https://fr.wikipedia.org/wiki/Bertrand_Westphal
"La perception et la représentation de l’espace ne participent pas de l’évidence. Point n’est d’appréhension immuable des critères spatiaux, point de lecture statique des données topiques. Notre culture est encore redevable de schémas hérités des Lumières ou, mieux, du positivisme. De même que le temps n’est pas réductible à une métaphore fluviale qui en consacrerait le déroulement progressif et horizontal ou à une métaphore sagittale qui établirait sa réversibilité, l’espace n’est pas le contenant unidimensionnel qu’aurait déterminé une géométrie euclidienne adaptée au goût du positivisme. La révolution einsteinienne est passée par là. Tout est désormais relatif, même l’absolu. Depuis l’aube du XXe siècle, Euclide n’est plus celui qu’il était, ce qu’il était. Où sont les repères, où sont les coordonnées stables de l’espace ? Du reste, l’espace a peut-être échappé depuis le début à l’ordre euclidien. De tout temps, il a été soumis à une lecture symbolique. Les détails concrets de la géographie relevaient d’une herméneutique spirituelle et non d’une observation immédiate. Parlant de l’espace géographique dans les textes russes médiévaux, Youri Lotman notait : « La Géographie est devenue une forme d’éthique. Ainsi chaque mouvement de l’espace géographique est-il signifiant, au sens religieux et moral du terme ». Bien sûr, le Moyen Âge était enclin à cette attitude. Alors que le temps médiéval – très tôt défini par saint Augustin – scande le cheminement de l’homme vers un Dieu qui accapare son esprit et conditionne son âme, l’espace est, comme l’a rappelé Giuseppe Tardiola, « éminemment ontologique, psychologique, démonstratif ; comme le temps, il devient le champ d’action du symbole et de la liturgie ». Lorsque saint Brendan, légendaire moine irlandais, quitte la côte du Kerry pour entreprendre une Navigatio vers le Paradis, il adopte un calendrier liturgique et un parcours balisé par les réminiscences de la Bible. Euclide est oublié ; jamais il n’a été pris en considération par les moines et les scolastiques. L’espace – et le monde qui se déploie en lui – sont le fruit d’une symbolique, d’une spéculation, qui est aussi miroitement de l’au-delà, et, osons le mot, d’un imaginaire. Cet imaginaire ne se scinde en aucun cas du réel. L’un et l’autre s’interpénètrent selon un principe de non-exclusion qui est réglé sur le canon religieux. Toutes les choses étant créées par Dieu, elles participent d’une même réalité transcendantale, qui élude par avance les clivages qui émergeront plus tard entre réel et fiction, entre vraisemblable affirmé et invraisemblable supposé. Dante a conçu sa Commedia selon cette orientation panoptique (et verticale) qui lui consentait d’embrasser les trois dimensions de l’Au-delà : l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis. Avec lui, c’est tout le Moyen Âge qui a idéalement posé ce que Mikhaïl Bakhtine a appelé « la coexistence de toutes choses dans l’éternité ». L’espace était dans son intégralité spéculation d’une surnature et reflet de la Création. Si la conception du temps était statique au mètre de l’action matérielle, celle de l’espace était plus dynamique."
"La conception de l’espace-temps a évolué à partir de la Renaissance. Bakhtine a commenté ce passage dans son Esthétique et théorie du roman (1975) ; il a souligné l’importance d’un basculement capital : celui de la verticalité du temps à l’horizontalité, qui s’est traduit « par un élan en avant ». Voire une fuite en avant. Bakhtine aurait pu ajouter qu’inversement la perception de l’espace se verticalisait avec l’introduction de la perspective en peinture et en cartographie et avec l’alignement de notre planète sur la profondeur sidérale du système solaire. Ce revirement s’est affermi au fil des siècles ; il se vérifie encore aujourd’hui. Mais quelque chose donne à penser que notre espace et notre temps ont renoué avec une partie des caractéristiques marquantes du cadre en vigueur avant la Renaissance. Dieu est peut-être mort, qui sait ? Nietzsche est mort, en tout cas. Néanmoins, quel que soit le sort de Dieu, il n’est plus au cœur des débats. Notre société n’aspire pas à la transcendance. L’agencement de son espace-temps n’a pas réintégré la verticale. Mais l’espace-temps n’est plus tout à fait incliné dans le sens d’une horizontale non plus. La validité des repères s’est atténuée. Le postmoderne s’est installé et, révoquant en doute les certitudes de la modernité, a réconcilié le contemporain avec un certain proto-moderne – celui qui proclamait la cohérence d’un monde placé sous le signe de la non-exclusion et de la coexistence de toutes choses."
"Quelques principes rappelés par Michael J. Dear et Steven Flusty dans The Spaces of Postmodernity. Readings in Human Geography (2002). Selon eux, le postmodernisme approvisionne une ontologie de l’incertitude radicale, nantie cependant de principes, dans un régime de totale ubiquité5. Le postmodernisme se distingue ensuite en cela qu’il est né sur les ruines du XXe siècle : des vestiges fumants laissés par les conflits et surtout par la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi des décombres cacophoniques de l’unité du langage et de la représentation, dont la crise a été décelée et analysée par Wittgenstein et ses successeurs. L’harmonie, fondée sur une perception dite « objective » (positiviste) mais qui, au fond, était idéologique, a vécu et, au moment de son implosion, a libéré toutes les subjectivités, nombreuses. Les discours se sont multipliés dans une belle profusion... et dans une non moins belle confusion."
"Dans ce contexte devenu – ou rendu – mouvant, le rôle des arts qui sont susceptibles d’entretenir avec le monde une relation mimétique revêt une importance nouvelle. La littérature, le cinéma, la peinture, la photographie, et j’en passe (comme, pour le moins, la musique, la sculpture), sortiraient-ils de leur confinement esthétique pour réintégrer le monde ? Question difficile, qui appelle un début de réponse, tout juste provisoire, en tout cas aléatoire. Sans vouloir anticiper sur le débat, on postulera d’emblée que si la perception du cadre spatio-temporel de référence s’estompe, le discours fictionnel que véhiculent les arts trouve ipso facto une portée originale. Moins nettement déporté sur les marges du réel qu’il ne l’était voici un demi-siècle encore ou à peine plus, il a gagné en force de persuasion. Et si la crédibilité se mesure toujours à l’aune de la référence au « vrai » monde, il n’est plus dit, en pleine ère postmoderne, que le monde de ciment, de béton ou d’acier soit plus « vrai » que le monde de papier. J’évoquais plus haut le dédale postmoderne, or chaque labyrinthe spatialement hiérarchisé dispose d’un monstre en son centre. Dans la tératologie antique, le Minotaure était mi-homme, mi-taureau. Et qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’en serait-il, si le Minotaure avait survécu ? Il serait resté un monstre, un être composite, mais comme beaucoup de monstres il aurait été réhabilité. Que l’on songe à la romance empathique tressée autour des différents King Kong cinématographiques, et à toutes les Bêtes que des Belles ont croisées, aimées parfois. C’est que les temps sont à l’hétérogène. Au cœur du labyrinthe, le Minotaure constituerait le signe tangible d’une nouvelle alliance entre une réalité normative (la « normalité », en un mot) qui ne serait plus tranchée d’une fiction hors norme. Au demeurant, reste-t-il aujourd’hui un point de vue qui puisse revendiquer le primat ? La domination coloniale s’est discréditée et avec elle la domination d’une civilisation, d’une couleur de peau et d’une religion sur les autres ; de la même façon, sont révolues les dominations d’un sexe sur l’autre, d’une sexualité sur l’autre. L’heure est derechef à la coprésence du divers, mais dans le silence de Dieu. L’analogie est ainsi relative avec la perception médiévale des dimensions de l’existant, mais la divergence est absolue."
"On pourrait proposer deux approches fondamentales des espaces perceptibles : l’une serait plutôt abstraite, l’autre davantage concrète ; la première embrasserait l’« espace » conceptuel (space), la seconde le « lieu » factuel (place). Mais l’une n’est pas exclusive de l’autre, ne serait-ce que parce que la démarcation entre espace et lieu est quelque peu flottante. Dans Space and Place. The Perspective of Experience (1977), le géographe américain Yi-Fu Tuan voyait plutôt dans l’espace une aire de liberté, où la mobilité s’exprime, alors que le lieu serait un espace clos et humanisé : « Comparé à l’espace, le lieu est un centre calme de valeurs établies ». Cette acception trouve aux États-Unis, un écho particulier. Pour Tuan, l’espace ne se transforme en lieu que lorsqu’il entre dans une définition et prend un sens. Et d’ajouter : « Tout le monde entreprend de transformer l’espace amorphe en une géographie articulée ». Pour le commun des mortels, le lieu est un repère sur lequel le regard se pose et où il fait une pause, « un point de repos ». La distinction entre espace et lieu a été étudiée par les géographes, les sociologues, au fond par tous ceux qui ont dû appliquer au lieu une réflexion théorique.
Devant le flou qui marque la délimitation entre espace et lieu, certains ont préféré explorer d’autres voies. Après avoir préconisé un recours modéré et critique au terme espace, l’urbaniste italienne Flavia Schiavo a tout bonnement proposé de lui substituer la notion de contexte, qui rassemble les valences matérielle et immatérielle contenues dans les deux termes (espace, lieu). Le contexte intègre, selon elle, l’aire sociale, culturelle, etc., qui « organise l’architecture globale d’un lieu habité15 ». En somme, l’espace qualifié entre dans la constitution du lieu, tandis que la connexion des deux participe d’un contexte. La phénoménologie a focalisé beaucoup d’énergie sur cette question. Pour sa part, elle sépare la Lebenswelt (Husserl, Schütz), qui est le lieu des activités intentionnelles de l’homme (et de la femme), de l’Umwelt, qui est le cadre dans lequel ces activités s’accomplissent. Là encore, la difficulté consiste à dégager une typologie des interactions entre l’espace proprement humain (Lebenswelt) et l’espace qui environne l’homme (Umwelt). Du reste, si l’on s’accorde avec Maria De Fanis, toujours italienne mais géographe, les sujets sont entendus comme « des entités qui, se modelant sur l’espace, le chargent d’actions, d’idées, de valeurs individuelles et collectives qui le transforment en lieu ». Il n’est décidément pas simple de sortir tout de go de la dichotomie du spatial et du local. Hans Robert Jauss, le promoteur des études de réception critique, a lui aussi contribué à alimenter le débat. S’appuyant sur les travaux des sociologues Alfred Schütz, auteur de la théorie des axes de pertinence, et Thomas Luckmann, élève de Schütz, Jauss a fait de l’inscription dans l’espace-temps une réalité quotidienne « éprouvée comme un monde intersubjectif que je partage avec les autres ». Cette réalité est constituée par « la relation spatiale “ici-et-là-bas”, et comme monde relationnel (Mitwelt) par la situation de vis-à-vis ». Si l’Umwelt relève du constat, la Mitwelt suppose une action, ou plus exactement une interaction, qui donne son sens à l’existence de l’individu. Comme les phénoménologues dont il s’inspire, Jauss évoque alors « la relation spatiale “ici-et-là-bas”, à partir de laquelle la réalité quotidienne s’organise en monde environnant ».
De fait, c’est l’étude de cette relation qui motive l’ensemble de la géocritique. Il s’agira de sonder les espaces humains que les arts mimétiques agencent par et dans le texte, par et dans l’image, ainsi que les interactions culturelles qui se nouent sous leur patronage. Avant d’aboutir à une tentative de définition de la méthodologie géocritique, trois escales sont programmées. Elles me permettront de cerner les fondements théoriques de la géocritique. C’est par une réflexion sur la spatio-temporalité que va s’ouvrir ce livre. On y verra comment les métaphores du temps tendent à se spatialiser depuis les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale et de quelle façon l’espace a été revalorisé au détriment d’un temps qui, dans la critique et la théorie, avait exercé jusque-là une suprématie sans partage. Je m’attarderai ensuite sur une constante de l’espace contemporain : sa mobilité, qui est peut-être bien devenue chronique. Y aurait-il désormais un état permanent de transgression, de franchissement – une transgressivité, qui ferait de tout espace un ensemble foncièrement fluide ? La pérégrination à travers la spatialité constituant une odyssée de plus, une troisième escale s’imposait sans doute. Elle est dévolue à une spéculation théorique sur les liens entre le monde et le texte (ou l’image), le référent et sa représentation. C’est dans ce troisième chapitre qu’est sondée la référentialité, la nature du lien entre le réel et la fiction, entre les espaces du monde et les espaces du texte. Une place spéciale sera réservée à la théorie des mondes possibles, dont les illustrateurs ont été nombreux en Europe et dans les pays anglo-saxons depuis que Alexius Meinong et Ludwig Wittgenstein eurent établi une analogie entre le monde de la réalité dite « objective » et les mondes abstraits, les mondes du texte. Si l’on se reportait au distinguo traditionnel entre « espace » et « lieu », on noterait que les trois premiers chapitres privilégient l’espace, car la spatio-temporalité, la transgressivité et la référentialité délinéent le cadre conceptuel avec lequel la géocritique s’harmonise. Mais, quoique cette opposition soit biffée dans les développements qui vont suivre (l’espace et le lieu confluant selon moi dans les « espaces humains »), force est de reconnaître que la géocritique s’assortit prioritairement à l’approche du lieu. Le quatrième chapitre expose la méthodologie géocritique. Il me donnera l’opportunité de compléter ce que j’avais une première fois évoqué dans l’article « Pour une approche géocritique des textes », paru en 2000 dans La Géocritique mode d’emploi, qui avait en quelque sorte lancé l’aventure géocritique. Dans un dernier chapitre, dont la nature conclusive ne saurait être que provisoire, il s’agira d’interroger l’importance du texte dans la construction du lieu, de passer de la spatialité du texte à la lisibilité des lieux. Poussant jusqu’au bout la question de la référentialité, je me demanderai qui du texte ou du lieu... fait l’autre. Au crépuscule du structuralisme, le texte fictionnel est rentré dans le monde pour s’y installer à son aise. Se peut-il qu’il s’engage dans la création du monde ?
L’un de mes objectifs est de dresser le début d’un inventaire « spatiologique », par-delà les frontières nationales du champ critique, par-delà les confins linguistiques du corpus fictionnel, par-delà aussi les seuils disciplinaires, puisque la littérature est ici recontextualisée dans un environnement qui fait la part belle à la géographie, à l’urbanisme, à bien d’autres disciplines encore. Car autant se rendre à l’évidence : la littérature, de même que les autres arts mimétiques – parce qu’ils sont justement mimétiques – ne paraissent plus isolables du monde en ce début de millénaire."
" [Chap 1 : Spatio-temporalité]
L’expression du temps qui passe prend souvent un tour spatial. Au XIXe siècle, on comparait volontiers l’écoulement du temps à un long fleuve tranquille. Certes, des événements fâcheux pouvaient troubler son cours, mais rien n’aurait su l’interrompre. Scarlett O’Hara voyait les maisons brûler sous le ciel de Georgie, les morts s’accumuler, les amants se séparer, mais « demain est un autre jour ». Pour elle, la progression du temps s’accordait avec le progrès, que le positivisme avait codifié. Progrès et progression étaient pratiquement synonymes à l’heure où l’industrie avait fait sa révolution. Et un démon tout droit sorti de l’imagination du physicien Laplace considérait, sans doute un sourire sardonique aux lèvres, la trajectoire mécanique et rectiligne des événements. Ce démon anonyme était redoutable, au moins autant que le Méphistophélès de Goethe ou le Woland de Mikhaïl Boulgakov, davantage sous certains aspects. Quelle était sa force ? Selon Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, il était « capable d’observer, en un instant donné, la position et la vitesse de chaque masse constituée de l’Univers, et d’en déduire l’évolution universelle, vers le passé comme vers l’avenir ». Le temps, que l’on se mettait à croire maîtrisable voire programmable, entrait dans une configuration simple, que Prigogine et Stengers ont décrite en ces termes : « La diversité qualitative des changements est réduite à l’écoulement homogène et éternel d’un temps unique, mesure mais aussi raison de tout processus ». Tant d’homogénéité était due à l’application d’une raison, mais aussi et surtout à la conscience d’avoir raison. La hiérarchie qu’imposait une telle vision paraissait infrangible. Le temps contenait le progrès ; le temps était asservi au progrès. Par conséquent, l’espace se contentait de servir de scène au temps qui dévoilait le dieu Progrès. Et cette scène servait de support au scénario que le positivisme imaginait sans grande imagination. Plastique, l’espace était soumis à la matérialisation programmée du temps. C’est que l’« écoulement homogène », dont parlent Prigogine et Stengers, devait bien se produire quelque part.
L’histoire des relations entre le temps et l’espace a longtemps suivi un cheminent à sens unique. Ainsi a-t-il fallu qu’on minutât parallèles et méridiens pour que les espaces coloniaux pussent se constituer. Encore aujourd’hui, ce n’est pas sans un pincement au cœur que l’on foule les pelouses bien entretenues qui entourent l’Observatoire de Greenwich. L’expérience du temps zéro fixé en un lieu précis, à quelques kilomètres de Londres, jadis capitale d’un immense empire colonial, ne laissera personne indifférent. Ce modèle célèbre d’entrecroisement spatio-temporel a d’ailleurs inspiré plus d’un roman contemporain, comme Le Méridien de Greenwich (1979) de Jean Echenoz, Waterland (1983) de Graham Swift ou L’Île du jour d’avant (1994) de Umberto Eco. Mais l’exemple de ces cercles imaginaires, aussi prestigieux soit-il, n’est pas isolé et concerne surtout l’histoire de la navigation. Lorsque les réseaux ferroviaires se sont développés, de concert avec le télégraphe, il a fallu remettre une nouvelle fois l’ouvrage sur le métier. Il s’agissait moins de situer les gares sur la carte du vaste monde que d’uniformiser les horaires des départs et des arrivées. Il fallait que l’espace fût saisi dans un temps universel. L’enjeu de cette démarche complexe était des plus concrets : en harmonisant les horaires, on réduisait le nombre des collisions ferroviaires dues à l’incompatibilité des repères temporels. On ne sait pas toujours que la gare de Pittsburgh compta jusqu’à cinq horloges indiquant l’horaire spécifique à chacune des compagnies de chemins de fer qui la faisaient fonctionner ! L’espace est la proie du temps et la confection d’un horaire universel peut devenir l’œuvre d’une vie. Dans Jardin, cendre (1965), roman du grand écrivain serbe Danilo Kiš, le père du protagoniste a travaillé pendant plusieurs années à l’élaboration d’un indicateur de chemins de fer. Désireux de répondre à cette question impérieuse : « Comment aller au Nicaragua ? », il a fini par couvrir huit cents pages de signes, annotations, idéogrammes en tous genres. « Dans ce somptueux manuscrit étaient mentionnés toutes les villes, tous les continents et toutes les mers, tous les cieux, toutes les terres, tous les méridiens. Dans ce manuscrit étaient reliées par un trait idéal les villes et les îles les plus éloignées. La Sibérie, le Kamtchatka, les Célèbes, Ceylan, Mexico, New Orleans y étaient aussi puissamment présents que Vienne, Paris ou Pest. C’était une bible sacrée, apocryphe, où se renouvelait le mystère de la Genèse, mais où étaient corrigées toutes les injustices divines et l’impuissance de l’homme ». Pour ce véritable héros des temps modernes, apôtre ante litteram de la compression spatio-temporelle, la correction de ces injustices supposait que l’on rétablît l’équilibre entre les coordonnées qui permettent au vivant de se situer dans la création. Peut-être que le même souci guidait ceux qui ont introduit le temps standardisé en Amérique du Nord à partir du milieu du XIXe siècle. Toujours est-il que le 18 novembre 1883, à midi, le standart time a été étendu à toute la partie septentrionale du continent sous la pression de l’American Railway Association. Cette opération précédait le découpage de toute la planète en fuseaux horaires de quinze degrés chacun. Les pays européens adhérèrent à la réforme dans les années 1890, à l’exception de la France qui attendit 1911 pour se plier au temps de Greenwich. C’est ensuite l’essor de l’aviation civile qui contribua à populariser les fuseaux et leur corollaire, le décalage horaire.
Sécurisant, stable en apparence, le temps servait à appréhender un espace que l’on craignait, à l’heure où le cadastrage du monde était la priorité des hommes et des grandes puissances. Mais une fois que l’espace fut maîtrisé, soumis à un régime de compression croissante qui dérivait principalement du développement des moyens de communication matériels et immatériels, c’est le temps qui a fini par sortir de ses gonds, par éclater, se rendre insaisissable. Cette dérobade se manifeste certes dans le jet lag, mais les premiers coups portés contre la suprématie de la dimension temporelle de l’existence humaine n’ont pas été le fait des frères Wright, de Blériot ou des autres pionniers de l’aviation. Ils ont d’abord été assenés par quelques génies de la physique et des mathématiques, qui conçurent un espace à quatre dimensions, dont la quatrième dimension était le temps. Cet espace temporalisé était devenu l’« espace-temps ». Les apports décisifs de Henri Poincaré, de Hermann Minkovski et de Albert Einstein à la théorie de l’espace-temps furent tous publiés en 1905. En septembre de cette année-là, Einstein formula une théorie restreinte de la relativité, qu’il compléta en 1916 par une théorie générale. Après que le continuum spatio-temporel eut été formalisé, les dimensions du temps et de l’espace échappèrent définitivement au domaine des évidences trompeuses, de même que s’interrompit jadis la « course » du soleil autour de la terre. « Dans l’espace ordinaire, lorsque la distance entre deux points est nulle, on dit que ces deux points coïncident. Il n’en va pas de même dans l’espace-temps : l’intervalle entre deux points peut être nul sans que les deux points coïncident », rappelle Jean-Paul Auffray."
-Bertrand Westphal, La Géocritique, Les Éditions de Minuit, 2011 (2007 pour la première édition).
-Bertrand Westphal, Le monde plausible,
-Bertrand Westphal, Atlas des égarements. Études géocritiques,
"La perception et la représentation de l’espace ne participent pas de l’évidence. Point n’est d’appréhension immuable des critères spatiaux, point de lecture statique des données topiques. Notre culture est encore redevable de schémas hérités des Lumières ou, mieux, du positivisme. De même que le temps n’est pas réductible à une métaphore fluviale qui en consacrerait le déroulement progressif et horizontal ou à une métaphore sagittale qui établirait sa réversibilité, l’espace n’est pas le contenant unidimensionnel qu’aurait déterminé une géométrie euclidienne adaptée au goût du positivisme. La révolution einsteinienne est passée par là. Tout est désormais relatif, même l’absolu. Depuis l’aube du XXe siècle, Euclide n’est plus celui qu’il était, ce qu’il était. Où sont les repères, où sont les coordonnées stables de l’espace ? Du reste, l’espace a peut-être échappé depuis le début à l’ordre euclidien. De tout temps, il a été soumis à une lecture symbolique. Les détails concrets de la géographie relevaient d’une herméneutique spirituelle et non d’une observation immédiate. Parlant de l’espace géographique dans les textes russes médiévaux, Youri Lotman notait : « La Géographie est devenue une forme d’éthique. Ainsi chaque mouvement de l’espace géographique est-il signifiant, au sens religieux et moral du terme ». Bien sûr, le Moyen Âge était enclin à cette attitude. Alors que le temps médiéval – très tôt défini par saint Augustin – scande le cheminement de l’homme vers un Dieu qui accapare son esprit et conditionne son âme, l’espace est, comme l’a rappelé Giuseppe Tardiola, « éminemment ontologique, psychologique, démonstratif ; comme le temps, il devient le champ d’action du symbole et de la liturgie ». Lorsque saint Brendan, légendaire moine irlandais, quitte la côte du Kerry pour entreprendre une Navigatio vers le Paradis, il adopte un calendrier liturgique et un parcours balisé par les réminiscences de la Bible. Euclide est oublié ; jamais il n’a été pris en considération par les moines et les scolastiques. L’espace – et le monde qui se déploie en lui – sont le fruit d’une symbolique, d’une spéculation, qui est aussi miroitement de l’au-delà, et, osons le mot, d’un imaginaire. Cet imaginaire ne se scinde en aucun cas du réel. L’un et l’autre s’interpénètrent selon un principe de non-exclusion qui est réglé sur le canon religieux. Toutes les choses étant créées par Dieu, elles participent d’une même réalité transcendantale, qui élude par avance les clivages qui émergeront plus tard entre réel et fiction, entre vraisemblable affirmé et invraisemblable supposé. Dante a conçu sa Commedia selon cette orientation panoptique (et verticale) qui lui consentait d’embrasser les trois dimensions de l’Au-delà : l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis. Avec lui, c’est tout le Moyen Âge qui a idéalement posé ce que Mikhaïl Bakhtine a appelé « la coexistence de toutes choses dans l’éternité ». L’espace était dans son intégralité spéculation d’une surnature et reflet de la Création. Si la conception du temps était statique au mètre de l’action matérielle, celle de l’espace était plus dynamique."
"La conception de l’espace-temps a évolué à partir de la Renaissance. Bakhtine a commenté ce passage dans son Esthétique et théorie du roman (1975) ; il a souligné l’importance d’un basculement capital : celui de la verticalité du temps à l’horizontalité, qui s’est traduit « par un élan en avant ». Voire une fuite en avant. Bakhtine aurait pu ajouter qu’inversement la perception de l’espace se verticalisait avec l’introduction de la perspective en peinture et en cartographie et avec l’alignement de notre planète sur la profondeur sidérale du système solaire. Ce revirement s’est affermi au fil des siècles ; il se vérifie encore aujourd’hui. Mais quelque chose donne à penser que notre espace et notre temps ont renoué avec une partie des caractéristiques marquantes du cadre en vigueur avant la Renaissance. Dieu est peut-être mort, qui sait ? Nietzsche est mort, en tout cas. Néanmoins, quel que soit le sort de Dieu, il n’est plus au cœur des débats. Notre société n’aspire pas à la transcendance. L’agencement de son espace-temps n’a pas réintégré la verticale. Mais l’espace-temps n’est plus tout à fait incliné dans le sens d’une horizontale non plus. La validité des repères s’est atténuée. Le postmoderne s’est installé et, révoquant en doute les certitudes de la modernité, a réconcilié le contemporain avec un certain proto-moderne – celui qui proclamait la cohérence d’un monde placé sous le signe de la non-exclusion et de la coexistence de toutes choses."
"Quelques principes rappelés par Michael J. Dear et Steven Flusty dans The Spaces of Postmodernity. Readings in Human Geography (2002). Selon eux, le postmodernisme approvisionne une ontologie de l’incertitude radicale, nantie cependant de principes, dans un régime de totale ubiquité5. Le postmodernisme se distingue ensuite en cela qu’il est né sur les ruines du XXe siècle : des vestiges fumants laissés par les conflits et surtout par la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi des décombres cacophoniques de l’unité du langage et de la représentation, dont la crise a été décelée et analysée par Wittgenstein et ses successeurs. L’harmonie, fondée sur une perception dite « objective » (positiviste) mais qui, au fond, était idéologique, a vécu et, au moment de son implosion, a libéré toutes les subjectivités, nombreuses. Les discours se sont multipliés dans une belle profusion... et dans une non moins belle confusion."
"Dans ce contexte devenu – ou rendu – mouvant, le rôle des arts qui sont susceptibles d’entretenir avec le monde une relation mimétique revêt une importance nouvelle. La littérature, le cinéma, la peinture, la photographie, et j’en passe (comme, pour le moins, la musique, la sculpture), sortiraient-ils de leur confinement esthétique pour réintégrer le monde ? Question difficile, qui appelle un début de réponse, tout juste provisoire, en tout cas aléatoire. Sans vouloir anticiper sur le débat, on postulera d’emblée que si la perception du cadre spatio-temporel de référence s’estompe, le discours fictionnel que véhiculent les arts trouve ipso facto une portée originale. Moins nettement déporté sur les marges du réel qu’il ne l’était voici un demi-siècle encore ou à peine plus, il a gagné en force de persuasion. Et si la crédibilité se mesure toujours à l’aune de la référence au « vrai » monde, il n’est plus dit, en pleine ère postmoderne, que le monde de ciment, de béton ou d’acier soit plus « vrai » que le monde de papier. J’évoquais plus haut le dédale postmoderne, or chaque labyrinthe spatialement hiérarchisé dispose d’un monstre en son centre. Dans la tératologie antique, le Minotaure était mi-homme, mi-taureau. Et qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’en serait-il, si le Minotaure avait survécu ? Il serait resté un monstre, un être composite, mais comme beaucoup de monstres il aurait été réhabilité. Que l’on songe à la romance empathique tressée autour des différents King Kong cinématographiques, et à toutes les Bêtes que des Belles ont croisées, aimées parfois. C’est que les temps sont à l’hétérogène. Au cœur du labyrinthe, le Minotaure constituerait le signe tangible d’une nouvelle alliance entre une réalité normative (la « normalité », en un mot) qui ne serait plus tranchée d’une fiction hors norme. Au demeurant, reste-t-il aujourd’hui un point de vue qui puisse revendiquer le primat ? La domination coloniale s’est discréditée et avec elle la domination d’une civilisation, d’une couleur de peau et d’une religion sur les autres ; de la même façon, sont révolues les dominations d’un sexe sur l’autre, d’une sexualité sur l’autre. L’heure est derechef à la coprésence du divers, mais dans le silence de Dieu. L’analogie est ainsi relative avec la perception médiévale des dimensions de l’existant, mais la divergence est absolue."
"On pourrait proposer deux approches fondamentales des espaces perceptibles : l’une serait plutôt abstraite, l’autre davantage concrète ; la première embrasserait l’« espace » conceptuel (space), la seconde le « lieu » factuel (place). Mais l’une n’est pas exclusive de l’autre, ne serait-ce que parce que la démarcation entre espace et lieu est quelque peu flottante. Dans Space and Place. The Perspective of Experience (1977), le géographe américain Yi-Fu Tuan voyait plutôt dans l’espace une aire de liberté, où la mobilité s’exprime, alors que le lieu serait un espace clos et humanisé : « Comparé à l’espace, le lieu est un centre calme de valeurs établies ». Cette acception trouve aux États-Unis, un écho particulier. Pour Tuan, l’espace ne se transforme en lieu que lorsqu’il entre dans une définition et prend un sens. Et d’ajouter : « Tout le monde entreprend de transformer l’espace amorphe en une géographie articulée ». Pour le commun des mortels, le lieu est un repère sur lequel le regard se pose et où il fait une pause, « un point de repos ». La distinction entre espace et lieu a été étudiée par les géographes, les sociologues, au fond par tous ceux qui ont dû appliquer au lieu une réflexion théorique.
Devant le flou qui marque la délimitation entre espace et lieu, certains ont préféré explorer d’autres voies. Après avoir préconisé un recours modéré et critique au terme espace, l’urbaniste italienne Flavia Schiavo a tout bonnement proposé de lui substituer la notion de contexte, qui rassemble les valences matérielle et immatérielle contenues dans les deux termes (espace, lieu). Le contexte intègre, selon elle, l’aire sociale, culturelle, etc., qui « organise l’architecture globale d’un lieu habité15 ». En somme, l’espace qualifié entre dans la constitution du lieu, tandis que la connexion des deux participe d’un contexte. La phénoménologie a focalisé beaucoup d’énergie sur cette question. Pour sa part, elle sépare la Lebenswelt (Husserl, Schütz), qui est le lieu des activités intentionnelles de l’homme (et de la femme), de l’Umwelt, qui est le cadre dans lequel ces activités s’accomplissent. Là encore, la difficulté consiste à dégager une typologie des interactions entre l’espace proprement humain (Lebenswelt) et l’espace qui environne l’homme (Umwelt). Du reste, si l’on s’accorde avec Maria De Fanis, toujours italienne mais géographe, les sujets sont entendus comme « des entités qui, se modelant sur l’espace, le chargent d’actions, d’idées, de valeurs individuelles et collectives qui le transforment en lieu ». Il n’est décidément pas simple de sortir tout de go de la dichotomie du spatial et du local. Hans Robert Jauss, le promoteur des études de réception critique, a lui aussi contribué à alimenter le débat. S’appuyant sur les travaux des sociologues Alfred Schütz, auteur de la théorie des axes de pertinence, et Thomas Luckmann, élève de Schütz, Jauss a fait de l’inscription dans l’espace-temps une réalité quotidienne « éprouvée comme un monde intersubjectif que je partage avec les autres ». Cette réalité est constituée par « la relation spatiale “ici-et-là-bas”, et comme monde relationnel (Mitwelt) par la situation de vis-à-vis ». Si l’Umwelt relève du constat, la Mitwelt suppose une action, ou plus exactement une interaction, qui donne son sens à l’existence de l’individu. Comme les phénoménologues dont il s’inspire, Jauss évoque alors « la relation spatiale “ici-et-là-bas”, à partir de laquelle la réalité quotidienne s’organise en monde environnant ».
De fait, c’est l’étude de cette relation qui motive l’ensemble de la géocritique. Il s’agira de sonder les espaces humains que les arts mimétiques agencent par et dans le texte, par et dans l’image, ainsi que les interactions culturelles qui se nouent sous leur patronage. Avant d’aboutir à une tentative de définition de la méthodologie géocritique, trois escales sont programmées. Elles me permettront de cerner les fondements théoriques de la géocritique. C’est par une réflexion sur la spatio-temporalité que va s’ouvrir ce livre. On y verra comment les métaphores du temps tendent à se spatialiser depuis les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale et de quelle façon l’espace a été revalorisé au détriment d’un temps qui, dans la critique et la théorie, avait exercé jusque-là une suprématie sans partage. Je m’attarderai ensuite sur une constante de l’espace contemporain : sa mobilité, qui est peut-être bien devenue chronique. Y aurait-il désormais un état permanent de transgression, de franchissement – une transgressivité, qui ferait de tout espace un ensemble foncièrement fluide ? La pérégrination à travers la spatialité constituant une odyssée de plus, une troisième escale s’imposait sans doute. Elle est dévolue à une spéculation théorique sur les liens entre le monde et le texte (ou l’image), le référent et sa représentation. C’est dans ce troisième chapitre qu’est sondée la référentialité, la nature du lien entre le réel et la fiction, entre les espaces du monde et les espaces du texte. Une place spéciale sera réservée à la théorie des mondes possibles, dont les illustrateurs ont été nombreux en Europe et dans les pays anglo-saxons depuis que Alexius Meinong et Ludwig Wittgenstein eurent établi une analogie entre le monde de la réalité dite « objective » et les mondes abstraits, les mondes du texte. Si l’on se reportait au distinguo traditionnel entre « espace » et « lieu », on noterait que les trois premiers chapitres privilégient l’espace, car la spatio-temporalité, la transgressivité et la référentialité délinéent le cadre conceptuel avec lequel la géocritique s’harmonise. Mais, quoique cette opposition soit biffée dans les développements qui vont suivre (l’espace et le lieu confluant selon moi dans les « espaces humains »), force est de reconnaître que la géocritique s’assortit prioritairement à l’approche du lieu. Le quatrième chapitre expose la méthodologie géocritique. Il me donnera l’opportunité de compléter ce que j’avais une première fois évoqué dans l’article « Pour une approche géocritique des textes », paru en 2000 dans La Géocritique mode d’emploi, qui avait en quelque sorte lancé l’aventure géocritique. Dans un dernier chapitre, dont la nature conclusive ne saurait être que provisoire, il s’agira d’interroger l’importance du texte dans la construction du lieu, de passer de la spatialité du texte à la lisibilité des lieux. Poussant jusqu’au bout la question de la référentialité, je me demanderai qui du texte ou du lieu... fait l’autre. Au crépuscule du structuralisme, le texte fictionnel est rentré dans le monde pour s’y installer à son aise. Se peut-il qu’il s’engage dans la création du monde ?
L’un de mes objectifs est de dresser le début d’un inventaire « spatiologique », par-delà les frontières nationales du champ critique, par-delà les confins linguistiques du corpus fictionnel, par-delà aussi les seuils disciplinaires, puisque la littérature est ici recontextualisée dans un environnement qui fait la part belle à la géographie, à l’urbanisme, à bien d’autres disciplines encore. Car autant se rendre à l’évidence : la littérature, de même que les autres arts mimétiques – parce qu’ils sont justement mimétiques – ne paraissent plus isolables du monde en ce début de millénaire."
" [Chap 1 : Spatio-temporalité]
L’expression du temps qui passe prend souvent un tour spatial. Au XIXe siècle, on comparait volontiers l’écoulement du temps à un long fleuve tranquille. Certes, des événements fâcheux pouvaient troubler son cours, mais rien n’aurait su l’interrompre. Scarlett O’Hara voyait les maisons brûler sous le ciel de Georgie, les morts s’accumuler, les amants se séparer, mais « demain est un autre jour ». Pour elle, la progression du temps s’accordait avec le progrès, que le positivisme avait codifié. Progrès et progression étaient pratiquement synonymes à l’heure où l’industrie avait fait sa révolution. Et un démon tout droit sorti de l’imagination du physicien Laplace considérait, sans doute un sourire sardonique aux lèvres, la trajectoire mécanique et rectiligne des événements. Ce démon anonyme était redoutable, au moins autant que le Méphistophélès de Goethe ou le Woland de Mikhaïl Boulgakov, davantage sous certains aspects. Quelle était sa force ? Selon Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, il était « capable d’observer, en un instant donné, la position et la vitesse de chaque masse constituée de l’Univers, et d’en déduire l’évolution universelle, vers le passé comme vers l’avenir ». Le temps, que l’on se mettait à croire maîtrisable voire programmable, entrait dans une configuration simple, que Prigogine et Stengers ont décrite en ces termes : « La diversité qualitative des changements est réduite à l’écoulement homogène et éternel d’un temps unique, mesure mais aussi raison de tout processus ». Tant d’homogénéité était due à l’application d’une raison, mais aussi et surtout à la conscience d’avoir raison. La hiérarchie qu’imposait une telle vision paraissait infrangible. Le temps contenait le progrès ; le temps était asservi au progrès. Par conséquent, l’espace se contentait de servir de scène au temps qui dévoilait le dieu Progrès. Et cette scène servait de support au scénario que le positivisme imaginait sans grande imagination. Plastique, l’espace était soumis à la matérialisation programmée du temps. C’est que l’« écoulement homogène », dont parlent Prigogine et Stengers, devait bien se produire quelque part.
L’histoire des relations entre le temps et l’espace a longtemps suivi un cheminent à sens unique. Ainsi a-t-il fallu qu’on minutât parallèles et méridiens pour que les espaces coloniaux pussent se constituer. Encore aujourd’hui, ce n’est pas sans un pincement au cœur que l’on foule les pelouses bien entretenues qui entourent l’Observatoire de Greenwich. L’expérience du temps zéro fixé en un lieu précis, à quelques kilomètres de Londres, jadis capitale d’un immense empire colonial, ne laissera personne indifférent. Ce modèle célèbre d’entrecroisement spatio-temporel a d’ailleurs inspiré plus d’un roman contemporain, comme Le Méridien de Greenwich (1979) de Jean Echenoz, Waterland (1983) de Graham Swift ou L’Île du jour d’avant (1994) de Umberto Eco. Mais l’exemple de ces cercles imaginaires, aussi prestigieux soit-il, n’est pas isolé et concerne surtout l’histoire de la navigation. Lorsque les réseaux ferroviaires se sont développés, de concert avec le télégraphe, il a fallu remettre une nouvelle fois l’ouvrage sur le métier. Il s’agissait moins de situer les gares sur la carte du vaste monde que d’uniformiser les horaires des départs et des arrivées. Il fallait que l’espace fût saisi dans un temps universel. L’enjeu de cette démarche complexe était des plus concrets : en harmonisant les horaires, on réduisait le nombre des collisions ferroviaires dues à l’incompatibilité des repères temporels. On ne sait pas toujours que la gare de Pittsburgh compta jusqu’à cinq horloges indiquant l’horaire spécifique à chacune des compagnies de chemins de fer qui la faisaient fonctionner ! L’espace est la proie du temps et la confection d’un horaire universel peut devenir l’œuvre d’une vie. Dans Jardin, cendre (1965), roman du grand écrivain serbe Danilo Kiš, le père du protagoniste a travaillé pendant plusieurs années à l’élaboration d’un indicateur de chemins de fer. Désireux de répondre à cette question impérieuse : « Comment aller au Nicaragua ? », il a fini par couvrir huit cents pages de signes, annotations, idéogrammes en tous genres. « Dans ce somptueux manuscrit étaient mentionnés toutes les villes, tous les continents et toutes les mers, tous les cieux, toutes les terres, tous les méridiens. Dans ce manuscrit étaient reliées par un trait idéal les villes et les îles les plus éloignées. La Sibérie, le Kamtchatka, les Célèbes, Ceylan, Mexico, New Orleans y étaient aussi puissamment présents que Vienne, Paris ou Pest. C’était une bible sacrée, apocryphe, où se renouvelait le mystère de la Genèse, mais où étaient corrigées toutes les injustices divines et l’impuissance de l’homme ». Pour ce véritable héros des temps modernes, apôtre ante litteram de la compression spatio-temporelle, la correction de ces injustices supposait que l’on rétablît l’équilibre entre les coordonnées qui permettent au vivant de se situer dans la création. Peut-être que le même souci guidait ceux qui ont introduit le temps standardisé en Amérique du Nord à partir du milieu du XIXe siècle. Toujours est-il que le 18 novembre 1883, à midi, le standart time a été étendu à toute la partie septentrionale du continent sous la pression de l’American Railway Association. Cette opération précédait le découpage de toute la planète en fuseaux horaires de quinze degrés chacun. Les pays européens adhérèrent à la réforme dans les années 1890, à l’exception de la France qui attendit 1911 pour se plier au temps de Greenwich. C’est ensuite l’essor de l’aviation civile qui contribua à populariser les fuseaux et leur corollaire, le décalage horaire.
Sécurisant, stable en apparence, le temps servait à appréhender un espace que l’on craignait, à l’heure où le cadastrage du monde était la priorité des hommes et des grandes puissances. Mais une fois que l’espace fut maîtrisé, soumis à un régime de compression croissante qui dérivait principalement du développement des moyens de communication matériels et immatériels, c’est le temps qui a fini par sortir de ses gonds, par éclater, se rendre insaisissable. Cette dérobade se manifeste certes dans le jet lag, mais les premiers coups portés contre la suprématie de la dimension temporelle de l’existence humaine n’ont pas été le fait des frères Wright, de Blériot ou des autres pionniers de l’aviation. Ils ont d’abord été assenés par quelques génies de la physique et des mathématiques, qui conçurent un espace à quatre dimensions, dont la quatrième dimension était le temps. Cet espace temporalisé était devenu l’« espace-temps ». Les apports décisifs de Henri Poincaré, de Hermann Minkovski et de Albert Einstein à la théorie de l’espace-temps furent tous publiés en 1905. En septembre de cette année-là, Einstein formula une théorie restreinte de la relativité, qu’il compléta en 1916 par une théorie générale. Après que le continuum spatio-temporel eut été formalisé, les dimensions du temps et de l’espace échappèrent définitivement au domaine des évidences trompeuses, de même que s’interrompit jadis la « course » du soleil autour de la terre. « Dans l’espace ordinaire, lorsque la distance entre deux points est nulle, on dit que ces deux points coïncident. Il n’en va pas de même dans l’espace-temps : l’intervalle entre deux points peut être nul sans que les deux points coïncident », rappelle Jean-Paul Auffray."
-Bertrand Westphal, La Géocritique, Les Éditions de Minuit, 2011 (2007 pour la première édition).
-Bertrand Westphal, Le monde plausible,
-Bertrand Westphal, Atlas des égarements. Études géocritiques,