"Montaigne ne mentionne Machiavel que deux fois dans les Essais, tout laisse supposer qu'il apprécie la subtilité des excursions du Florentin dans les labyrinthes de la politique. [...] C'est surtout à travers des épisodes historiques de l'Antiquité et par la comparaison des grandes figures grecques et romaines aux personnages de l'Italie et de la France de leur époque qu'ils réfléchissent l'un et l'autre sur la politique. Les titres de leurs chapitres se font quelquefois écho tant la méthode et les thèmes qui s'y déploient sont proches." (p.691)
"Par le rôle limité qu'il confère l'Etat, Montaigne annonce et prépare certains aspects de la pensée libérale des 17e et 18e siècles." (p.692)
"La grandeur d'une cité, selon Machiavel, est de permettre la pleine participation des citoyens à la communauté politique, chaque citoyen y étant animé d'une vertu civique qui lui fait envisager son propre développement à travers celui de la cité. Il n'y a donc pas ici de tension entre la vie politique et la vie individuelle et morale ; l'individu n'aspire pas à se retirer de la vie publique, car celle-ci le constitue dans son humanité même. La virtu dans les Discours n'est pas seulement l'habileté politique du prince ou la vaillance guerrière du héros individuel, c'est la participation et le partenariat des citoyens dans la république. Au-delà de la simple formule du gouvernement mixte reprise d'Aristote, permettant de résister aux faiblesses inhérentes à chacune des formes pures [...] c'est la dynamique interne de la cité qui constitue la virtu collective propre aux républiques. En favorisant la liberté politique, elle permet de résister à la corruption du temps, quand l'ambition et l'intérêt personnel prennent le dessus sur le souci du bien commun." (p.694)
"L'homme ne réalise ses fins naturelles qu'à travers une vie communautaire forte, et Machiavel ne fait que tirer les conséquences de cette vision en préconisant l'utilisation des moyens nécessaires à l'instauration de telles cités. Mais ces moyens contredisent les préceptes de la doctrine chrétienne, car les valeurs de charité, de douceur, de pitié, de salut individuel, de pardon des ennemis sont incompatibles avec la vigueur nécessaire pour œuvrer à la grandeur politique. La morale chrétienne correspond à la vision d'un homme partiel, coup de ce qui le fait vraiment homme, c'est-à-dire son appartenance à une cité. Viser la réalisation d'un homme défini d'abord comme social impose de rompre avec cette morale ; et cela impose aussi, puisque c'est la morale à laquelle adhèrent la plupart des hommes, de l'utiliser contre elle-même." (p.695)
" [Montaigne] use parfois de simplification en présentant la soumission de l'individu au collectif comme résumant la position des Anciens ; mais parfois cette simplification lui sert de référence négative pour dire à la fois qu'il n'a pas lui-même la force pour envisager un tel engagement et que celui-ci doit être mis en cause en tant que tel. Selon toute vraisemblance, le récit des Essais restitue mal l'ampleur de l'engagement public réel de Montaigne, que sa réputation courante sous-estime et sur lequel il reste remarquablement discret. Au fil de l'évolution du texte, cependant, il est clair qu'il privilégie de plus en plus le souci de soi par rapport à l'engagement politique." (p.696)
"S'il défend des valeurs irréductibles à la vie politique, Montaigne ne le fait pas au nom du salut chrétien mais de l'examen de soi socratique. La séparation du public et du privé qu'il préconise n'est pas absolue ; il vise un équilibre." (p.696)
"En parlant de lui-même, Montaigne propose à chacun, non de se détourner de la politique, mais de transformer son rapport personnel à elle, en cessant d'y investir une exigence de moralisation de la société, pour y voir un ordre permettant à chaque individu de gérer librement et ouvertement ses jouissances corporelles, familiales, économiques. Mettant l'accent sur les choix de la conscience individuelle, Montaigne décrit une manière d'être au monde axée sur la réflexion sur soi, qui confère donc une place limitée à l'engagement public et militaire. C'est pourquoi il ne procède pas à une analyse des formes institutionnelles de l'ordre politique qui conviendrait ; son approche reste psychologique et elle se nourrit de l'examen qu'il fait de lui-même, de ses goûts et de ses craintes, dans son rapport aux obligations de la vie sociale. Montaigne attend du pouvoir politique un cadre juridique qui empêche que l'individu soit soumis aux caprices des princes, qui le place à l'abri d'obligations où il perdrait la maîtrise de ses choix, qui lui permette de poursuivre ses intérêts sans que les lois prétendent moraliser ses conduites et les rendre conformes à un idéal précis de justice [...] On voit la modestie d'une telle politique, qui aspire à créer un cadre public propice à une vie privée libre et sûre. Ce ne sont ni la perfection morale ni la sainteté, découlant des métaphysiques ancienne ou chrétienne, qui dictent à la politique ses fins ; et pas davantage la recherche d'une grandeur qui permettrait de résister à la corruption du temps et donnerait sens à l'existence des citoyens." (p.697)
"Contre la vision exclusivement politique de l'homme de Machiavel, Montaigne rejoint ainsi la figure qui se dégage de l'éthique aristotélicienne, celle d'un équilibre entre le bien défini comme vie active dans la cité et le bien défini comme contemplation divine par le philosophe [...] un équilibre qui se retrouve chez les stoïciens, entre la vie consacrée au service de l'Etat et la vie de loisir ou d'oisiveté. L'individualisme de Montaigne en esquisse une version moderne et démocratique, où cette éthique n'est pas réservée à quelques hommes." (p.699)
"A la fois obéir aux lois de sa société et savoir que leur justice n'est pas la justice, à la fois critiquer les coutumes et respecter l'ordre qu'elles rendent possible, peut constituer un principe de vie sociale assumé par l'ensemble d'une société. Ce dédoublement de la conscience qu'il s'agit de généraliser suppose l'adoption par les citoyens d'un certain scepticisme quant à la naturalité de l'ordre politique." (p.699)
"La description de la genèse des cités dans les Discours [...] est aux antipodes de la conception aristotélicienne de la sociabilité naturelle. La politique naît du hasard, et les hommes se donnent des chefs et des lois pour répondre à la nécessité [...] sans qu'une instance naturelle serve de fondement à la justice. Il ne s'agit pas d'immoralité dans cette approche, ce qui supposerait que les moyens politiques mis en œuvre violent la nature humaine. C'est plutôt que la politique n'est pas susceptible d'être jugée en termes de valeurs morales, car elle ne viole rien, n'injurie personne ; elle est en quelque sorte innocente, comme un pur conventionnalisme issu seulement de besoins empiriques. La politique machiavélienne consiste à répondre au fait qu'il n'y a rien de transcendant au jeu des usages et des circonstances, en s'efforçant d'inscrire dans ce cadre une certaine permanence du pouvoir. Ne reposant sur aucune stabilité naturelle, cette permanence ne saurait compter que sur l'énergie de la virtu, sur la capacité d'entretenir des croyances, d'agir par des artifices dans des conditions changeantes. C'est en ce sens que Machiavel peut affirmer que la quantité de bien et de mal dans le monde ne change pas." (p.700)
"Si Machiavel critique la morale chrétienne en semblant se réclamer de l'Antiquité, son loge de la virtu n'est l'éloge d'aucune vertu morale préchrétienne, telle qu'on la trouverait chez Platon, Aristote ou Cicéron. Il n'y a pas d'ordre politique qui satisferait adéquatement les exigences de la raison, ou de statut moral individuel permettant de satisfaire les désirs raisonnables de l'individu. En choisissant les moyens nécessaires en vue de la fin politique recherchée, en faisant plier la fortune, l'action politique ne peut se régler sur un ordre naturel stable qui exclurait le vice. Comme le remarque Strauss, la démarche de Machiavel est plus proche de celle des sophistes, son enseignement commençant là où s'arrête celui de Thrasymaque et de Calliclès." (p.701)
"Agir en politique, c'est accepter cette dépendance de l'action sur l'apparence, le jeu de miroirs du renom et de la réputation. L'homme politique ne peut totalement maitriser ce jeu, mais il peut s'y révéler habile et y exercer le pouvoir, précisément dans la mesure où les apparences ne sont pas vécues comme apparences par la plupart des hommes. L'art politique est l'art de cette existence hors de soi, dépendante des autres, même si c'est à leur insu ; une existence qui exige pour cela un constant travail d'adaptation." (p.702)
"Selon Machiavel, on peut faire plier la fortune par le maniement impétueux de la force et des artifices au moins dans la moitié des cas [...] Concédant, pour sa part, que les "deux tierces" des cas appartiennent à la fortune [...] l'attitude de Montaigne est plus résignée ou plus prudente. La fortune dirige si bien les événements que les calculs des hommes sont le plus souvent présomptueux ou au mieux incertains. Certes, ils peuvent parfois peser sur le cours des choses ; mais ils doivent surtout se garder de présumer de leurs forces. Plutôt que de se raidir pour résister à la fortune, Montaigne conseille d'apprendre à s'en accommoder, à se l'assimiler en quelque sorte ; et il décrit longuement les cas où les hommes s'exposent à ses coups quand ils prétendent la braver." (p.703)
"La politique exige la simplification au nom de l'urgence, donc une sorte de dogmatisme de l'occasion et de l'efficacité. Il ne s'agit pas tant, pour l'homme politique, de reconnaître que la vérité est hors de portée, que de savoir l'oublier, en glissant du plan de la pensée à celui de l'action. C'est pourquoi l'exigence de clarté et de précision de la philosophie est parfois inapte à saisir les enjeux de la vie publique. "La pureté et perspicacité de nos esprits" sont le plus souvent excessives [...] Exiger trop de la raison et vouloir comprendre toutes les circonstances et toutes les conséquences paralysent. La politique requiert de traiter les entreprises humaines "plus grossièrement et superficiellement", en en laissant une bonne part aux droits de la fortune." (p.704)
"La liberté de conscience face aux coutumes requiert donc un dédoublement psychologique du dedans et du dehors pour éviter à la fois le bouleversement social et la naïveté intellectuelle. Observer, décrire, critiquer, consentir: ainsi se dessine, chez Montaigne, la voie d'une sorte de stabilité que, de son côté, Machiavel ne conçoit que par la volonté politique de résister à la fortune." (p.705)
"La politique est souvent l'instrument d'une quête présomptueuse de stabilité, de certitude, de maitrise. On a vu que chez Machiavel cet effort est conçu dans le cadre du conventionnalisme ; mais il est fait plus souvent au nom d'une justice naturelle et il débouche sur l'utopisme. Montaigne en dénonce non seulement la vanité, mais les risques, puisqu'il produit des bouleversements qui peuvent se révéler bien pires que ce qu'on prétendait réformer. Le bouleversement de l'ordre existant au nom d'une justice naturelle ne produira jamais que de nouveaux usages, de nouvelles représentations imaginaires ; mais en chemin il ébranlera les usages qui assuraient l'ordre présent et il entraînera ainsi son lot de souffrances.
Cette modération n'a rien à voir avec une vision idéalisée que Montaigne aurait des lois ou des coutumes existant dans sa société, dont il ne cesse d'ailleurs de dénoncer les travers. S'il est très attaché à son indépendance matérielle, car elle est la condition de sa liberté d'esprit [...] il montre aussi qu'a l'inverse les biens ou l'argent peuvent être des sources de dépendance. [...] Il s'agit de protéger l'unité sociale qui résulte de l'ancienneté des lois, en s'opposant au déferlement d'opinions contestatrices, voire à la barbarie à laquelle il peut mener quand certains hommes "donnent le branle" et qu'en réaction ils sont imités par d'autres. Il en donne pour exemple l'engrenage des "nouvelletés" religieuses en France, d'abord promues par les contestataires protestants puis exacerbées par les réactions de la Ligue. Le spectacle des troubles est celui de violences d'abord engendrées et justifiées par de nobles causes, puis devenues plus féroces les unes que les autres en acquérant petit à petit une puissance propre de légitimation." (pp.706-707)
"Si les citoyens perdent l'habitude d'obéir aux lois, ils auront tendance à les contester dès que l'une d'elles contredira leur intérêt. Tout en admettant la légitimité de certains changements, Aristote recommande donc globalement la prudence, car ce sont les coutumes qui permettent aux hommes de réaliser leur nature sociable grâce à l'habitude.
Plus crispé que celui d'Aristote, le conservatisme politique de Montaigne associe souvent les dangers du changement politique en général aux troubles de son temps. Cependant, Montaigne est loin de défendre en toutes circonstances la coutume contre l'innovation, car l'une et l'autre peuvent prendre le visage de la tyrannie [...] quand les coutumes existantes n'assurent plus aux hommes l'existence réglée à laquelle ils aspirent et qu'elles les livrent aux coups de la fortune, l'obéissance ne se justifie plus et la mise en cause des lois et des institutions devient légitime." (pp.707-708)
"Montaigne opte pour un certain style de philosophie qui est aussi un certain style de rapport au politique: non celui de la compassion pour l'humaine condition, mais celui d'une distance, voire d'un certain dédain, tant les hommes sont peu capables de grandeur." (p.709)
"Machiavel montre en même temps que, tout en agissant pour le bon politique, il faut entretenir l'apparence du bon moral. Il ne suffit pas de se détourner de la politique imaginaire au nom de la mécanique des intérêts ; il faut aussi s'assurer des effets de l'imaginaire sur les ennemis, sur les conseillers et sur le peuple ; il faut savoir dévoiler pour soi ce qui est effectif et savoir le voiler pour les autres, en assumant la tromperie de son action (rendue nécessaire par la méchanceté des hommes), tout en couvrant cette tromperie par sa réputation." (p.710)
"L'option qui consiste à préférer à la vie publique une vie de "particulier" moralement belle est admise par Machiavel, en passant ; mais elle n'est mentionnée que pour mettre en évidence l'essentiel: qu'une telle option ne saurait se concilier avec la politique, car celle-ci exige le mal." (p.711)
"Cicéron cherche à dissoudre ce conflit. Ceux qui opposent les deux termes ne le font, selon lui, qu'au nom de ce qui paraît utile ; mais il n'y a, au bout du compte, rien de véritablement utile qui ne soit honnête, et rien d'honnête qui ne soit aussi utile à la cité. [...]
Machiavel ignore cette unité, en même temps qu'il évacue toute tension de l'utile et de l'honnête ; non pas, comme Cicéron, en montrant que les deux termes s'harmonisent, mais en éliminant l'un d'eux au profit de l'autre. [...] L'utilité politique requiert de ne pas faire intervenir l'exigence de conduites honnêtes, car séparée du bien public cette honnêteté se révèle nuisible. [...]
[...] Montaigne se contente d'[...] explorer la tension des deux exigences, en évitant soigneusement l'absorption de l'une par l'autre, la question ne pouvant se décider qu'au cas par cas. Au fil du texte, il fait se côtoyer une dénonciation très ferme du mensonge et de la cruauté, et une reconnaissance que le mal fait partie du monde, qu'il n'y a guère de sens à vouloir éliminer les vices par une politique qui serait moralement pure. Il applique ainsi à la politique sa description de la bigarrure de l'homme et de toute chose [...] Il note, par exemple, à la suite de Platon et Tacite, que toute justice comporte une part d'injustice, car ce qui est nécessaire au bien public va toujours léser, en quelque manière, certains individus privés. C'est pourquoi il est vain de prétendre priver la tromperie de son rang [...] Montaigne n'aboutit ainsi ni à une harmonisation de l'utile et de l'honnête, ni à l'élimination de l'un des deux termes. A travers une multiplicité de cas concrets, c'est à une série d'essais qu'il se livre pour tenter de cerner jusqu'à quel point, sous quelles formes et en quelles circonstances le mal doit être accepté ou refusé." (pp.711-712)
"Si l'on peut regretter des temps meilleurs, on ne peut fuir le sien, et prétendre substituer la morale à la politique s'y révéle naïf et dangereux: "Le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on massacre"." (p.713)
"Comme on purge le corps humain de ses humeurs nocives, il peut être nécessaire de purger la société de son énergie superflue pour l'empêcher de se détruire elle-même. On usera donc des guerres comme d'une saignée ; on formera les citoyens à la violence et au spectacle de la souffrance physique, comme le faisaient les combats de gladiateurs dans la Rome ancienne, qui étaient un merveilleux exemple, et de très grand fruit pour l'institution du peuple [...] Mais Montaigne n'en distingue pas moins ce qu'exige la santé de la cité de ce que sa conscience ou Dieu peut approuver ; et il n'hésite pas à associer à cet éloge de Rome une interrogation sur la moralité des méthodes qui faisaient sa grandeur : quoique cela soit bon politiquement, est-il juste, demande-t-il, "d'offenser et quereler autruy pour notre commodité" ?
D'autre part, Montaigne semble parfois mimer la démarche de Machiavel en présentant, à côté de la condamnation morale de la fausseté et de la reconnaissance de son inévitabilité politique, des arguments politiques contre la conduite de trahison: en plus d'être vicieuse, celle-ci peut en effet être inefficace [...] Celui qui a opté pour le bien des affaires aux dépens de sa foi et de sa conscience, celui qui a flatté et s'est dissimulé pour l'avantage de son entreprise, celui-ci se condamne à n'être plus cru lors même qu'il dira la vérité ; il tient avertis pour l'avenir ceux auxquels il a menti que sa parole et son visage ne sont que fausseté. Bref, un premier gain obtenu grâce au mensonge crée des obstacles considérables pour les négociations et les entreprises futures. Evoquant un cas analogue, Machiavel en conclut que pour éviter ces difficultés, celui qui trahit doit aussi savoir "farder son manque de parole" [...] Montaigne ne le suit pas jusque-là, mais certains passages des Essais montrent qu'il reconnait la pertinence d'un discours qui fait sa part à l'autonomie de la politique." (p.714)
"Ce n'est pas pour son utilité qu'il faut aimer la vertu de vérité mais "pour elle mesme" [..] Cette exigence développée dans De la présomption trouve sa justification dans l'essai suivant, Du démentir [...] par l'un des traits centraux de l'anthropologie montanienne, l'entre-connaissance des hommes, dont la conduite trompeuse est la négation: "Nostre intelligence se conduisant par la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce, trahit la société publique." (p.715)
"Montaigne déplore, on l'a vu, l'importance accordée à l'honneur et aux noms en France; elle a pour résultat de pousser les différends jusqu'à la mort, notamment par les duels, alors que la vengeance devrait pouvoir se satisfaire de symboles plus doux. Cette transformation de querelles de mots en mortels combats d'honneur semble procéder, [...] des effets violents de l'attachement à des symboles vides. Mais dans "Couardise mère de la cruauté" (2, xxvii) le phénomène est expliqué par les effets violents de vies déficientes en représentation symbolique. Autrement dit, les hommes semblent acculés à la violence, d'un côté par des symboles devenus fous, de l'autre par manque de symboles. Entre ces deux perversions, Montaigne suggère, ici encore, mais sans l'articuler nettement, une voie médiane: ne pas condamner les symboles en général, car ils permettent la nécessaire théâtralisation des conflits, et ne pas les laisser prendre une importance telle qu'ils nourrissent à leur tour la violence, car ils ont à remplir une fonction de représentation de celle-ci." (pp.716-717)
"On a raison de se tenir à distance du [gouvernement populaire], ne serait-ce que parce que les gens de bien étant rares, c'est là qu'on trouvera le plus de vicieux." (p.717)
"Face à l'impossibilité pour l'acteur politique d'anticiper la fortune et de tout prévoir, il peut choisir la méfiance constante face à l'entourage et aux menaces possibles que réserve le hasard, où il peut opter pour une confiance sereine. La seconde attitude est non seulement préférable psychologiquement, elle est aussi plus efficace politiquement, car elle consiste à entretenir une apparence qui contribue à décourager les agresseurs éventuels. C'est souvent la peur qui suscite l'agressivité, comme le montre l'évocation, dans cet essai, du sort de Tristan de Moneins Moneins, sorti chétivement s'adresser à la foule pendant l'émeute de la gabelle à Bordeaux en 1548." (p.718)
" [Montaigne] brosse un portrait moral plus nuancé et plus riche de l'homme, où les fins politiques ne suppriment pas sa capacité de se conduire selon un bien qui dépasse la politique, car en l'homme s'entremêlent le vice et la vertu." (pp.721-722)
-Philip Knee, "La Critique de la politique dans les Essais. Montaigne et Machiavel", Revue canadienne de science politique, Vol. 33, No. 4 (Dec., 2000), pp. 691-722.
"Par le rôle limité qu'il confère l'Etat, Montaigne annonce et prépare certains aspects de la pensée libérale des 17e et 18e siècles." (p.692)
"La grandeur d'une cité, selon Machiavel, est de permettre la pleine participation des citoyens à la communauté politique, chaque citoyen y étant animé d'une vertu civique qui lui fait envisager son propre développement à travers celui de la cité. Il n'y a donc pas ici de tension entre la vie politique et la vie individuelle et morale ; l'individu n'aspire pas à se retirer de la vie publique, car celle-ci le constitue dans son humanité même. La virtu dans les Discours n'est pas seulement l'habileté politique du prince ou la vaillance guerrière du héros individuel, c'est la participation et le partenariat des citoyens dans la république. Au-delà de la simple formule du gouvernement mixte reprise d'Aristote, permettant de résister aux faiblesses inhérentes à chacune des formes pures [...] c'est la dynamique interne de la cité qui constitue la virtu collective propre aux républiques. En favorisant la liberté politique, elle permet de résister à la corruption du temps, quand l'ambition et l'intérêt personnel prennent le dessus sur le souci du bien commun." (p.694)
"L'homme ne réalise ses fins naturelles qu'à travers une vie communautaire forte, et Machiavel ne fait que tirer les conséquences de cette vision en préconisant l'utilisation des moyens nécessaires à l'instauration de telles cités. Mais ces moyens contredisent les préceptes de la doctrine chrétienne, car les valeurs de charité, de douceur, de pitié, de salut individuel, de pardon des ennemis sont incompatibles avec la vigueur nécessaire pour œuvrer à la grandeur politique. La morale chrétienne correspond à la vision d'un homme partiel, coup de ce qui le fait vraiment homme, c'est-à-dire son appartenance à une cité. Viser la réalisation d'un homme défini d'abord comme social impose de rompre avec cette morale ; et cela impose aussi, puisque c'est la morale à laquelle adhèrent la plupart des hommes, de l'utiliser contre elle-même." (p.695)
" [Montaigne] use parfois de simplification en présentant la soumission de l'individu au collectif comme résumant la position des Anciens ; mais parfois cette simplification lui sert de référence négative pour dire à la fois qu'il n'a pas lui-même la force pour envisager un tel engagement et que celui-ci doit être mis en cause en tant que tel. Selon toute vraisemblance, le récit des Essais restitue mal l'ampleur de l'engagement public réel de Montaigne, que sa réputation courante sous-estime et sur lequel il reste remarquablement discret. Au fil de l'évolution du texte, cependant, il est clair qu'il privilégie de plus en plus le souci de soi par rapport à l'engagement politique." (p.696)
"S'il défend des valeurs irréductibles à la vie politique, Montaigne ne le fait pas au nom du salut chrétien mais de l'examen de soi socratique. La séparation du public et du privé qu'il préconise n'est pas absolue ; il vise un équilibre." (p.696)
"En parlant de lui-même, Montaigne propose à chacun, non de se détourner de la politique, mais de transformer son rapport personnel à elle, en cessant d'y investir une exigence de moralisation de la société, pour y voir un ordre permettant à chaque individu de gérer librement et ouvertement ses jouissances corporelles, familiales, économiques. Mettant l'accent sur les choix de la conscience individuelle, Montaigne décrit une manière d'être au monde axée sur la réflexion sur soi, qui confère donc une place limitée à l'engagement public et militaire. C'est pourquoi il ne procède pas à une analyse des formes institutionnelles de l'ordre politique qui conviendrait ; son approche reste psychologique et elle se nourrit de l'examen qu'il fait de lui-même, de ses goûts et de ses craintes, dans son rapport aux obligations de la vie sociale. Montaigne attend du pouvoir politique un cadre juridique qui empêche que l'individu soit soumis aux caprices des princes, qui le place à l'abri d'obligations où il perdrait la maîtrise de ses choix, qui lui permette de poursuivre ses intérêts sans que les lois prétendent moraliser ses conduites et les rendre conformes à un idéal précis de justice [...] On voit la modestie d'une telle politique, qui aspire à créer un cadre public propice à une vie privée libre et sûre. Ce ne sont ni la perfection morale ni la sainteté, découlant des métaphysiques ancienne ou chrétienne, qui dictent à la politique ses fins ; et pas davantage la recherche d'une grandeur qui permettrait de résister à la corruption du temps et donnerait sens à l'existence des citoyens." (p.697)
"Contre la vision exclusivement politique de l'homme de Machiavel, Montaigne rejoint ainsi la figure qui se dégage de l'éthique aristotélicienne, celle d'un équilibre entre le bien défini comme vie active dans la cité et le bien défini comme contemplation divine par le philosophe [...] un équilibre qui se retrouve chez les stoïciens, entre la vie consacrée au service de l'Etat et la vie de loisir ou d'oisiveté. L'individualisme de Montaigne en esquisse une version moderne et démocratique, où cette éthique n'est pas réservée à quelques hommes." (p.699)
"A la fois obéir aux lois de sa société et savoir que leur justice n'est pas la justice, à la fois critiquer les coutumes et respecter l'ordre qu'elles rendent possible, peut constituer un principe de vie sociale assumé par l'ensemble d'une société. Ce dédoublement de la conscience qu'il s'agit de généraliser suppose l'adoption par les citoyens d'un certain scepticisme quant à la naturalité de l'ordre politique." (p.699)
"La description de la genèse des cités dans les Discours [...] est aux antipodes de la conception aristotélicienne de la sociabilité naturelle. La politique naît du hasard, et les hommes se donnent des chefs et des lois pour répondre à la nécessité [...] sans qu'une instance naturelle serve de fondement à la justice. Il ne s'agit pas d'immoralité dans cette approche, ce qui supposerait que les moyens politiques mis en œuvre violent la nature humaine. C'est plutôt que la politique n'est pas susceptible d'être jugée en termes de valeurs morales, car elle ne viole rien, n'injurie personne ; elle est en quelque sorte innocente, comme un pur conventionnalisme issu seulement de besoins empiriques. La politique machiavélienne consiste à répondre au fait qu'il n'y a rien de transcendant au jeu des usages et des circonstances, en s'efforçant d'inscrire dans ce cadre une certaine permanence du pouvoir. Ne reposant sur aucune stabilité naturelle, cette permanence ne saurait compter que sur l'énergie de la virtu, sur la capacité d'entretenir des croyances, d'agir par des artifices dans des conditions changeantes. C'est en ce sens que Machiavel peut affirmer que la quantité de bien et de mal dans le monde ne change pas." (p.700)
"Si Machiavel critique la morale chrétienne en semblant se réclamer de l'Antiquité, son loge de la virtu n'est l'éloge d'aucune vertu morale préchrétienne, telle qu'on la trouverait chez Platon, Aristote ou Cicéron. Il n'y a pas d'ordre politique qui satisferait adéquatement les exigences de la raison, ou de statut moral individuel permettant de satisfaire les désirs raisonnables de l'individu. En choisissant les moyens nécessaires en vue de la fin politique recherchée, en faisant plier la fortune, l'action politique ne peut se régler sur un ordre naturel stable qui exclurait le vice. Comme le remarque Strauss, la démarche de Machiavel est plus proche de celle des sophistes, son enseignement commençant là où s'arrête celui de Thrasymaque et de Calliclès." (p.701)
"Agir en politique, c'est accepter cette dépendance de l'action sur l'apparence, le jeu de miroirs du renom et de la réputation. L'homme politique ne peut totalement maitriser ce jeu, mais il peut s'y révéler habile et y exercer le pouvoir, précisément dans la mesure où les apparences ne sont pas vécues comme apparences par la plupart des hommes. L'art politique est l'art de cette existence hors de soi, dépendante des autres, même si c'est à leur insu ; une existence qui exige pour cela un constant travail d'adaptation." (p.702)
"Selon Machiavel, on peut faire plier la fortune par le maniement impétueux de la force et des artifices au moins dans la moitié des cas [...] Concédant, pour sa part, que les "deux tierces" des cas appartiennent à la fortune [...] l'attitude de Montaigne est plus résignée ou plus prudente. La fortune dirige si bien les événements que les calculs des hommes sont le plus souvent présomptueux ou au mieux incertains. Certes, ils peuvent parfois peser sur le cours des choses ; mais ils doivent surtout se garder de présumer de leurs forces. Plutôt que de se raidir pour résister à la fortune, Montaigne conseille d'apprendre à s'en accommoder, à se l'assimiler en quelque sorte ; et il décrit longuement les cas où les hommes s'exposent à ses coups quand ils prétendent la braver." (p.703)
"La politique exige la simplification au nom de l'urgence, donc une sorte de dogmatisme de l'occasion et de l'efficacité. Il ne s'agit pas tant, pour l'homme politique, de reconnaître que la vérité est hors de portée, que de savoir l'oublier, en glissant du plan de la pensée à celui de l'action. C'est pourquoi l'exigence de clarté et de précision de la philosophie est parfois inapte à saisir les enjeux de la vie publique. "La pureté et perspicacité de nos esprits" sont le plus souvent excessives [...] Exiger trop de la raison et vouloir comprendre toutes les circonstances et toutes les conséquences paralysent. La politique requiert de traiter les entreprises humaines "plus grossièrement et superficiellement", en en laissant une bonne part aux droits de la fortune." (p.704)
"La liberté de conscience face aux coutumes requiert donc un dédoublement psychologique du dedans et du dehors pour éviter à la fois le bouleversement social et la naïveté intellectuelle. Observer, décrire, critiquer, consentir: ainsi se dessine, chez Montaigne, la voie d'une sorte de stabilité que, de son côté, Machiavel ne conçoit que par la volonté politique de résister à la fortune." (p.705)
"La politique est souvent l'instrument d'une quête présomptueuse de stabilité, de certitude, de maitrise. On a vu que chez Machiavel cet effort est conçu dans le cadre du conventionnalisme ; mais il est fait plus souvent au nom d'une justice naturelle et il débouche sur l'utopisme. Montaigne en dénonce non seulement la vanité, mais les risques, puisqu'il produit des bouleversements qui peuvent se révéler bien pires que ce qu'on prétendait réformer. Le bouleversement de l'ordre existant au nom d'une justice naturelle ne produira jamais que de nouveaux usages, de nouvelles représentations imaginaires ; mais en chemin il ébranlera les usages qui assuraient l'ordre présent et il entraînera ainsi son lot de souffrances.
Cette modération n'a rien à voir avec une vision idéalisée que Montaigne aurait des lois ou des coutumes existant dans sa société, dont il ne cesse d'ailleurs de dénoncer les travers. S'il est très attaché à son indépendance matérielle, car elle est la condition de sa liberté d'esprit [...] il montre aussi qu'a l'inverse les biens ou l'argent peuvent être des sources de dépendance. [...] Il s'agit de protéger l'unité sociale qui résulte de l'ancienneté des lois, en s'opposant au déferlement d'opinions contestatrices, voire à la barbarie à laquelle il peut mener quand certains hommes "donnent le branle" et qu'en réaction ils sont imités par d'autres. Il en donne pour exemple l'engrenage des "nouvelletés" religieuses en France, d'abord promues par les contestataires protestants puis exacerbées par les réactions de la Ligue. Le spectacle des troubles est celui de violences d'abord engendrées et justifiées par de nobles causes, puis devenues plus féroces les unes que les autres en acquérant petit à petit une puissance propre de légitimation." (pp.706-707)
"Si les citoyens perdent l'habitude d'obéir aux lois, ils auront tendance à les contester dès que l'une d'elles contredira leur intérêt. Tout en admettant la légitimité de certains changements, Aristote recommande donc globalement la prudence, car ce sont les coutumes qui permettent aux hommes de réaliser leur nature sociable grâce à l'habitude.
Plus crispé que celui d'Aristote, le conservatisme politique de Montaigne associe souvent les dangers du changement politique en général aux troubles de son temps. Cependant, Montaigne est loin de défendre en toutes circonstances la coutume contre l'innovation, car l'une et l'autre peuvent prendre le visage de la tyrannie [...] quand les coutumes existantes n'assurent plus aux hommes l'existence réglée à laquelle ils aspirent et qu'elles les livrent aux coups de la fortune, l'obéissance ne se justifie plus et la mise en cause des lois et des institutions devient légitime." (pp.707-708)
"Montaigne opte pour un certain style de philosophie qui est aussi un certain style de rapport au politique: non celui de la compassion pour l'humaine condition, mais celui d'une distance, voire d'un certain dédain, tant les hommes sont peu capables de grandeur." (p.709)
"Machiavel montre en même temps que, tout en agissant pour le bon politique, il faut entretenir l'apparence du bon moral. Il ne suffit pas de se détourner de la politique imaginaire au nom de la mécanique des intérêts ; il faut aussi s'assurer des effets de l'imaginaire sur les ennemis, sur les conseillers et sur le peuple ; il faut savoir dévoiler pour soi ce qui est effectif et savoir le voiler pour les autres, en assumant la tromperie de son action (rendue nécessaire par la méchanceté des hommes), tout en couvrant cette tromperie par sa réputation." (p.710)
"L'option qui consiste à préférer à la vie publique une vie de "particulier" moralement belle est admise par Machiavel, en passant ; mais elle n'est mentionnée que pour mettre en évidence l'essentiel: qu'une telle option ne saurait se concilier avec la politique, car celle-ci exige le mal." (p.711)
"Cicéron cherche à dissoudre ce conflit. Ceux qui opposent les deux termes ne le font, selon lui, qu'au nom de ce qui paraît utile ; mais il n'y a, au bout du compte, rien de véritablement utile qui ne soit honnête, et rien d'honnête qui ne soit aussi utile à la cité. [...]
Machiavel ignore cette unité, en même temps qu'il évacue toute tension de l'utile et de l'honnête ; non pas, comme Cicéron, en montrant que les deux termes s'harmonisent, mais en éliminant l'un d'eux au profit de l'autre. [...] L'utilité politique requiert de ne pas faire intervenir l'exigence de conduites honnêtes, car séparée du bien public cette honnêteté se révèle nuisible. [...]
[...] Montaigne se contente d'[...] explorer la tension des deux exigences, en évitant soigneusement l'absorption de l'une par l'autre, la question ne pouvant se décider qu'au cas par cas. Au fil du texte, il fait se côtoyer une dénonciation très ferme du mensonge et de la cruauté, et une reconnaissance que le mal fait partie du monde, qu'il n'y a guère de sens à vouloir éliminer les vices par une politique qui serait moralement pure. Il applique ainsi à la politique sa description de la bigarrure de l'homme et de toute chose [...] Il note, par exemple, à la suite de Platon et Tacite, que toute justice comporte une part d'injustice, car ce qui est nécessaire au bien public va toujours léser, en quelque manière, certains individus privés. C'est pourquoi il est vain de prétendre priver la tromperie de son rang [...] Montaigne n'aboutit ainsi ni à une harmonisation de l'utile et de l'honnête, ni à l'élimination de l'un des deux termes. A travers une multiplicité de cas concrets, c'est à une série d'essais qu'il se livre pour tenter de cerner jusqu'à quel point, sous quelles formes et en quelles circonstances le mal doit être accepté ou refusé." (pp.711-712)
"Si l'on peut regretter des temps meilleurs, on ne peut fuir le sien, et prétendre substituer la morale à la politique s'y révéle naïf et dangereux: "Le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on massacre"." (p.713)
"Comme on purge le corps humain de ses humeurs nocives, il peut être nécessaire de purger la société de son énergie superflue pour l'empêcher de se détruire elle-même. On usera donc des guerres comme d'une saignée ; on formera les citoyens à la violence et au spectacle de la souffrance physique, comme le faisaient les combats de gladiateurs dans la Rome ancienne, qui étaient un merveilleux exemple, et de très grand fruit pour l'institution du peuple [...] Mais Montaigne n'en distingue pas moins ce qu'exige la santé de la cité de ce que sa conscience ou Dieu peut approuver ; et il n'hésite pas à associer à cet éloge de Rome une interrogation sur la moralité des méthodes qui faisaient sa grandeur : quoique cela soit bon politiquement, est-il juste, demande-t-il, "d'offenser et quereler autruy pour notre commodité" ?
D'autre part, Montaigne semble parfois mimer la démarche de Machiavel en présentant, à côté de la condamnation morale de la fausseté et de la reconnaissance de son inévitabilité politique, des arguments politiques contre la conduite de trahison: en plus d'être vicieuse, celle-ci peut en effet être inefficace [...] Celui qui a opté pour le bien des affaires aux dépens de sa foi et de sa conscience, celui qui a flatté et s'est dissimulé pour l'avantage de son entreprise, celui-ci se condamne à n'être plus cru lors même qu'il dira la vérité ; il tient avertis pour l'avenir ceux auxquels il a menti que sa parole et son visage ne sont que fausseté. Bref, un premier gain obtenu grâce au mensonge crée des obstacles considérables pour les négociations et les entreprises futures. Evoquant un cas analogue, Machiavel en conclut que pour éviter ces difficultés, celui qui trahit doit aussi savoir "farder son manque de parole" [...] Montaigne ne le suit pas jusque-là, mais certains passages des Essais montrent qu'il reconnait la pertinence d'un discours qui fait sa part à l'autonomie de la politique." (p.714)
"Ce n'est pas pour son utilité qu'il faut aimer la vertu de vérité mais "pour elle mesme" [..] Cette exigence développée dans De la présomption trouve sa justification dans l'essai suivant, Du démentir [...] par l'un des traits centraux de l'anthropologie montanienne, l'entre-connaissance des hommes, dont la conduite trompeuse est la négation: "Nostre intelligence se conduisant par la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce, trahit la société publique." (p.715)
"Montaigne déplore, on l'a vu, l'importance accordée à l'honneur et aux noms en France; elle a pour résultat de pousser les différends jusqu'à la mort, notamment par les duels, alors que la vengeance devrait pouvoir se satisfaire de symboles plus doux. Cette transformation de querelles de mots en mortels combats d'honneur semble procéder, [...] des effets violents de l'attachement à des symboles vides. Mais dans "Couardise mère de la cruauté" (2, xxvii) le phénomène est expliqué par les effets violents de vies déficientes en représentation symbolique. Autrement dit, les hommes semblent acculés à la violence, d'un côté par des symboles devenus fous, de l'autre par manque de symboles. Entre ces deux perversions, Montaigne suggère, ici encore, mais sans l'articuler nettement, une voie médiane: ne pas condamner les symboles en général, car ils permettent la nécessaire théâtralisation des conflits, et ne pas les laisser prendre une importance telle qu'ils nourrissent à leur tour la violence, car ils ont à remplir une fonction de représentation de celle-ci." (pp.716-717)
"On a raison de se tenir à distance du [gouvernement populaire], ne serait-ce que parce que les gens de bien étant rares, c'est là qu'on trouvera le plus de vicieux." (p.717)
"Face à l'impossibilité pour l'acteur politique d'anticiper la fortune et de tout prévoir, il peut choisir la méfiance constante face à l'entourage et aux menaces possibles que réserve le hasard, où il peut opter pour une confiance sereine. La seconde attitude est non seulement préférable psychologiquement, elle est aussi plus efficace politiquement, car elle consiste à entretenir une apparence qui contribue à décourager les agresseurs éventuels. C'est souvent la peur qui suscite l'agressivité, comme le montre l'évocation, dans cet essai, du sort de Tristan de Moneins Moneins, sorti chétivement s'adresser à la foule pendant l'émeute de la gabelle à Bordeaux en 1548." (p.718)
" [Montaigne] brosse un portrait moral plus nuancé et plus riche de l'homme, où les fins politiques ne suppriment pas sa capacité de se conduire selon un bien qui dépasse la politique, car en l'homme s'entremêlent le vice et la vertu." (pp.721-722)
-Philip Knee, "La Critique de la politique dans les Essais. Montaigne et Machiavel", Revue canadienne de science politique, Vol. 33, No. 4 (Dec., 2000), pp. 691-722.