"Le tout dernier paragraphe de la section 8 de l’Enquête inclut un habile résumé des problèmes afférant aux attributs de Dieu et aux difficultés insurmontables qu’il y a, du côté de Hobbes, à concilier les décrets absolus de Dieu et sa bienveillance et, du côté de Bramhall, à concilier la contingence des actions humaines avec la prescience divine. En ce point, je crois que la référence à la controverse est très précise et quasi transparente, Hume renvoyant dos à dos les deux protagonistes, ou plutôt les renvoyant à ce qu’il appelle ailleurs dans l’Enquête le « pays des fées », afin de mieux montrer au lecteur tout l’intérêt d’une définition de la nécessité et de la liberté qui ne s’appuieraient, comme les siennes propres, que sur l’examen de la vie courante.
Ce renvoi final n’empêche pourtant pas Hume d’emprunter à Hobbes certains éléments de sa position sur la nécessité et la liberté, hors donc les décrets absolus et nécessitants de Dieu. Aussi montrerai-je dans une première section ce que le compatibilisme de Hume emprunte à celui de Hobbes, le compatibilisme désignant ici l’affirmation d’une compatibilité de la nécessité et de la liberté de l’action humaine, sous réserve de bien les définir. Même sur ce fond commun, j’indiquerai également les écarts entre Hume et Hobbes qui concernent la définition de la nécessité et non celle de la liberté, à propos de laquelle la reprise est littérale. Cette différence quant à la définition de la nécessité concernant précisément l’existence, affirmée par Hobbes et non par Hume, d’une « cause première » à l’origine de toutes les causes nécessitantes, à savoir Dieu."
"Trois points communs unissent Hobbes et Hume : 1/ leurs définitions respectives de la nécessité empruntent à leurs conceptions respectives de la causalité, 2/ c’est à la suite de Hobbes que Hume se propose de donner une définition de la liberté compatible avec la nécessité et identifiant la première à une absence d’empêchements extérieurs, 3/ corrélativement, la liberté de la volonté se trouve résolument exclue par les deux auteurs.
Comme le faisait Hobbes, Hume tient à proposer des définitions claires de la nécessité et de la liberté à même de soutenir la thèse selon laquelle les actions humaines sont les effets de causes nécessaires."
"La nécessité se définit selon Hume par deux caractéristiques qui lui sont essentielles, « savoir : l’union constante [entre causes et effets ; ici motifs et actions] et l’inférence de l’esprit » qui va des uns aux autres. . Hobbes montrait ainsi cette nécessité par la volonté et la toute-puissance de Dieu : « la volonté de Dieu fait la nécessité de toutes choses », « Dieu tout-puissant […] œuvre en nous à la fois pour que nous voulions et que nous agissions, par la médiation des causes secondes » Cette référence à la toute-puissance divine est, au contraire, absente du texte humien.
Une autre preuve, donnée par Hobbes au numéro XXX de la controverse, repose sur un principe explicitement critiqué par Hume dans le livre I du Traité. Ainsi, selon Hobbes, rien ne peut commencer de soi-même : « on ne peut imaginer une chose qui commence sans cause ». De sorte que, « quand un homme commence d’avoir un appétit ou une volonté qui le porte vers une chose pour quoi, immédiatement ou auparavant, il n’avait ni appétit ni volonté, la cause de sa volonté n’est pas la volonté elle-même, mais quelque chose d’autre qui ne dépend pas de lui ». Or, tout en accordant à Hobbes sa conclusion, à savoir que « les actions volontaires ont toutes des causes nécessaires », Hume rejette au livre I du Traité le principe hobbesien."
"Le mécanisme hobbesien présent dans les Questions ne se retrouve pas chez Hume : nulle théorie des corps en mouvement ne fonde le nécessitarisme de ce dernier."
"C’est à Hobbes que Hume emprunte l’idée selon laquelle on parle de liberté et de contingence lorsqu’on a en réalité affaire à « une nécessité que l’on ne voit pas ». Sur ce point, la reprise me semble nette. Hobbes considère ainsi que « par contingent, les hommes n’entendent pas ce qui n’a pas de cause, mais ce qui n’a pas pour cause une chose que nous percevions ». Et Hume lui fait écho lorsqu’il observe que « le hasard ou l’indifférence ne tient qu’à notre jugement effectué à partir d’une connaissance imparfaite, et non aux choses mêmes ». Remarquons en même temps que Hume accompagne cette remarque de développements plus intéressants sur la probabilité et l’évidence."
"La définition humienne de la liberté, quant à elle, est directement reprise de Hobbes. Hume la définit comme « un pouvoir d’agir ou pas, selon les déterminations de la volonté », c’est-à-dire de nous mouvoir ou de rester en repos, et cette liberté, ajoutait-il, « appartient à quiconque n’est point prisonnier et enchaîné ». Hobbes écrivait dans le même sens que « les hommes sont libres d’agir comme ils le veulent et de s’abstenir d’agir s’ils le veulent », qu’« est libre de faire une chose celui à qui il est loisible de la faire s’il en a la volonté, et de s’en abstenir s’il a la volonté de s’abstenir » ; qu’un agent libre « est celui qui peut faire s’il le veut et s’abstenir s’il le veut », ce qui constitue la formulation la plus proche de celle de Hume. Et Hobbes ajoutait, exactement comme le fera Hume, d’une part, que cette « liberté d’agir selon la volonté », qu’il « ne nie pas », « l’humanité entière » la reconnaît , ce que Hume remarque lui aussi et, d’autre part, que « la liberté est l’absence d’empêchement externe au mouvement », de sorte qu’une telle liberté n’appartient pas « à celui qui est attaché »."
"Sur le fond d’une même thèse compatibiliste, d’une même définition de la liberté, et du même geste théorique consistant à montrer que la même raison qui nous fait exclure le hasard et la contingence des phénomènes naturels, doit nous faire exclure le libre arbitre des actions humaines, on a tout de même affaire, de Hobbes à Hume, à deux acceptions de la nécessité assez éloignées. Rappelons ainsi que chez Hobbes, la cause nécessaire se définit comme « conjonction de toutes les causes subordonnées à la première en une cause totale unique », un concours de causes antérieures qui peut très bien s’appeler, comme l’accorde Hobbes à Bramhall, « le décret de Dieu », alors que la nécessité se définit tout autrement chez Hume. Il la définit essentiellement, dans le prolongement de son analyse de la causalité, « comme une détermination de l’esprit à passer d’un objet à son concomitant habituel ». Il est évident que Hume espère, sur ce terrain de la vie courante débarrassé de références métaphysiques, théologiques et même ontologiques, gagner au nécessitarisme un plus grand nombre d’adeptes.
Mais pour cela, Hume entreprend, à la suite de Hobbes dans les Questions, de montrer que cette position est non seulement compatible avec la moralité et la religion mais lui est, surtout, plus conforme que la conception adverse."
"Premièrement, Hume montre que récompenses et punitions légales ne sont efficaces que si elles influent sur les actions, autrement dit agissent comme des motifs, c’est-à-dire comme des causes régulières. L’influence des récompenses et des châtiments apparaît ainsi à Hume comme une illustration de la doctrine qu’il défend, comme « un cas de cette nécessité [qu’il entend] établir ici ». Apparemment, on est ici assez éloigné de la réponse de Hobbes à Bramhall, lequel envisageait comme nécessairement injustes « les lois qui interdisent ce qu’un homme ne peut en aucun cas éviter ». À cela, Hobbes répondait en trois points. D’abord, c’est justement que la loi punit les actes qui volontairement (et nécessairement) l’enfreignent, dans la mesure où « elle regarde à la volonté, et à aucune cause antécédente d’action » : ce point ne se retrouve pas chez Hume. Ensuite, et « mieux encore », Hobbes remarquait qu’« aucune loi ne peut jamais être injuste » car la loi est produite par le consentement et « nul ne peut être injuste envers soi-même ». Ce point dépend du décisionnisme hobbesien et nous éloigne également de la remarque formulée par Hume. Enfin, et ceci nous rapproche de Hume, Hobbes répondait que la loi ne regarde pas à l’acte passé « mais au bien à venir », dans la mesure où le châtiment d’un criminel nécessairement poussé par ses motifs à enfreindre la loi, est « cause que d’autres ne voleront pas ». La loi est ainsi, à travers les châtiments qu’elle prescrit, une « cause de justice ». Et c’est précisément ce point que Hume reprend à son compte."
"Deuxièmement, et pour poursuivre l’énumération des avantages moraux de la doctrine de la nécessité effectuée par Hume, ce dernier montre que cette doctrine permet d’expliquer le fait de la responsabilité morale de l’agent, ou plus précisément pourquoi, en punissant les actions, c’est bien l’agent qui en est responsable que l’on punit. Selon Hume, en effet, ce point ne s’explique que si les actions procèdent nécessairement « de quelque cause dans le caractère », tandis que la doctrine du libre arbitre, en déliant le caractère des actions, laisse l’agent irresponsable des actions qu’il commet. Or, en réponse à Bramhall, selon qui celui qui n’a pas le choix et agit à cause d’une inévitable nécessité ne saurait être blâmé , Hobbes répondait que le seul objet que considère le juge est l’acte volontaire et que le bien est le bien et le mal, le mal, « même s’ils ne sont pas en notre propre pouvoir », et quand bien même le juge ignorerait l’ensemble des causes visibles et invisibles ayant conduit à l’acte, bon ou mauvais. En bref, « il suffit au juge que l’acte qu’il condamne soit volontaire ». Ce faisant, Hobbes affirmait la compatibilité de sa doctrine avec celle de la juste punition là où Hume, faisant un pas de plus, montre que la juste punition de l’homme à travers ses actions ne prend sens que d’après la doctrine de la nécessité, et s’avère incompatible avec la doctrine adverse.
Troisièmement, et en poursuivant cette même intention démonstrative, Hume observe que les variations de la responsabilité en cas d’actions accomplies inconsciemment, précipitamment et sans préméditation, ou bien suivies d’un repentir et d’une réforme du comportement, ne s’expliquent que d’après la doctrine de la nécessité. C’est seulement dans la mesure où les actions apparaissent comme des « preuves » plus ou moins bonnes (c’est-à-dire plus ou moins régulières) du caractère de la personne, donc seulement selon la doctrine de la nécessité, que de telles variations s’expliquent."
"Hobbes considérait pour sa part qu’aucune action humaine, aussi soudaine soit-elle, ne saurait être considérée par la loi comme étant « sans délibération » : « j’estime raisonnable de punir une action irréfléchie […] parce qu’on suppose que son auteur a eu le loisir de délibérer pendant tout le temps de sa vie qui a précédé pour savoir s’il devrait la commettre ou non ». La réponse de Hume me semble plus plausible car elle ne néglige pas le principe juridique d’atténuation de responsabilité (ou de « circonstances atténuantes ») mis en valeur par Bramhall.
C’est d’ailleurs ce principe dont Hobbes cherchera à rendre raison dans le Léviathan en consacrant un chapitre entier aux « crimes, excuses et circonstances atténuantes ». Néanmoins, c’est toujours en fonction de leur rapport à la loi que, selon Hobbes, les crimes s’avèrent excusables. Ainsi, ils le sont « entièrement » si la loi ne peut être connue (enfants et déments), si sa protection fait défaut ou si notre préservation nous pousse à l’enfreindre. De même, joue comme « circonstances atténuantes » le fait de suivre de mauvais interprètes de la loi, d’en être mal instruit par le souverain, ou d’être poussé par une passion soudaine à l’enfreindre (là où, à l’inverse, la préméditation implique une négligence délibérée de la loi, au profit de l’appétit). La gravité des crimes est également fonction, selon Hobbes, de la malice de leurs effets, ce qui inclut leur valeur d’exemple. Hobbes considère enfin que les « circonstances de temps, de lieu et de personne » peuvent atténuer ou aggraver les crimes mais, une fois encore, c’est essentiellement au « mépris de la loi » dont ces crimes procèdent que Hobbes rapporte finalement ces circonstances. Dans tout ce raisonnement, Hobbes relie certes l’atténuation du crime à celle de la responsabilité : par exemple, celui qui interprète mal la loi sous l’autorité d’un autre, ou en étant encouragé au crime par l’absence de sévérité ou même l’approbation tacite du souverain, n’en est pas totalement responsable. Mais il n’explique pas, comme le fera Hume, cette atténuation de la responsabilité par l’absence d’union entre ces crimes et les motifs « constants » de la personne. Et pour cause : seule la définition humienne de la nécessité comme conjonction régulière et inférence permet ce type d’explication."
"[Enfin] seules les actions libres, au sens où elles ne procèdent pas d’une contrainte extérieure, s’avèrent tributaires des motifs internes, et sont donc moralement louables ou condamnables ."
"Hume semble considérer cette réponse comme nulle et non avenue étant donné que, d’après lui, cela « dépasse le pouvoir de toute la philosophie » que de défendre, comme le fait Hobbes « la théorie des décrets absolus » tout en « exemptant la Divinité du grief d’être l’auteur du péché »."
-Éléonore Le Jallé, « La réception humienne du nécessitarisme de Hobbes », Dix-huitième siècle, 2014/1 (n° 46), p. 399-415. DOI : 10.3917/dhs.046.0399. URL : https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2014-1-page-399.htm