"Si l'on considère la conscience qui vient au monde comme un commencement radical, elle devient une sorte d'absolu originaire, aussi insaisissable et inépuisable que le Cogito des métaphysiciens intellectualistes. La recherche de l'absolu dans le concret devient une poursuite aussi décevante que la chasse de l'Etre selon l'ordre des idées dans l'ontologie traditionnelle. Consciemment ou non, [mon ami] Merleau-Ponty s'est découragé devant la nécessité de repartir toujours à zéro, de reprendre toujours la même initiative, avec la seule certitude de n'aboutir jamais. Avant lui déjà, son inspirateur, Husserl, avait connu le même découragement.
Pour ma part, j'admettais la phénoménologie comme la seule voie d'approche vers la réalité humaine ; mais je ne pouvais accepter, chez Husserl, une sorte de métaphysique de l'intuition des essences, exprimée dans un langage dont l'hermétisme me rebutait. J'admettais l'épistémologie, mais je refusais l'ontologie, qui dégénérait si vite en une scolastique réservée à l'usage de quelques initiés. Je me méfiais de la prétention phénoménologique à la naïveté, à l'évidence ; je refusais l'idée d'un degré zéro de la connaissance, auquel il serait possible de revenir en pensée grâce à une procédure idéale quelle qu'elle soit." (p.22)
"Le triomphe du positivisme et du scientisme, au cours du XIX siècle, a rejeté au second plan l'apparition d'une nouvelle forme de connaissance qui, dès le milieu du XVIIIe siècle, connaît en Europe un prodigieux développement. Cette connaissance s'attache à la réalité humaine, considérée comme un objet d'enquête objective, et traitée selon les exigences de méthodologies spécifiques. Le XVIIIe siècle n'a pas inventé les sciences humaines ; elles s'étaient déjà annoncées, ici ou là, à travers la diversité des espaces-temps culturels. Mais c'est au XVIIIe siècle que prennent vraiment conscience d'elles-mêmes les sciences historiques et philologiques, l'ethnographie, l'économie politique, la psychologie...
De toute évidence, la constitution des sciences humaines nous touche de plus près que le développement des disciplines physicomathématiques. Or il ne semble pas que l'on n’ait jamais accordé aux sciences de l'humanité le même intérêt qu'aux sciences de la réalité matérielle. Tout se passe comme si l'intelligence humaine, en retard sur le devenir de la connaissance, n'était pas parvenue à se libérer des schémas mécanistes mis au point depuis le début du xvii' siècle. Les sciences rigoureuses définissent le prototype de toute vérité ; leur prééminence est attestée chaque jour par le développement de la civilisation technique, dont dépendent nos conditions de vie. L'espérance cybernétique (ou plutôt la désespérance), sous ses formes multiples, représente la dernière en date, et non la moins dangereuse incarnation de ce primat intellectuel de la machine." (pp.23-24)
"Peu d'intérêt dont bénéficiaient en France l'histoire et l'épistémologie des sciences humaines. Ce domaine inexploré n'était nulle part matière d'enseignement ou d'examen. Aussi bien serait-il injuste d'incriminer ici seulement les philosophes, comme si leur incombait le travail méthodologique à propos de toutes les disciplines. Chaque science devrait approfondir sa propre généalogie. Un savant sans histoire est un homme sans passé. À cet égard, la plupart de nos spécialistes sont des amnésiques. [...]
Aucune science de l'homme n'est isolable de toutes les autres ; les idées, les thèmes, les doctrines, et même les savants, circulent d'un compartiment à l'autre, si bien que l'unité et la continuité d'une quelconque branche de l'ensemble résultent d'une illusion d'optique. Chacune des sciences humaines ne trouve sa signification véritable que par référence à une science de l'homme, unitaire et générale. Pour bien comprendre l'histoire d'une discipline, il faudrait connaître l'histoire de toutes les autres." (p.31)
"Le domaine de la pensée interdisciplinaire est un no man's land. Mon livre tentait de nier la division du travail intellectuel, de remettre en question les limites, les frontières, les fondements ; il ne respectait pas les chasses gardées et les interdits, il gênait tout le monde. Les spécialistes de l'histoire, de la psychologie, de la sociologie, de la médecine considèrent chacun leur propre discipline comme prépondérante et, à l'intérieur de cette discipline, leur tendance particulière comme exclusive de toutes les autres. On ne modifie pas sans peine les habitudes mentales, solidement étayées par les intérêts bien entendus. Car le domaine des sciences humaines est aussi une féodalité, un réseau de seigneurs de toute envergure, grands princes et petits barons, dont chacun règne sur un territoire qu'il est résolu à défendre contre tous les empiètements, avec le concours vigilant de ses vassaux de tout grade. La recherche scientifique et le haut enseignement universitaire dissimulent derrière leurs nobles façades des conflits souvent sordides, des rivalités sans merci pour la conquête du pouvoir intellectuel et de l'argent." (p.32)
"La dissociation de la philosophie et des sciences humaines est contraire à la grande tradition de la pensée, telle que la représentent un Aristote, un Leibniz, un Kant, un Hegel, entre beaucoup d'autres. L'idéalisme, le spiritualisme, qui poursuivent une méditation solitaire et vide de tout contenu, me paraissent une perversion de la fonction de la pensée. Ce séparatisme métaphysique, sans doute hérité de la théologie catholique, est un caractère particulier de la culture française. Rien de tel en Allemagne, où le travail fécond des universités, depuis deux siècles et demi, maintient les liens entre la philosophie et l'histoire, la théologie, la philologie, l'archéologie, etc. Dans les pays anglo-saxons, la tradition de l'empirisme expérimental depuis Francis Bacon et Locke jusqu'à Hume, Bentham et Stuart Mill, assure un meilleur contact entre la réflexion philosophique et le contenu concret de la réalité humaine." (p.33)
-Georges Gusdorf, préface à l'édition italienne de l'Introduction aux sciences humaines, Essai critique sur leurs origines et leur développement, Paris, Les Éditions Ophrys, Nouvelle édition, 1974 (1960 pour la première édition), 522 pages. D'après l'édition numérique "Les classiques des sciences sociales".
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(pp.39-41)
"Quarante ans après l'ouvrage de Dilthey, Léon Brunschvicg demande à la physique seule, et à la mathématique, l'attestation des progrès de la conscience humaine. Paradoxe étrange, ni la biologie, ni l'histoire, ni la sociologie n'entrent en ligne de compte lorsqu'il s'agit de mettre en lumière l'avancement de la connaissance que l'esprit peut prendre de lui-même grâce à l'examen réfléchi de son travail d'élaboration scientifique. Le grand penseur qu'était Brunschvicg hésitait à reconnaître aux sciences humaines le statut de sciences à part entière ; elles demeuraient des parentes pauvres, misérables « sciences conjecturales », selon le mot de Renan. Cette attitude d'indifférence ou d'hostilité reste celle de bon nombre de philosophes de notre temps." (p.41)
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(pp.42-43)
"Aujourd'hui encore, lorsqu'on parle de « philosophie des sciences », on se réfère d'ordinaire au seul domaine des sciences dites exactes : mathématiques, physique, chimie et biologie. La très estimable Introduction à l'épistémologie génétique, de Piaget, atteste la persistance de cet état d'esprit, selon lequel la seule méthodologie des sciences de la matière et de la nature serait apte à fournir des indications pour le bon usage de la pensée. Les sciences humaines, sciences inexactes, ne pourraient, semble-t-il, donner à la méditation que de mauvais exemples. Le paradoxe est alors que les disciplines qui alimentent la connaissance de l’homme réel ne sont pas prises à témoin lorsqu'il s'agit pour l'homme de tirer au clair le sens de l'existence humaine. La fonction de l'épistémologie consiste à réaliser une prise de conscience, après-coup, des démarches de l'intelligence scientifique ; elle les répète en esprit pour en dégager la signification. Les sciences de l'homme ne se contentent pas de donner carrière à un esprit désincarné ; elles ont pour objet les attitudes, les conduites de la personnalité concrète et, par là, elles sont seules révélatrices du phénomène humain dans sa plénitude." (p.44)
"L'ignorance et l'incuriosité des philosophes vis-à-vis de l'essor des disciplines anthropologiques apparaît comme une caractéristique constante dans l’école française depuis Royer Collard et Victor Cousin jusqu'à Brunschvicg et Alain, en passant par Ravaisson, Lachelier et Lagneau ; la même attitude se retrouve d'ailleurs, sans distinction d'école, dans la pensée existentielle de Gabriel Marcel et dans l'ontologie phénoménologique de Jean-Paul Sartre. Mais les penseurs allemands, un Husserl, dans son souci de faire de la philosophie une « science rigoureuse », un Heidegger, tenacement hostile à tout humanisme où se dégraderait l'unité et l'universalité de l'être, apparaissent tout aussi hostiles à l'enseignement de Dilthey.
Lachelier, par exemple, qui règne sur une longue période de la philosophie universitaire française, publie en 1885, dans la Revue philosophique, un article resté classique, sous le titre : Psychologie et Métaphysique. L'étude conclut que la science authentique de l'esprit n'est pas la psychologie, mais la métaphysique. Les premiers mots du texte disent : « le nom de psychologie est récent... », affirmation péremptoire que vient tempérer un peu plus loin la correction suivante : « il importe peu de savoir à qui la psychologie doit le nom qu'elle porte aujourd'hui... » Une discipline condamnée ne mérite sans doute pas d'être examinée avec une précision excessive. On s'étonnera néanmoins que le penseur scrupuleux qu'était Lachelier n'ait pas pris la peine de s'informer davantage. Il aurait découvert sans trop de peine que le mot de « psychologie », loin d'être en 1885 un néologisme, avait déjà ses lettres de noblesse. Le terme Psychologia apparaît dès les dernières années du XVIe siècle dans le titre d'ouvrages allemands. On le retrouve, un siècle plus tard, dans les notes de Leibniz, et il devient bientôt d'un usage courant. Christian Wolff, qui fut une sorte de Lachelier dans la philosophie allemande du XVIIIe siècle, consacre à cette discipline des traités considérables, une Psychologia empirica en 1732 et une Psychologia rationalis en 1740. Toute une littérature d'études et de manuels fleurit dans le sillage de ces ouvrages. En Angleterre, David Hartley emploie le mot psychology dans ses Observations on man, parues en 1749, et traduites en français en 1755. Enfin le très célèbre Charles Bonnet publie en 1754 un Essai de psychologie où le mot s'affirme sous sa forme française.
Lachelier ignore dédaigneusement ces données historiques relatives à une discipline qu'il juge d'emblée sans intérêt. Il ne remonte pas au delà de Victor Cousin, en lequel il voit le fondateur de la psychologie française. Seulement il est permis, dès lors, de se demander ce que vaut la condamnation portée par un juge aussi mal informé. C'est en dehors de la tradition du spiritualisme universitaire que débute en 1843, à l'instigation de Baillarger, la publication des Annales médico-psychologiques ; dès l'origine, s'y affirme avec une lucidité prophétique le programme d'une science de l'homme, sain ou malade, selon l'esprit à la fois positif et philosophique de la glorieuse école parisienne de médecine et de psychiatrie, institutrice de l'Occident, envers laquelle la postérité se montre si ingrate. La philosophie française conserve pieusement dans ses archives Psychologie et métaphysique de Lachelier ; elle a oublié, ou plutôt elle n'a jamais pris en considération, le manifeste des Annales médico-psychologiques, non plus que l'œuvre séculaire qui s'en est suivie.
Le même Lachelier, en présence des développements contemporains de l'anthropologie, qui s'accordent mal avec des postulats spiritualistes, n'a pas d'autre attitude que de se voiler la face. Ayant lu, par hasard, une étude sur la famille préhistorique, d'où il ressort que celleci ne se conformait pas exactement aux préceptes de l'impératif catégorique, il communique son émotion à son ami Émile Boutroux, autre penseur de la même obédience : « Tout cela est effrayant, et quand cela serait réellement arrivé, il faudrait dire, plus que jamais, que cela n'est pas arrivé, que l'histoire est une illusion et le passé une projection, et qu'il n'y a de vrai que l'idéal et l'absolu ; là est peut-être la solution de la question du miracle. C'est la légende qui est vraie, et l'histoire qui est fausse. »." (pp.45-47)
"Peu de temps avant sa mort, en 1941, Charles Seignobos, historien honnête qui avait beaucoup réfléchi à la méthodologie de sa science, selon l'esprit positif en honneur à la fin du XIXe siècle, confiait à un confrère sa décetion : « J'ai l'impression, écrivait-il à Ferdinand Lot, que, depuis un quart de siècle à peu près, le travail de pensée sur la méthode historique, très actif depuis 1880 et surtout 1890, à atteint à un point mort. Je n'ai plus rien lu de nouveau, rien que des morceaux de philosophie de l'histoire, c'est-à-dire de métaphysique. » Le propos, étrangement injuste, n'en est que plus révélateur : Seignobos considère comme sans intérêt pour le travail historique proprement dit les recherches allemandes de Dilthey et de ses successeurs, l'œuvre italienne de Benedetto Croce ; il néglige résolument les ouvrages du philosophe Raymond Aron aussi bien que les mouvements de pensée, dans le domaine de l'histoire militante, dont un Henri Berr et un Lucien Febvre furent, en France, les initiateurs." (pp.49-50)
"Il n'existe à l'heure actuelle, en français, aucune histoire de la psychologie, ni de la philologie, aucun exposé satisfaisant du développement de la géographie, aucune histoire de l'anthropologie. La meilleure histoire de la médecine demeure celle de Daremberg, parue en 1870. Cette indifférence pour la recherche rétrospective trahit le dédain des spécialistes à l'égard des tenants et des aboutissants du travail immédiat."(p.54)
"Les sciences de l'homme en sont encore à traverser leur crise non euclidienne, et la partie, en ce qui les concerne, est loin d'être gagnée. Lorsque Raymond Aron, introducteur en France de l'historisme allemand, soutenait, en 1938, ses thèses en Sorbonne, il se heurta à l'opposition résolue de Fauconnet, gendre et héritier intellectuel de Durkheim. Le représentant de la sociologie orthodoxe se déclara épouvanté par l' « esprit négateur » d'un travail qui ne pouvait être le fait que « d'un satanique ou d'un désespéré »." (p.58)
"Au lieu d'être attention au réel, élucidation du réel, la métaphysique est devenue une école de fuite devant le réel. Elle se constitue en technique spécialisée et se contente de poursuivre l'exégèse de son propre discours.
Lucien Febvre, dans un texte de 1938, s'étonnait, en historien, de l'imperméabilité à l'histoire des prétendus historiens de la philosophie, « s'appliquant à repenser pour leur compte des systèmes parfois vieux de plusieurs siècles, sans le moindre souci d'en marquer le rapport avec les autres manifestations de l'époque qui les vit naître. Et qui, devant ces engendrements de concepts issus d'intelligences désincarnées, puis vivant de leur vie propre en dehors du temps et de l'espace, nouent d'étranges chaînes aux anneaux à la fois irréels et fermés... ». La perspective de l' « historien » de la philosophie ne fait que prolonger vers le passé l'attitude adoptée dans le présent par le métaphysicien." (p.61)
"Auguste Comte, devant l'étendue du désastre, avait proposé une autre solution. Il prétendait remplacer la défunte métaphysique, voile jeté sur le réel et que les sciences positives avaient déchiré chacune à son tour, par une « philosophie générale », qui serait une réflexion systématique sur les méthodes et les présupposés du savoir. Ce qui aurait permis au philosophe de récupérer, en seconde lecture, tout le terrain perdu, pourvu qu'il ait la longue patience, et l'intelligence, de se mettre à l'école des disciplines émancipées. C'était sans doute trop demander : au lieu d'être le spécialiste de toutes les spécialités, le métaphysicien a préféré se faire le spécialiste de la non-spécialité. [...]
La falsification s'opère sans mauvaise foi, et d'une manière quasi inconsciente, facilitée par le caractère corporatif de la philosophie française qui fut constituée de toutes pièces par l'Université de la Restauration, en réaction contre le groupe des Idéologues, suspects de sympathies révolutionnaires." (p.62)
"L'agrégation de philosophie a été créée en 1766, et supprimée une première fois en 1791. Si l'on examine la liste des sujets donnés au concours pendant cette période, avant la Révolution, on découvre que les thèmes sont ceux-là mêmes qui sont proposés aux candidats d'aujourd'hui. Seule différence : les questions concernant Dieu sont sensiblement plus nombreuses." (note 31 p.63)
"Léon Brunschvicg, historien lui aussi de la philosophie, s'est vu reprocher à maintes reprises le parti pris systématique en vertu duquel il déformait les doctrines des grands penseurs pour les rendre conformes à ses propres perspectives intellectuelles, un peu hâtivement identifiées à une vérité définitive." (p.65)
"C'était une des thèses favorites de Lucien Febvre que de souligner la nécessité d'une histoire des sentiments et de l'affectivité, qui retrouverait de siècle en siècle le renouvellement du sens de la vie, à la manière de Huizinga évoquant, dans son Automne du Moyen Age, l' « âpre saveur de l'existence » pour les hommes du XVe siècle en Occident." (p.66)
"Erreur si fréquente qui fait de Newton, de Kepler, de Tycho Brahé ou de Giordano Bruno, par exemple, des pionniers de la science expérimentale et positive, alors que leur pensée se déploie sur l'arrière-plan des croyances de leur temps, dont ils partagent la sensibilité intellectuelle. Kepler a bien formulé les lois de Kepler, premier triomphe de l'astronomie scientifique moderne ; mais le même Kepler est un astrologue réputé et ses œuvres abondent en spéculations" (p.66)
"Auguste Comte, à l'âge de vingt et un ans, écrivait à son ami Valat [le 24 septembre 1819] : « Ce n'est point a priori, dans sa nature, que l'on peut étudier l'esprit humain et prescrire des règles à ses opérations ; c'est uniquement a posteriori d'après ses résultats, par des observations sur ses faits, qui sont les sciences. C'est uniquement par des observations bien faites sur la manière générale de procéder dans chaque science, suc les différentes marches que l'on y suit pour accéder aux découvertes, sur les méthodes en un mot, que l'on peut s'élever à des règles claires et utiles sur la manière de diriger son esprit. Ces règles, ces méthodes, ces artifices composent dans chaque science ce que j'appelle sa philosophie. S'il y avait des observations de ce genre sur chacune des sciences reconnues comme positives, en retenant ce qu'il y aurait de commun dans tous les résultats scientifiques partiels, on aurait la philosophie générale de toutes les sciences, la seule logique raisonnable. »." (p.67)
"L'Ecole de Vienne, dernier en date des systèmes de logique, se présente souvent sous le nom de « physicalisme », qui est en même temps un slogan. Or il est bien clair que si la physique mathématique définit le modèle de la vérité, le physicalisme ne saurait être un humanisme. « Il n'existe pas diverses sciences, affirme Carnap, des sources distinctes de connaissance ; il n'y a que la Science. Toutes les connaissances y trouvent leur place, et ces connaissances sont toutes de même nature ; leur diversité apparente n'est que le reflet de la diversité des langages employés dans les différentes branches du savoir. » Dans une pareille perspective, le langage idéal est celui des sciences rigoureuses, les autres dimensions de la connaissance, et singulièrement les sciences humaines et la métaphysique, se développant en forme de pseudo-langages où ne saurait s'accomplir aucune vérité. L'impérialisme de la syntaxe logique les frappe, à peu près, de nullité.
Reste à savoir si cet impérialisme est vraiment justifié. Auguste Comte, déjà, protestait de la manière la plus nette contre « la vaine présidence scientifique, provisoirement laissée à l'esprit mathématique » : il s'élève contre la prétention de « chercher aveuglément une stérile unité scientifique dans la vicieuse réduction de tous les phénomènes quelconques à un seul ordre de lois ». Chaque ordre de connaissances possède sa spécificité propre, de sorte qu'il est contraire au développement même de la vérité dans sa structure de réduire successivement la physique aux mathématiques, puis la chimie à la physique, la biologie à la chimie et la sociologie à la biologie." (p.69)
"Cette découverte a été un des thèmes majeurs de la pensée du XVIIIe siècle ; elle est le noyau de l'Encyclopédie ; les Idéologues, héritiers de ce grand dessein, s'efforcent de le réaliser dans les faits, grâce aux possibilités offertes par la Révolution. Mais la Révolution est un échec ; Saint-Simon, puis son élève Auguste Comte, reprennent l'idée de science de l'homme, qu'ils transmettront à Stuart Mill, à Spencer, à Renan, à Taine. Le développement extraordinaire des sciences historiques et philologiques qui s'opère d'abord dans l'Allemagne romantique marque ensuite de son [28] empreinte ce mouvement, né de la rencontre entre l'empirisme anglais et l'intellectualisme français. Et l'œuvre positive des savants au cours du XIXe siècle vient sans cesse solliciter, provoquer, enrichir la méditation des penseurs : Claude Bernard, Virchow, Darwin, Berthelot, Freud apportent à la science de l'homme des éléments nouveaux." (p.71)
"Toutes les sciences humaines, de l'histoire à la sociologie, de l'ethnographie à la psychologie, dénoncent l'illusion de la fausse transparence qui donnerait à chacun l'accès direct à la connaissance de soi."(p.73)
"Julien Freund, qui avait lui-même entrepris, puis abandonné, une étude sur l'épistémologie des sciences humaines, m'a libéralement communiqué le résultat de ses recherches." (note 38 p.75)
-Georges Gusdorf, Introduction aux sciences humaines, Essai critique sur leurs origines et leur développement, Paris, Les Éditions Ophrys, Nouvelle édition, 1974 (1960 pour la première édition), 522 pages. D'après l'édition numérique "Les classiques des sciences sociales".