"L'origine de cette attitude étant à mes yeux celle philosophique non pas, comme on le fait communément depuis Brunetière, Strowski ou Villey, uniquement dans les livres, mais aussi et surtout dans l'expérience vécue, dans l'affect. Au prétendu "scepticisme" philosophique de Montaigne, à ce que Pascal appelle, sans aucun doute à tort, un pyrrhonisme pur, je voudrais substituer un "scepticisme" précisément - plus un "académisme sceptique" - de nature toute existentielle, un "académisme" qui, tout en disant parfois "Que sais-je?," s 'emploierait surtout à nous rappeler que nous sommes finalement, comme le dit la chanson, bien peu de chose, et que la seule forme de connaissance que nous puissions jamais posséder sur cette terre, la seule qui au fond importe et dont nous ayons quelque raison de nous vanter, est celle du moi. Moins donc un acquis culturel, un ajout tardif et fortuit, de parcours, qu'une manière de sentir, un accident de vivre et de penser ; une manière de se voir et d'appréhender le monde; une manière d'être." (p.148)
"Lorsque Montaigne se met à la composition de son ouvrage, il a déjà, depuis longtemps, le coup du profond traumatisme en toute vraisemblance psychique provoqué en lui par la mort d'Etienne de La Boétie, adopté une attitude sous et une mentalité sceptiques. Un simple coup d'œil jeté sur les premiers résolument Villey date de 1572, permet en effet de constater jamais entretenu essais, ceux que que Montaigne n'a la moindre illusion ni sur la nature humaine en général, ni sur la raison en particulier, cette raison elle aussi déjà, comme le sera chez Pascal, "maîtresse l'imagination d'erreur et de fausseté."
A cet égard, si une certitude émerge des premières pages des Essais de Montaigne, c'est bien que celles-ci offrent de sottisier, à notre méditation une sorte une éloquente somme des plus "notable[s] tesmoignage[s] de l'imbecilité humaine" (1. 2, 14). Montaigne y répète ad nauseam, et avec, semble-t-il, la plus grande conviction, que "nous ne dirons jamais assez d'injures au desreglement de nostre esprit" (I. 4, 24, in fine)." (pp.149-150)
"Conservatisme social et politique: nécessité de "suivre le stille commun," de respecter "les façons et formes receues"; dénonciation des effets dommageables de toute "nouvelleté"." (p.150)
"Évidence d'autant plus importante qu'est de façon générale superbement qu'elle ignorée de tous les historiens qui, comme par exemple Henri Busson, Richard Popkin ou Charles B. Schmitt, se sont employés à analyser et à décrire le scepticisme dans ses motifs (combattre dans ses le dogmatisme de Zénon, d'Aristote ou d'Epicure), ses principes (opposition des apparences aux conclusions qui en sont tirées, suspension du jugement, ataraxie, conservatisme, etc.) et son histoire (de Pyrrhon à Kant, via Descartes, Pascal et Hume, et au-delà): à savoir que, bien avant la "redécouverte" du scepticisme antique (les Académica de Cicéron, les Vies de Diogène Laërte, les Hypotyposes le Adver sus Mathematicos de Sextus Empiricus) existe au Moyen Age en Europe un fort courant de scepticisme chrétien, courant auquel Montaigne doit impérativement être rattaché, qui trouve son origine d'abord et avant tout dans la Bible (Sagesse, Ecclesiasticus, Actes, Épitres de saint Paul, etc.[...]), ensuite dans une théologie "négative" et "mystique" qui, nourrie du pseudo-Denys l'Aréopagite, trouve sans doute ses représentants et les plus illustres chez Lactance, saint Augustin (Contra Académicos) et saint Bernard (Liber de modo bene vivendi), Cues (De docta ignorantia, contra curiositatem les plus Nicolas de De idiotae liber, etc.), Jean Gerson (Lectio studentium) et Thomas a Kempis (De imitatione Christi liber)f et qui, au début du XVIe siècle, s'épanouit de façon remarquable chez Érasme (Encomium moriœ, Paraclesis, Diatribe contre le serf arbitre [De libero arbítrio, querelle de 1525 avec Luther] etc.), les "Évangéliques" du fameux "groupe de Meaux" (le théologien Lefèvre d'Étaples, l'évêque de Meaux Guillaume Briçonnet, Pierre Caroli, Guillaume Farel, Gérard Roussel, Michel d'Arande, Marguerite de Navarre, Clément Marot, plus tardivement Bonaventure Des Périers) et Henri-Corneille Agrippa, auteur d'une "déclamation sur l'incertitude et la vanité des sciences et des arts et l'excellence du Verbe de Dieu," ouvrage que Montaigne connaît et qu'il met lourdement à contribution dans son "Apologie." [...]
Elle montre bien non seulement qu'une pensée à la fois chrétienne et sceptique existe en France dès les années 1520, mais aussi que cette pensée véhicule déjà tous les grands thèmes qu'un bon demi- siècle plus tard Montaigne développera à son tour [...] l'impossibilité d'appréhender Dieu, non seulement de le décrire dans son essence mais de le nommer (Dieu inattingible et indicible), l'exemple de saint Paul et de son raptus, de son fidéisme et de sa spiritualité paraison homme-animal, nos limites, etc. [...] Chez lui le scepticisme a tout de suite été l'allié naturel de la foi chrétienne.
En vérité, son fidéisme, si visible par exemple dans l"Apologie" (cf. 488, 498-500, 506, etc.) n'a en soi rien de neuf. Il existe depuis longtemps - depuis en fait le Moyen Age et le développement "devotio moderna." C'est par cette promotion de la de la croyance et de son corollaire, une méfiance instinctive ratiocination argument envers tout ce qui est ratio ou ou "discours" - syllogisme." (pp.151-153)
"Elaine Limbrick a fait justement le - "les Académica de Cicéron sont le seul ouvrage de philosophie sceptique étudié par Montaigne durant la période 1580-1588," et que, durant cette période, "on ne trouve dans les Essais aucun emprunt à Sextus Empiricus" (69) - ce qui, à vrai dire, n'a rien d'étonnant.
Le but de Montaigne n'est pas en effet de douter lui-même, mais de faire douter les autres." (p.155)
"Rien en que de lui appliquer la fameuse déclaration de Cicéron (De divinatione, II. III) [...] "Je vais parler, mais sans affirmer quoi que ce soit, cherchant toujours, doutant le plus souvent et me défiant de moi-même. [...]
"Montaigne remarque par exemple en [...] que les opinions qui l'ont toujours le plus attiré sont celles qui nous "avilissent et anéantissent le plus:" " (p.158)
"Montaigne essaye les discours du jour pour voir si ce que ces discours disent "se peut maintenir" ou non." (p.159)
"D'un côté Raymond Lulle et saint Thomas, la raison, le syllogisme démonstratif, le redoutable arsenal logique aristotélicien ; et un optimisme, triomphalisme voire un et un positivisme philosophiques à toute épreuve. De l'autre, Socrate et l'inscience, le doute, l'ironie, la balance et la pesée, le dialogue, le refus des systèmes, la démolition des certitudes, le plaisir de la "chasse" plus que celui de la "prise" (510), une "perpétuelle confession d'ignorance." "(p.161)
"Montaigne nous montre successivement en II. 12 que le savoir 1) est inutile à l'homme, qu'il ne lui apporte pas le bonheur ; 2) qu'il est dangereux et interdit par Dieu ; qu'il plonge l'homme dans le péché, dans les vices ; 3) qu'il est illusoire et vain ; 4) qu'il est phénoménologiquement parlant impossible." (note 19 p.164)
-Gérard Defaux, "Montaigne chez les sceptiques. Essai de mise au point", French Forum, Vol. 23, No. 2 (May 1998), pp. 147-166.