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    Bertrand Russell, De la fumisterie intellectuelle

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Bertrand Russell, De la fumisterie intellectuelle Empty Bertrand Russell, De la fumisterie intellectuelle

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 13 Juin - 18:10



    "En 1940, il avait été invité à donner des cours à l’université de la ville de New York. Ces cours devaient porter exclusivement sur la philosophie et la logique et non sur la morale ou la politique. Néanmoins, dès l’annonce de sa nomination, une véritable cabale fut déclenchée s’opposant à sa venue, organisée par les milieux catholiques et protestants. Une certaine Mme Kay, dont la fille était inscrite à cette université, mais qui n’allait pas suivre les cours de Russell, porta plainte contre les gouverneurs de l’université, et obtint gain de cause. L’invitation faite à Russell fut donc annulée. L’avocat de Mme Kay décrivait l’œuvre de Bertrand Russell comme étant « lubrique, libidineuse, lascive, dépravée, érotique, aphrodisiaque, irrévérencieuse, étroite d’esprit, mensongère et dépourvue de toute fibre morale. »

    On reprochait à Russell son absence de croyance religieuse ainsi que son attitude par rapport à la sexualité et au mariage : il estimait qu’il ne fallait pas punir les enfants qui se masturbaient, que l’adultère occasionnel n’était pas nécessairement une cause de divorce, qu’il ne fallait pas réprimer pénalement l’homosexualité et que la nudité ne devait pas être taboue, entre autres abominations du même genre. Comme le conflit juridique opposait exclusivement Mme Kay aux gouverneurs de l’université, Russell ne put pas participer au procès, même comme témoin, ni aller en appel.

    Russell reçut le soutien de nombreux intellectuels, dont Albert Einstein et le penseur libéral John Dewey (qui fit malicieusement remarquer que ceux qui liraient les livres de Russell dans l’espoir d’y découvrir des obscénités seraient déçus), mais pas celui du maire de New York, Fiorello La Guardia ; le New York Times fit preuve d’une extrême prudence dans cette affaire, qui, aux Etats-Unis, est restée une cause célèbre dans les annales de la défense de la liberté académique.

    En 1950, Russell reçut le Prix Nobel de littérature, et revint à New York pour donner des conférences à l’université de Columbia, qui furent vivement acclamées. On ignore ce qu’en pensèrent alors Mme Kay, son avocat et le juge qui leur avait donné raison. Néanmoins, la période de la guerre fut difficile pour Russell, le « scandale » provoqué à New York lui ayant fermé de nombreuses portes au sein des universités. C’est dans ce contexte qu’il publia en 1943 son De la fumisterie intellectuelle, pamphlet où il fustige les superstitions d’origine religieuse, mais aussi les croyances irrationnelles concernant les femmes, les nations, la race ou la maladie mentale."

    "Russell a toujours été très critique de certains des penseurs classiques qui ont influencé la philosophie française contemporaine : Kant, Hegel et Marx et, plus encore, Nietzsche. Il était très hostile à Bergson, n’ignorait pas ses différences philosophiques avec Sartre, avec lequel il a néanmoins fondé le tribunal d’opinion Russell-Sartre jugeant les crimes commis pendant la guerre du Vietnam, et n’aurait sans doute apprécié ni Lacan, ni Derrida, ni Foucault, ni leurs successeurs.

    A cause de sa liberté de pensée et de son style ironique, on le compare parfois à Voltaire, et il se voyait lui-même comme un héritier des penseurs des Lumières, mais, par son athéisme et son naturalisme, il est plus proche de Diderot que de Voltaire.

    Sans entrer dans les subtilités de sa philosophie concernant la logique, les mathématiques et le langage (questions sur lesquelles il a changé souvent d’opinion), on peut remarquer qu’il y a deux constantes dans son attitude par rapport à la connaissance humaine : le réalisme, ou l’objectivisme, d’une part et l’empirisme d’autre part. Pour bon nombre de philosophes, la réalité est d’une certaine façon indissociable de nos perceptions, représentations mentales ou expériences subjectives. Mais pas pour Russell, qui soulignait « qu’une proposition, autre qu’une tautologie, si elle est vraie, l’est en vertu d’une relation avec un fait, et que les faits sont en général indépendants de l’expérience. »"

    "Son hostilité à l’égard de la religion chrétienne était en partie due à la place centrale qui y est donnée à l’homme. Supposé être créé à l’image de Dieu, le sentiment d’importance et d’omnipotence que l’homme peut en concevoir, sont aux yeux de Russell, une sorte de folie extrêmement dangereuse.

    On arrive au même anthropocentrisme si l’on pense le monde comme étant « construit », socialement ou pas, par notre esprit ou nos représentations. En revanche, l’idée qu’il existe une réalité objective indépendante de l’humain, et que l’homme n’est jamais que le résultat passager d’une évolution contingente sur une planète perdue quelque part dans l’univers, incline certainement à la modestie."

    "Russell considérait [Keynes] comme une des personnes les plus intelligentes qu’il ait connue."

    "L’homme est un animal rationnel, nous dit-on. Ma vie durant, je me suis employé à en chercher une preuve mais, j’ai eu beau visiter plusieurs pays et parcourir trois continents, je suis resté bredouille. Pis encore, j’ai constaté que le monde sombrait toujours plus profondément dans la folie. J’ai vu de grandes nations, jadis porteuses du flambeau de la civilisation, menées à leur perte par des prédicateurs de grandiloquentes balivernes. J’ai vu la cruauté, la persécution et la superstition se propager au point que les adeptes de la rationalité s’entendent taxés de vieux schnocks, tristes reliques d’une époque révolue. Tout cela est désespérant, mais le désespoir est un sentiment inutile. Afin d’y échapper, j’ai entrepris d’étudier le passé avec plus d’attention que je ne lui en avais prêté jusqu’alors et je me suis rendu compte, à la suite d’Érasme, que la folie était pérenne mais que l’humanité y avait pourtant survécu. Confrontées aux folies qui les ont précédées, celles de notre temps semblent plus supportables. Dans les pages qui suivent, je passerai en revue les sottises de notre temps et celles du passé et, mettant ainsi notre époque en perspective, nous verrons qu’elle n’est pas pire que celles que nos ancêtres ont connues sans encourir de désastre ultime.

    A ma connaissance, Aristote est le premier à avoir explicitement défini l’homme comme un animal rationnel. L’argument qu’il avançait à l’appui cette thèse, à savoir que certains d’entre nous sont capables de faire des additions, ne semble plus guère convaincant aujourd’hui. Il dénombrait trois sortes d’âmes : l’âme végétale, propre à l’ensemble du vivant, plantes et animaux confondus, qui s’intéresse exclusivement à la nourriture et à la croissance ; l’âme animale, commune à l’homme et aux animaux inférieurs, qui assure la locomotion ; et l’âme rationnelle ou intellect, esprit divin auquel les hommes participent à proportion de leur sagesse. L’intellect, qui fait de l’homme un animal rationnel, se manifeste de plusieurs manières et, tout particulièrement, par la maîtrise de l’arithmétique. Le système numérique des Grecs était affreusement alambiqué, si bien que la table de multiplication était très difficile à apprendre et que seuls les plus intelligents étaient en mesure d’effectuer des calculs complexes. À notre époque, où les calculatrices surpassent les hommes les plus intelligents, nul n’irait pourtant prétendre que celles-ci sont immortelles ni qu’elles procèdent d’une inspiration divine. L’arithmétique nous paraît d’autant moins prestigieuse qu’elle est plus simple."

    "L’Âge de la Foi, célébré par nos philosophes néoscolastiques, était un temps où le clergé s’en donnait à cœur joie. La vie quotidienne était truffée de miracles accomplis par des saints et de mauvais sorts jetés par des démons et des nécromanciens. [...]
    Des diablotins embusqués dans la nourriture que les moines s’apprêtaient à manger risquaient de prendre possession de leur corps s’ils omettaient de se signer avant chaque bouchée. Les personnes âgées ponctuent encore les éternuements d’un « Dieu vous bénisse », bien qu’elles aient oublié l’origine de cette coutume : on croyait qu’éternuer expulsait l’âme hors du corps, et que dire « Dieu vous bénisse » permettait de chasser les démons qui, à la faveur de telles expulsions de l’âme, risquaient de prendre possession du corps."

    "Quand Benjamin Franklin inventa le paratonnerre, le clergé britannique et américain, cautionné par George III, dénonça cette tentative impie de contrecarrer la volonté de Dieu. Les bien-pensants le savaient : Dieu brandit la foudre contre l’impiété ou un autre péché grave, et jamais ne frapperait les hommes vertueux. Si Dieu veut imposer son châtiment, Benjamin Franklin n’a donc pas à s’interposer en permettant aux criminels de s’y soustraire. Le docteur Price, l’un des plus éminents théologiens de Boston, se réjouit que Dieu ait su parer à cette contrariété : le Massachusetts fut en effet agité de tremblements de terre, expressions de la colère divine face aux « piques de fer de l’habile docteur Franklin » qui avaient eu l’audace de détourner la foudre. Du haut de sa chaire, l’éminent docteur déclara : « La ville de Boston, qui compte le plus grand nombre de paratonnerres de toute la Nouvelle-Angleterre, a été la plus gravement frappée par les tremblements de terre. Pour preuve qu’il est impossible d’échapper à la main de Dieu ! » Il semblerait toutefois que la providence ait renoncé à guérir Boston de sa vilenie : malgré la prolifération des paratonnerres, les séismes sont restés des phénomènes exceptionnels dans le Massachusetts. Il n’empêche que l’opinion du docteur Price est entérinée par l’un des plus grands hommes de notre temps : quand l’Inde fut secouée de violents séismes, Gandhi informa solennellement ses compatriotes que ces catastrophes étaient destinées à les punir de leurs péchés.

    Jusque dans mon île natale, cette opinion existe encore. Pendant la dernière guerre, le gouvernement britannique s’employa à promouvoir l’autarcie alimentaire. En 1916, un clergyman écossais imputa les échecs rencontrés dans la guerre au fait que le gouvernement avait autorisé la plantation de pommes de terre le jour du sabbat. La victoire fut tout de même assurée contre les Allemands, coupables d’avoir enfreint les dix commandements et non seulement un seul."

    "Les religieuses prennent ainsi leur bain tout habillées et, si on leur demande la raison d’une telle pudeur quand aucun homme ne risque de surprendre leur nudité, elles répondent : « Ah, mais vous oubliez le bon Dieu ! » À les entendre, leur dieu est un voyeur dont le regard traverse les murs de salle de bains, mais qu’un morceau de tissu suffit à arrêter. Quelle drôle de conception !

    La notion même de « péché » me laisse perplexe, mais sans doute cela tient-il à ma nature pécheresse. Si le péché consistait à infliger des souffrances inutiles, je comprendrais ; au lieu de cela, il consiste le plus souvent à les épargner. Il y a quelques années, la Chambre des Lords examinait un projet de légalisation de l’euthanasie dans le cas de maladies incurables et douloureuses. Outre plusieurs certificats médicaux, le consentement du patient était requis. Il me semblait tout naturel que l’on demandât le consentement du patient, mais l’archevêque de Canterbury, expert officiel en matière de péché, réprouva cette procédure. Dès lors que le patient y consent, en effet, l’euthanasie est un suicide et, par conséquent, un péché. Les Lords se rendirent à la voix de l’autorité et déboutèrent ce projet de loi. Pour complaire à l’archevêque et au Dieu dont il se réclamait, les cancéreux sont ainsi condamnés à une agonie aussi longue qu’inutile, à moins que leurs médecins ou leurs infirmières n’aient la décence d’encourir une accusation pour meurtre. Il m’est difficile de souscrire à la conception d’un Dieu qui prenne plaisir à contempler de telles tortures, et je ne suis assurément pas disposé à adorer un Dieu qui soit capable de cette cruauté aveugle."

    "Je suis tout aussi perplexe devant la définition de ce qui est péché et de ce qui ne l’est pas. Le pape refuse de soutenir la cause de la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux, au motif que les hommes n’ont pas de devoir envers les êtres qui leur sont inférieurs et que, les animaux étant dépourvus d’âme, les maltraiter n’est pas un péché. L’Église interdit en revanche à un veuf d’épouser sa belle-sœur, non que cette union puisse être malheureuse, mais parce que certains passages de la Bible la réprouvent."

    "Les orthodoxes invoquent contre la crémation une objection bien étrange, laissant à penser qu’ils sous-estiment l’omnipotence divine. Ils arguent en effet qu’il sera plus difficile à Dieu de recomposer un corps incinéré qu’un corps putréfié. Certes, il serait laborieux de récupérer les particules dispersées dans l’atmosphère et d’inverser le processus chimique de la combustion, mais n’est-il pas blasphématoire de supposer que cette opération soit impossible à Dieu ?"

    "Dès lors que nous renonçons à la raison pour nous soumettre à l’autorité, nous ne savons plus à quel saint nous vouer. Qui fait autorité ? L’Ancien Testament ? Le Nouveau Testament ? Le Coran ? En dernière instance, nous nous en remettons au livre considéré comme sacré par la communauté qui est la nôtre et nous y sélectionnons les passages qui nous agréent, en faisant l’impasse sur les autres. Il fut un temps où le verset le plus significatif de la Bible était : « Tu ne souffriras pas que vive une sorcière. » Aujourd’hui, nous préférons le passer sous silence ou marmonner une excuse quelconque. Ainsi, même en nous référant à un livre sacré, nous nous arrangeons toujours pour adopter une vérité qui conforte nos préjugés."

    "L’orgueil, qu’il soit individuel ou collectif, alimente la plupart de nos croyances religieuses. [...] Qu’il s’agisse d’enfer ou de paradis, la théologie part du principe que l’être humain est la plus importante des créatures. Et, comme tous les théologiens sont des êtres humains, aucun n’aurait idée de contester ce postulat."

    "Avec l’engouement pour la théorie de l’évolution, la glorification de l’homme a pris une forme nouvelle. On nous apprend en effet que l’évolution aurait été guidée par un grand dessein : au travers des millénaires de glaise et de trilobites, de dinosaures et de fougères géantes, d’abeilles et de fleurs sauvages, Dieu préparait son point d’orgue. Le temps venu, Il créa l’Homme, y compris des spécimens tels que Néron et Caligula, Hitler et Mussolini, dont la gloire transcendante vint parachever ce laborieux processus. À mon sens, même la perspective d’une damnation éternelle est plus crédible et moins ridicule que ne l’est cette piètre conclusion dans laquelle nous sommes censés admirer l’accomplissement suprême de la Toute-puissance. D’ailleurs, si Dieu était tout-puissant, pourquoi ne s’être pas dispensé d’un aussi long et fastidieux prologue à cette grandiose conclusion ?"
    -Bertrand Russell, De la fumisterie intellectuelle, L'Herne, 2013 (1943 pour la première édition états-unienne), 96 pages.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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