poêlés ou au four », pour résoudre les problèmes économiques de l’Irlande.
    16. J. Rancière, le Spectateur émancipé, op. cit.
    17. “Inequality: The Rich and the Rest”, The Economist, 20 janvier 2011.
    18. On trouve de bons exemples de cette ironie-là, dominatrice et retorse, dans le Couperet, film de Costa-Gavras adapté en 2005 d’un roman de Donald Westlake.
    19. Annie Ernaux, l’Écriture comme un couteau, Paris, Stock, 2003, rééd. Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2011.
    20. Argument développé par J. Rancière, Aux bords du politique, Paris, La fabrique éditions, 1990, rééd. Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2007.
    21. Voir l’article de Perry Link dans ce numéro, p. 59.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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