L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

Le Deal du moment : -55%
Coffret d’outils – STANLEY – ...
Voir le deal
21.99 €

    Constructivisme métaéthique

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 19809
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Constructivisme métaéthique Empty Constructivisme métaéthique

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 2 Aoû - 11:03

    https://encyclo-philo.fr/item/29

    "Ce n'est pas là le seul problème du réalisme, puisque l'on peut aussi se demander comment, dès lors que de tels faits moraux existent, ceux-ci peuvent motiver les individus à agir. Sans pouvoir entrer dans les détails de ce monumental problème en philosophie contemporaine, notons les choses suivantes. Certains auteurs réalistes sont prêts à adopter une position externaliste sur la motivation (par exemple Brink, 1986), soit l’idée selon laquelle il n’y a pas de lien nécessaire entre un fait moral et la motivation. Cependant, davantage de philosophes cherchent à préserver l'internalisme motivationnel, soit l'idée selon laquelle les faits moraux doivent nécessairement motiver les agents dans une certaine mesure — soit que même si l'on échoue souvent à identifier et à finalement poser l'action juste, nous possédions au moins des raisons de le faire. Peut-on vraiment se satisfaire d'une métaéthique proclamant l'existence de faits moraux objectifs, si ceux-ci n'ont pas plus d'influence sur les agents que l'existence d'une étoile lointaine? Peut-on accepter l'argument suivant : « il est vrai que x est bien, mais je ne vois aucune raison de faire, de préférer ou de recommander x »? Si notre réponse est négative, et donc si l'on tient à l'internalisme, alors il faut expliquer par quels détours des réalités morales externes à l'humain peuvent générer des raisons d'agir nécessaires en lui, plutôt que de le laisser indifférent dans l’action, à la manière dont la présence ou de l’absence d’un trou noir au cœur de notre galaxie semble n’avoir d’influence sur notre désir de justice."

    "Si l'on peut dire que le constructivisme forme une troisième voie en métaéthique, c'est parce qu'il conserve du réalisme moral l'idée qu'il existe des faits moraux, et donc des énoncés moraux (relativement) objectifs, intersubjectifs et faisant autorité, tout en s’en distinguant sur le plan de leur statut ontologique et de l’accès épistémique que nous y avons. En effet, il est possible de distinguer les deux thèses, dites cognitivistes, suivantes : (1) les jugements moraux sont susceptibles d'être vrais ou faux (objectivité) et (2) c’est parce qu’il existe des faits externes que les jugements moraux peuvent être vrais ou faux (réalisme). À travers leurs divisions, les diverses formes de constructivisme partagent l'acceptation de la première thèse et le rejet de la seconde. La seconde thèse peut être rejetée en niant directement l'existence de faits moraux indépendants de nous (antiréalisme), mais aussi indirectement, puisque différentes formes de constructivismes, en identifiant des faits moraux objectifs et dépendants des agents, rendent caduque la question de l'existence ou de l'inexistence des réalités morales lointaines (telles que postulées par le réalisme non-naturaliste). Peut-être existe-t-il une vérité morale quelque part au sein de la fabrique de l'univers, mais cela n'aurait plus d'importance car des faits moraux humains existeraient à notre portée. Et surtout, si les faits moraux naissent des personnes, tant le problème de leur étrangeté (queerness) que le problème de notre motivation à nous y conformer seraient résolus (quoique ce second point demande une explication, voir section 2.1).

    Ultimement, en préservant une forme partielle de cognitivisme, les différentes formes de constructivismes se distinguent de l'expressivisme, puisqu'à travers une pluralité de stratégies, les énoncés moraux, sans chercher à décrire une réalité externe, en viennent néanmoins à conserver des contenus propositionnels et des valeurs de vérité. L'objectivité possédée par les énoncés moraux développés varie largement entre le constructivisme kantien (voir section 2.1) et le constructivisme humien (voir section 2.2), mais n’en reste pas moins suffisante pour distinguer le constructivisme de l'expressivisme."

    "Si le constructivisme kantien fut longtemps la référence dominante du constructivisme en métaéthique, pour ses défenseurs comme ses critiques, les années 2000 ont enfin vu l'apparition d'une véritable alternative à l'intérieur de ce champ, à travers l'opposition entre constructivisme kantien et constructivisme humien.

    Si le nom de David Hume est utilisé pour marquer la différence entre ces deux constructivismes, c'est là une étiquette en partie trompeuse. Ainsi, si invoquer Hume évoque à la plupart des philosophes l'idée d'une morale fondée sur le désir et le sentiment (plutôt que la rationalité), ce n'est pas exactement le cas ici. Ainsi, chacun à sa manière, les principaux constructivistes humiens que sont Carla Bagnoli, James Lenman et Sharon Street conservent malgré tout les grandes lignes constructivistes développées par Kant, soit (1) le fait que la morale implique une position de surplomb vis-à-vis de nos désirs (la morale pouvant demander d'aller à l'encontre de ce que l'on désire ou de ce qui produit efficacement le plus de bien-être), et (2) le fait qu'il soit possible pour les principes moraux d'être vrais ou faux sans pour autant impliquer l’existence de faits moraux externes (ni réalisme moral, ni expressivisme).

    Ce qui différentie les humiens des kantiens n'est donc pas l'adoption du cadre constructiviste général, mais bien le refus d'utiliser des arguments transcendantaux en son sein. Ainsi, pour les humiens, on ne peut malheureusement pas déduire quoi que ce soit à partir de la seule raison décontextualisée, à partir de raisonnements abstraits complètement distincts du contexte moral des personnes réelles (qui ont un point de vue beaucoup plus complexe et contingent que les sujets idéalisés mis en scène par les kantiens). Pour que des raisons morales de faire ou de ne pas faire une chose existent, il faut non seulement être constitué comme un agent rationnel, communicationnel, doté d'identités pratiques ou disposant d'un point de vue pratique, mais aussi considérer le contenu particulier de ce point de vue en terme d'idées, de jugements et d'attitudes concrètes (voir section 1.3). Selon la formule de Sharon Street contre le constructivisme kantien : « there is nothing in particular that one must value if one values anything at all » (Street, 2008:244). Autrement dit, la simple capacité formelle de poser un jugement moral ne suffit pas à décliner des jugements moraux substantiels et incontournables, même les grands principes généraux d'autonomie, de dignité et de respect.

    Au lieu de faire de l'éthique une construction transcendantale, les humiens défendent donc l'idée selon laquelle l'éthique résulte directement du point de vue pratique des agents réels. Ainsi, par analogie avec la structure en trois temps présentée dans la section précédente, les humiens proposent la méthode suivante :

    Reconnaître que les personnes réelles possèdent toutes sortes d'idées, de jugements et d'attitudes morales à l'aide desquelles ils jugent les choses et les actions;
    Au lieu de contourner cette masse d'idées, de jugements et d'attitudes contingentes à l'aide d'un raisonnement transcendantal cherchant les présupposés d'un universel, on considère directement ce qu'elles impliquent et comment elles structurent notre vision du monde en terme de ce qui nous apparaît mieux, pire, bon, mauvais, juste et injuste;
    Parce que ce sont nos idées, nos jugements et nos attitudes qui sont à la source des principes moraux construits après maintes réflexions et discussions, nous avons donc une raison de ne pas les enfreindre, peu importe notre désir de nous y conformer dans telle ou telle situation.
    Par cette formulation, on voit que les constructivistes humiens cherchent aussi à développer une troisième voie sauvegardant motivation et objectivité, mais leur doute face à une approche transcendantale les mène néanmoins à accepter une certaine perte en terme d'objectivité (en gagnant possiblement sur le plan de la motivation). En effet, en prenant comme assise des idées, jugements et attitudes contingentes, soit des éléments qui ne sont pas présents chez chacun, les penseurs humiens évitent certes le formalisme et l'abstraction des kantiens, mais ils abandonnent aussi la certitude quant à l'universalité des principes qui en résultent.

    Cela nous mène donc à discuter des deux principales critiques adressées au constructivisme humien, soit le fait qu'il serait nihiliste et purement subjectiviste. Contre la critique du nihilisme, il convient de réaliser que, du point de vue des personnes réelles, leurs idées, jugements et attitudes ont beau ne pas être universels, ils n'en existent pas moins comme des sources de valeurs qui structurent leur monde. Il y a donc des vérités morales qui existent pour les individus, même si elles n’existent pas indépendamment de l'humain ni ne transcendent toutes nos particularités et identités.

    Contre l’accusation de subjectivisme, il convient de réaliser que ce qui est remis en question n'est pas la possibilité de toute morale commune, mais plutôt la certitude que la morale doit être commune pour tous, quel qu'il soit. Ainsi, du moment que les idées, jugements et attitudes morales dont disposent les agents (en particulier après la réflexion et la discussion) sont suffisamment partagés, alors une éthique objective, intersubjective et faisant autorité sera possible. Le hic est que l'on ne pourra plus tenir ce résultat pour acquis comme on le pouvait au sein du constructivisme kantien, puisqu'il ne sera plus certain a priori que tout individu devra rationnellement converger vers les mêmes principes moraux. Les constructivistes humiens n'abandonnent donc pas les grandes ambitions du constructivisme métaéthique autant qu'ils les redéfinissent comme une possibilité nécessitant un minimum de socialisation et la présence d'un contexte moral suffisamment partagé — étant admis que le partage de contenus moraux peut résulter d'une discussion sur la base de points de départ pluriels et éclatés, malgré l'absence de convergence morale a priori (Côté-Vaillancourt, à paraître b).

    S'il n'est donc pas nécessaire, au sein du constructivisme humien, tout comme au sein du constructivisme kantien, que chaque personne possède déjà exactement le même ensemble d'idées, de jugements et d'attitudes, puisque l'on pourrait les confronter et les retravailler de diverses manières pour aboutir à une forme de consensus suffisant (par exemple à l'aide d'un consensus par recoupement (Rawls, 1995)), il bute néanmoins sur un problème qui lui est propre, soit le problème de l'intégration d'une personne qui serait complètement en rupture avec les autres. L'exemple mobilisé par les philosophes pour discuter de ce problème est celui de Caligula. Ainsi, le constructivisme humien semble sous-entendre que, de par la perversité absolue de son jugement et le plaisir qu'il voyait dans la violence, l'empereur Caligula pourrait légitimement prétendre avoir des raisons éthiques, de son point de vue pratique, de valoriser et de s'adonner à la torture d'autrui (Gibbard, 1999; Bratman, 2012). Certains auteurs humiens acceptent pleinement ce subjectivisme comme faisant inéluctablement partie du phénomène moral, se rapprochant alors considérablement du subjectivisme métaéthique développé par Bernard Williams (1981), alors que d'autres tentent d'en contester la pertinence, en insistant que c'est là une expérience de pensée peu plausible ou encore que ce problème peut être remédié par d'autres moyens (voir section 2.5).

    Mais ultimement, peu importe la réponse que l'on trouve au problème de Caligula, il demeure qu'il n'est sans doute pas possible, à partir d'une formulation humienne du constructivisme, de revenir au même niveau d'objectivité qu'au sein du constructivisme kantien. Dès lors, départager les constructivismes kantiens et humiens implique bien souvent la confrontation du dilemme suivant : est-il plausible que le phénomène moral soit caractérisé par une relative contingence historique et culturelle et soit borné par des frontières en deçà de l'universalité absolue, ou est-il plus plausible que certains raisonnements transcendantaux se montrent à la hauteur de leur ambition de formuler des principes à la fois universels et substantiels? À ce jour, les philosophes constructivistes continuent de se positionner et d'argumenter de part et d'autre de ce dilemme."



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Lun 20 Mai - 4:50