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    Michael Löwy, Georg Lukács sur Hölderlin, Thermidor et le stalinisme. Réponse à Slavoj Žižek

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Michael Löwy, Georg Lukács sur Hölderlin, Thermidor et le stalinisme. Réponse à Slavoj Žižek Empty Michael Löwy, Georg Lukács sur Hölderlin, Thermidor et le stalinisme. Réponse à Slavoj Žižek

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 19 Juil - 20:35


    "Ce courant révolutionnaire est présent dès les origines du mouvement romantique. Prenons comme exemple Les origines de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau (1755), qu’on peut considérer comme une sorte de premier manifeste du romantisme politique : sa féroce critique de la société bourgeoise, de l’inégalité et de la propriété privée, se fait au nom d’un passé plus ou moins imaginaire, l’état de nature (tout de même inspiré par les mœurs libres et égalitaires des indigènes « Caraïbes »). Or, contrairement à ce que prétendent ses adversaires (Voltaire !) Rousseau ne propose pas que les hommes modernes retournent à la forêt, mais rêve d’une nouvelle forme de l’égaliberté des « sauvages » : la démocratie. On trouve le romantisme utopique, sous diverses formes, non seulement en France mais aussi en Angleterre (Blake, Shelley) et même en Allemagne : le jeune Schlegel n’était-il pas un ardent partisan de la Révolution française ? C’est le cas aussi, bien entendu, de Hölderlin, poète révolutionnaire, mais qui, comme beaucoup de romantiques depuis Rousseau, est possédé par « la nostalgie des jours d’un monde originaire » (ein Sehnen nach den Tagen der Urwelt).

    Lukács est bien obligé de reconnaître, à contre-cœur, qu’on trouve chez Hölderlin des « traits romantiques et anticapitalistes qui alors n’avaient pas encore un caractère réactionnaire ». Par exemple, l’auteur du Hyperion hait, lui aussi, tout comme les romantiques, la division capitaliste du travail et l’étroite liberté politique bourgeoise. Cependant « dans son essence, Hölderlin (…) n’est pas un romantique, bien que sa critique du capitalisme naissant ne soit pas dépourvue de certains traits romantiques ». On sent dans ces lignes qui affirment une chose et son contraire, l’embarras de Lukács et sa difficulté à désigner clairement la nature romantique révolutionnaire du poète. [...]

    Dans sa tentative, contre toute évidence, de dissocier Hölderlin des romantiques, Lukács mentionne le fait que le passé auquel ils se réfèrent n’est pas le même : « La différence dans le choix des thèmes entre Hölderlin et les écrivains romantiques – Grèce contre Moyen âge – n’est donc pas une simple différence de thèmes mais une différence de vision du monde et d’idéologie politique » (p. 194). Or, si beaucoup de romantiques se réfèrent au Moyen-âge, ce n’est pas le cas pour tous : par exemple Rousseau, comme on l’a vu, s’inspire du mode de vie des « Caraïbes », ces hommes libres et égaux. On trouve d’ailleurs des romantiques réactionnaires qui rêvent de l’Olympe de la Grèce classique. Si l’on prend en compte l’ainsi nommé « néo-romantisme » de la fin du 19e siècle (en fait la continuation du romantisme sous une forme nouvelle), on trouve d’authentiques romantiques révolutionnaires – le marxiste libertaire William Morris et l’anarchiste Gustav Landauer – fascinés par le Moyen âge.

    En fait, ce qui distingue le romantisme révolutionnaire du réactionnaire ce n’est pas le type de passé auquel on se réfère, mais la dimension utopique de l’avenir. Lukács semble s’en rendre compte, dans un autre passage de son essai, quand il évoque le présence, chez Hölderlin à la fois d’un « rêve du retour de l’âge d’or » et de « l’utopie d’un au-delà de la société bourgeoise, d’une libération réelle de l’humanité ». Il perçoit aussi, avec perspicacité, la parenté entre Hölderlin et Rousseau : chez les deux on trouve « le rêve d’une transformation de la société », par laquelle celle-ci serait « redevenue naturelle »."

    "L’autre limite concerne plutôt le jugement historico-politique de Lukács sur le jacobinisme obstiné – post-thermidorien – de Hölderlin, comparé au « réalisme » de Hegel :

    « Hegel accepte l’époque post-thermidorienne, la fin de la période révolutionnaire de l’évolution, et bâtit sa philosophie précisément sur la compréhension de ce nouveau tournant de l’évolution de l’histoire universelle. Hölderlin n’accepte aucun compromis avec la réalité post-thermodorienne; il demeure fidèle à l’ancien idéal révolutionnaire d’une renaissance de la démocratie antique et est brisé par une réalité qui n’avait plus de place pour ses idéaux, pas même sur le plan poétique et idéologique ».

    Tandis que Hegel a compris « l’évolution révolutionnaire de la bourgeoisie comme un processus unitaire dont la terreur révolutionnaire, de même que Thermidor et l’Empire n’ont été que des phases nécessaires », l’intransigeance de Hölderlin a « abouti à une impasse tragique. Inconnu, pleuré par personne, il est tombé comme un Leonidas poétique et solitaire des idéaux de la période jacobine aux Thermopyles de l’invasion thermidorienne »9. Reconnaissons que cette fresque historique, littéraire et philosophique ne manque pas de grandeur ! Elle n’en est pas moins problématique… Et, surtout, elle contient, implicitement, une référence à la réalité du processus révolutionnaire soviétique, tel qu’il existait au moment où Lukács rédigeait son essai.

    C’est, en tout cas, l’hypothèse, un peu risquée, que j’ai tenté de défendre, dans un article paru en anglais sous le titre « Lukács and Stalinism », et inclus dans un livre collectif Western Marxism, a Critical Reader (Londres, New Left Books, 1977). Je l’ai inclus aussi dans mon livre sur Lukács, publié en français en 1976, Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. L’évolution politique de Lukács (1909-1929), et paru en Angleterre en 1980, sous le titre Georg Lukács. From Romanticism to Bolshevism. Voici un passage qui résume mon hypothèse au sujet de la fresque historique esquissée par Lukács dans l’article sur Hölderlin:

    « La signification de ces remarques par rapport à l’URSS en 1935 est transparente ; il suffit d’ajouter que Trotsky avait publié précisément en février 1935 un essai où il utilise pour la première fois le terme « Thermidor » pour caractériser l’évolution de l’URSS après 1924 (L’État ouvrier et la question de Thermidor et du bonapartisme). De toute évidence les passages cités sont la réponse de Lukács à Trotsky, ce Leonidas intransigeant, tragique et solitaire, qui refuse Thermidor et est condamné à l’impasse. Lukács, par contre, comme Hegel, accepte la fin de la période révolutionnaire et bâtit sa philosophie sur la compréhension du nouveau tournant de l’histoire universelle. Remarquons cependant au passage que Lukács semble accepter, implicitement, la caractérisation trotskyste du régime de Staline comme Thermidorien… »."

    "Žižek ne l’explique pas, mais il laisse entendre que l’identification du stalinisme avec Thermidor – proposée par Trotsky et implicitement acceptée par Lukács – était une erreur. Par exemple, à son avis, « l’année 1928 était un tournant bouleversant, une véritable seconde révolution – non pas une sorte de « Thermidor » mais, plutôt, la radicalisation conséquente de la Révolution d’Octobre »…. Donc Lukács, et comme lui, tous ceux qui n’ont pas saisi « l’insupportable tension du projet stalinien lui-même », ont raté sa « grandeur » et n’ont pas compris « le potentiel émancipatoire-utopique du stalinisme » !"
    -Michael Löwy, "Georg Lukács sur Hölderlin, Thermidor et le stalinisme. Réponse à Slavoj Žižek", Contretemps, 3 février 2021 : https://www.contretemps.eu/lukacs-holderlin-thermidor-stalinisme-zizek/#sdfootnote5sym



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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