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    Françoise Caujolle-Zaslawsky, Le scepticisme selon Hegel

    Johnathan R. Razorback
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    Françoise Caujolle-Zaslawsky, Le scepticisme selon Hegel Empty Françoise Caujolle-Zaslawsky, Le scepticisme selon Hegel

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 9 Juin - 21:39



    "Le scepticisme grec est une des formes de pensée qui mettent le plus à contribution la capacité de changer délibérément son propre état d'esprit, de modifier son point de vue, de concevoir autre chose, et autrement qu'on n'est accoutumé à le faire. Le sceptique reprend sans cesse le mouvement intellectuel de découvrir, ou d'imaginer, dès l'audition d'un discours quelconque, non seulement la perspective qui doit être celle du parleur pour qu'il puisse parler comme il fait, mais encore tout ce qui pourrait être énoncé à la place du premier discours pour peu qu'on se place, mentalement, dans une ou plusieurs perspectives différentes, et sans que rien soit changé, cependant, des apparences qu'on perçoit. Imaginer est ainsi une nécessité du perspectivisme sceptique : c'est également l'obligation morale par excellence. Ceux, en effet, qui ont reproché au scepticisme une prétendue incapacité à fonder une morale n'ont pas vu les implications éthiques contenues dans le fait que la skepsis est un effort soutenu de concevoir tous les aspects divers -et apparemment contradictoires- d'un concept, d'une émotion, d'une personne, ou d'un peuple. Imaginer, c'est ici réussir à vivre un instant, par la pensée, la vie d'un autre, et donc comprendre ses raisons ; c'est découvrir en quoi, par exemple, celui que le Grec nomme « barbare » n'est ni plus ni moins civilisé que celui qui l'appelle « barbare » : n'est-ce pas un mouvement typiquement moral ? N'est-ce pas le mouvement qui institue la seule morale qui puisse être effectivement érigée en loi universelle, puisqu'il consiste à saisir les différences entre les mœurs et à les dominer en leur faisant leur place ?

    Voilà quelques-unes des raisons qui nous semblent justifier l'affirmation hégélienne que le scepticisme grec n'a jamais été l'ennemi de la philosophie spéculative, ni de tout ce que celle-ci comporte d'imagination ; l'invention, même « gratuite », n'a pas représenté pour lui le mal." (pp.463-464)

    " [Les sceptiques] auraient plutôt tendance, au contraire, à montrer que le principe est toujours respecté, en faisant voir que ce n'est jamais au même sens, ni sous le même rapport, que la neige est dite « blanche » ou « noire ». Le difficile est de saisir, justement, les différences de rapport, d'aspect, qui permettent de dire « ceci » et « non-ceci » du même sujet, vu sous des angles divers ; car les hommes s'imaginent parler des choses sous le même rapport, mais c'est parce qu'ils ne sont pas conscients des différences ni des changements de perspective. De là vient leur désaccord. Et pourtant, si leurs discours s'opposent, ils ne se contredisent pas réellement. Deux hommes qui ne s'entendent pas sur le goût du miel ou sur la forme qu'a la tour, même s'ils parlent bien de la même chose (du même miel, de la même tour), et même s'ils paraissent bien en parler sous le même rapport (le goût du miel, la forme de la tour), n'en parlent pas du même point de vue : l'un et l'autre ne sont pas dans les mêmes conditions physiques en goûtant le miel, et si l'un dit que la tour est ronde alors que le second affirme qu'elle est carrée c'est qu'ils ne se trouvent pas à la même distance de la tour. En d'autres termes, ils ne se contredisent pas car ils ne parlent pas vraiment de ce dont ils parlent « sous le même rapport », même s'ils ont l'air de le faire. Voilà ce qui nous paraît constituer l'apport proprement sceptique en ce domaine et qui repose sur la découverte que les gens ne peuvent avoir, spontanément, des opinions identiques parce qu'ils ne parlent pas tout à fait des mêmes choses, chacun ne voyant le monde que de sa situation personnelle. L'accord entre les hommes ne pourrait venir que d'une réflexion sur ces différences de points de vue et sur leur partialité respective : en les expliquant, peut-être les dominerait-on par la pensée. C'est la raison pour laquelle les questions de méthode sont primordiales aux yeux du sceptique grec, sa méthode conduisant systématiquement à dissocier le divers dans le même, à concevoir le même dans l'apparemment divers. Il est clair qu'une telle méthode, loin d'écarter le principe de contradiction, se fonde sur lui." (pp.470-471)

    "Nous voyons en effet notre jugement varier en même temps que notre humeur, notre état de fatigue ou de santé, notre disponibilité, etc. : lequel de nos « moi » choisirons-nous donc pour dire « c'est celui-ci qui juge bien » ? Quel est le « vrai » sujet ? Où est-il ? Quand s'exprime-t-il ? On ne voit pas que personne ait jamais donné jusqu'ici de réponse satisfaisante. Les mêmes questions sans réponses se retrouvent à propos de l'objet : où, quand, lequel ?, etc. Un objet, est-ce par exemple la corne de chèvre ? Et si oui, laquelle des deux cornes de chèvre est-elle le « véritable » objet : celle qui est dure, noire et brillante, ou bien celle qui, râpée, est devenue molle, blanchâtre et terne ? Les tropes opèrent de la sorte une analyse (au sens propre du terme) pré-cartésienne de l'objet, pré-pascalienne du moi. Divisant indéfiniment l'individu, éparpillant l'objet en tous sens, ils montrent que ce sont deux notions dont ils n'ont pas l'usage et qui ne leur servent à rien eu égard à leur propos." (p.473)

    "Le sceptique choisit de consacrer son examen et tout ce qui en dépend - le doute, par exemple - aux discours écrits ou oraux, à l'exclusion de tout ce qui se produit sans expression de parole. Ce qui est senti, perçu, demeure exempt de doute, tant qu'on n'en parle pas. Rien de ce qui n'est pas dit tout court ne peut être dit valide ou non valide : ce qui n'est pas dit n'est pas non plus susceptible d'une évaluation selon le vrai et le faux, le certain et l'incertain, une telle évaluation n'ayant de sens ou de pertinence que si elle porte sur des expressions verbales. De même qu'il avait existé en Grèce des tribunaux d'objets où l'on jugeait la pierre qui, par sa chute, avait meurtri un passant et qu'on les avait abandonnés à mesure que la conception large de la responsabilité s'était restreinte à l'homme, de même les sceptiques semblent avoir réalisé dans leur philosophie, de Pyrrhon à Sextus, une évolution au terme de laquelle ils retiraient à la sensation la responsabilité du jugement épistémologique. Pas plus qu'une pierre n'est juste ou injuste, parce qu'elle n'agit pas, le phénomène n'est vrai ou faux, parce qu'il ne parle pas. La condition nécessaire pour dire vrai ou faux est de dire. D'où la conclusion de Sextus (Hypotyposes ou Esquisses pyrrhoniennes, I, § 19) : « Notre investigation ne porte pas sur le phénomène, mais sur ce qui en est dit » [...] Voici donc, résumée, la position sceptique à ce sujet : ou bien, comme font la plupart des dogmatiques, on parlera des sensations en termes de « connaissance » sensible, mais alors il faudra constater (et l'appareil des tropes sert à le faire pleinement constater) que les sens nous trompent [...] et qu'il n'est donc pas raisonnable de parler de validité de nos représentations sensibles. Ou bien alors on affirmera que les sens ne nous trompent pas et qu'ils ne mentent pas, mais en ce cas il faudra renoncer à dire qu'ils parlent et qu'ils connaissent selon les catégories logiques du vrai et du faux [...]

    Les notions de savoir, de vrai, de faux, sont liées au logos : il est imprudent de les transporter ailleurs sans les modifier, car ce ne peut être au même sens qu'une sensation est « vraie » et qu'une proposition est vraie." (pp.474-475)
    -Françoise Caujolle-Zaslawsky, "Le scepticisme selon Hegel", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 163 (1973), pp. 461-476.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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