https://www.cairn.info/revue-communications-2013-2-page-49.htm
"La réputation peut être considérée comme la pensée, la considération ou mieux, l’« estime » que portent sur la valeur d’un individu ses partenaires dans l’interaction : en d’autres termes, comme une forme de reconnaissance sociale, l’expérience dont dépend la conscience de soi de l’être humain."
"L’élégante étude d’Arthur Lovejoy, Reflexions on Human Nature (1961), qui retrace l’histoire de l’idée d’« approbativeness », le besoin d’approbation et d’estime, entre les XVIIe et XVIIIe siècles, en offre un exemple saisissant. Ce thème récurrent de l’anthropologie moderne, qui est à la base des théories sociales et morales d’auteurs tels que Bernard Mandeville, Jean-Jacques Rousseau et Adam Smith, exprime aux yeux de Lovejoy la différence spécifique de l’homme, qui serait le seul animal sensible à la pensée de ses semblables et susceptible d’un « désir de désir », selon le mot d’Alexandre Kojève."
"Existe-t-il une approche spécifiquement moderne de la question de la reconnaissance, et cette approche naît-elle avant Hegel ? Or, l’œuvre de Thomas Hobbes permet de répondre très efficacement à ces deux questions. Son modèle anthropologique présente en effet deux aspects que l’on peut considérer comme absolument modernes.
3a) Il développe d’abord un nouveau paradigme de la subjectivité, centré sur la loi de l’auto-affirmation individuelle. On peut recourir à la notion, toujours risquée, mais ici pertinente, d’individualisme moderne. Cette nouvelle configuration du moi trouve une expression exemplaire dans la doctrine hobbesienne du droit naturel, centrée sur la relation entre pouvoir et liberté, et considérée à juste titre comme un point de rupture entre l’anthropologie des Anciens et celle des Modernes. Parallèlement à ce tournant métaphysique, la modernité s’accompagne d’importantes transformations historiques et sociales : le désancrage de la reconnaissance des cadres sociaux fait que l’identité devient le théâtre d’une négociation conflictuelle. La valeur sociale n’est plus un résultat direct du statut économique ou social des individus, mais doit découler du moi – d’un moi défini comme une entité unique, privée, personnelle et non institutionnelle. Dans une société traditionnelle, en effet, la reconnaissance n’est pas perçue comme un problème, car elle est spontanément incluse dans les catégories collectives de l’identité sociale. En revanche, lorsque l’individu commence à se libérer des chaînes de l’ordre social pour s’affirmer lui-même, son identité n’est plus automatiquement définie par les rôles que lui assigne la tradition : elle doit être construite sous une forme plus autonome et imprévisible, à travers une relation dialogique et conflictuelle avec les autres. Ce qui naît avec la modernité – pour le dire avec Charles Taylor – n’est pas le besoin de reconnaissance, mais la lutte pour la reconnaissance et la possibilité d’échouer dans cette lutte.
4b) Le second aspect est étroitement lié au précédent : le conflit devient le paradigme privilégié de l’interprétation des relations sociales."
"Distance qui sépare la vision hobbesienne du conflit, comme état destructeur et douloureux d’où exeundum est, du modèle hégélien, qui considère la lutte comme étant aussi une expérience positive d’émancipation."
"La gloire, qui dans les Elements figurait comme passion dominante de tous les individus, devient dans le Leviathan un mobile parmi d’autres qui l’emporte sur d’autres passions chez un nombre limité de personnes."
"Hobbes étudie la nature humaine dans une perspective naturaliste et mécaniste, en se concentrant sur le principe métaphysique que l’homme partage avec tous les êtres vivants : le conatus (endeavor, dans le texte anglais), c’est-à-dire l’effort par lequel l’individu cherche à conserver sa propre vie et à augmenter progressivement son pouvoir. En mettant au centre le principe de conservation, qui est en même temps un principe de renforcement de soi, Hobbes rompt avec l’anthropologie classique qui avait arrimé la quête individuelle du plaisir et du bonheur à une vision objective et hiérarchique du bien.
À partir de ce noyau de puissance dynamique et agressive, qui constitue le centre propulsif de l’individualité, Hobbes déduit deux catégories fondamentales de passions qui se distinguent par la forme de « bien » qu’elles visent : l’utilité (utilitas) ou la gloire (gloria). On peut les appeler « passions matérielles » et « passions symboliques ». Les premières cherchent le plaisir physique en se tournant vers des objets matériels, comme la nourriture, les boissons, les plaisirs sexuels ; les secondes visent des objets symboliques dont l’âme jouit de manière spirituelle, non par les sens mais par la faculté de l’imagination. Une différence remarquable oppose ces deux catégories de passions – la qualité différente du plaisir recherché et le rapport différent que ce bien entretient avec les besoins physiques –, mais une analogie fondamentale continue de les réunir : aussi bien l’utilité que la gloire naissent de l’impulsion, l’effort, qui pousse le moi à accumuler un pouvoir infini en transcendant perpétuellement ses limites et en repoussant tous les obstacles qu’il trouve sur son chemin. Au niveau matériel, cette impulsion se traduit en un désir illimité de jouissance sensuelle et de possession physique, qui se heurte nécessairement au désir identique des autres sujets. Au niveau spirituel, cette impulsion s’exprime dans un désir illimité de puissance, et plus précisément de supériorité sur la puissance des autres."
"La gloire est un « triomphe » imaginaire, une apothéose qui se déroule dans le théâtre mental de la conscience : un sujet y contemple intérieurement l’excellence qu’il rêve de conquérir dans la confrontation agonistique avec un rival. Dans d’autres passages de son œuvre, Hobbes parlera également de pride, de vanity ou encore, en grec, d’eudokimein (avoir une bonne opinion de soi-même) ; mais le terme qui exprime l’originalité de sa pensée avec le plus de bonheur est certainement celui de glory. Sans s’éloigner de la signification que nous lui conférons encore aujourd’hui, le mot gloire évoque ouvertement la tradition classique, que Hobbes aimait et fréquentait assidûment. Son étymologie vient du grec kléos dont la racine phonétique, comme les linguistes et les philologues l’ont souvent remarqué, fait allusion à la renommée qui circule dans l’espace public, qui y « résonne » et est ainsi socialement reconnue et célébrée.
Cette remarque nous conduit au second élément fondamental du modèle hobbesien. Éprouvée par le sujet sous forme d’un sentiment intérieur de satisfaction et de puissance, la gloire est attestée par les autres sous forme d’honneur. Honorer quelqu’un, comme Hobbes le précise, c’est établir la valeur d’un individu de manière comparative, évaluer la supériorité de son pouvoir par rapport à celui de ses compétiteurs."
"La gloire indique l’excellence dont un sujet fait preuve dans une compétition ; elle dérive d’un exploit qui distingue un individu du reste des mortels : une victoire sportive, politique, militaire, dans le domaine des arts et de la culture, mais aussi de l’amour. La théologie partage elle aussi cette intuition lorsqu’elle pense sous forme de gloire la reconnaissance due à celui qui excelle par définition, Dieu, et après lui à ses élus en ordre décroissant."
"Ce moment sémiotique ou symbolique correspond à la dimension de la reconnaissance que l’on pourrait définir comme « esthétique » au sens de l’aisthesis : le signe honorifique est un phénomène sensible qui exprime un contenu spirituel et qui est susceptible d’être perçu. L’honneur est en effet une entité immatérielle et mentale (il est « secret and internal in the heart »), mais il a aussi des traits phénoménaux – visibles, audibles, tangibles – qui correspondent à sa manifestation publique et qui sont de la plus grande importance sociale, en tant qu’ils font advenir l’existence objective de la valeur personnelle. Ce sont précisément ces signes d’honneur qui représentent les biens convoités par la conscience en quête de gloire. Les passions symboliques essaient de satisfaire les besoins insatiables du conatus en cumulant des éloges, des titres honorifiques, des révérences, des sourires, des signes de préférence et de distinction. Cette nourriture immatérielle est à l’esprit ce que le pain et l’eau sont au corps : la conscience en manque d’estime se nourrit des symboles de sa propre valeur que lui renvoient les consciences-miroirs de ses partenaires sociaux.
La gloire et l’honneur sont ainsi deux concepts complémentaires qui expriment respectivement le moment subjectif et le moment objectif de la reconnaissance. Pour mieux les situer dans leur contexte historique, il faut se souvenir de l’importance de ces deux valeurs non seulement dans l’Antiquité, mais aussi dans la culture baroque.
Sur le contexte historique et culturel de la philosophie…. Cependant, si on la compare à la noble tradition idéalement exprimée par les tragédies de Shakespeare ou de Corneille, la vision hobbesienne se révèle beaucoup moins héroïque. Elle démocratise un système de valeurs qui, pour la culture aristocratique, était le privilège et le talent d’un petit nombre d’individus supérieurs : en s’abaissant vers l’humanité commune, la gloire devient plus universelle et accessible, mais aussi plus médiocre et plus « vide ». Séparée de son aspiration au bien, dépourvue du telos qui la situait dans une hiérarchie objective et transcendante de fins, la gloire hobbesienne tend à se confondre avec la vanité, l’attitude narcissique consistant à se vouloir supérieur aux autres, sans se soucier de savoir s’il y a une correspondance entre cette aspiration subjective et des mérites ou des actions réels. Ce n’est pas un hasard si la différence cruciale entre glory et vain glory, occasionnellement mentionnée par Hobbes, tend à s’effacer. Dans l’état de nature, où règne l’égalité anthropologique, le dénominateur commun des passions symboliques est un vain sentiment d’excellence que tout le monde croit mériter mais que, en réalité, personne ne possède jamais de manière permanente. La gloire moderne n’a pas de grandeur : n’ayant pas d’autre objet que le moi, elle est petite et haïssable autant que lui.
Déraciné de tout éthos, de tout code collectif de valeurs tel que celui de la chevalerie, l’honneur devient à son tour, dans le système hobbesien, un simple bien positionnel, une distinction sans contenu. Ce que le sujet cherche dans l’honneur n’est pas l’admiration de sa vertu, mais la confirmation de sa supériorité de statut, l’attestation externe de cette excellence purement sociale que, en termes plus modernes, nous appelons le prestige."
"Par rapport au large spectre de phénomènes affectifs susceptibles d’être associés à la question de la reconnaissance, Hobbes fait un choix très sélectif. Il se concentre exclusivement sur un aspect du besoin de reconnaissance, celui où s’exprime la compétition pour le pouvoir et pour la supériorité de statut. Dans l’économie du modèle hobbesien, ce sous-genre de la reconnaissance exclut ou tend à absorber toutes les autres formes de « désir de désir » qui ne seraient pas nécessairement compétitives ou agressives, comme le besoin d’affection, d’amour, d’approbation, de respect, d’estime… Le choix des termes de gloire et d’honneur, traditionnellement liés au monde aristocratique et chevaleresque, est emblématique : à la faveur d’un changement d’accent tout aussi significatif, les auteurs français influencés par l’augustinisme, comme La Rochefoucauld, Pascal et Rousseau, préféreront celui d’amour-propre, réintroduisant ainsi dans la définition de la reconnaissance la dimension affective et érotique. Les métaphores hobbesiennes, toutes tirées de l’imaginaire militaire, sont également révélatrices : la reconnaissance évoque la guerre, le triomphe, le duel, la course, la revanche. Cette fondation terminologique et conceptuelle, conséquence cohérente de la métaphysique du conatus et de la tradition du réalisme politique qui réduit la réalité humaine aux principes du pouvoir et du conflit, finit par conditionner d’avance les résultats de la philosophie morale et politique de Hobbes."
"La dynamique symbolique du conflit social, qui est l’une des intuitions les plus novatrices de la philosophie hobbesienne, obéit à la même ambivalence. L’hostilité qui oppose les individus dans l’état de nature et qui en fait des ennemis universels n’est pas déterminée exclusivement par des causes matérielles comme la rareté des ressources qui, en s’opposant à l’instinct de conservation, pousserait les individus au conflit. La condition endémique de guerre surgit en effet aussi du désir insatiable de biens honorifiques électifs [...] Dans la nature humaine, il y a trois causes de guerre : la compétition, qui vise le gain, la méfiance, qui vise la sécurité, la gloire, qui vise la réputation. Pour des raisons que nous allons bientôt rappeler, c’est la troisième de ces causes qui rend le conflit insoluble. La gloire désigne d’ailleurs la différence spécifique de l’homme, qui se distingue de l’animal par la poursuite d’enjeux entièrement symboliques : « il y a entre eux [les hommes] une certaine dispute d’honneur et de dignité qui ne se rencontre point parmi les bêtes » (De cive, II, v, 5). Comme le fera Kojève, Hobbes voit dans la quête de la reconnaissance le phénomène anthropogénique marquant le surgissement de l’humain et sa séparation d’avec le règne animal."
"L’homme hobbesien n’est donc nullement une entité autonome, close, indépendante. Il souffre de la compagnie des autres, mais il a besoin de cette compagnie pour connaître la valeur de son moi et pour jouir du plaisir de la domination et de l’excellence. Loin d’aspirer à l’autarcie intérieure, il est un curieux paradoxe d’insociable sociabilité : pour reprendre la définition que Georg Simmel donnait de la vanité, il a besoin des autres pour pouvoir les mépriser."
"L’image et l’appréciation que la conscience hobbesienne a d’elle-même ne surgissent pas spontanément et immédiatement du sentiment intérieur (par exemple sous forme de cette expérience originaire que Rousseau, en répondant justement à Hobbes, appellera sentiment de l’existence ou amour de soi) : bien au contraire, cette image doit être médiatisée par les autres consciences."
"Hobbes dépeint l’atmosphère sombre et exaspérée de la vie sociale quotidienne, où chacun passe son temps à déchiffrer des signes d’honneur ou d’offense : la susceptibilité est extrême, une dispute est toujours sur le point d’exploser. C’est une situation que Hobbes considère comme inévitable et pour laquelle, comme on le verra, il n’offre pas de remèdes spécifiquement moraux : l’État-Léviathan peut régler politiquement le système distributif de la reconnaissance, mais il ne se soucie pas de soigner l’attitude compétitive individuelle. La recherche d’une solution proprement éthique sera au contraire importante pour Rousseau, dont l’idéal de l’authenticité sera justement une tentative pour restaurer une forme d’autarcie intérieure grâce à la renonciation aux dépendances symboliques superflues.
Le moi est insatiable : puisque tout le monde prétend valoir « plus » que les autres, le désir de reconnaissance ne connaît pas de limites naturelles. Le seul résultat possible est la compétition sans fin, exacerbée par l’égalité anthropologique qui empêche la formation de toute hiérarchie stable. Un échec succédera forcément à mon triomphe d’aujourd’hui, puisqu’il y aura toujours quelqu’un qui sera en mesure de l’emporter sur mon éphémère victoire."
"l’homme hobbesien vit une sorte de double vie, où les passions symboliques l’emportent souvent sur les passions matérielles dictées par l’instinct de conservation, au risque même de la mort : honneur, considération, prestige, admiration, distinction et, à l’inverse, hantise des offenses et des humiliations, rancune pour l’amour-propre blessé, désir de vengeance."
"Dans la liste des Elements et du Leviathan, [les passions comparatives] comprennent l’humilité (ou le sentiment d’être inférieur aux autres), l’émulation (le désir d’être comme les autres), l’envie (désirer les choses des autres pour être comme les autres), le rire (dont Hobbes donne une définition sinistre en montrant qu’on rit lorsqu’on se réjouit de l’humiliation des autres), l’ambition (le désir de réussir mieux que les autres), etc. Toutes les passions, en d’autres termes, sont des modifications des complexes de supériorité et d’infériorité : cette structure de dérivation se manifeste de la manière la plus concrète dans l’image de la course."
"La lutte décrite par Hobbes est axée sur l’équation entre reconnaissance et pouvoir, qui subordonne les revendications symboliques à l’objectif stratégique de l’intérêt individuel et de l’affirmation de soi."
"C’est justement pour compenser cette irrationalité de la gloire que, grâce à la « conversion » suscitée par la crainte de la mort, se mettra en place la logique rationnelle qui conduit au contrat."
"l’établissement d’un système d’honneurs publics orientés vers l’intérêt commun est fondamental [...] Dans le cadre de la hiérarchie honorifique légalement imposée par le souverain, l’honneur devient la reconnaissance publique des meilleurs serviteurs du commonwealth, et non plus la valeur flottante qui, dans l’état de nature, obéit à des lois semblables à celles du marché. Dans un passage célèbre du Leviathan, Hobbes compare en effet la valeur sociale au « prix » qu’une personne serait prête à payer pour pouvoir utiliser le pouvoir d’une autre personne. Or, après le contrat, cette valeur sociale devient une valeur politique (« public worth ») instituée et administrée par l’État ; retrouvant le contenu qualitatif et non individualiste qui lui manque lorsqu’elle se confond avec une simple distinction positionnelle, la valeur acquiert une dimension civile et se transforme en dignité."
"Les présupposés philosophiques de la théorie de Bourdieu sont essentiellement les mêmes que chez Hobbes. À une anthropologie fondée sur la volonté de puissance (bien qu’indépendante, chez le sociologue, d’une fondation métaphysique explicite), au caractère central de l’honneur et à une conception endémique du conflit, correspond la distinction entre les deux formes différentes de biens qui font l’objet de la quête stratégique du pouvoir : les biens matériels des ressources économiques et les biens immatériels des ressources symboliques. Dans ces deux sphères, l’individu est guidé par le même intérêt vital et par la même tendance à l’affirmation de soi. La théorie de la distinction se fonde sur un principe de base : l’objectif premier des agents sociaux est la maximisation de leur pouvoir social, et l’accumulation du capital symbolique est un moment fondamental de cette stratégie. Cette notion de capital symbolique est révélatrice, dans la mesure où elle désigne la quantité de reconnaissance honorifique qu’un individu ou un groupe peut capitaliser en manipulant artificiellement le système culturel. Le problème de la reconnaissance est ainsi absorbé dans une conception stratégique et utilitariste. Cette démarche marque un tournant important dans l’histoire du matérialisme, traditionnellement associé au paradigme de l’Homo œconomicus : elle ouvre un nouveau champ, infiniment riche et fascinant, pour la phénoménologie et l’herméneutique des conflits symboliques de pouvoir ; mais, en même temps, elle tend à réduire la logique autonome de la dimension symbolique à la logique de l’intérêt économique."
-Barbara Carnevali, « « Glory ». La lutte pour la réputation dans le modèle hobbesien », Communications, 2013/2 (n° 93), p. 49-67. DOI : 10.3917/commu.093.0049. URL : https://www.cairn.info/revue-communications-2013-2-page-49.htm
"La réputation peut être considérée comme la pensée, la considération ou mieux, l’« estime » que portent sur la valeur d’un individu ses partenaires dans l’interaction : en d’autres termes, comme une forme de reconnaissance sociale, l’expérience dont dépend la conscience de soi de l’être humain."
"L’élégante étude d’Arthur Lovejoy, Reflexions on Human Nature (1961), qui retrace l’histoire de l’idée d’« approbativeness », le besoin d’approbation et d’estime, entre les XVIIe et XVIIIe siècles, en offre un exemple saisissant. Ce thème récurrent de l’anthropologie moderne, qui est à la base des théories sociales et morales d’auteurs tels que Bernard Mandeville, Jean-Jacques Rousseau et Adam Smith, exprime aux yeux de Lovejoy la différence spécifique de l’homme, qui serait le seul animal sensible à la pensée de ses semblables et susceptible d’un « désir de désir », selon le mot d’Alexandre Kojève."
"Existe-t-il une approche spécifiquement moderne de la question de la reconnaissance, et cette approche naît-elle avant Hegel ? Or, l’œuvre de Thomas Hobbes permet de répondre très efficacement à ces deux questions. Son modèle anthropologique présente en effet deux aspects que l’on peut considérer comme absolument modernes.
3a) Il développe d’abord un nouveau paradigme de la subjectivité, centré sur la loi de l’auto-affirmation individuelle. On peut recourir à la notion, toujours risquée, mais ici pertinente, d’individualisme moderne. Cette nouvelle configuration du moi trouve une expression exemplaire dans la doctrine hobbesienne du droit naturel, centrée sur la relation entre pouvoir et liberté, et considérée à juste titre comme un point de rupture entre l’anthropologie des Anciens et celle des Modernes. Parallèlement à ce tournant métaphysique, la modernité s’accompagne d’importantes transformations historiques et sociales : le désancrage de la reconnaissance des cadres sociaux fait que l’identité devient le théâtre d’une négociation conflictuelle. La valeur sociale n’est plus un résultat direct du statut économique ou social des individus, mais doit découler du moi – d’un moi défini comme une entité unique, privée, personnelle et non institutionnelle. Dans une société traditionnelle, en effet, la reconnaissance n’est pas perçue comme un problème, car elle est spontanément incluse dans les catégories collectives de l’identité sociale. En revanche, lorsque l’individu commence à se libérer des chaînes de l’ordre social pour s’affirmer lui-même, son identité n’est plus automatiquement définie par les rôles que lui assigne la tradition : elle doit être construite sous une forme plus autonome et imprévisible, à travers une relation dialogique et conflictuelle avec les autres. Ce qui naît avec la modernité – pour le dire avec Charles Taylor – n’est pas le besoin de reconnaissance, mais la lutte pour la reconnaissance et la possibilité d’échouer dans cette lutte.
4b) Le second aspect est étroitement lié au précédent : le conflit devient le paradigme privilégié de l’interprétation des relations sociales."
"Distance qui sépare la vision hobbesienne du conflit, comme état destructeur et douloureux d’où exeundum est, du modèle hégélien, qui considère la lutte comme étant aussi une expérience positive d’émancipation."
"La gloire, qui dans les Elements figurait comme passion dominante de tous les individus, devient dans le Leviathan un mobile parmi d’autres qui l’emporte sur d’autres passions chez un nombre limité de personnes."
"Hobbes étudie la nature humaine dans une perspective naturaliste et mécaniste, en se concentrant sur le principe métaphysique que l’homme partage avec tous les êtres vivants : le conatus (endeavor, dans le texte anglais), c’est-à-dire l’effort par lequel l’individu cherche à conserver sa propre vie et à augmenter progressivement son pouvoir. En mettant au centre le principe de conservation, qui est en même temps un principe de renforcement de soi, Hobbes rompt avec l’anthropologie classique qui avait arrimé la quête individuelle du plaisir et du bonheur à une vision objective et hiérarchique du bien.
À partir de ce noyau de puissance dynamique et agressive, qui constitue le centre propulsif de l’individualité, Hobbes déduit deux catégories fondamentales de passions qui se distinguent par la forme de « bien » qu’elles visent : l’utilité (utilitas) ou la gloire (gloria). On peut les appeler « passions matérielles » et « passions symboliques ». Les premières cherchent le plaisir physique en se tournant vers des objets matériels, comme la nourriture, les boissons, les plaisirs sexuels ; les secondes visent des objets symboliques dont l’âme jouit de manière spirituelle, non par les sens mais par la faculté de l’imagination. Une différence remarquable oppose ces deux catégories de passions – la qualité différente du plaisir recherché et le rapport différent que ce bien entretient avec les besoins physiques –, mais une analogie fondamentale continue de les réunir : aussi bien l’utilité que la gloire naissent de l’impulsion, l’effort, qui pousse le moi à accumuler un pouvoir infini en transcendant perpétuellement ses limites et en repoussant tous les obstacles qu’il trouve sur son chemin. Au niveau matériel, cette impulsion se traduit en un désir illimité de jouissance sensuelle et de possession physique, qui se heurte nécessairement au désir identique des autres sujets. Au niveau spirituel, cette impulsion s’exprime dans un désir illimité de puissance, et plus précisément de supériorité sur la puissance des autres."
"La gloire est un « triomphe » imaginaire, une apothéose qui se déroule dans le théâtre mental de la conscience : un sujet y contemple intérieurement l’excellence qu’il rêve de conquérir dans la confrontation agonistique avec un rival. Dans d’autres passages de son œuvre, Hobbes parlera également de pride, de vanity ou encore, en grec, d’eudokimein (avoir une bonne opinion de soi-même) ; mais le terme qui exprime l’originalité de sa pensée avec le plus de bonheur est certainement celui de glory. Sans s’éloigner de la signification que nous lui conférons encore aujourd’hui, le mot gloire évoque ouvertement la tradition classique, que Hobbes aimait et fréquentait assidûment. Son étymologie vient du grec kléos dont la racine phonétique, comme les linguistes et les philologues l’ont souvent remarqué, fait allusion à la renommée qui circule dans l’espace public, qui y « résonne » et est ainsi socialement reconnue et célébrée.
Cette remarque nous conduit au second élément fondamental du modèle hobbesien. Éprouvée par le sujet sous forme d’un sentiment intérieur de satisfaction et de puissance, la gloire est attestée par les autres sous forme d’honneur. Honorer quelqu’un, comme Hobbes le précise, c’est établir la valeur d’un individu de manière comparative, évaluer la supériorité de son pouvoir par rapport à celui de ses compétiteurs."
"La gloire indique l’excellence dont un sujet fait preuve dans une compétition ; elle dérive d’un exploit qui distingue un individu du reste des mortels : une victoire sportive, politique, militaire, dans le domaine des arts et de la culture, mais aussi de l’amour. La théologie partage elle aussi cette intuition lorsqu’elle pense sous forme de gloire la reconnaissance due à celui qui excelle par définition, Dieu, et après lui à ses élus en ordre décroissant."
"Ce moment sémiotique ou symbolique correspond à la dimension de la reconnaissance que l’on pourrait définir comme « esthétique » au sens de l’aisthesis : le signe honorifique est un phénomène sensible qui exprime un contenu spirituel et qui est susceptible d’être perçu. L’honneur est en effet une entité immatérielle et mentale (il est « secret and internal in the heart »), mais il a aussi des traits phénoménaux – visibles, audibles, tangibles – qui correspondent à sa manifestation publique et qui sont de la plus grande importance sociale, en tant qu’ils font advenir l’existence objective de la valeur personnelle. Ce sont précisément ces signes d’honneur qui représentent les biens convoités par la conscience en quête de gloire. Les passions symboliques essaient de satisfaire les besoins insatiables du conatus en cumulant des éloges, des titres honorifiques, des révérences, des sourires, des signes de préférence et de distinction. Cette nourriture immatérielle est à l’esprit ce que le pain et l’eau sont au corps : la conscience en manque d’estime se nourrit des symboles de sa propre valeur que lui renvoient les consciences-miroirs de ses partenaires sociaux.
La gloire et l’honneur sont ainsi deux concepts complémentaires qui expriment respectivement le moment subjectif et le moment objectif de la reconnaissance. Pour mieux les situer dans leur contexte historique, il faut se souvenir de l’importance de ces deux valeurs non seulement dans l’Antiquité, mais aussi dans la culture baroque.
Sur le contexte historique et culturel de la philosophie…. Cependant, si on la compare à la noble tradition idéalement exprimée par les tragédies de Shakespeare ou de Corneille, la vision hobbesienne se révèle beaucoup moins héroïque. Elle démocratise un système de valeurs qui, pour la culture aristocratique, était le privilège et le talent d’un petit nombre d’individus supérieurs : en s’abaissant vers l’humanité commune, la gloire devient plus universelle et accessible, mais aussi plus médiocre et plus « vide ». Séparée de son aspiration au bien, dépourvue du telos qui la situait dans une hiérarchie objective et transcendante de fins, la gloire hobbesienne tend à se confondre avec la vanité, l’attitude narcissique consistant à se vouloir supérieur aux autres, sans se soucier de savoir s’il y a une correspondance entre cette aspiration subjective et des mérites ou des actions réels. Ce n’est pas un hasard si la différence cruciale entre glory et vain glory, occasionnellement mentionnée par Hobbes, tend à s’effacer. Dans l’état de nature, où règne l’égalité anthropologique, le dénominateur commun des passions symboliques est un vain sentiment d’excellence que tout le monde croit mériter mais que, en réalité, personne ne possède jamais de manière permanente. La gloire moderne n’a pas de grandeur : n’ayant pas d’autre objet que le moi, elle est petite et haïssable autant que lui.
Déraciné de tout éthos, de tout code collectif de valeurs tel que celui de la chevalerie, l’honneur devient à son tour, dans le système hobbesien, un simple bien positionnel, une distinction sans contenu. Ce que le sujet cherche dans l’honneur n’est pas l’admiration de sa vertu, mais la confirmation de sa supériorité de statut, l’attestation externe de cette excellence purement sociale que, en termes plus modernes, nous appelons le prestige."
"Par rapport au large spectre de phénomènes affectifs susceptibles d’être associés à la question de la reconnaissance, Hobbes fait un choix très sélectif. Il se concentre exclusivement sur un aspect du besoin de reconnaissance, celui où s’exprime la compétition pour le pouvoir et pour la supériorité de statut. Dans l’économie du modèle hobbesien, ce sous-genre de la reconnaissance exclut ou tend à absorber toutes les autres formes de « désir de désir » qui ne seraient pas nécessairement compétitives ou agressives, comme le besoin d’affection, d’amour, d’approbation, de respect, d’estime… Le choix des termes de gloire et d’honneur, traditionnellement liés au monde aristocratique et chevaleresque, est emblématique : à la faveur d’un changement d’accent tout aussi significatif, les auteurs français influencés par l’augustinisme, comme La Rochefoucauld, Pascal et Rousseau, préféreront celui d’amour-propre, réintroduisant ainsi dans la définition de la reconnaissance la dimension affective et érotique. Les métaphores hobbesiennes, toutes tirées de l’imaginaire militaire, sont également révélatrices : la reconnaissance évoque la guerre, le triomphe, le duel, la course, la revanche. Cette fondation terminologique et conceptuelle, conséquence cohérente de la métaphysique du conatus et de la tradition du réalisme politique qui réduit la réalité humaine aux principes du pouvoir et du conflit, finit par conditionner d’avance les résultats de la philosophie morale et politique de Hobbes."
"La dynamique symbolique du conflit social, qui est l’une des intuitions les plus novatrices de la philosophie hobbesienne, obéit à la même ambivalence. L’hostilité qui oppose les individus dans l’état de nature et qui en fait des ennemis universels n’est pas déterminée exclusivement par des causes matérielles comme la rareté des ressources qui, en s’opposant à l’instinct de conservation, pousserait les individus au conflit. La condition endémique de guerre surgit en effet aussi du désir insatiable de biens honorifiques électifs [...] Dans la nature humaine, il y a trois causes de guerre : la compétition, qui vise le gain, la méfiance, qui vise la sécurité, la gloire, qui vise la réputation. Pour des raisons que nous allons bientôt rappeler, c’est la troisième de ces causes qui rend le conflit insoluble. La gloire désigne d’ailleurs la différence spécifique de l’homme, qui se distingue de l’animal par la poursuite d’enjeux entièrement symboliques : « il y a entre eux [les hommes] une certaine dispute d’honneur et de dignité qui ne se rencontre point parmi les bêtes » (De cive, II, v, 5). Comme le fera Kojève, Hobbes voit dans la quête de la reconnaissance le phénomène anthropogénique marquant le surgissement de l’humain et sa séparation d’avec le règne animal."
"L’homme hobbesien n’est donc nullement une entité autonome, close, indépendante. Il souffre de la compagnie des autres, mais il a besoin de cette compagnie pour connaître la valeur de son moi et pour jouir du plaisir de la domination et de l’excellence. Loin d’aspirer à l’autarcie intérieure, il est un curieux paradoxe d’insociable sociabilité : pour reprendre la définition que Georg Simmel donnait de la vanité, il a besoin des autres pour pouvoir les mépriser."
"L’image et l’appréciation que la conscience hobbesienne a d’elle-même ne surgissent pas spontanément et immédiatement du sentiment intérieur (par exemple sous forme de cette expérience originaire que Rousseau, en répondant justement à Hobbes, appellera sentiment de l’existence ou amour de soi) : bien au contraire, cette image doit être médiatisée par les autres consciences."
"Hobbes dépeint l’atmosphère sombre et exaspérée de la vie sociale quotidienne, où chacun passe son temps à déchiffrer des signes d’honneur ou d’offense : la susceptibilité est extrême, une dispute est toujours sur le point d’exploser. C’est une situation que Hobbes considère comme inévitable et pour laquelle, comme on le verra, il n’offre pas de remèdes spécifiquement moraux : l’État-Léviathan peut régler politiquement le système distributif de la reconnaissance, mais il ne se soucie pas de soigner l’attitude compétitive individuelle. La recherche d’une solution proprement éthique sera au contraire importante pour Rousseau, dont l’idéal de l’authenticité sera justement une tentative pour restaurer une forme d’autarcie intérieure grâce à la renonciation aux dépendances symboliques superflues.
Le moi est insatiable : puisque tout le monde prétend valoir « plus » que les autres, le désir de reconnaissance ne connaît pas de limites naturelles. Le seul résultat possible est la compétition sans fin, exacerbée par l’égalité anthropologique qui empêche la formation de toute hiérarchie stable. Un échec succédera forcément à mon triomphe d’aujourd’hui, puisqu’il y aura toujours quelqu’un qui sera en mesure de l’emporter sur mon éphémère victoire."
"l’homme hobbesien vit une sorte de double vie, où les passions symboliques l’emportent souvent sur les passions matérielles dictées par l’instinct de conservation, au risque même de la mort : honneur, considération, prestige, admiration, distinction et, à l’inverse, hantise des offenses et des humiliations, rancune pour l’amour-propre blessé, désir de vengeance."
"Dans la liste des Elements et du Leviathan, [les passions comparatives] comprennent l’humilité (ou le sentiment d’être inférieur aux autres), l’émulation (le désir d’être comme les autres), l’envie (désirer les choses des autres pour être comme les autres), le rire (dont Hobbes donne une définition sinistre en montrant qu’on rit lorsqu’on se réjouit de l’humiliation des autres), l’ambition (le désir de réussir mieux que les autres), etc. Toutes les passions, en d’autres termes, sont des modifications des complexes de supériorité et d’infériorité : cette structure de dérivation se manifeste de la manière la plus concrète dans l’image de la course."
"La lutte décrite par Hobbes est axée sur l’équation entre reconnaissance et pouvoir, qui subordonne les revendications symboliques à l’objectif stratégique de l’intérêt individuel et de l’affirmation de soi."
"C’est justement pour compenser cette irrationalité de la gloire que, grâce à la « conversion » suscitée par la crainte de la mort, se mettra en place la logique rationnelle qui conduit au contrat."
"l’établissement d’un système d’honneurs publics orientés vers l’intérêt commun est fondamental [...] Dans le cadre de la hiérarchie honorifique légalement imposée par le souverain, l’honneur devient la reconnaissance publique des meilleurs serviteurs du commonwealth, et non plus la valeur flottante qui, dans l’état de nature, obéit à des lois semblables à celles du marché. Dans un passage célèbre du Leviathan, Hobbes compare en effet la valeur sociale au « prix » qu’une personne serait prête à payer pour pouvoir utiliser le pouvoir d’une autre personne. Or, après le contrat, cette valeur sociale devient une valeur politique (« public worth ») instituée et administrée par l’État ; retrouvant le contenu qualitatif et non individualiste qui lui manque lorsqu’elle se confond avec une simple distinction positionnelle, la valeur acquiert une dimension civile et se transforme en dignité."
"Les présupposés philosophiques de la théorie de Bourdieu sont essentiellement les mêmes que chez Hobbes. À une anthropologie fondée sur la volonté de puissance (bien qu’indépendante, chez le sociologue, d’une fondation métaphysique explicite), au caractère central de l’honneur et à une conception endémique du conflit, correspond la distinction entre les deux formes différentes de biens qui font l’objet de la quête stratégique du pouvoir : les biens matériels des ressources économiques et les biens immatériels des ressources symboliques. Dans ces deux sphères, l’individu est guidé par le même intérêt vital et par la même tendance à l’affirmation de soi. La théorie de la distinction se fonde sur un principe de base : l’objectif premier des agents sociaux est la maximisation de leur pouvoir social, et l’accumulation du capital symbolique est un moment fondamental de cette stratégie. Cette notion de capital symbolique est révélatrice, dans la mesure où elle désigne la quantité de reconnaissance honorifique qu’un individu ou un groupe peut capitaliser en manipulant artificiellement le système culturel. Le problème de la reconnaissance est ainsi absorbé dans une conception stratégique et utilitariste. Cette démarche marque un tournant important dans l’histoire du matérialisme, traditionnellement associé au paradigme de l’Homo œconomicus : elle ouvre un nouveau champ, infiniment riche et fascinant, pour la phénoménologie et l’herméneutique des conflits symboliques de pouvoir ; mais, en même temps, elle tend à réduire la logique autonome de la dimension symbolique à la logique de l’intérêt économique."
-Barbara Carnevali, « « Glory ». La lutte pour la réputation dans le modèle hobbesien », Communications, 2013/2 (n° 93), p. 49-67. DOI : 10.3917/commu.093.0049. URL : https://www.cairn.info/revue-communications-2013-2-page-49.htm