"Probablement sous l’influence d’Alain, René Capitant a tendance dans ses premières études à assimiler l’État national-socialiste au Léviathan, donc inévitablement à identifier l’idéologie nationale-socialiste à celle de Thomas Hobbes. Or, à partir de 1935, il approfondit cette comparaison pour en tirer une conclusion diamétralement opposée : la doctrine de l’absolutisme hobbésien n’a rien à voir avec la doctrine nationale-socialiste. Il y a entre elles toute la distance qui sépare l’individualisme de l’organicisme.
Cet approfondissement est imposé, en quelque sorte, à Capitant par la parution d’un livre d’un universitaire, J. Vialatoux La Cité de Hobbes, théorie de l’État totalitaire » (1935) qui expose le point de vue catholique sur cette question. Ce dernier « n’hésite pas à voir dans le Léviathan de Hobbes un État totalitaire semblable aux dictatures modernes ». Toutefois, selon Capitant, cette thèse est inexacte. D’un côté, elle reprend une antienne de la pensée catholique qui reproche à Hobbes d’être un penseur de la modernité, et de l’autre, elle interprète l’hitlérisme comme la résurgence moderne d’une « erreur ancienne » imputable au philosophe anglais. Capitant rappelle néanmoins que l’opposition des catholiques à Hobbes résulte essentiellement de ce qu’ils lui reprochent d’avoir déclaré l’Église catholique incompatible avec l’État. L’assimilation des deux idéologies, hobbésienne et totalitaire, est donc une occasion de refaire le procès de Hobbes. Contre cette tentative, le professeur de Strasbourg s’attache à montrer les « profondes différences » qui séparent « la doctrine du philosophe anglais, rationaliste et individualiste, des doctrines organicistes et mystiques qui soulèvent l’Allemagne du IIIe Reich ». En montrant ces différences, il entend espère-t-il « contribuer à l’explication de l’Allemagne contemporaine » [...]
En effet, explique-t-il « la pensée de Hobbes […] est profondément individualiste et par, conséquent en opposition complète avec l’organicisme de l’État totalitaire allemand ». On le voit bien à travers l’exemple de l’État. D’un côté, « le IIIe Reich voit […] dans le Léviathan un être collectif et réel et s’assigne pour mission de l’aider à l’incarner et à s’accomplir. L’État est, en quelque sorte, la loi vitale, qui s’empare des individus, les façonne, les organise et les assujettit aux fins de l’organisme social. En lui Léviathan prend corps. Il est vraiment l’animal monstrueux, fait de la chair des hommes, mais dont l’âme instinctive est radicalement étrangère à ceux-ci. » Rien de tel bien entendu chez Hobbes qui fait du Léviathan un usage purement métaphorique. Ici, l’État n’est qu’un simple moyen, et le Léviathan est un être artificiel, un simple « animal artificiel ». « Ce n’est même qu’une image, une fiction juridique qui ne donne à l’État d’autre personnalité que civile […] Comme la plupart des personnes de son temps, il conçoit l’État sous la forme d’un contrat social, d’un pacte conclu entre les individus. Nulle trace d’organicisme en lui, mais l’individualisme le plus rigoureux ». Paradoxalement, il va même jusqu’à trouver chez Hobbes le paradigme permettant de dégager un modèle intellectuel qui s’oppose à l’idéologie totalitaire.
De ce point de vue, c’est l’exemple des rapports entre la religion et l’État qui révèle bien la différence capitale entre les deux idéologies, l’absolutisme de Hobbes et l’idéologie du IIIe Reich. La grande leçon de Hobbes consiste à montrer que « l’État ne peut s’adresser exclusivement aux corps. Il s’adresse même essentiellement à l’esprit des hommes pour diriger leurs actions. La loi pénale […] n’agit pas à la façon des causes naturelles, mais par la crainte qu’elle inspire, par la menace d’une sanction. Elle agit sur la raison, en provoquant une “délibération” chez les sujets (V. De Cive, XVII, 14). Ainsi, le gouvernement des corps exige le gouvernement des esprits, l’ordre temporel est conditionné par l’ordre spirituel et la police est obligée de pénétrer dans le domaine des consciences ». Mais précisément, Hobbes ne recourt pas à des moyens totalitaires pour exercer cette domination des esprits. En effet, contrairement à ce que croit l’opinion commune, l’absolutisme hobbésien ayant un caractère limité dans son extension matérielle (dans son domaine) peut se combiner avec un certain libéralisme (un État absolu dans ses moyens, mais libéral dans ses fins). En d’autres termes, il est plutôt formel, de nature juridique, c’est-à-dire « limité à la sphère juridique » ; en revanche, il est tenu par des règles morales et religieuses. D’où une formule choc de Capitant qui rend compte assez bien de l’intention finalement libérale du philosophe anglais : sur le fond, « l’absolutisme politique de Hobbes recouvre […] une sorte de libéralisme moral, et rien ne montre mieux sa nature profonde, ni ne l’oppose plus clairement au totalitarisme ». En revanche, « l’absolutisme totalitaire » a un caractère potentiellement illimité en raison de la domination de l’idéologie totalitaire, comme on le verra à propos du caractère mystique de cette idéologie (V. infra § 2).
Mais, finalement, ce qui marque peut-être le mieux la différence entre les deux systèmes de pensée, c’est leur Weltanschauung, leur vision ultime de ce qu’est le sens de la vie. D’un côté, « pour Hobbes, le bien suprême de l’individu est la vie, le mal suprême la mort. Aussi l’État a-t-il pour mission essentielle de garantir aux individus la sécurité en faisant régner l’ordre. […] Ainsi, l’absolutisme est, pour Hobbes, la condition même de la sécurité individuelle. Tout son système s’explique par l’idée qu’il place la sécurité au-dessus de la liberté et de la justice. Mais cela ne l’empêche pas de rester individualiste ». Bien qu’il ne le dise pas, cet idéal hobbésien exprime la quintessence de la société de la modernité, qui annonce le triomphe de la bourgeoisie. Par opposition à cet idéal bourgeois de la sécurité, l’idéal nazi présente une dimension férocement anti-bourgeoise qui a séduit certains esprits par son orientation romantique, même morbide. En effet, alors que Mussolini propose comme slogan « Vivre dangereusement », Hitler prêche : « Vivre héroïquement », le philosophe anglais commente Capitant refuserait assurément de reconnaître ces devises. Ainsi, la comparaison avec l’absolutisme hobbésien » a permis à Capitant de dégager les traits spécifiques de l’idéologie nazie."
"Hobbes, philosophe anglais, [...] défend l’intérêt contre l’instinct, et entend montrer que « ce n’est pas l’instinct, mais la discipline consentie qui est à l’origine de l’État ». Dès lors, l’État absolutiste hobbésien n’a rien à voir avec l’État totalitaire de Hitler. Il est voulu par l’individu raisonnable qui comprend qu’il est de son intérêt bien entendu de consentir à l’existence de l’État qui lui évitera d’autres maux bien supérieurs (les maux de l’état de nature justement)."
"L’opposition déjà notée à propos de l’État permet à Capitant d’observer que la « Cité de Hobbes nous transporte dans un monde purement et froidement rationnel qui contraste absolument avec l’atmosphère de fanatisme mystique de la dictature allemande ». Mais le cas qui illustre le mieux cette différence entre l’absolutisme rationaliste de Hobbes et l’idéologie du IIIe Reich est le rapport entre l’État et la religion. D’un côté, l’État de Hobbes est un État essentiellement temporel, un État de police un Polizeistaat pour reprendre l’expression des juristes allemands d’avant-guerre, qui ne poursuit d’autre fin que l’ordre public. Certes, Capitant mentionne le renversement de l’argument hiérocratique effectué par Hobbes qui a voulu, expressément, subordonner l’Église chrétienne à l’État. Il explique que si le philosophe anglais « fait du monarque le chef de l’Église en même temps que de l’État, c’est pour des raisons non pas religieuses, mais tirées des nécessités même de l’ordre public. C’est pour rester État, c’est pour sauvegarder son autorité politique, que l’État est obligé de se subordonner l’Église ». C’est pour cette raison que l’État va même jusqu’à exiger le contrôle des opinions, et pénétrer dans le domaine des consciences pour surveiller l’application des articles de la loi. En fin de compte, l’État trouve dans l’Église une alliée pour faire respecter son pouvoir, « un auxiliaire de pouvoir ». Mais -et c’est le leitmotiv de Capitant- l’État domine l’Église. La doctrine de Hobbes « n’est ni messianique, ni théocratique. Ce n’est pas le prêtre qui gouverne l’État, mais le prince qui préside à l’Église. Ce n’est pas une religion, ni une mystique qui s’empare de l’État, c’est l’État qui affirme sa primauté et subordonne toute religion aux exigences de sa propre autorité. La domination religieuse n’est qu’un moyen de parvenir à la domination temporelle. Sans doute, l’absolutisme de Hobbes va plus loin dans le domaine religieux que dans le domaine économique, mais il reste dégagé de toute mystique, et par là, il s’oppose, encore et profondément, au national-socialisme. Il y a entre eux toute la différence qui sépare l’Église anglicane du néo-paganisme hitlérien ».
Aux antipodes de ce schéma hobbésien figure donc l’idéologie nationale-socialiste. « L’État hitlérien est une Église, par nature, par définition, parce qu’il est au service d’une idéologie dont il tient des règles d’action et dont il poursuit la diffusion dans les consciences allemandes. » En confondant radicalement le temporel et le spirituel, l’idéologie nationale-socialiste trahit la base du principe de laïcité : non seulement la distinction du pouvoir spirituel et du temporel, mais la séparation de l’Église et de l’État. Dès lors, le conflit entre le régime nazi et les Eglises est inscrit dans les gènes de ce régime. « Nul n’a pu s’étonner que le national-socialisme ait prescrit la dissolution des loges maçonniques, mais le conflit avec les Églises chrétiennes devait également se produire. Aucun Concordat ne pouvait le prévenir, ni l’arbitrer. »
Ainsi, le nationalisme allemand prôné par Hitler apparaît non seulement comme une manifestation organiciste de la primauté du Tout sur les parties (V. supra), mais aussi et surtout comme une sacralisation d’un élément irrationnel, le nationalisme [c'est-à-dire la déification de la nation]."
"Capitant semble donc lui-même conscient de cette incohérence des nazis dans leur politique. Leur antisémitisme fait fi de toute considération réaliste. Il entraîne l’émigration des juifs, donc des pertes considérables pour l’Allemagne qui voit fuir intellectuels et hommes d’affaire. « Peu importe, le fanatisme prime l’intérêt ». L’idéologie dicte sa loi à la Realpolitik.
[...] Contradiction interne au régime nazi qui est écartelé entre des logiques différentes et, à un moment donné, contradictoires : une logique de la puissance, alimentée par le nationalisme, et une logique de la haine, centrée sur la doctrine raciale."
-Olivier Beaud, "René Capitant et sa critique de l'idéologie nazie (1933-1939)", Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, 2001/2 (N° 14), p. 351-378. DOI : 10.3917/rfhip.014.0351. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-politiques1-2001-2-page-351.htm
« Le Volk dépasse infiniment l’individu. Il suit sa loi propre, il accomplit sa mission, il poursuit son destin, au moyen des individus qui le composent et qu’il anime, mais indifférent à leurs désirs ou à leur sort. Les individus sont la matière de son corps, mais non l’esprit qui le dirige, ni l’enjeu de son action. Cet enjeu est exclusivement la grandeur de la nation, de cette nation pétrie d’individus et pourtant si radicalement étrangère à ceux-ci. »
-René Capitant, « L’idéologie nationale-socialiste », L’Année politique française et étrangère, oct. 1935, réédité dans les Écrits constitutionnels, Paris, éd. CNRS (textes rassemblés par J.-P. Morelou), 1982 p. 446-467, p.450.