"VIII. De l’imagination
Lorsque le médecin vous recoud la peau du visage, à la
suite de quelque petit accident, il y a, parmi les accessoires,
un verre de rhum propre à ranimer le courage défaillant. Or,
communément ce n’est point le patient qui boit le verre de
rhum, mais c’est l’ami spectateur, qui, sans en être averti par
ses propres pensées, tourne au blanc verdâtre et perdrait le
sentiment. Ce qui fait voir, contre le moraliste, que nous
n’avons pas toujours assez de force pour supporter les maux
d’autrui.
Cet exemple est bon à considérer parce qu’il fait voir un
genre de pitié qui ne dépend point de nos opinions. Directement la vue de ces gouttes de sang, et de cette peau qui résiste à l’aiguille courbe, produit une sorte d’horreur diffuse,
comme si nous retenions notre propre sang, comme si nous
durcissions notre propre peau. Cet effet d’imagination est invincible à la pensée, parce que l’imagination est ici sans pensée. Le raisonnement de la sagesse serait évident et bien facile à suivre, car ce n’est pas la peau du spectateur qui est
entamée ; mais ce raisonnement n’a aucune action sur
l’événement ; le rhum persuade mieux.
D’où je comprends que nos semblables ont grande puissance sur nous, par leur présence seule, par les seuls signes
de leurs émotions et de leurs passions. La pitié, la terreur, la
colère, les larmes n’attendent point que je m’intéresse
d’esprit à ce que je vois. La vue d’une blessure horrible
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change le visage du spectateur, et ce visage à son tour annonce l’horrible et touche au diaphragme le spectateur du
spectateur avant qu’il sache ce que l’autre voit. Et la description, quelque talent qu’on y emploie, sait moins émouvoir
que ce visage ému. La touche de l’expression est directe et
immédiate. Aussi c’est très mal décrire la pitié si l’on dit que
celui qui l’éprouve pense à lui-même et se voit à la place de
l’autre. Cette réflexion, quand elle vient, ne vient qu’après la
pitié ; par l’imitation du semblable, le corps se dispose aussitôt selon la souffrance, ce qui fait une anxiété d’abord sans
nom ; l’homme se demande compte à lui-même de ce mouvement du cœur qui lui vient comme une maladie.
On pourrait bien aussi expliquer le vertige par un raisonnement ; l’homme devant le gouffre se dirait qu’il peut y
tomber ; mais, s’il tient le garde-fou, il se dit au contraire
qu’il ne peut y tomber ; le vertige ne le parcourt pas moins
des talons à la nuque. Le premier effet de l’imagination est
toujours dans le corps. J’ai entendu le récit d’un rêve où le
rêveur était en présence d’une exécution capitale imminente,
sans qu’il sût si c’était de lui ou d’un autre, et sans même
qu’il formât une opinion exprimable là-dessus ; seulement il
sentait une douleur aux vertèbres crâniennes. Telle est la
pure imagination. L’âme séparée, que l’on veut toujours supposer généreuse et sensible, serait au contraire, il me
semble, toujours économe de son intérêt ; le corps vivant est
plus beau, qui souffre par l’idée et qui se guérit par l’action.
Non sans tumulte ; mais aussi la vraie pensée a autre chose à
surmonter qu’une difficulté de logique ; et c’est un reste de
tumulte qui fait les pensées belles. La métaphore est la part
du corps humain dans ce jeu héroïque.
20 février 1923."
IX
Maux d’esprit
L’imagination est pire qu’un bourreau chinois ; elle dose
la peur ; elle nous la fait goûter en gourmets. Une catastrophe réelle ne frappe pas deux fois au même point ; le coup
écrase la victime ; l’instant d’avant elle était comme nous
sommes quand nous ne pensons point à la catastrophe. Un
promeneur est atteint par une automobile, lancé à vingt
mètres et tué net. Le drame est fini ; il n’a point commencé ;
il n’a point duré ; c’est par réflexion que naît la durée.
Aussi, moi qui pense à l’accident, j’en juge très mal. J’en
juge comme un homme qui, toujours sur le point d’être écrasé, ne le serait jamais. J’imagine cette auto qui arrive ; dans
le fait, je me sauverais si je percevais une telle chose ; mais
je ne me sauve pas, parce que je me mets à la place de celui
qui a été écrasé. Je me donne comme une vue cinématographique de mon propre écrasement, mais une vue ralentie, et
même arrêtée de temps en temps ; et je recommence ; je
meurs mille fois et tout vivant. Pascal disait que la maladie
est insupportable pour celui qui se porte bien, justement
parce qu’il se porte bien. Une maladie grave nous accable
sans doute assez pour que nous n’en sentions plus enfin que
l’action présente. Un fait a cela de bon, si mauvais qu’il soit,
qu’il met fin au jeu des possibles, qu’il n’est plus à venir, et
qu’il nous montre un avenir nouveau avec des couleurs nouvelles. Un homme qui souffre espère, comme un bonheur
merveilleux, un état médiocre qui, la veille, aurait fait son
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malheur peut-être. Nous sommes plus sages que nous ne
croyons.
Les maux réels vont vite, comme le bourreau va chez
nous. Il coupe les cheveux, échancre la chemise, lie les bras,
pousse l’homme. Cela me paraît long, parce que j’y pense,
parce que j’y reviens, parce que j’essaie d’entendre ce bruit
des ciseaux, de sentir la main des aides sur mon bras. Dans
le fait une impression chasse l’autre, et les pensées réelles du
condamné sont des frissons sans doute, comme les tronçons
d’un ver ; nous voulons que le ver souffre d’être coupé en
morceaux ; mais dans quel morceau sera la souffrance du
ver ?
On souffre de retrouver un vieillard revenu à l’enfance,
ou un ivrogne hébété qui nous montre « le tombeau d’un
ami ». On souffre parce que l’on veut qu’ils soient en même
temps ce qu’ils sont et ce qu’ils ne sont plus. Mais la nature a
fait son chemin ; ses pas sont heureusement irréparables ;
chaque état nouveau rendait possible le suivant ; toute cette
détresse que vous ramassez en un point est égrenée sur la
route du temps ; c’est le malheur de cet instant qui va porter
l’instant suivant. Un homme vieux, ce n’est pas un homme
jeune qui souffre de la vieillesse ; un homme qui meurt ce
n’est pas un vivant qui meurt.
C’est pourquoi il n’y a que les vivants qui soient atteints
par la mort, que les heureux qui conçoivent le poids de
l’infortune ; et, pour tout dire, on peut être plus sensible aux
maux d’autrui qu’à ses propres maux, et sans hypocrisie. De
là un faux jugement sur la vie, qui empoisonne la vie, si l’on
n’y prend garde. Il faut penser le réel présent de toutes ses
forces, par science vraie, au lieu de jouer la tragédie.
12 décembre 1910."
-Alain, Propos sur le bonheur,