"Marinetti invente « l’esprit du Modernisme et le style des avant-gardes du XXe siècle ». Le célèbre neuvième point du Manifeste est une ode à la guerre, mais également au militarisme, au patriotisme et à toutes les « belles idées pour lesquelles on meurt, et au mépris de la femme ». Sans s’attarder sur la thématique du lien entre le mépris de la femme et l’apologie de la guerre, il est important de souligner ici que ce manifeste constitue sans aucun doute l’un des documents les plus significatifs de l’avènement d’une véritable apologie de la modernité avant-gardiste italienne. Cette exaltation du Moderne est pétrie d’un esprit destructeur qui prétend changer le visage de l’Italie, un pays dominé à l’époque par les musées, les bibliothèques et gouverné par « les professeurs, les archéologues et les antiquaires ». Dans l’esprit iconoclaste du premier futurisme marinéttien, moderniser la péninsule devient un devoir et une obligation pour tout artiste engagé ; cet engagement prône l’abolition de toute réalité passéiste et la construction d’une « société future » au sein de laquelle les usines et les machines deviendront le cœur palpitant de la vie urbaine. Dans cette perspective, il est nécessaire de rappeler le onzième point du Manifeste :
Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte : les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnaste lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flairant l’horizon ; les locomotives au grand poitrail qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeaux et des applaudissements de la foule enthousiaste.
Ce qu’il nous importe de souligner ici c’est que Marinetti met en exergue l’une des caractéristiques du Moderne : l’exaltation de la machine comme véritable symbole de la modernité. Les héros de ces temps modernes sont précisément les mécaniciens dans les infernales chaufferies des grands navires, dans les locomotives ou les énormes tramways à double étage, mais aussi les pilotes audacieux de nouveaux moyens de transport tels que l’automobile et l’avion. Ainsi, dans le Manifeste du Futurisme, la modernité devient le fil rouge d’une poétique de la vitesse et de l’électricité."
"Bien avant les futuristes, les positivistes ont joué un rôle de premier plan dans l’élaboration d’une théorie du moderne et cela plus particulièrement sous l’égide d’un érudit tel que Cesare Lombroso. Jusqu’à sa mort en 1909, son école sera très active dans la bataille au nom de la raison positive, de la méthode scientifique, du progrès nécessaire – contre toute forme de traditionalisme et d’antimodernisme. Comme l’écrit l’historien Norberto Bobbio, c’est précisément Turin qui incarne la ville, non seulement la plus positiviste, mais surtout la plus positive d’Italie."
"C’est dans le Turin du jeune Antonio Gramsci que la ville devient un foyer capable de propager l’essence même du modernisme avant-gardiste, mais dans un sens qui lui est tout à fait propre. En effet, le modernisme turinois marque essentiellement la fidélité à l’esprit des Lumières, à la défense des valeurs de la laïcité et en général aux principes du libéralisme démocratique. L’apologie du Moderne qui caractérise l’exaltation de l’esprit avant-gardiste turinois se mélange également à un vif regret de l’Ancien : le Moderne est une façon de récupérer le meilleur du temps passé. Dans cette perspective, la « civilisation de la machine » s’avère en même temps la civilisation du retour au primitif. Toutefois, la seule nostalgie pour le passé concerne la récupération d’un certain sens du primitif. L’année suivant le Manifeste paraît presque simultanément en Italie et en France le « roman africain » de Marinetti : Mafarka le Futuriste qui a été défini comme le plus important document de la « mythopoétique futuriste ». Mafarka est un héros des temps modernes qui méprise la vie calme et tranquille des sages bourgeois et aspire à une existence tout en vitesse et projetée vers la lutte. Ce personnage-type va inspirer nombre d’intellectuels turinois, parmi lesquels le plus important est sans aucun doute Mario Morasso, l’un des chefs de file du futurisme avant-gardiste turinois. Selon Morasso, l’homme du présent est précisément l’homme-électricité qui doit toutefois veiller à ne jamais abandonner le lien avec les sens du primitif le plus fécond et authentique. Certes, la force de la machine est par elle-même un facteur d’excitation de l’énergie humaine et doit agir contre la décadence de l’esprit. Mais pour Morasso, l’homme-énergie du présent possède également les traits du vrai barbare qui fusionne avec la machine et se transforme en un des éléments dans l’engrenage de l’appareil de production. C’est justement sur ce point précis que la pensée du jeune Gramsci va se greffer afin de théoriser un esprit de la modernité avant-gardiste turinoise, plus précisément celle des années 1920-1930, fondée sur l’idée de lutte contre une certaine « Modernolâtrie », entendue comme croyance aveugle au pouvoir de la machine ; contre une sorte de « machinisme aveugle » susceptible de broyer l’individu dans son processus inhumain."
"Les automobiles et les usines sont le symbole et le produit du Moderne dans la conception du jeune Antonio Gramsci dans le Turin qui est devenu désormais, juste après la Première Guerre Mondiale, la capitale de la production non seulement automobile mais, plus largement, de l’industrie italienne. La modernité de cette ville, véritable creuset de nouveautés culturelles, artistiques et architecturales, réside pour Gramsci autant dans la force de ses appareils de production que dans la structure de sa société. Au sein de cette collectivité moderne, nous entrevoyons dans l’analyse gramscienne le conflit de classe réduit à son essence même : bourgeoisie capitaliste contre classe ouvrière. Gramsci semble fasciné par l’usine qu’il voit comme un lieu physique mais aussi comme un lieu politique où peut naître véritablement la « città futura » (« la ville du futur »), la société des « producteurs », à savoir la société du socialisme moderne. De 1915 à 1921 le Lingotto est bâti à Turin, le nouveau siège de la production tayloriste de Fiat qui s’avère l’une des réalisations les plus remarquables de l’architecture industrielle de ce siècle. Il s’agit d’un bâtiment dont la structure principale est relativement vétuste par rapport à ce que l’on conçoit à la même époque à Detroit ; elle suscitera toutefois l’enthousiasme non seulement des futuristes, mais également du prince de l’architecture du XXe siècle, Le Corbusier."
"La modernité turinoise, dans la vision gramscienne, semble le résultat d’une fusion de trois composantes : le lieu (l’usine), son esprit (la production), son espoir (l’émancipation). Les Consigli di Fabbrica, c’est-à-dire la traduction italienne des Soviet russes, sont un instrument de modernisation de la vie économique, politique et culturelle. La « culture socialiste » que Gramsci et ses camarades vont prêchant et pratiquant, refuse entièrement le rêve d’un paupérisme communautaire : bien au contraire elle est une culture du développement, une culture de la modernisation, et L’Ordine Nuovo offre une table des matières de cette nouvelle société dans laquelle on pourrait voir l’accomplissement du passage du citoyen (libéral) au producteur (socialiste)."
"En 1927, le leader du deuxième Futurisme turinois, le jeune Luigi Colombo (qui signe sous le pseudonyme de Fillia), décrit dans le roman Le dernier sentimental (L’ultimo sentimentale), avec un sensualisme exacerbé, la piste aérienne bâtie sur le toit du Lingotto et chante sa beauté architecturale en béton armé où des automobiles, rouges comme des femmes hurlantes, se tordent dans des cris de douleur."
"La réalité culturelle turinoise est le fruit d’un ensemble foisonnant de courants hétéroclites qui cohabitent harmonieusement au sein d’une même communauté au-delà même de toute appartenance politique. Massimo Bontempelli, écrivain et collaborateur régulier du quotidien fasciste la Gazzetta del Popolo, est engagé à partir de 1931 par le bureau de presse de Fiat. Bontempelli, bien que fasciste en règle, ne se laisse séduire ni par la mythologie du Moderne, ni par la religion de la machine comme certains futuristes contre lesquels il ne renonce pas à déclencher quelques polémiques. Toutefois, bien qu’étant un intellectuel considéré comme organico, c’est-à-dire parfaitement intégré aux structures du régime fasciste montant, il est bien à l’origine d’une opération nettement hostile à la politique culturelle fasciste dominante. Quelques années plus tôt, précisément en 1926, Bontempelli présente au public italien une revue en langue française,’900, avec un cofondateur, Kurt Suckert (alias Curzio Malaparte). Le sous-titre de la revue Cahiers d’Italie et d’Europe montre clairement son orientation : l’ouverture à l’Europe, d’un côté, la langue française, de l’autre, constituent les deux moyens d’élargir la culture italienne dominante, de la dépoussiérer en l’ouvrant au-delà de ses frontières. En fondant cette nouvelle revue, Bontempelli ne tarde pas à passer pour un antifasciste non seulement aux yeux des fascistes les plus intransigeants, mais également aux yeux de ses collègues journalistes et écrivains plus orthodoxes. Quoi qu’il en soit, la revue de Bontempelli et Malaparte (dont seulement cinq cahiers paraissent) a eu un effet explosif dans le panorama culturel italien et a inspiré maintes entreprises éditoriales turinoises, dont celle inaugurée par Gramsci et ses acolytes. Mais l’écrivain et journaliste fasciste est surtout à l’origine d’un genre littéraire tout à fait nouveau appelé littérature-Fiat avec un roman intitulé 522 (sous-titre : Racconto di una giornata). Ce titre fait référence au nom d’une petite voiture bon marché qui venait de sortir des usines Fiat et qui devient, pour la première fois, la protagoniste d’un roman. La nouveauté de cet ouvrage narratif consiste dans le fait que l’auteur ne chante plus la beauté d’une voiture exceptionnelle comme l’automobile de course ; l’objet de l’invention romanesque est, pour la première fois, l’automobile “normale”, c’est-à-dire une petite voiture destinée au plus grand nombre d’usagers. La modernité, sous la plume de Bontempelli, se glisse dans la peau d’une « humanité tranquille » qui choisit une « existence normale » dans laquelle on ne peut plus vivre sans voiture. Il s’agit en définitive d’une vie au sein de laquelle, à l’image de la conception gramscienne, l’homme n’est pas dominé par la machine, étant lui-même l’« utilisateur final » d’un produit qu’il a choisi et qui ne l’a pas aliéné."
"Dans le sillage de cette même vulgate se situe la toute première production narrative de l’un des écrivains majeurs du XXe siècle italien : Cesare Pavese. Sans l’influence profonde d’une certaine « Modernolâtrie » futuriste d’empreinte gramscienne, il serait sans doute impossible de saisir d’un côté l’attirance passionnée de Pavese pour la ville de Turin comme lieu privilégié de la quête de la modernité, de l’autre, les figures de la machine et de l’usine comme topoï de son imaginaire de jeunesse. Une abondante littérature critique s’est déjà penchée sur l’étude du rapport entre Pavese et sa ville d’origine. Ce qu’il nous intéresse de dégager ici, c’est plutôt la variété des influences reçues par l’écrivain au sein d’une formation qui s’avère loin d’être homogène. Dès ses toutes premières nouvelles de jeunesse écrites à partir de 1924, Pavese semble parfaitement conscient des excès d’un certain genre de « Modernolâtrie » futuriste notamment lorsqu’elle mue en refus radical et injustifié du passé. Dans de nombreuses nouvelles de jeunesse, il est possible de repérer un véritable catalogue des topoi de la modernité futuriste, ancrés cependant dans une conscience critique aiguë des dangers et des limites de cette approche. D’un côté la ville et sa vie frénétique deviennent les objets d’une contemplation extasiée ; cela conduit l’auteur à tisser une apologie du mouvement et de l’action ; ainsi le sentiment d’énergie et de puissance ne semble-t-il pouvoir jaillir qu’au sein de villes modernes telles que Turin, Gênes ou New-York. Le train, l’un des moyens de transport magnifiés par la littérature et l’art futuristes, fait également l’objet d’une évocation nostalgique et sublimée. Toutefois, à côté de l’exaltation de la frénésie de la vie urbaine, on trouve également, dans une sorte de cartographie sentimentale, la célébration de certains havres de paix qui se nichent au sein de la ville, plus particulièrement les cafés et les cinémas. Dans un décor urbain nocturne et désert, ces espaces de rêverie tranquille deviennent les seuls endroits où le poète peut non seulement se retrouver seul avec lui-même, mais où il peut également, s’il le veut, entrer en symbiose avec une humanité authentique, faite essentiellement d’ouvriers. Dans cette célébration fabuleuse de la ville, l’écrivain évoque également la force des machines telles qu’elles ont été sublimées par l’esthétique futuriste : les automobiles avec leurs phares éblouissants. Le mot-clé de l’une de ses nouvelles de jeunesses les plus abouties est sans aucun doute velocità (vitesse), dans toutes ses déclinaisons différentes et variées. Mais c’est surtout dans les trois nouvelles faisant partie d’une véritable petite trilogie intitulée La Trilogie des Machines (La Trilogia delle Macchine) que Pavese semble atteindre une sorte de maturité dans l’élaboration audacieuse des thématiques de la modernité provenant d’horizons fort hétérogènes et étroitement liés au Turin des années 1920-1930. On y trouve en l’occurrence des influences provenant d’un Futurisme marinettien et morassien, à côté des suggestions dannunziennes et même une thématique de la modernité ayant une matrice plus typiquement gramscienne."
"La modernité des avant-gardes turinoises de l’entre-deux-guerres, qu’elle se traduise en réflexion politique ou qu’elle trouve une application concrète dans le domaine de l’art, constitue donc un exemple tout à fait à part dans le panorama culturel italien. Elle est le résultat d’un alliage inédit entre esprit d’innovation et conscience critique des dangers des excès du premier Futurisme prônant une forme de « révolution consciente » selon la célèbre formule de Gramsci."
-Francesca Belviso, « Le Turin du jeune Gramsci », L’Âge d’or [En ligne], 11 | 2018, mis en ligne le 15 janvier 2020, consulté le 16 juillet 2023. URL : http://journals.openedition.org/agedor/3572 ; DOI : https://doi.org/10.4000/agedor.3572